Le possible et l’amitié chez Aristote

Peut-on penser, comme Aristote, que « les choses qui se font par l’intermédiaire des amis sont faites d’une certaine façon par nous-mêmes » ? Oui, à condition de comprendre que « chez Aristote – comme de façon plus générale chez les Grecs –, le soi n’est pas pensé comme un donné, une identité, une unicité ou un « Je » auquel on se rapporterait sur un mode réflexif […]. le soi est la partie de nous que nous devons actualiser (à savoir le noûs), et qui, dans l’amitié, ne peut être actualisée qu’avec et par les amis . Or ce point est très important car il permet de dépasser l’alternative de l’égoïsme et de l’altruisme à laquelle on a eu trop souvent tendance à vouloir soumettre la conception aristotélicienne de l’amitié . Aristote fondant la philia dans la philautia et la comprenant comme agir et sentir communs, on voit en effet qu’il ignore une telle partition et que la philia telle qu’il l’entend n’est ni égoïste, ni non plus altruiste ». De comprendre, autrement dit, qu’Aristote raisonne comme Mauss (même si l’auteure de cet article ne le dit pas). Et réciproquement, bien sûr. A.C.

Nous proposons, dans cet article, de nous attacher à comprendre la définition aristotélicienne du possible (dunaton) que l’on trouve en Éthique à Nicomaque III, 5 [1] et, plus précisément, le fait que, dans cette définition, Aristote introduise la philia comme ce qui contribue à le fonder [2] :

« (…) Et si d’aventure, on se heurte à une impossibilité, on renonce à agir, comme par exemple, si l’on a besoin d’argent mais qu’on n’est pas en mesure de s’en procurer. Mais si une possibilité apparaît, on se met à l’action. Or sont possibles (dunata) les choses qu’on peut faire par nous-mêmes (di’ hèmôn). – Celles qui se font par l’intermédiaire des amis (dia tôn philôn) sont faites d’une certaine façon par nous-mêmes (di’ hèmôn) puisque leur point de départ (arkhè) est en nous (en hèmîn). » (1112b 24-28, nous soulignons) [3]



L’hypothèse que nous défendrons est en effet que cette mise en corrélation du possible et de l’amitié procède de la reconnaissance du caractère non strictement individuel de la praxis, autorisant ainsi une conception élargie de l’action. Dans cette perspective, il s’agira de montrer que i) l’interprétation la plus évidente, à savoir l’interprétation utilitariste de l’amitié - que paraît confirmer l’exemple de l’argent - ne saurait épuiser le sens de l’intégration des amis et ii) qu’elle doit être au contraire dérivée d’un niveau plus radical, consistant cette fois en une conception de l’amitié parfaite (philia teleia) comme communauté ontologique et pratique qui interdit d’isoler totalement la capacité individuelle à agir de celles des amis.

Position du problème

Ayant défini les choses possibles comme celles qui pourraient être « grâce à nous », Aristote ajoute qu’elles embrassent par suite celles qui sont réalisées « par les amis » (dia tôn philôn) en tant qu’elles sont « en un sens » réalisées par nous. Le possible pratique, ou ce que je peux faire, n’est donc pas circonscrit par Aristote aux limites de l’agir individuel mais inclut également ce que, par rapport à un telos particulier, les amis peuvent, eux aussi, faire. L’explication donnée par Aristote consiste ici à rattacher ce qui est fait par nos amis à une arkhè localisée « en nous » (en hèmîn), à un principe, donc, immanent ou interne. Or, prise à la lettre, cette explication pose problème à au moins deux niveaux. Tout d’abord, on voit qu’Aristote y rattache ce faisant ce qui peut être fait par les amis et dépend donc d’eux à ce qui, dès le début du livre III, a pourtant été reconnu comme la marque même de l’action consentie (hekôn), à savoir l’intériorité du principe qui, en E.N. III, semble justement jouer un rôle imputatif [4] et viser à une individualisation de l’action : si l’action consentie est celle qui a son principe « en nous » et l’action non consentie ou forcée celle dont le principe est « hors de nous » [5], comment comprendre qu’Aristote situe « en nous » le principe de l’action des amis : est-ce à dire que l’action des amis, n’ayant pas son principe en eux, est forcée et non consentie ? Ensuite, et de façon tout aussi gênante, on sait que c’est notamment cette intériorité du principe qui distingue l’action (praxis) de la production (poiêsis), la première ayant son principe en l’agent et sa fin en elle-même, là où la seconde se caractérise par l’extériorité du principe de production (la technè) par rapport à la chose produite [6]. Or, de ce point de vue, parler d’un principe interne concernant des actions réalisés par les amis peut s’entendre de deux façons : ou selon un schème technique, l’action des amis étant conçue comme un instrument qui me demeure totalement extérieur pour atteindre une fin quelconque - Aristote commettant ainsi l’erreur d’analyser l’action en termes techniques là où il pose pourtant une différence de nature entre les deux ; ou selon un schème pratique, l’action des amis n’étant pas tant pensée en termes d’instrument que de prolongation de mon action, dont l’immanence doit dès lors être entendue en un sens élargi [7]. Le problème, on le voit, est donc le suivant : comment comprendre que l’intériorité du principe dont parle Aristote puisse ici rendre compte de ce qui est fait par d’autres que moi, et en dehors de moi ?

