Le droit de faire des caricatures de Mahomet est-il négociable ?
Laïcité, pluriversalisme et décroissance
Serge Latouche est Professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay et objecteur de croissance.
Dernier ouvrage publié, « L’abondance frugale comme art de vivre », Rivages, 2020.
https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/labondance-frugale-comme-art-de-vivre-9782743651367
« J’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques »
Jean Jaurès, L’Humanité, 2 aout 1904.
Le meurtre de Samuel Paty par un jeune réfugié Tchétchène radicalisé a relancé le débat franco-français sur la laïcité. Rappelons que ce professeur d’histoire a été agressée à la sortie du lycée où il avait montré à ses élèves les caricatures du prophète Mahomet republiées par Charlie-hebdo, pour illustrer un cours d’éducation civique sur la liberté d’expression. Cet événement, survenant 10 ans après les attentats contre le journal incriminé, suivi de peu par un nouvel attentat meurtrier à Nice et au moment même où se préparait une loi attendue sur le séparatisme – appellation sibylline visant en fait essentiellement, sinon exclusivement, l’islamisme radical - a justement ému l’opinion publique et mis en effervescence le monde intellectuel. Avec la laïcité qu’on définira succinctement comme la neutralité de l’Etat vis à vis des croyances religieuses, et plus largement idéologiques, ce qui est interpellé cette fois-ci, c’est moins le principe théoriquement acquis de la liberté des cultes que plus particulièrement le droit au blasphème et à la caricature [1]. Toutefois cette polémique fait écho aux épisodes précédents : le débat sur le port du « foulard » islamique (voire le niqab ou la burqa, mais aussi la kippa ou autres signes extérieurs d’appartenance religieuse ou idéologiques, comme le burkini), et antérieurement, celui sur l’excision lors des procès de femmes maliennes. Finalement, sont convoqués : l’islamophobie et indirectement, l’universalisme, l’ethnocentrisme, le pluri ou l’inter culturalisme et bien sûr le terrorisme, le religieux et le sacré au sens large. Quoique typiquement hexagonales, ces polémiques ont eu des échos et des répercutions planétaires comme en témoignent les réactions plus ou moins violentes aux propos du Président Macron dans le monde arabo-musulman, voire même dans le monde anglo-saxon. Pour cerner tous les enjeux du débat actuel sur la laïcité, Il faudrait épiloguer sur chacun de ces thèmes ce qui bien sûr nous porterait trop loin pour un article et devrait faire l’objet d’un livre. Nous nous contenterons ici d’un bref détour, qui nous paraît le minimum indispensable, par le terrorisme et l’immigration.
Le terrorisme relance le débat sur la laïcité
Il faut donc revenir sur le terrorisme et interroger le prétendu « choc des civilisations » qui n’est que la confrontation de l’occidentalisation du monde aux résistances qu’elle engendre à l’extérieur et à son autre à l’intérieur sous la forme des minorités issues de l’immigration. L’individualisme, surtout exacerbée dans sa version de l’homo oeconomicus, constitue une anthropophagie symbolique. La réduction manichéenne du problème de la diversité au dilemme universalisme versus communautarisme, résulte largement à nos yeux du statut des concepts abstraits (les universaux comme la laïcité, la religion, l’humanité), abusivement posés comme transculturels. Pour sortir du « choc des civilisation » et penser une coexistence apaisée des cultures, il nous semble nécessaire d’adopter un point de vue relativiste et une approche nominaliste. Ce défi du rapport à l’autre se pose aussi aux objecteurs de croissance, et le projet de la décroissance tel que nous le comprenons tente de le relever en plaidant pour le pluri-versel. Cela implique de sortir de l’essentialisme de la laïcité et de résoudre le vieux sophisme d’Epiménide du crétois menteur, en l’espèce, le paradoxe de la tolérance de l’intolérance.
