Le sujet-en-dette

Notes pour une sociologie et une philosophie de l’endettement

Nathalie Karagianni : Institut für Sozialforschung, Frankfurt.
Peter Wagner : Universitat de Barcelona et Ural Federal University, Ekaterinburg.

D’énormes dettes sont aujourd’hui accumulées par les individus, les foyers et les États. Leur endettement a des conséquences sociales et politiques importantes. L’accès au crédit peut être vue comme un nouvel indicateur de stratification sociale et de division de classe. Par ailleurs, les États hautement endettés font face à des contraintes sévères sur leur capacité d’action, qui sont dues à la nécessité de sauvegarder leur crédibilité sur les marchés financiers. L’endettement est donc naturellement un problème central de nos temps. La tendance principale dans les débats critiques est de voir dans le sujet endetté un sujet dominé et désemparé.

Il y a certainement une grande part de vérité dans cette façon de voir. Cependant, celle-ci fait sienne une compréhension économico-financière de la dette, qui est plutôt étroite : du coup, elle n’explore que les conséquences de ce genre de dette. Elle ne considère pas les pré-conditions plus larges de la relation d’endettement entre sujets ni la variété d’interprétations de cette dernière. Dans ces brèves notes, nous aimerions suggérer que, contrairement à la critique dominante, la relation d’endettement contient des possibilités émancipatoires et autonomisantes pour le sujet endetté. Afin d’identifier ces dernières, nous devons explorer les significations plus larges de la dette et les manières dont l’endettement constitue les relations sociales. Nous suggérons, en particulier, que c’est au point de rupture, quand la dette devient insupportable – un moment souvent appelé ‘crise’-, que nous observons l’émergence du sujet.

Nous commencerons par quelques observations sur les différences et les asymétries entre le sens économique et le sens non-économique de la dette. Dans un deuxième temps, nous réfléchirons aux raisons de la domination du sens économique de la dette dans l’histoire. Troisièmement, nous extrapolerons à partir des réflexions précédentes et suggérerons que la dette peut être vue comme constitutive des relations sociales et que les désaccords autour de la dette contiennent un potentiel de transformation sociale. Ceci nous permettra, quatrièmement, de voir comment la réaction du sujet endetté vis-à-vis de la dette insupportable rompt avec le sens économique imposé de la dette et crée les conditions d’une émancipation. Dans l’avenir nous aimerions explorer la constitution de sujets individuels ou collectifs selon la capacité de générer-le-monde que ces sujets se découvrent en réglant – ou en « déréglant » – leur dette.

La dette et le temps historique

Que les relations d’échange entre êtres humains puissent être conceptualisées de plusieurs façons (le sens économique n’étant que l’une d’entre elles) n’est une nouveauté pour personne parmi ceux que les fondations, et particulièrement les fondations non-utilitaristes, des sciences sociales intéressent. Et le fait que le temps de l’échange est important dans la définition des relations sociales n’en est pas une non plus. [1] Mais jusqu’à présent on n’a pas prêté attention au temps historique.

Une dette passée entre deux sujets (collectifs) est souvent invoquée pour solliciter une action dans le présent [2]. Commençons par un exemple récent : la crise financière dans la zone Euro a conduit à une confrontation entre ’débiteurs’ et ’créditeurs’ particulièrement forte entre le gouvernement grec de Syriza et le Ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble. À son moment le plus intense, durant l’été 2015, cette confrontation prit la forme d’invocations de différentes formes de la dette. Le gouvernement allemand se focalisa sur les termes monétaires de la crise et mit l’accent sur le montant de la dette, la nécessité d’un remboursement total, et de l’effectuer dans les temps prévus. Du côté grec, la dette fut placée dans un contexte plus large. On se référa aux réparations dues en raison de l’occupation allemande de la Grèce durant la Deuxième Guerre Mondiale. Plus spécifiquement, on souligna que le gouvernement nazi de l’Allemagne avait contracté un prêt auprès de l’État grec, et que ce prêt n’avait jamais été remboursé. Dans le débat plus large, on parla d’une Europe qui serait endettée à la Grèce pour l’invention de la démocratie.