1. Premier niveau d’interprétation : l’amitié comme aide et bien extérieur

Le sens le plus évident de cette localisation du principe semble être le suivant : si ce qui peut être fait par mes amis, lorsqu’il agissent pour moi, est là pour pallier la limitation de mon propre champ d’action, c’est en un sens moteur et téléologique que l’on doit comprendre l’intériorité de l’arkhè. Interne, l’arkhè de ce qui est fait par mes amis l’est en d’autres termes au double sens de point de départ et point d’arrivée : point de départ, en ce que l’action de mon ami vise à la réalisation d’une action que j’ai moi-même choisie et s’origine ainsi dans mon choix (prohairesis), l’arkhè étant alors à comprendre, conformément à l’un des sens du terme donnés par Aristote en Métaphysique Δ 1, comme cause motrice [8] ; point d’arrivée, au sens où mes amis agissant pour moi, je suis la cause finale de leur action, suivant l’un des autres sens du terme arkhè [9]. C’est l’interprétation classique qui permet, on le voit, d’éviter la difficulté concernant le sens de l’intériorité et d’en maintenir le caractère individuel, en comprenant l’intervention des philôn en termes d’aide ou d’assistance. Si l’on se reporte à l’analyse de la philia aux livres VIII et IX de l’E.N., cette intégration de l’action des amis dans la définition du dunaton peut en effet s’interpréter comme aide ou corrélat nécessaire de la limitation de mon champ d’efficience ou de ce que je peux faire. La caractérisation de la philia permet en effet, on va le voir, d’expliquer que l’on puisse attendre, voire exiger du véritable ami qu’il nous aide et fasse ce qu’il peut pour notre propre bien.

La philia comme réponse à la limitation du champ de l’action individuelle

À la différence de la bienveillance (eunoia) dont Aristote dit, en E.N VIII, 7, qu’elle est le « commencement de l’amitié » (arkhè philias, 1167a 3-4), l’amitié est définie comme active [10]. Être l’ami de quelqu’un, ce n’est pas seulement lui vouloir du bien, c’est-à-dire être bienveillant à son égard mais c’est, plus positivement, agir « en vue de lui » [11]. Par ailleurs, cette activité n’est pas, dans le cas de l’amitié, une activité unilatérale. Elle n’est pas, en d’autres termes, structurée par un pôle actif et un pôle passif distribués de façon définitive, mais par une véritable réciprocité dans laquelle Aristote voit une condition essentielle de l’amitié véritable. Dans celle-ci, contrairement à ce qui peut se passer dans l’amitié qui est basée sur le plaisir, il n’y a pas quelqu’un qui aime et l’autre qui est aimé [12] mais chacun, nécessairement, aime et est aimé en retour. L’« activité » constitutive de l’amitié se fonde par conséquent sur la réciprocité, ce qui signifie que chacun peut ou doit pouvoir « compter » sur ses amis. En creux de cette condition de réciprocité, se dessine ainsi l’idée d’une exigence liée à la philia véritable, laquelle n’est donc pas un donné ou un bien acquis une fois pour toutes, mais une relation dont il faut, comme on dit, « être à la hauteur » : l’amitié véritable, qui implique de prêter ses forces à l’autre, se caractérise par une norme. Or, et de façon très intéressante pour la relation du possible à l’amitié, c’est précisément par le possible (dunaton) - en opposition au mérite (kat’axian) -, entendu comme le maximum de ce que l’on peut faire selon nos capacités qu’Aristote thématise et définit cette norme en E.N. IX, 6, 1163b 15 [13]. Ce recours au possible et à la problématique de la puissance (dunamis) concernant la philia ne s’arrête cependant pas là. Une remarque essentielle de E.N. IX qui, on va le voir, vient faire écho au passage de E.N. III, 5 que nous étudions, nous paraît en effet permettre de clarifier le sens de cette extension du possible pratique jusqu’aux actions de mes amis. Il s’agit du début du chapitre 9, dans lequel Aristote pose la fameuse question de savoir si l’homme heureux a besoin d’amis. Suivant la méthode dialectique, Aristote commence, avant de proposer une réponse positive au problème, par envisager les arguments contraires en partant de la position selon laquelle l’homme heureux n’a nullement besoin d’amis. Aristote fonde cette position sur un unique argument qui est cette prémisse selon laquelle le bonheur consiste en l’autosuffisance (autarkéia). Or notant, en 1069b 6, que l’homme heureux est autarkes et n’a donc besoin de « personne » (oudenos), Aristote ajoute :

« (…) alors que l’ami, étant un autre soi-même (heteron auton), est là pour procurer ce qu’on est incapable d’avoir par ses propres moyens (porizein a di’ autoû adunateî) » (1169b 6-7, nous soulignons)

Bien que cette phrase s’inscrive dans un passage appelé à être par la suite dépassé puisqu’Aristote va précisément affirmer que l’homme heureux lui-même a besoin d’amis, elle nous paraît expliciter ce qui demeure implicite dans la définition du possible. Car ce qui, dans la suite, va faire l’objet d’une critique, ce n’est pas cette idée en elle-même dans la mesure où, désignant ici l’ami comme un « autre soi-même », Aristote paraît au contraire parler du point de vue de sa propre conception de l’amitié. Ce qu’il va réfuter, c’est bien plutôt l’idée que l’homme heureux puisse précisément se passer de cet « autre soi-même » pour s’actualiser pleinement et de façon continue. Du point de vue même de leurs sémantiques respectives (poristhènai  ; di’hèmôn  ; dia tôn philôn  ; dunata d’un côté – porizein  ; di’autoû  ; adunatei de l’autre), les deux passages présentent une correspondance qui permet ainsi de comprendre ce qui était dit de façon plus compacte en E.N. III, 5 : à la limitation de ma puissance (adunatei) répond la contribution ou encore le renfort de celle de l’ami. Et, corrélativement, à la limitation ici en question de ce que je peux me procurer par moi-même (di’autoû), répond, en 1112b 25, ce qui peut être fait par mes amis (dia tôn philôn). Ce qui sous-tend l’inclusion du champ d’efficience des amis dans la définition des dunata, c’est donc la limitation du dunaton pratique et de la puissance humaine, c’est-à-dire, finalement, la finitude de l’individu [14].