Dans l’effervescence médiatique qui a suivi l’événement déclencheur, on a certes convoqué le terrorisme, mais sans une analyse en profondeur de ses causes et encore moins fait un examen de conscience de notre responsabilité dans l’émergence du phénomène. C’est bien à partir du contexte terroriste qu’il convient, en effet, de repenser la question aujourd’hui. Les droits non négociables découlant de la laïcité à la française, comme le droit au blasphème et à la caricature, et l’exigence adressée à l’Islam de France d’avoir à s’y plier, ont été réaffirmés à partir d’une réaction émotionnelle, sans chercher à comprendre les positions de l’autre. Qui plus est, étant donnée la mondialisation, le président Macron lui-même s’est senti obligé de parler non seulement urbi, mais aussi orbi, et à exhorter le monde arabo-musulman à se moderniser, c’est-à-dire à s’orienter dans la même direction que celle suivie par la France et à tolérer la société permissive, voire à l’adopter.
L’analyse du terrorisme s’impose donc pour poser à nouveaux frais la question de la laïcité dans un monde chaotique dominé par une économie globalisée. En fait, sans que cela ne le justifie en rien, on pourrait dire avec les précurseurs de la décroissance, Tiziano Terzani et Pier Paolo Pasolini, que le terrorisme actuel est un « contre-terrorisme » en réponse à ce qu’il n’est pas excessif d’appeler le terrorisme de l’occidentalisation du monde et du marché, manifestation du totalitarisme soft de la société de croissance [2]. La violence aveugle victimaire et spectaculaire n’est pas pour autant plus acceptable que celle plus insidieuse de la société de croissance mondialisée. L’assassinat de Samuel Paty demeure une abomination injustifiable, mais pour cette raison même, il importe de l’expliquer et de le comprendre.
Si le terrorisme islamique est depuis le 11 septembre 2001, la forme la plus spectaculaire de cette réaction à la mondialisation, il est loin d’être la seule. Comme l’explique justement l’islamologue Olivier Roy, il s’agit tout autant, voire plus, dans l’émergence en particulier d’un islamisme radical au sein des pays occidentaux eux-mêmes, d’une islamisation de la radicalité que d’une radicalisation de l’Islam. La perte de sens et la déculturation tant au Sud qu’au Nord avec l’uniformisation planétaire provoquent un peu partout des terrorismes aveugles, y compris dans les pays riches, comme en témoignent les massacres récurrents aux Etats-Unis. Le totalitarisme à rebours du marché donne aussi naissance à d’autres formes de perversions en Occident même : repli identitaire, démocratie illibérale, populisme, voire un contre-contre-terrorisme d’extrême droite (suprématistes blancs et autres). On accuse même d’ailleurs parfois la décroissance de flirter avec la mouvance identitaire, pour la délégitimer, parce qu’elle n’entre pas dans le moule du politiquement correct et refuse de se laisser enfermer dans le manichéisme intellectuel également pervers : soit universalisme, soit communautarisme. Dans cette optique, la déclaration universelle des droits humains de 1948, pour sympathique qu’elle soit à nos yeux d’occidental doit être interrogée, comme le faisait notre regretté ami, le théologien Indo-catalan, Raimon Panikkar (1918-2010), théoricien du plurisversalisme [3]. L’apparition quelques décennies plus tard d’une Déclaration islamique universelle des droits de l’homme en 1980, suivi de près d’une Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981), en attendant peut-être une Déclaration asiatique ou chinoise, témoigne plus d’une mondialisation de la « fureur universaliste » que d’une authentique décolonisation culturelle, même si on peut y mesurer en partie le fossé qui sépare les divers universalismes, tout aussi ethnocentriques les uns que les autres [4]. On a pu voir avec les interventions en Irak, en Afghânistân, en Lybie, comment une politique des droits de l’homme pouvait servir de cache-sexe à des formes d’impérialisme occidental à forte odeur de pétrole.