Ces invocations de la dette peuvent être distinguées selon leur temporalité historique. Les accords récents à l’intérieur de l’Union Européenne et la zone Euro sont des arrangements financiers qui se présentent en termes juridiques, avec des obligations situées entre le présent et un avenir délimité, et signé par les représentants explicites de sujets collectifs contemporains. Les prêts contractés au temps de la Deuxième Guerre Mondiale sont beaucoup plus diffus, sans toutefois être entièrement incalculables. Premièrement, bien que les signataires en personne des dettes soient morts depuis longtemps, les sujets collectifs continuent d’exister, puisqu’il y a une continuité étatique de la Grèce et aussi de l’Allemagne (même si la situation est un peu plus compliquée dans ce cas). En outre, le prêt allemand était un prêt explicite, et les seules difficultés qui se présentent ont à voir avec l’accès à son statut légal aujourd’hui et avec le calcul de la dette à travers les sept décennies selon les diverses monnaies et l’inflation. La question des réparations de la guerre et de l’occupation est plus compliquée. Il y a des interprétations internationales des paiements de réparation, mais elles demeurent ouvertes à la contestation. Par ailleurs, elles sont liées à la question de la faute de guerre. Concernant la guerre qu’a eu à subir l’Europe du fait du nazisme, la question de la responsabilité morale et politique au-delà des dommages économiques ne soulève pas de doute. Ainsi, invoquer la dette de l’Allemagne envers la Grèce élargit la relation entre les deux sujets au-delà des calculs étroits et l’étend à travers le temps historique. [3] Invoquer l’endettement de l’Europe vis-à-vis de la Grèce antique pour l’invention de la démocratie fait la même chose, a fortiori, ici dans un sens positif : la dette est liée à la gratitude. Cette dette ne peut évidemment pas être remboursée.

Nous observons que plus le passé est lointain, plus il est facile de placer la dette dans le cadre d’un discours non-économique. À première vue, l’asymétrie peut être rapprochée des difficultés qui concernent des événements passés depuis longtemps : les sujets ne sont probablement plus les mêmes, non seulement individuellement mais aussi collectivement. La « monnaie » – dans le sens large du terme, qui spécifie la relation entre le donné et le reçu – dans laquelle on mesure la dette a pu changer. Et contrairement à l’intérêt qui saccumule avec une dette financière impayée, le passage du temps peut être perçu comme diminuant le montant de la responsabilité morale et politique, mais d’une façon non-spécifiée. Cependant, la difficulté de calculer la dette à travers un temps long crée aussi une opportunité, notamment celle de considérer la relation entre deux sujets collectifs dans la perspective d’un horizon plus large. Les limitations à laccès à un passé lointain rendent plus acceptable, et parfois même inévitable, la focalisation sur des éléments qui n’ont pas des conséquences strictement quantifiables dans le présent.

Au contraire, plus l’événement de l’échange est proche dans le temps, plus le potentiel explicatif de l’approche économique paraît adéquat. Ceci est en partie dû au revers des raisons que l’on vient de mentionner : les sujets de l’échange sont probablement présents et clairement identifiés ; il est possible de quantifier les termes de leur échange ; l’évaluation quantitative a peut-être même été utilisée au moment de l’échange. Mais il y a, en outre, d’autres raisons liées à la perception même du temps, ou à la perception de sa nature. Sur le court terme, il peut paraître permis d’utiliser une notion du temps abstraite, un temps qui peut être divisé en segments de durée égale et sans qualités, qui n’est pas assorti de faits et des perceptions et interprétations qui les accompagnent. Le temps lui-même est mesuré, pas seulement ce qui a été échangé. Dans ce temps, rien ne change. Le temps suit son cours, ceteris paribus.

Finalement, si les situations d’endettement plus récentes se prêtent à une interprétation plus économique c’est aussi parce que ce n’est que dans l’histoire récente que ce type d’interprétation émerge de manière explicite uniquement et gagne toujours plus en importance. Tournons-nous maintenant vers cette question.