Les philoi comme biens extérieurs

Il convient cependant de noter que, dans cette définition du dunaton pratique, Aristote ne fait en réalité pas intervenir l’action des autres hommes pris de façon générale [15]. En continuité par rapport à la fonction de la philia dans la pensée homérique, il renvoie au contraire aux actions des philôn en tant qu’ils me permettent d’agir. Or nous allons voir que cette filiation homérique, dont témoigne en un sens la définition de l’ami comme « bien extérieur », peut être lue comme impliquant un rapport utilitariste à l’amitié. Dans un article sur la philia chez Homère et Aristote, Adkins [16] montre en effet que le sens homérique de la philia demeure très présent dans la philosophie morale d’Aristote : l’amitié aristotélicienne est, comme chez Homère, une relation de « coopération » qui est faite d’échanges et de dons réciproques dans laquelle l’action est plus importante que les sentiments, et qu’Adkins rattache au critère de réciprocité pour montrer que, comme dans la société homérique, les philoi aristotéliciens apparaissent comme des « biens extérieurs » nécessaires à l’action de l’agathos. À ce niveau de l’analyse, il est néanmoins important de préciser deux éléments. Tout d’abord, le fait, bien connu, que les termes philia et philos [17] revêtent en grec un sens beaucoup plus large que celui, moderne, d’amitié : philos, chez Homère notamment, ne désigne ni exclusivement ni même prioritairement un rapport affectif à une personne, mais réfère tout à la fois à une institution (faite d’obligations en termes de dons et de contre-dons [18]), à la possession d’objets ou de parties du corps (philos valant alors comme adjectif possessif) [19] et à un rapport affectif. Or, et c’est le second point, c’est précisément chez Aristote que la philia, restreinte à la sphère interpersonnelle, se trouve essentiellement rattachée à une problématique d’ordre moral [20], tout en reprenant deux aspects fondamentaux de son sens institutionnel : i/ son caractère coopératif et égalitaire (dons / contre-dons) dont on peut lire la trace à travers l’exigence de réciprocité ; ii/ l’importance et le prestige accordés à la générosité et aux bienfaits que l’on retrouve d’une certaine façon à travers le primat de l’activité sur la passivité [21] (de l’aimer sur l’être-aimé, ou du donner sur le recevoir), en ce qu’elle prouve davantage la valeur, c’est-à-dire la vertu d’un individu.
Selon ce premier niveau d’interprétation, l’extension du dunaton à l’action des philôn peut ainsi se comprendre en un sens que l’on pourrait qualifier d’« instrumental » : la philia, conçue comme ressource et moyen d’action, apparaît comme un principe d’accroissement de ma puissance d’agir, au même titre que l’argent, les possessions, soit l’ensemble de ce qu’Aristote nomme les « biens extérieurs » (ta ektos agatha), au premier rang desquels il place justement l’amitié [22]. Mieux : elle peut être lue comme l’application, à l’action, d’un schéma proprement technique, l’action des amis étant conçue comme un moyen ou un outil [23] nécessaire à la réalisation d’une fin donnée. Réduite à ce premier niveau d’interprétation, la définition du possible pratique pourrait ainsi être lue comme participant de l’égoïsme rationnel [24] que certains commentateurs voient à l’œuvre dans l’éthique aristotélicienne, et qui consiste en particulier à subordonner l’action des amis à la réalisation de son propre bien. Cette lecture, cependant, ne nous paraît pas suffisante dans la mesure où elle ne rend compte que de la dimension utilitariste de l’amitié à laquelle Aristote, justement parce qu’il fait de la philia un problème éthique – et non plus seulement juridique, politique et économique -, refuse en réalité de réduire la philia véritable qui est celle des hommes vertueux [25]. Dit autrement, la lecture instrumentale ne vaut que si, dans ce passage, Aristote utilise le terme « philos  » en un sens purement utilitariste : si par exemple, je demande de l’argent à un ami dont la richesse est la seule qualité que j’apprécie, alors en effet, on peut dire que je me sers de mon « ami » comme d’un instrument ; mais si, en revanche, il s’agit d’un véritable ami – d’un ami que j’apprécie pour sa vertu et son caractère – alors le fait de lui demander de l’argent [26] ne le réduit en rien à un instrument puisque cette demande suppose à la fois l’idée d’une réciprocité (je suis moi aussi disposé à l’aider d’une façon ou d’une autre) et d’une recherche commune du bien (le véritable ami ne m’aidera pas à réaliser une action frauduleuse). Même à titre de bien extérieur, donc, le philos n’est pas mis par Aristote au même plan que les autres biens extérieurs et c’est cette spécificité qui interdit de comprendre l’action qu’il réalise pour moi en un sens seulement instrumental. Le philos aristotélicien, au contraire, participe - avec l’amour et le lien politique - de ce que M. Nussbaum a appelé les « biens relationnels » (relational goods) qui, outre le statut de moyen, ont toujours aussi celui de valeur intrinsèque, c’est-à-dire de ce qui participe de ma propre indépendance et de mon bonheur [27], et dont l’une des principales spécificités réside en ce qu’ils nous rendent particulièrement vulnérables. Nous allons donc montrer que, si l’on admet que l’intégration des amis dans la définition du possible pratique ne vaut pas que pour l’amitié basée sur l’utilité mais qu’elle vaut aussi et à plus forte raison pour l’amitié parfaite, ce recours à l’ami comme principe d’accroissement de mon champ d’action ne peut alors se comprendre lui-même qu’à partir de la thèse de l’ami conçu comme ce qui, en amont, participe de mon être et qui s’inscrit elle-même dans l’affirmation plus générale du caractère non individuel de l’autosuffisance (autarkeia) pratique [28]. Sous peine, en effet, de s’identifier à l’amitié basée sur l’utile, ce statut instrumentalde l’amitié doit, pour l’amitié véritable, demeurer second et, en un sens, dérivé par rapport à son enracinement ontologique qui, de façon cette fois indirecte, permet donc d’expliquer que les amis soient intégrés par Aristote dans la définition du possible.