Soyons clairs, ce questionnement n’implique pas que nous, occidentaux, devions renoncer à notre attachement aux droits humains et en tant que Français, à la laïcité, en particulier comprise comme totale liberté des cultes, mais que nous devions admettre leur ancrage culturel et donc leur relativité. Autrement dit, selon l’expression du sociologue Andrew Abbott : « Accepter de ne plus voir le reste du monde comme un simple résidu des métropoles vertueuses [5] ». Cela implique de ne pas essentialiser/substantialiser les concepts en cause, ce que les scholastiques appelaient justement les universaux. Universaliser les droits du citoyen des pays occidentaux ou la laïcité hexagonale revient à en faire une sorte de religion avec tous les risques de dogmatisme, d’intégrisme et d’intolérance que cela comporte. Si la tolérance de l’intolérance est insoutenable, l’intolérance de la non tolérance constitue un vrai problème puisqu’elle ferme la porte au dialogue et donc à la recherche d’un compromis, condition d’une coexistence pacifique des différences ou comme le revendiquent les convivialistes à la suite de Marcel Mauss, de « s’opposer sans se massacrer ». Il est symptomatique que l’extrême droite autrefois anti laïque, se soit convertie en ardent défenseur d’une laïcité à géométrie variable pas vraiment conforme à l’esprit d’ouverture de la loi de 1905, débouchant sur une islamophobie revendiquée [6]. Le spectre de l’immigration n’est jamais loin. L’indifférence aux différences s’arrête dès que celles-ci remettent en question une identité mythique figée. On en vient ainsi inéluctablement à la question migratoire.
L’immigration change les termes du débat
En France, en principe, on naît français, suite à l’inscription obligatoire à l’Etat civil dans les trois jours de la naissance. Toutefois, on ne tête pas nécessairement la laïcité avec le lait maternel. Le hasard peut faire naître la petite française ou le petit français catholique intégriste, comme le résistant Daniel Cordier, protestant, juif, musulman – les exemples célèbres ne manquent pas...- voire athée ou bouddhiste, suivant ses parents. On peut même naître « présumé djihadiste » comme tous ces malheureux enfants des dévoyées parties en Syrie et qui croupissent dans des conditions terribles dans des camps et que la mère patrie se refuse de recevoir à l’encontre du droit, suite à des calculs électoralistes sordides et à une islamophobie d’Etat latente. Laïc, le petit français le devient normalement à travers l’école du même nom. Jusque dans les années 1970, la laïcité hexagonale ne posait pas de gros problèmes à l’intérieur des frontières et le monde extérieur s’en accommodait comme nous nous accommodions du fait que les Saoudiens soient salafistes, les anglo-saxons majoritairement protestants et les Birmans bouddhistes [7]. Le chacun chez soi était en quelque sorte le secret d’une tolérance des intolérances… En fait, les choses n’étaient pas si simples. Fille des Lumières et du mouvement de sécularisation des institutions publiques (santé, état civil, instruction), la laïcité se développe en France comme instrument de lutte contre le cléricalisme catholique à la charnière du XIXe et du XXe siècle. La laïcité politique d’Etat, bien qu’assez unanimement acceptée, après la seconde guerre mondiale, dans le principe de la liberté des cultes, continuait à nourrir un conflit récurrent d’interprétation à propos en particulier de l’école, comme en témoigne le recul du Président Mitterrand après une manifestation monstre pour la défense de l’école libre. Toutefois, c’est l’immigration dans le contexte de la crise de l’intégration à la française avec la fin des 30 glorieuses et l’émergence de l’(im)mondialisation libérale après la chute du mur de Berlin qui a fait resurgir la contestation sous une forme nouvelle. Les conflits, tant à l’intérieur de la société française que dans ses rapports avec le reste du monde, naissent de l’impossibilité de maintenir le lien antérieur entre laïcité et identité. Le « chacun chez soi » a volé en éclat. Que nous le voulions ou non, la France est devenue une société multiculturelle et son identité n’est plus seulement chrétienne et moins encore mythiquement gauloise ; et même si des remparts surgissent un peu partout pour protéger un empire monde des nouveaux barbares, ceux-ci sont désormais en son sein – chacun devenant le barbare de l’autre ; nous vivons dans un village unique traversé de conflits divers et gigantesques. Le résultat est qu’il existe même désormais des « Français malgré eux » [8]. A la rhétorique le plus souvent de gauche sur l’enrichissement incontestable que constituerait l’apport de la diversité et l’émergence d’une identité plurielle, s’oppose le rejet viscéral et compréhensible de l’altération d’une mythique identité immuable ou plus simplement la répugnance à cohabiter avec un autre qui, de son côté, ne peut ou ne veut s’assimiler pleinement [9]. On glisse ainsi facilement à une guerre des identités.