La montée de l’interprétation économique de la dette

La formulation explicite de ce qu’on appelle ici l’interprétation économique des relations sociales et sa séparation conceptuelle claire d’avec d’autres interprétations date des dix-septième et dix-huitième siècles. En ce qui concerne les présentes réflexions, il importe de souligner que cette innovation conceptuelle avait un objectif. Comme il est bien connu, l’idée centrale à l’époque était de faire en sorte que le commerce se répande au sein des relations sociales. Cette proposition émergea en réponse à des problèmes persistants dans l’histoire humaine, notamment les conflits, les guerres et la misère. Dans ce contexte, le raisonnement était le suivant : si les êtres humains font de plus en plus de commerce de biens entre eux grâce à la spécialisation et à la division du travail, alors ils dépendront les uns des autres et ne se feront plus la guerre. D’ailleurs, dans un tel contexte, la poursuite de l’intérêt de chacun à produire plus et à vendre plus de son propre produit tendra à maximiser le niveau général de la satisfaction des besoins. Le premier raisonnement est connu comme l’argument du doux commerce, et trouve son origine chez Montesquieu. Le deuxième est celui de La richesse des nations, rendu célèbre par Adam Smith [4]. En d’autres mots, la notion de relation économique a été développée comme un moyen d’obtenir la paix et la richesse matérielle dans les sociétés humaines.

À partir de la fin du dix-huitième siècle, cependant, le raisonnement changea. D’instrument conceptuel destiné à améliorer certains aspects de la société humaine, la relation économique devint le modèle général des relations humaines. Elle fut perçue comme une forme de lien social supérieure aux autres formes révérées jusque-là. Cette supériorité était définie par deux aspects, très souvent liés entre eux. Premièrement, elle était perçue comme libérant les êtres humains de liens qui étaient en fait des esclavages. La relation commerciale rendrait, donc, les êtres humains libres et égaux. Deuxièmement, elle était perçue comme fonctionnellement supérieure. Elle générerait des effets bénéfiques sur les plans individuel et collectif.

Cette idée d’une supériorité normative et fonctionnelle, combinée avec la pensée évolutionniste qui se répandit au cours du dix-neuvième siècle, conduisit au théorème de la montée historique de la rationalité individuelle instrumentale. Il s’agit d’un théorème classique de la théorie sociale critique, énoncé peut-être de la manière la plus poignante pour la première fois par Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste Communiste, à travers la thèse selon laquelle avec la montée de la bourgeoisie tous les liens sociaux seront dissous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Le théorème fut repris sous des formes modifiées par Max Weber, Theodor Adorno et Max Horkheimer. Alors que ces derniers développaient une perspective radicalement critique, la pensée actuelle autour du rational choice prend acte de la montée historique de l’individualisme et du rationalisme et s’en félicite. Selon cette pensée, le monde a été transformé de manière à ce que les êtres humains soient de plus en plus en relation entre eux en termes économiques et ceci rend les sociétés humaines plus rationnelles.

S’il en était ainsi, et inévitablement ainsi, nous n’aurions pas grand-chose à ajouter. Sans entrer trop profondément dans une analyse historique, nous voulons seulement mentionner trois approches qui mettent un doute le théorème de la montée inévitable du lien économique entre êtres humains. Dans son analyse de « la montée et de l’effondrement des sociétés de marché » du dix-neuvième au milieu du vingtième siècle, Karl Polanyi suggère qu’il y a une limitation inhérente à l’application de l’idée de l’auto-régulation du marché comme conséquence de l’interaction rationnelle d’individus qui poursuivent leurs préférences. [5] Si les biens sont échangés comme des marchandises bien qu’ils ne soient pas aptes à un tel traitement parce qu’ils n’ont pas été produits en tant que telles (notamment, la terre, le travail, l’argent, pour Polanyi), alors des conséquences négatives se produiront et la « société’ se défendra contre les conséquences de cette marchandisation. Comme le dit Polanyi, l’idée d’une auto-régulation du marché « désencastre » la relation économique des autres liens entre les êtres humains. La réponse de la société, pressante, vise à un « réencastrement ». Alors que Polanyi écrivait durant la Deuxième Guerre Mondiale et était tout à fait incertain quant à l’issue de cette guerre, les expériences de l’après-guerre conduisirent des penseurs comme Talcott Parsons et Jürgen Habermas à théoriser la juste place des relations sociales marchandisées (économiques, marchandes) ’encastrées’ dans la société, une place dans laquelle elles devraient et pourraient être contenues. Dans un certain sens, cette pensée revient à l’idée selon laquelle la conception économique est un instrument dont les bénéfices fonctionnels peuvent être tirés sans mettre en danger d’autres aspects importants de la vie sociale humaine.