2. Second niveau d’interprétation : l’amitié comme principe d’accroissement de la puissance ou communauté ontologique

La conception aristotélicienne de la philia repose, on le sait, sur la distinction de trois formes (eidos) [29] d’amitié selon leur objet propre : l’agréable, l’utile, la vertu [30]. La fonction de cette typologie, cependant, n’est pas simplement descriptive mais elle est d’abord axiologique dans la mesure où, selon une perspective focale, elle vise à hiérarchiser les différentes figures de la philia en fonction de leur valeur morale et du degré d’actualisation qui les caractérise [31]. Le but d’Aristote est en ce sens de mettre au jour la préséance ontologique de l’amitié vertueuse en ce qu’elle est la seule à assurer ou consolider la vie humaine en son caractère d’energéia. Or cette spécificité de l’amitié véritable procède justement de ce qu’elle ne consiste pas à se rapporter à l’autre comme à une chose, mais sur un mode véritablement ontologique dont le concept de l’ami comme un « autre soi-même », et non comme un « surcroît des choses » [32], est précisément l’expression. Où l’on voit que si l’ami peut m’épauler et renforcer ma puissance d’agir [33], pour employer une formule spinoziste, c’est d’abord en ce que la philia teleia procède d’une relation ontologique, l’ami étant celui avec (sun) qui je vis, agis, sens et pense (suzên, sumprattein, sunaistanesthai, suntheôrein) – en d’autres termes, donc, celui avec et par qui je m’actualise. Or, comprise de ce point de vue, l’immanence de l’arkhè propre à l’action des amis, et qui fait de l’individu la cause finale et la cause motrice de l’action amicale, peut elle-même être rattachée à l’idée d’une communauté ontologique [34] et qui a en un sens pour effet de désindividualiser l’action bonne. Afin de développer cette hypothèse d’une communauté ontologique comme fondement de la philia, nous nous appuierons ici sur trois textes principaux : E.N. IX, 4 et E.N. IX, 8 d’abord, où l’amitié se trouve structurellement identifiée à un rapport à soi, défini comme rapport à l’intellect (noûs) ; et E.N. IX, 9, où la nécessité de l’ami pour l’homme heureux se trouve, dans le dernier argument, pensée en termes d’actualisation conjointe (1170a 13-1170b 19).

L’intellect comme principe unificateur (E.N. IX, 4 ; E.N. IX, 8)

L’identification structurelle du rapport à soi et du rapport à l’ami se trouve d’abord opérée en E.N. IX, 4 où, dès les premières lignes du chapitre, Aristote pose que : « Les marques amicales qui s’adressent aux autres et qui permettent de définir les formes d’amitié proviennent apparemment des attitudes que l’on a pour soi-même (pros heauton). » (1166a 1-2). L’amitié, note Aristote, se caractérise en effet par quatre traits principaux qui, tous, se retrouvent dans le rapport à soi : souhaiter faire du bien pour son ami (1166a 2-4) ; souhaiter l’existence et la conservation de sa vie (a 4-6) ; partager sa vie et ses goûts (a 6) ; partager ses joies et tristesses (a 6-9). Or si cette caractérisation de l’amitié s’opère sur un mode descriptif, c’est à l’inverse sur le mode de l’explication qui, pour les deux premières marques amicales, repose sur la centralité de l’intellect (noûs) [35], qu’Aristote va désormais justifier la présence de ces marques dans le rapport de l’homme bon à lui-même. Si l’homme bon se souhaite et se fait du bien en vue de lui-même, c’est parce qu’il agit en vue du noûs. De même, s’il souhaite la conservation de son être et ne veut pas changer, c’est parce que son être même réside dans le noûs (1166a 22-23). Ce dont Aristote déduit une identité structurelle du rapport à soi (pros auton) et du rapport à l’ami (pros ton philon) (1166a 30), identité justifiée par la définition de l’ami comme « autre soi-même » (allos autos, a 31-32). L’identité, dès lors, se trouve ici fondée sur le noûs comme principe directeur et nature véritable de l’homme : s’il y a identité de l’amitié véritable et du rapport à soi de l’homme bon, c’est que ce qui est désiré et poursuivi, c’est à chaque fois l’intellect.
Cette identité de structure entre rapport à soi et rapport à l’ami se retrouve ensuite au chapitre 8 du même livre, en rapport cette fois à la question de l’amour de soi (philautia). La question est ici de savoir « si l’on doit placer l’amour de soi en tout premier lieu, plutôt que l’amour d’une autre personne. » (1168a 28-29). Avant de répondre à cette question, Aristote commence, à un niveau dialectique, par avancer deux réponses contraires : non, car s’aimer plus que le reste est honteux (a 29-35) ; oui, car comme l’attestent les proverbes, il s’agit là d’une disposition naturelle (a 36-b 10). La résolution de ce problème va dès lors passer par la mise en place d’une « distinction » (b 12). Ceux qui réprouvent l’amour de soi ont raison lorsque c’est la « partie irrationnelle de l’âme » (b 20-21) qui commande à cet amour, lequel est donc vil en ce qu’il consiste à toujours « vouloir plus » (b 16 ; b 19) pour soi, ce qui correspond finalement à ce que nous appelons l’égoïsme. Mais si, en revanche, ce sont les vertus qui sont poursuivies dans la philautia, alors celle-ci apparaît non seulement louable mais nécessaire dans la mesure où ce qui est aimé, c’est ici l’intellect en tant que « partie supérieure » (b 31-32). La philautia véritable réside ainsi dans cette relation qui consiste à soumettre ses désirs et ses décisions à ce qui, en soi, doit commander : l’intellect. Loin d’être contraire à l’amitié, elle est donc ce qui la fonde : la philautia de l’homme bon est simultanément bénéfique pour lui-même et pour l’autre (1169a 12-13). Mieux, la véritable philautia étant vertueuse, elle consiste en grande partie à « agir pour les amis » (a 18-19) et peut ainsi aller jusqu’à exiger de mourir pour son ami (a 20), ce qui, on l’admettra sans peine, est l’inverse de ce que désigne la catégorie moderne d’égoïsme. Si philia et philautia apparaissent ici inséparables, c’est donc à nouveau en raison de l’intellect en tant qu’il fonde une véritable communauté ontologique. Si le véritable ami se rapporte à l’autre comme un autre soi-même, c’est parce qu’il se rapporte, en lui-même et en l’autre, à l’intellect qui est tout à la fois son être le plus propre [36] et, en même temps, rien d’individuel ou de personnel [37]. Dans cette perspective, on voit que, loin de renvoyer à un « égoïsme rationnel », l’intégration de l’action des amis dans le dunaton peut être lue comme le caractère fondamentalement commun de l’action en tant que, fondée sur le noûs, elle vise toujours une fin qui ne saurait être purement individuelle - à moins encore une fois d’être motivée par le seul principe de l’utilité, lequel n’autorise pas de véritable amitié. Cette idée d’une communauté ontologique apparaît, enfin, dans l’argumentation à laquelle Aristote procède en E.N. IX, 9 pour justifier la nécessité de la philia pour l’homme heureux.