Cette immigration, qu’elle soit économique, politique ou climatique, bienvenue pour le monde des affaires, puisque permettant de recourir à du travail sous-payé et à faire pression sur le niveau des salaires, est mal acceptée par des couches de plus en plus larges de la population, et pas seulement pour la concurrence sur l’emploi. Pourtant nos sociétés sont largement responsables du phénomène du fait de la colonisation, du pillage des ressources naturelles et des terres (landgrabing) et de l’impérialisme sous toutes ses formes. Les récents accords de pêche de l’U.E. avec le gouvernement sénégalais, par exemple, obtenus par pression et corruption, ruinent les piroguiers de la petite côte et poussent les jeunes à risquer leur vie pour tenter de rejoindre l’Europe qui les rejette. Cette immigration, mal gérée par les pays d’accueil dont les économies ne peuvent plus l’intégrer comme pendant les trente glorieuses, accroît la xénophobie et le racisme latent, attisés par des politiciens démagogues, et engendre une guerre des pauvres avec un repli identitaire des deux côtés : nationalisme /populisme versus Islamisme/terrorisme.
Au delà de l’islamogauchisme et de l’islamophobie
La querelle suscitée par les propos du ministre de l’éducation, Michel Blanquer, sur un prétendu islamogauchisme répandu dans l’université française, relancée et amplifiée par les interventions médiatiques de la ministre des Universités, Frédérique Vidal, permet d’illustrer la différence des positions et l’opposition entre dogmatisme et relativisme que l’on retrouve dans toute une série de débats plus ou moins liés entre eux, comme le débat sur l’excision ou la question du genre, voire de l’anthropophagie. Elle permet d’asseoir sur la laïcité une analyse cohérente avec le projet de la décroissance à partir d’une conception raisonnablement relativiste et nominaliste [10]. Le refus de fétichiser les universaux mène alors inévitablement au pluriversalisme. L’article de Jean-François Bayart dans le journal Le Monde des un/deux novembre 2020, « Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’Etat en France », en réaction contre un manifeste signé par une centaine d’universitaires dont Luc Ferry, Nathalie Heinich, Pierre Nora et Marcel Gauchet, « Sur les dérives islamistes, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », est assez proche de la position pluriversaliste que nous défendons. En tant qu’africaniste, en effet, Jean-François Bayart porte ce regard « décentré » dont parle Lévi-Strauss que devrait avoir tout chercheur en science sociale. Comme disait Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue est relativiste par profession, mais tous les intellectuels n’ont pas une expérience vécue des mondes non occidentaux. L’universalisme et l’occidentalocentrisme sont, de ce fait, adoptés assez naturellement sans recul critique, comme le tribalisme en Afrique ou l’islamisme au Moyen Orient. ’Il suffit de jeter un oeil sur la presse quotidienne occidentale, note Raimon Panikkar, pour se rendre compte de l’ethnocentrisme féroce de 90% de toutes les nouvelles non seulement à travers l’information, mais aussi dans les articles de fond [11] ». Symétriquement, on trouverait un ethnocentrisme comparable, voire encore plus prononcé, dans les media non occidentaux.