Cependant, des doutes persistent sur la question de la définition institutionnelle et a priori de la place des liens économiques dans la vie sociale. Parsons et Habermas étaient optimistes, mais Polanyi était taraudé par ce genre de doutes. Et en effet, plus récemment la vision de l’’encastrement’ adéquat des relations économiques dans la vie sociale a été critiqué de deux points de vue différents. Faisant retour sur la domination coloniale-impériale, Dipesh Chakrabarty établit une distinction entre l’Histoire 1, déterminée par la logique de capital qui se répand à la planète entière, et Histoire 2, l’histoire plurielle de résistance à l’Histoire 1. Il n’y a pas d’équilibre possible dans cette perspective, mais une ouverture historique. Comme Polanyi, Chakrabarty met l’accent sur l’inacceptabilité et la non-soutenabilité de l’expansion de la relation économique [6].

Les penseurs plus directement inspirés par Polanyi ont, eux, analysé la transformation politico-économique récente comme un nouveau ’désencanstrement’, sans perspective identifiable de ’ré-encastrement’. Parmi eux, Wolfgang Streeck se focalise explicitement sur la relation de dette. Il voit l’endettement accru comme la dernière étape historique dans le développement de la logique de capital [7].

Le financement keynésien de la dette avait fonctionné à partir de l’idée que le stimulus économique financé par la dette créerait une dynamique de croissance qui permettrait la réduction future de la dette. Une sorte de mécanisme d’auto-sauvetage. À partir des années 1980, cependant, la dette privée et publique ’achète du temps’ sans qu’aucun argument plausible ne laisse entrevoir un futur dans lequel il sera possible de rembourser la dette. Cette situation est le signe d’une limite, d’une radicalisation des pratiques de la dette, et c’est pourquoi on l’appelle la crise de la dette [8]. Il y a, néanmoins, une grande ambiguïté dans cette situation. Ce qui est souvent négligé, c’est la possibilité imminente d’une transformation du sens de la dette.

Clairement, les auteurs qui parlent de la crise de la dette le font d’abord en des termes économiques. Ils mentionnent des montants de plus en plus grands de dette et mettent en relation la dette et la capacité des sujets de la rembourser dans des limites temporelles déterminées. L’amplification et la généralisation de l’endettement, néanmoins, minent le sens économique de la dette puisque le remboursement dans les délais exigés, et le remboursement tout court, devient de moins en moins probable et même impossible. L’endettement généralisé est une situation sociale nouvelle qui échappe à l’interprétation économique « désencastrée », cette dernière faisant du prêt d’argent un instrument de plus de l’organisation économique fonctionnelle.

Nous mentionnons ces travaux comme des exemples de la plausibilité de deux observations sur la transformation historique, notamment : qu’il y a des bonnes raisons de croire en l’importance croissante du lien économique entre les êtres humains, mais que cette croissance a rencontré de la résistance, qui met l’accent sur d’autres liens entre les êtres humains. En outre, historiquement, cette résistance a conduit à l’émancipation de ceux qui résistent et à des transformations sociales telles que la construction d’une solidarité sociale organisée et la décolonisation. Dans la situation actuelle, cette émancipation n’apparaît pas à l’horizon, et l’endettement accru est surtout analysé comme une nouvelle forme de domination. Pour aller au-delà de cette analyse, on doit reconquérir le sens non-économique de la dette, un sens plus large, et le mobiliser à la lumière de nos observations du début sur la manière dont la dette peut être invoquée dans des appels à l’action au présent.