Philia et actualisation conjointe (E.N. IX, 9)

Reprenant l’aporie du Lysis de Platon, à savoir que si l’homme heureux est celui qui se suffit à lui-même, alors il ne peut avoir besoin d’amis, Aristote entreprend, à partir de 1169b 28, de faire valoir la nécessité des amis pour l’homme heureux. Il s’agit, dans un premier temps, de montrer que le plaisir pris à l’amitié tient au fait qu’autorisant la contemplation (theôreîn) des actions vertueuses, elle est un élément essentiel du bonheur. À cet argument, Aristote en ajoute un second, de nature ontologique, à savoir que l’amitié accroît la facilité et la continuité de l’ « être en acte » (energeîn). Mais c’est en réalité le troisième argument, à nouveau fondé sur ce schéma de la puissance et de l’acte, qui est le plus important pour notre analyse. Cet argument, qualifié par Aristote de phusikôteron (« tenant de plus près à la nature des choses »), consiste en effet à fonder la nécessité de l’amitié pour l’homme heureux sur l’idée d’une actualisation conjointe. Composé par un enchaînement de syllogismes, passablement complexe, et que nous ne pourrons reconstituer ici, il consiste à montrer que la pleine actualisation des capacités définitionnelles de l’homme (perception et pensée) ne peut se faire que par et en même temps que celle des amis : l’actualisation de la vie humaine passe par celles de la perception et de la pensée (1170a 16-19) ; dans l’acte de la perception et de la pensée se réalise la conscience ou, plutôt, la perception (aisthanesthai) de l’existence (a 29-b 1) qui est une chose désirable ; et l’homme vertueux étant envers son ami comme il est envers lui-même, c’est aussi l’existence de son ami qui sera pour lui désirable (b 5-8). À ce stade du raisonnement, Aristote a donc atteint son objectif : démontrer que la vie de l’ami est désirable et nécessaire pour l’homme vertueux. Reste, pour finir, à montrer que ce qui est désirable ce n’est pas seulement son existence séparée mais le partage de cette existence, qu’Aristote désigne en référant à un sentir-ensemble (sunaisthanesthai) :

« Il a besoin, par conséquent, de partager la perception (sunaisthanesthai) que son ami a de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées (koinôneîn logôn kai dianoias) : car c’est en ce sens-là, semblera-t-il, qu’on doit parler de vie commune (to suzên) quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les animaux où elle se résume à paître dans le même lieu. » (1170b 10-14, trad. J. Tricot, légèrement modifiée)