La sortie de la société de croissance n’étant pas une alternative, mais une matrice d’alternatives au productivisme/consumérisme dominant, elle est fondamentalement plurielle. Une fois libéré de la chape de plomb de l’impérialisme économique, de l’emprise de la pensée unique et de l’uniformisation planétaire, fondée sur l’anthropologie de l’homo oeconomicus et de l’homme unidimensionnel, l’espace peut se rouvrir à la diversité culturelle (la diversalité d’Edouard Glissant), d’où une préférence pour un pluriversalisme, c’est à dire une démocratie des cultures, plutôt que l’adhésion à un universalisme toujours suspect d’occidentalocentrisme. Ce rejet de la mondialisation économique n’est pas un anti-universalisme, du moins si l’émancipation de l’économique est authentique et n’est pas colonisée par un passé mythifié, ce qui déboucherait alors sur un repli identitaire réactionnaire illustré jusqu’à la caricature par certaines formes populistes contemporaines.
Le lien réciproque entre l’universel et les universaux n’est sans doute pas strict. La position universaliste n’implique pas nécessairement la croyance au réalisme des abstractions, pas plus que le nominalisme n’exige un relativisme culturel, loin de là. Néanmoins, il y a d’incontestables affinités entre ces couples [12]. Ce qui est contesté, en effet, par un nominalisme conséquent, c’est l’existence a priori d’invariants transculturels. En ce qui me concerne, c’est pour lutter contre l’anthropomorphisme conceptuel [13] de mes étudiants qui, dans leurs thèses, parlaient de l’impérialisme et du capitalisme comme s’il s’agissait de « deux bandits qui se réunissaient la nuit sous un pont pour perpétrer leurs mauvais coups », que j’ai utilisé le rasoir d’Ockham, devenant ainsi nominaliste sans le savoir [14]. La critique du développement dans laquelle j’étais engagé dévoilait d’ailleurs celui-ci à la fois comme « croyance occidentale » et comme projet universel [15]. Toutefois, à la décharge de ces thésards, il faut bien reconnaître, que sans être aussi caricatural, Marx et le marxisme avec leur héritage hégélien n’échappent pas au fétichisme des concepts et moins encore à l’universalisme des projets de société et des valeurs (en particulier, la croyance au progrès). C’est le même héritage, celui des Lumières – qu’il ne s’agit pas de rejeter, mais de relativiser -, sur lequel repose l’occidentalocentrisme et dans lequel s’inscrit notre laïcité. La laïcité est en réalité un universel essentiellement hexagonal et la religion est un autre universel quelque peu abusif, partagé par l’Occident dans son ensemble, construit à partir du seul christianisme, et dans lequel on a fait entrer à tort ou à raison toutes sortes de croyances rencontrées dans les autres cultures.
Le pluriversalisme, dans la conception du théologien Indo-Catalan, Raimon Panikkar [16] dénonce la pensée unique de l’uni-versum (un seul côté, tourné vers l’un) et plaide pour un ’pluri-versum’, un monde pluriel et même pluraliste [17]. Il part de la relativité des cultures, sans nier pour autant un certain idéal universel. ’On se demandera, écrit-il, si ce qui convient est l’universitas ou plutôt une pluriversitas’ [18]. Il précise qu’il ne s’agit pas de cette incontestable pluralité de facto des sociétés contemporaines mais d’un pluralisme de jure qui a tant de mal à s’imposer. ’Par pluralisme, écrit-il en effet, j’entends la prise de conscience de la coexistence légitime des systèmes de pensée, de vie et d’action qui, pris dans leur ensemble, sont incompatibles entre eux’ [19]. ’Pluralisme, remarque-t-il encore, pensant en fait au pluriversalisme, ne signifie pas la simple tolérance de l’autre, vu qu’il n’est pas encore trop fort ; pluralisme signifie