Le sujet-en-dette

Dans son sens économique, la dette est fixe et calculable. Elle est ce qu’un acteur économique doit à un autre. Ill y a un sens quantitatif clair quant à la satisfaction de la demande d’une dette, et dans la plupart des cas, aussi une définition de la longueur du temps sur laquelle une dette doit être remboursée. Il n’y a pas d’autre sens du temps que les intervalles durant lesquels la dette doit diminuer selon les termes de l’accord. La dette passée ne sera invoquée que pour demander ou démontrer la nécessité du remboursement. Le remboursement entier de la dette est un acte qui annule la relation entre créditeur et débiteur. Telle est l’interprétation dominante dans une société de marché où le lien commercial est la relation cruciale entre les êtres humains.

Cette interprétation est fondée sur l’idée qu’une dette est un contrat qui fait se rencontrer les volontés libres de deux individus. Cette idée est formée de trois composantes : a) la dette est considérée en tant qu’un contrat qui inaugure et constitue la relation et définit les conditions de la fin de celle-ci ; b) on y suppose le libre arbitre des personnes ; et c) on suppose que ces personnes sont des individus. Au contraire, nous suggérons qu’une manière plus intéressante de voir la relation de dette est fondée sur les idées que : a) la dette est une relation toujours-déjà-là et irréversible [9] ; b) les raisons de contracter une (nouvelle) dette émergent dans des situations où le terme même de ‘libre arbitre’ n’a pas de sens ; [10] c) la dette n’est pas une occurrence entre des individus décontextualisés qui signent simplement une promesse de payer ; c’est leur implication dans un réseau de relations qui rend la dette possible, la garantie du prêt étant le signe le plus simple d’un tel encastrement [11].

La confrontation de ces deux ensembles d’idées montre que la vision économique du sujet endetté est beaucoup plus étroite que le sens large que nous proposons. [12] On pourrait dire qu’au mieux, la vision économique rend compte de situations de dette très spécifiques mais ne réussit pas à saisir le phénomène social de l’endettement en général. En effet, selon nous, l’acteur économique n’est pas un acteur restreint supposé pouvoir rendre compte intégralement du sujet-en-dette, mais en réalité une personne sociale bien plus riche et variable dont les relations sont guidées par l’intérêt mais aussi par beaucoup d’autres passions.

En dépit de ces inconvénients évidents, le concept économique domine l’interprétation courante de la dette. Une raison importante de cette domination réside dans son utilité en tant qu’instrument. La dette dans le sens économique crée des capacités, mais dans un sens double, socialement contradictoire. D’un côté, elle donne des capacités au débiteur. Entrer dans une relation de dette économique par le biais d’un contrat de prêt peut être libérateur, pour autant que cela permet l’utilisation de ressources dont on ne pourrait pas disposer autrement et de le faire sans s’obliger vis-à-vis d’autres acteurs de manière personnelle. S’agissant d’un État, avoir des déficits publics pour des programmes de travail et des mesures de politique sociale permet d’obtenir le soutien des masses [13] et – dans des conditions démocratiques - d’aider les gouvernements à être réélus. D’un autre côté, la dette au sens économique donne au créditeur la capacité d’assujettir le débiteur. Être hautement endettés force les êtres humains à continuer à gagner des revenus en vue de rembourser, et pèse ainsi sur leur liberté future. De même, les États endettés perdent beaucoup de leur capacité d’action politique « souveraine » car ils doivent sauvegarder leur crédibilité vis-à-vis des institutions financières plutôt que vis-à-vis de leurs citoyens. Dans les deux cas, les contraintes qui résultent de l’endettement peuvent être voulues par les « créditeurs », parce qu’elles leur garantissent soumission et suivi du contrat sur de longues périodes. En d’autres mots, la relation de dette, dans son sens économique reste un instrument tant d’émancipation que de sujétion.

Cependant, pour comprendre comment un sujet peut émerger de la sujétion inhérente à une relation de dette, nous avons besoin d’un concept de dette différent. Nous avançant un peu plus sur les trois idées alternatives mentionnées plus haut, et puisant dans les travaux de Marcel Mauss et de Pierre Bourdieu sur l’échange et la réciprocité, nous suggérons en premier qu’un concept de dette élargi devient presque synonyme des relations sociales en général. Les relations sociales s’entretiennent à travers des échanges (de plusieurs types) et chaque échange a une dimension temporelle. Entre donner et recevoir, du temps s’écoule. Cette durée de temps est marquée par l’endettement.