Si l’être de l’ami est désirable, ce n’est donc pas seulement au titre d’un objet à contempler de façon extérieure mais, plus profondément, en ce que cet être se trouve partagé par un sunaisthanesthai qu’autorise ou, plutôt, qu’ « actualise » (energéia ginetai) [38] le fait de vivre ensemble [39]. La nécessité de l’amitié procède en ce sens de la constitution ontologique de l’être humain pour qui l’actualisation optimale de ses puissances (dunameis) propres s’opère sur le mode d’un partage. L’amitié, décrite en termes d’accroissement et d’intensification de l’acte (energéia), se révèle dès lors inhérente à l’autarkéia humaine pensée comme communauté synesthésique et noétique par rapport à laquelle seulement l’aide amicale, lorsque du moins il s’agit d’une amitié véritable, nous paraît pouvoir être comprise : dans le cas de l’amitié parfaite, en effet, demander de l’aide à un ami n’a de sens que par rapport à l’idée d’une autosuffisance commune qui procède elle-même de ce qu’on pourrait appeler cette interdépendance ontologique. Si l’action des amis peut être incluse par Aristote dans la définition du dunaton pratique, ce n’est donc pas parce que je les utilise comme un moyen ou un instrument pour réaliser ma propre action. C’est, à un niveau plus radical, parce que l’existence humaine ne peut optimalement s’actualiser de façon isolée mais suppose la vie commune et le partage des « discussions et pensées » en lesquels réside l’amitié véritable.
Cette communauté enfin, ne doit pas être entendue chez Aristote comme exclusive de la positivité ontologique de l’individu [40]. La philia véritable n’est pas fusion, osmose, perte de soi dans l’autre. Elle est au contraire une relation à un autre soi-même qui est un « soi séparé » (autos diairetos) [41] ; c’est-à-dire une communauté centrée et, en réalité, fondée sur un soi. Comme le souligne S. Stern-Gillet [42], la notion grecque de « soi » qui structure la pensée aristotélicienne de l’amitié n’a cependant pas le même sens que celui qu’elle revêt dans la pensée moderne. Chez Aristote - comme de façon plus générale chez les Grecs -, le soi n’est pas pensé comme un donné, une identité une unicité ou un « Je » auquel on se rapporterait sur un mode réflexif. Il n’a pas, en d’autres termes, un sens descriptif et personnel mais un sens normatif et impersonnel : le soi est la partie de nous que nous devons actualiser (à savoir le noûs), et qui, dans l’amitié, ne peut être actualisée qu’avec et par les amis [43]. Or ce point est très important car il permet de dépasser l’alternative de l’égoïsme et de l’altruisme à laquelle on a eu tendance à trop souvent vouloir soumettre la conception aristotélicienne de l’amitié [44]. Aristote fondant la philia dans la philautia et la comprenant comme agir et sentir communs, on voit en effet qu’il ignore une telle partition et que la philia telle qu’il l’entend n’est ni égoïste, ni non plus altruiste. Appliqué à la définition du possible que l’on trouve en EN III, 5, le schéma de l’égoïsme mène, on le voit, à une impasse en ce qu’il ne permet pas de comprendre l’intervention de l’ami autrement que sur un mode utilitariste qui, pour Aristote, est une figure déficiente de la philia. Et, de même, le schéma de l’altruisme – terme forgé par A. Comte pour dire le contraire de l’égoïsme, et qui demeure prisonnier d’un même présupposé individualiste suivant lequel on agit toujours ou pour soi-même ou pour l’autre – bute sur l’idée d’une communauté ontologique et pratique, qu’Aristote met pourtant au fondement de l’amitié parfaite. Le fait d’être aidé par un ami n’est donc pas plus égoïste ici que celui d’aider un ami n’est altruiste ou même « désintéressé » [45] : il est au contraire parfaitement intéressé, en ce qu’il suppose une interdépendance radicale et un intérêt commun pour la raison et le bien, intérêt qui n’empêche pas mais, au contraire, fonde la vertu.

Conclusion

Que signifie donc, à partir de là, le possible pratique ? De façon très simple, nous pourrions dire que c’est ce que nous pouvons faire, les actions que nous pouvons réaliser, étant entendu que le nous ne renvoie pas ici au seul plan de l’individu mais embrasse celui de notre appartenance à ce que l’on pourrait appeler une « communauté amicale » : ce que je peux faire, donc, mais, tout autant, ce que je peux faire à l’aide d’un ami, ce que je peux aider un ami à faire et, finalement, ce que nous pouvons faire ensemble – puisque, dans la perspective aristotélicienne, l’action est à chaque fois réalisée en rapport à une fin partagée et n’est donc, de ce point de vue, jamais véritablement et purement « individuelle ». Il nous semble néanmoins important d’ajouter que ce possible pratique, que contribue donc à constituer la philia, possède deux caractères fondamentaux dans la pensée d’Aristote. Tout d’abord, il s’agit d’un possible qui n’est ni abstrait ni général, le possible ne renvoyant pas tant à ce qu’un être humain en général peut faire qu’à ce que, à partir d’une puissance ou d’une capacité (dunamis) donnée, en rapport à telle situation particulière, à tel moment et en tel lieu, il est possible de faire – déterminations qui, en même temps qu’une positivité et une « réalité » du possible, induisent aussi sa limitation : la véritable puissance procède non pas de la négation, mais de l’identification de limites (qui ne sont autres que celles de ce qui dépend de nous) au sein desquelles seulement il devient possible d’agir. En d’autres termes, le possible, qu’il soit pratique ou politique, ne s’obtient qu’à l’exclusion du « tout est possible » - et du « rien n’est possible » ! - qui n’est que le revers et l’expression d’une impuissance à agir. Enfin, second caractère essentiel, il est inséparable d’une contingence et d’une temporalité ouverte - la question de savoir s’il y aura ou non une bataille navale demain ne reçoit pas de réponse tant que son opportunité n’a pas fait l’objet d’une délibération et d’un choix par un camp ou l’autre – ce qui permet de s’opposer à toute croyance en une prédictibilité et un destin des actions humaines.

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// Article publié le 18 octobre 2012 Pour citer cet article : Haud Gueguen , « Le possible et l’amitié chez Aristote », Revue du MAUSS permanente, 18 octobre 2012 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-possible-et-l-amitie-chez
Notes

[1E.N. III, 5, 1112b 24-28 / E.N. VIII-IX

[2S’il est pris en compte par les commentateurs anciens et médiévaux, ce point est en revanche très rarement remarqué par les commentateurs contemporains. Il n’est, à notre connaissance, souligné que par Sherman (1989, p. 54-55) et Whiting (2002, p. 288), lesquelles, néanmoins, ne l’analysent pas dans ses présupposés.