l’acceptation de notre contingence, la reconnaissance que ni moi ni nous, n’avons de critères absolus pour juger le monde et les autres. Pluralisme signifie qu’il y a des systèmes de pensée et des cultures incompatibles entre eux ou, en utilisant une métaphore géométrique, qu’ils sont incommensurables (tels que le sont le rayon et la circonférence ou l’hypoténuse et le cathète, en restant pour autant en coexistence et co-implication)’ [20]. Il s’agit bien de promouvoir une ’démocratie des cultures’, pour reprendre une autre de ses expressions et non une culture démocratique mondialisée qui serait un oxymore. Pour séduisant qu’il soit, tout projet universaliste, s’agît-il même d’un convivialisme mondial ou d’une internationale décroissante, se heurte au théorème de Gödel [21]. S’il est vrai qu’ « il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles », il ne peut y avoir une culture de toutes les cultures. Panikkar est très clair sur ce point : ’Quand je m’oppose à un gouvernement mondial, je ne veux pas aller contre une harmonie universelle ou contre une forme de communication entre les hommes. Je reconnais que l’idée de gouvernement mondial est fantastique et je comprends que celui qui la soutient ne veut pas être le président suprême de l’humanité, mais désire l’harmonie, la paix, la compréhension entre les peuples et voudrait peut-être supprimer comme moi l’État souverain [22] ». Pour étrange que cela puisse paraître, l’idée de commune humanité sur laquelle on pourrait construire d’emblée un ordre mondial n’est une évidence que pour la culture occidentale. Elle ne peut donc être qu’une proposition à mettre sur la table et à débattre avec ceux qui pensent que l’humanité s’arrête aux frontières du territoire tribal. « Il existe assurément, nous dit Panikkar, des invariants humains. Tout homme mange, dort, se promène, parle, établit des relations, pense... Mais le mode selon lequel chacun de ces invariants humains se vit et s’expérimente dans chaque culture est distinct et distinctif dans chaque cas’ [23]. « La relativité inhérente à l’interculturalité, précise-t-il encore, ne questionne pas les découvertes d’une culture, mais elle ne les absolutise pas non plus. Elle les relativise, c’est-à-dire qu’elle les considère valides et légitimes au sein d’une culture déterminée et à l’intérieur des paramètres admis par celle-ci ; en un mot, au sein du mythe englobant cette culture’ [24]. En conséquence, il n’y a pas d’universaux culturels donnés. Donc, ’les cultures ne sont pas des espèces abstraites d’un seul genre suprême. Ce genre suprême, qui serait la culture humaine, n’existe que comme abstraction’ [25].
La décroissance, et nous l’avons toujours soutenu, pas plus que la laïcité, ne peut donc faire pleinement sens en dehors de la culture occidentale [26]. Pour Panikkar, sans une attention confiante et amicale envers les autres cultures, ’l’interculturalité dégénère en multiculturalisme’ [27]. Ainsi sous leur forme actuelle, et en dépit du triomphe apparent de l’occidentalisation du monde, les Droits de l’Homme ne sont pas un symbole susceptible de recevoir une adhésion universelle :’Les droits de l’Homme sont une des fenêtres à travers lesquelles une culture particulière se donne la vision d’un ordre humain juste pour les individus qui y participent’. La déclaration de 1948, en effet, n’est pas issue d’un véritable dialogue, mais de l’imposition unilatérale de l’Occident. Il est facile de montrer qu’elle repose sur une conception du monde et des valeurs spécifiques à celui-ci. Or pour Panikkar, ’il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné’. Cela vaut encore plus pour la laïcité à la française qui ne fait pas sens en dehors de l’hexagone.