Deuxièmement, nous suggérons qu’un tel endettement génère une dynamique sociale. Il motive les gens à agir. Plutôt que de regarder le monde social du point de vue d’une opération d’échange après laquelle les comptes sont équilibrés, nous devrions le considérer comme constamment animé par l’endettement, et notamment par la contestation de l’endettement, voire par la crise. Il y a des parallèles entre cette approche et celle développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ’sociologie pragmatique’ [14]. Boltanski et Thévenot suggèrent que les moments d’accord sont moins aptes à faire comprendre les interactions sociales que les moments de dispute. Durant ces derniers, des répertoires de justification sous-jacents doivent être rendus explicites, et deviennent ainsi visibles pour l’analyse, alors qu’ils sont cachés pendant la situation d’accord.

Au-delà même de ce que peut nous dire la sociologie pragmatique, troisièmement, il existe une spécificité de la relation de dette. Les disputes ou les mésententes laissent certaines choses irrésolues, et c’est cette irrésolution qui conduit à l’action et à l’interaction. Dans une relation de dette certains acteurs sont débiteurs et d’autres créditeurs. Une sociologie et une philosophie de la dette commencent, donc, à partir d’une relation sociale asymétrique. Elles établissent des liens avec des analyses de domination, mais évitent une perspective systémique. Sous cet angle, la dette est une constituante-clé de la dynamique de l’action sociale et des transformations sociales.

En poussant un moment l’analogie entre la sociologie pragmatique et une sociologie et une philosophie à venir de la dette, il est possible de regarder le moment auquel une dette devient insoutenable – ou quand le débiteur la perçoit comme telle – comme l’équivalent du moment de la dispute. À ce moment, le débiteur devient sujet dans un sens plus entier que l’’acteur’ qui traite la dette d’une manière économique. Lla dette insoutenable crée un sujet qui n’est plus d’accord pour assumer le poids de la dette, ou au moins qui n’est plus d’accord pour l’assumer sans contester. Cela crée un sujet en voie d’émancipation.

Dette et émancipation

Tentons de distinguer trois étapes dans les émotions et passions du sujet endetté. Ces étapes marquent des attitudes hautement différentes du sujet vis-à-vis de son propre endettement, et alors qu’elles n’ont pas nécessairement lieu de manière séquentielle, la distinction entre elles est cruciale pour la cartographie de la dette différente du sens économique.

Dans une première étape, les débiteurs dont la dette est devenue insupportable ressentent souvent de la culpabilité. Ils ont surestimé leur capacité de remboursement. Ils n’auraient pas dû contracter un prêt d’un tel montant, d’une telle durée et/ou d’une telle difficulté à gérer ou à contrôler. La relation entre dette et culpabilité est un sujet de philosophie morale et de généalogie au moins depuis Nietzsche. Ce thème a refait surface dans la crise actuelle de la zone Euro autant comme sujet d’histoire conceptuelle que comme sujet de débat public, notamment quand les pays dénommés créditeurs (souvent à majorité religieuse protestante) ont accusé les pays créditeurs de vivre immoralement bien au-dessus de leurs moyens. [15] Le sentiment de culpabilité peut accompagner un sentiment d’humiliation ou de ressentiment à lencontre du créditeur, ou bien de la gratitude envers lui. Il nous faut noter en passant le cas de l'annihilation du sujet-en-dette submergé, celle ou celui qui ne devient jamais un sujet entier. La figure littéraire la plus fameuse est Madame Bovary, qui se suicide sous le poids insupportable de ses dettes accumulées. Tant le caractère spécifique que le cas de l'annihilation de la personne ou de l’acteur collectif (faillite étatique et tout ce que cela comporte en termes de déchirements du tissu social) devront attendre pour être développés plus avant... Dans une deuxième étape, face à une situation sans issue, les passions des débiteurs tourneront à l’indignation et à la colère. Les termes de la dette qui leur ont été imposés étaient injustes et abusifs. Les créditeurs ont tiré parti d'une situation de besoin au moment de la signature du contrat. Octroyer un prêt dont ils savaient que le débiteur ne pourrait jamais le rembourser n' était pas correct[[Cette argument a émergé avec l’endettement des sociétés du Sud quand les 'programmes dajustement structurels’ leur ont été imposés. Il est apparu de nouveau dans des mouvements sociaux récents qui faisaient face à la crise hypothécaire, c’est-à-dire à l’impossibilité dans laquelle se sont trouvés des propriétaires immobiliers de rembourser leurs hypothèques dans des pays du Sud, notamment, et de façon marquée, en Espagne.