[3Ici comme par la suite, sauf mention contraire, nous utilisons la traduction de Bodéüs, 2004.

[4Nous nous appuyons ici en particulier sur la lecture de Ricoeur, 1990, p. 121 : « (...) Pour lui (i.e. Aristote), les critères du plein gré et du contre gré et plus encore ceux du choix préférentiel sont d’emblée des critères d’imputation morale et juridique ». Voir les premières lignes du Livre III où Aristote justifie la nécessité de l’examen de la différence entre hékousios et akousios en soulignant son importance pour la louange et le blâme, le mérite et la punition, c’est-à-dire par l’importance éthique et juridique de pouvoir juger les actes d’un homme (E.N. III, 1, 1109b 30-35).

[5E.N. III, 1.

[6E.N. VI, 4.

[7C’est, semble-t-il, la façon dont Whiting (2002, p. 288) lit ce passage : « This suggests that some of my activity or actualization may occur in my friends and their activities. This is yet another way in wich activities of soul may extend beyond the souls of their original agents. »

[8Métaphysique Δ 1, 1013a 10-11 ainsi que 1013a 20-21 où Aristote, ayant défini l’arkhè comme principe de mouvement et de génération, souligne que la pensée et le choix constituent en ce sens des arkhai. De façon identique, le choix (prohairesis) est définie comme « principe d’action » en E.N, VI, 1139a 31. C’est ainsi que ce passage, lorsqu’il est commenté, est compris par les commentateurs anciens et médiévaux. Cf. Aspasius 2006, p. 74 : « That what is possible is brought about by us, is evident. ‘‘For the origin is in us’’ (1112b 28), that is, the origin of our acting. For he takes as ‘‘origin’’ here the ‘moving origin  : the moving origin of the things that are up to us is in us. » ; et Thomas d’Aquin, E.N. Comm., 477, 1112b 24-25 : « (...) Par ailleurs, on dit que quelque chose est possible pour celui qui agit, non seulement d’après sa propre capacité (secundum propriam potentiam), mais aussi d’après la capacité des autres (secundum potentiam aliorum). Aussi dit-il que le possible, c’est ce qui se fait par nos amis. Car ce qui se fait par nos amis (per amicos) se fait d’une certaine façon par nous (per nos), pour autant que le principe est en nous (principium horum est in nobis), vu qu’ils le font motivés par nous (prout ipsi intuitu nostri hoc faciunt). »

[9Métaphysique Δ 1, 1013a 21.

[10Id. IX, 7, 1167a 8-10.

[11E.N. VIII, 1155b 31 et 1156b 8. De façon plus explicite, on trouve enfin, en Rhétorique (I, 3 et II, 4), cette définition de l’ami comme celui qui aide et rend des services, ainsi que l’idée selon laquelle les hommes choisissent ce qui est nuisible aux ennemis, bon aux amis.

[12Si ce point demeure aporétique dans le Lysis où Platon montre qu’il est possible d’aimer sans être aimé en retour (ex. : la philosophie), Aristote pose la réciprocité comme condition nécessaire de l’amitié en montrant, de façon sans doute polémique, qu’une amitié avec du vin est inconcevable (E.N. VIII, 2, 1155b 25-30). Cf. Annas (1977) qui montre que E.N. VIII et IX s’inscrivent dans un dialogue critique avec le Lysis de Platon et qu’en introduisant cette clause de la mutualité, Aristote déplace et redéfinit la problématique platonicienne de la philia.

[13Lefebvre (2000, T. 1, p. 35) note que cette clause n’intervient chez Aristote que dans le domaine de la philia (voir aussi, E.E. VII, 10, 1243b 12 et Rhét. II, 4, 1381a 1).

[14Sur ce point, Aristote semble être dans la continuité de Platon qui, dans l’un des passages les plus importants du Lysis, pose que toute philia tient à un manque originaire (Pangle, 2001 ; Dorion, 2006). Il convient cependant de noter que, dans ce dialogue, ce point demeure à l’état de problème puisque Socrate ne parvient pas à rendre raison de la nécessité de l’amitié pour l’homme bon à qui, en principe, il ne manque justement rien.

[15Ce qui sera davantage le cas chez Épictète (Gourinat, 2005).

[16Adkins, 1963, p. 30-45.

[17Voir Konstan (1996) qui, partant de l’analyse de ses usages dans la période classique, propose de les distinguer en montrant que là où la notion de philia renvoie à une gamme très étendue de rapports affectifs, le terme philos en revanche correspond d’assez près à notre terme d’ « ami ».

[18Cf. Benveniste qui explique que, dans son sens premier, philos renvoie d’abord à des rapports d’hospitalité et de réciprocité avec un étranger (xenos), rapports qu’il analyse en termes de dons, contre-dons et alliances matrimoniales (1969, I, 335-353). Notons qu’Aristote rattachera ce type d’amitié à une amitié basée sur l’utilité (E.N. VIII, 3, 1156a 30).

[19Chantraine, 1999, p. 1204.

[20C’est à la philia comme vertu morale qu’Aristote consacre ses plus importantes analyses, même si on sait que la notion comporte également un sens politique décisif. Sur ce sens politique, voir EN IX, 6 et Pol. II, 4 où elle est définie comme « le plus grand des biens pour les cités » (1262b 8-9).

[21E.N. VIII, 9-10.

[22E.N. IX, 9, 1169b 8-10. Voir, à ce propos, Cooper (1985) qui montre que, dans la perspective de l’eudaimonia, les philoi sont mis sur le même plan que les autres biens extérieurs et sont considérés « as instruments used by the virtuous and flourishing person in his moral projects. » (p. 179). Dans le cadre de cet article, Cooper n’analyse en revanche pas le problème que cela pose concernant la doctrine aristotélicienne de la philia teleia. Ce caractère problématique de la conception de l’ami comme bien extérieur est noté en passant par Ricoeur, 1990, p. 217.

[23Nous nous appuyons sur un passage de E.N. I, 8 où l’ami, présenté comme bien extérieur (1099a 31) et mis sur le même plan que la richesse ou le pouvoir politique, est comparé à un organon : « Impossible, en effet, ou du moins difficile d’exécuter de belles choses lorsqu’on est sans ressources, car beaucoup s’exécutent, comme à l’aide d’instruments (organôn) par le moyen d’amis (dia philôn), de la richesse ou du pouvoir politique. » (1099a 32-1099b 2).

[24Cf. Vlastos (1991, p. 203 sq.) qui rattache cet égoïsme à ce qu’il appelle un « axiome eudémoniste ».

[25E.N. VIII, 3, 1156a 10-12.

[26Voir notamment E.N. VIII, 5, 1157a 2 où Aristote souligne que, dans l’amitié parfaite, les hommes de bien sont aussi, mais pas seulement, utiles les uns aux autres.

[27Nussbaum, 1986, p. 344 sq. Pour un usage économique de ce concept, voir Bruni, 2010.

[28Voir E.N. I, 5, 1097b 8-14 : « Toutefois, l’autosuffisance, comme nous l’entendons, n’appartient pas à une personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle implique parents, enfants, épouse et globalement les amis et concitoyens, dès lors que l’homme est naturellement un être destiné à la cité. »

[29E.N. VIII, 3, 1156a 6.

[30E.N. VIII, 3.

[31Kontos, 1999, p. 443.

[32Voir E.E. VII, 2, 1237b 31-35 où Aristote souligne la fausseté de l’amitié des méchants, lesquels, dit-il, « placent les biens naturels avant leur ami » et qui « par conséquent ne sont pas de véritables amis, car ils ignorent ce qu’on nomme “communauté amicale” puisque l’ami est seulement considéré comme un “surcroît des choses”, et que ce ne sont pas les (pragmata) choses qui sont considérées comme surcroît des amis. »

[33Cf. E.N. I, 1, 1055a 16 où Aristote souligne que l’amitié nous rend « plus capables (dunatôteroi) de penser et d’agir ».

[34Rappelons qu’Aristote fait de la communauté (koinônia) l’un des caractères principaux de l’amitié. Cf. E.N. VIII, 9, 1159 b27 ; E.N. VIII, 12, 1161b 11 ; E.N. IX, 12, 1171b 32.

[35La notion d’intellect donne lieu à une distinction selon qu’il porte sur la contingence des affaires humaines ou sur la nécessité des premiers étants : le premier sera dit « intellect pratique » et défini comme « l’intellect qui raisonne en vue d’un but » (De l’âme III, 10, 433a 14-15), dont l’excellence est la prudence (phronèsis) et l’accomplissement passe par des actions ; et le second « intellect théorétique », dont l’excellence est la sagesse (sophia) et l’accomplissement réside en la contemplation (theôria) (E.N. VI, 13).

[36E.N. IX, 8, 1169a 2 ; X, 1178a 2.

[37Kahn, 1981, p. 20-40 : « The true self, then, which I and my friend have in common, is in our relation to this impersonal or superpersonal principle of reason. » Voir aussi Whiting, 1991.

[38C’est le verbe qui sera utilisé dans la récapitulation de cette idée en E.N. IX, 12, 1171b 35.

[39Sur ce point, voir Rodrigo, 1988 qui, contre les interprétations du sunaisthanesthai en termes de conscience et de réflexivité, maintient son sens littéral de « sensation conjointe ».

[40C’est ce que souligne Sherman (1987, p. 589 sq.) en montrant que la conception de l’ami comme « autre moi-même » est compatible à la fois avec le caractère séparé des individus et le caractère partagé de la vie bonne. Voir aussi Price, 1989.

[41E.N., 1170b 7 ; E.E. 1245a 30.

[42Stern-Gillet, 1995, p. 15-32 et 50-53 : l’auteur s’appuie ici sur les analyses bien connues de Vernant, 1989. Voir aussi, plus récemment, Aubry, Ildefonse, 2008.

[43Ce que souligne Price (1989, p. 110 sq.) en montrant que la communauté qu’Aristote envisage dans la philia teleia n’est pas celle de la totale fusion qu’on trouve par exemple dans le récit que fait Aristophane dans le Banquet, ni non plus l’unité du maître et de l’esclave ou de la relation entre parents et enfants, mais bien celle qui tient au fait d’être « capable ensemble » : « In the more satisfactory cases, the activity of one man is in part an actualization of the capacities of another. » (p. 116-117).

[44Ce que souligne Stern-Gillet (id., p. 4) en montrant qu’une telle distinction barre l’accès à la compréhension de la philia aristotélicienne. Pour les interprétations égoïstes, voir Vlastos, 1991 ; Allan, 1970 ; Hardie, 1965. Pour les interprétations altruistes, voir Cooper, 1977 ; Annas, 1977 ; Irwin, 1988 ; Kraut, 1989.

[45Nous ne partageons donc pas la lecture de Rogers (1994) qui, récusant la lecture égoïste, suggère d’adopter celle du « désintérêt » qui a selon elle l’avantage de mieux traduire l’idéal de noblesse (to kalon) de l’action faite pour l’ami.

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