]]. L’État aurait dû protéger les débiteurs potentiels en limitant légalement les termes et les conditions selon lesquels les prêts peuvent être contractés. Cette indignation et cette colère sont d’abord dirigées contre les créanciers, mais aussi contre les autorités politiques qui ont mis en place le cadre dans lequel les créditeurs opèrent. La situation devient ainsi conflictuelle, et définit les adversaires en lutte.

Dans ce processus, troisièmement, les débiteurs reconnaissent quils ont le pouvoir de résister. Ils notent la capacité émancipatrice que leur confère la redéfinition de la situation qu’ils ont opérée dans la seconde étape. Si leur situation n’est pas (uniquement) leur faute, alors il est possible d’y remédier. Les responsabilités sont redessinées et des solidarités sont développées. Ce qui émerge, c’est la confiance en soi-même, envers les autres débiteurs, et probablement dans la communauté. Et avec la confiance vient un sentiment de résilience, le sentiment de se sentir capable de sortir bien d’une situation de dette qui paraissait insupportable. Notre intuition est que dès qu'une personne, ou un groupe de personnes, passent de la première à la deuxième étape d’émotions, nous sommes témoins de la création d’un sujet, d’une subjectivation, c'est-à-dire de l’émergence d’une conscience politique et sociale. Il s’agit bien là d’un processus d'émancipation et d’autonomisation. Le mouvement de la seconde à la troisième étape consolide ce processus en montrant bien que la réponse à la question à l’origine du processus se trouve dans l’identification du problème. Il y a (toujours) plusieurs solutions, plus ou moins agonistiques ou consensuelles. Et il ny a pas de passage qui soit toujours préférable de la deuxième à la troisième étape. La façon dont ce passage a lieu conduit à la formation de relations sociales différentes. Elles varient selon l’intensité de la relation, la définition substantielle de la responsabilité et de la solidarité, les critères d’inclusion ou d’exclusion, entre autres. Une histoire comparée des États-providence, des processus de leur création et des variétés de leur institutionnalisation témoignerait d’un cas majeur de ce type de passage, puisque la justification théorique de l’État-providence est la dette que la société a envers ses travailleurs.

Nous n’avons pas la place ici pour plus de détails historiques et empiriques. Cependant, nous aimerions suggérer qu’il est en général utile d’observer l’histoire des sociétés à la lumière de la manière dont leurs membres sont endettés les uns envers les autres, dont leurs relations d’endettement sont formées, et aussi de voir que l’oppression de la dette donne lieu à des processus d’émancipation et d’autonomisation, qui transforment les institutions sociales. Nous avons mentionné l’histoire du colonialisme et de la décolonisation et l’histoire du mouvement ouvrier et de la solidarité sociale organisée. Malgré les niveaux inédits de marchandisation et de financiarisation actuels, il n’y a pas de raison a priori de croire que les crises multiples de la dette d’aujourd’hui ne déboucheront pas aussi sur des trajectoires nouvelles mais similaires qui mèneront de la culpabilité et de l’humiliation à l’indignation et la colère, puis à la confiance et à la résilience.

// Article publié le 2 octobre 2018 Pour citer cet article : Nathalie Karagiannis et Peter Wagner , « Le sujet-en-dette, Notes pour une sociologie et une philosophie de l’endettement », Revue du MAUSS permanente, 2 octobre 2018 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-sujet-en-dette
Notes

[1Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris : PUF 1973 [1924] ; Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève : Droz, 1972.

[2Ces réflexions ont été développés dans le contexte du projet, “The debt : historicizing Europe’s relations with the ’South’”, qui a le soutien du consortium Humanities in the European Research Area (HERA) dans le cadre d’un Joint Research Programme “Uses of the Past” (HERA JRP UP, 2016-2019).

[3Pour une analyse de la manière dont l’État ouest-allemand et l’État d’Israël traitèrent la responsabilité et les réparations, voir Joëlle Hecker, Les temps et les modes de la reconnaissance politique : la RFA, Israël et la Claims Conference (1950-1990), thèse de doctorat, Paris : Institut d’études politiques, 2014.

[4Comme dit bien Albert Hirschman (The passions and the interests, Princeton : Princeton University Press, 1977), ceux-ci étaient des arguments forts du « capitalisme avant son triomphe » (même s’ils seraient mieux appelés des ’arguments pour la société commerciale’).

[5Karl Polanyi, The Great Transformation, New York : Farrar and Rinehart, 1944.

[6Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton : Princeton University Press, 2000.

[7Wolfgang Streeck, Gekaufte Zeit, Berlin : Suhrkamp, 2013.

[8Le capitalisme industriel et le style de vie qui lui est associé intensifient autant l’extraction de ressources et l’émission de polluants. Les excès du présent sont rendus possibles par l’ ’achat de temps’ et ’l’hypothèque du futur’, mais ils ignorent largement les évaluations disponibles des conditions futures dans lesquelles le ’remboursement’ devra être fait. Dans ce qui suit nous ne développons que brièvement cet argument quant aux relations sociales, mais un argument similaire devrait être élaboré sur la relation entre la société et la nature. Dans les relations sociales, il y a toujours la possibilité d’annuler une dette. Le pardon est une façon de former des relations sociales pour l’avenir. comme le souligna Hannah Arendt. Mais il ne sera peut être pas à la disposition de la planète vis-à-vis des êtres humains qui l’habitent.

[9Nous avons une dette envers le travail de Charles Malamoud sur le sens brahmanique de la dette (“Théologie de la dette dans les Brāhmaṇa”, in La dette, Paris : Editions de l’EHESS, 1980). Malamoud souligne que dans la pratique et le langage brahmaniques, la dette est “première, autonome, et non-décomposable” (p. 45), c’est-à-dire qu’elle ne se réfère à rien avant elle et n’est pas expliquée par tel ou tel mythe primordial. Elle est, c’est tout. Les ramifications de ce sens de la dette sont extrêmement intéressantes, car loin d’impliquer une vision passive ou abstraite du sujet, elles donnent à voir un sujet qui est appelé à faire le monde (pp. 51-53) en réglant ses dettes de nature différentes. Malheureusement, nous n’avons pas l’espace ici d’en dire plus.

[10Nous pouvons considérer deux situations extrêmes mais typiques : celle d’ un entrepreneur idéal qui, en compétition avec d’ autres entrepreneurs, contracte une dette afin de développer ses affaires florissantes et celle d’ une personne pauvre qui est sous la menace de tout perdre sauf à s’endetter. Dans les deux situations, le contexte social de la dette ne peut aucunement être réduit à la notion de préférences d’acteurs autonomes.

[11Plusieurs langues reflètent les fondations plus larges du sens économique de la dette, en insistant sur la croyance du créditeur (“credere” ; “glauben”) dans les actions à venir du débiteur.

[12Nous utilisons le terme ’sujet endetté’ afin de saisir la situation empirique de l’endettement. Le terme ’sujet-en-dette’ est, par ailleurs, proposé comme un concept qui aide à la compréhension de la dette comme constitutive des relations sociales. Cette section puise dans le courant que l’on peut brièvement appeler l’interprétation non-utilitariste des relations sociales.

[13Wolfdieter Narr and Claus Offe, eds, Wohlfahrtsstaat und Massenloyalität, Cologne : Kiepenheuer & Witsch, 1975.

[14Luc Boltanski and Laurent Thévernot, “The sociology of critical capacity”, European Journal of Social Theory, vol. 2, 1999, no. 3 : 359-77 ; Luc Boltanski, De la critique, Paris : Gallimard, 2009.

[15Voir Elettra Stimilli, Debito e colpa, Rome : Ediesse, 2015.

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