La solution pluriversaliste d’une coexistence possible
Est-ce à dire que nous sommes condamnés à un solipsisme culturel et que le dialogue et la coordination entre les diverses humanités culturelles est impossible, non plus que leur métissage ? Pas nécessairement, et fort heureusement. Il existe, en effet, selon Panikkar, dans chaque culture des ’analogies fonctionnelles existentielles’ qui rendent la traduction et l’échange possible jusqu’à un certain point ; ce sont les ’équivalents homéomorphiques’. « Les équivalents homéomorphiques, écrit-il, ne sont pas de simples traductions littérales, pas plus qu’ils ne traduisent simplement le rôle que prétend jouer le mot originel, mais ils visent une fonction équivalente (analogue) au rôle supposé (de ce qui est en débat : droits de l’homme, laïcité, décroissance, etc.). Il s’agit donc d’un équivalent non pas conceptuel, mais fonctionnel, à savoir d’une analogie au troisième degré. On ne recherche pas la même fonction, mais la fonction équivalente à celle qu’exerce la notion originelle dans la cosmovision correspondante [28] ». Ainsi, il semble bien que chaque culture ait produit une certaine vision de la dignité humaine comme un certain horizon de sens sur ce que serait un monde idéal. Nous avons suggéré de tels équivalents en ce qui concerne la décroissance, (en particulier dans l’article précité : La décroissance est-elle un projet latin ?), il y en a certainement pour la laïcité. Cela rend possible le dialogue interculturel et la critique transculturelle. ’Une fécondation mutuelle des cultures, reconnaît Panikkar, est un impératif humain de notre époque’. Toutefois, précise-t-il, une telle fécondation ne peut résulter que d’un ’dialogue dialogal’. Il faut ici noter que l’universalisme occidental est fondamentalement différent de la dimension universelle éventuelle contenue dans toute culture (son équivalent homéomorphique), d’où notre préférence pour le mot pluriversalisme, plutôt qu’universalisme pluriel. Ce dialogue dialogal permet aussi l’interacculturation, soit le metissage culturel ; mais à la différence de la déculturation provoquée par l’occidentalisation, chaque culture enrichie par les apports de l’autre conserve son identité à travers les échanges.
Que devient alors la possibilité du blasphème et des caricatures dans un village mondial pluri-ethnique ? Depuis les fatwas condamnant l’écrivain Salman Rushdie, ou le mannequin d’un défilé de mode en Indonésie, la question se pose de façon dramatique. Si une coexistence pacifique entre les cultures est possible – ce dont on peut douter – chacun doit faire le sacrifice de certaines choses qu’il considère comme un droit non négociable pour se concilier l’autre. Ce que le Président Macron qui veut « moderniser » les pays musulmans ne comprend apparemment pas. Comment alors faire face à la menace qui pèse sur l’habitabilité future de la Terre ? Ce qui est nécessaire, c’est qu’il y ait un minimum d’espace de dialogue entre des cultures très diverses. Donc il ne s’agit pas d’imposer aux autres notre tolérance, ce qui serait encore de l’anthropophagie symbolique ni de tomber non plus dans un anti-unversalisme et un anti-occidentalisme radical, fondant un autre racisme anti-raciste comme certaines positions décolonialistes. Par exemple, demander à un étranger ou à un compatriote issu de la diversité d’où il vient n’est pas en soi une preuve de racisme ou d’assignation identitaire. En tant que breton, il est normal que je veuille identifier mon interlocuteur, entre autres à travers ses racines, qu’elles soient auvergnates, juives ou maghrébines, à moins de nier l’existence même des racines et donc de l’identité et/ou de tomber dans le piège de la posture victimaire, bien défini par François Dubet : « l’attribution identitaire aliène, son déni est une forme de mépris [29] ». L’universalisme intégriste, - la fureur universaliste, selon l’expression du socio-anthropologue italien, Claudio Marta -, est vraiment utopique et terrifiant, puisque ce serait la fin de la diversité et le triomphe de l’homme unidimensionnel, mais son contraire le serait tout autant.
Finalement, la cosmovision de Panikkar se manifeste dans son rejet d’un monde unique, fut-il conçu de manière démocratique, et son plaidoyer pour une ’démocratie des cultures’. Gandhi qui avait beaucoup réfléchi au problème de la coexistence pacifique des cultures, l’Inde dont il voulait à tout prix éviter la partition étant profondément divisée entre hindouistes et musulmans, et de plus dominée par des Anglais chrétiens nous offre une piste intéressante. Il souhaitait que tous, y compris les anciens colonisateurs, puissent cohabiter en bonne entente dans une Inde ayant retrouvée son indépendance. Il disait qu’après l’indépendance, les Anglais pourraient rester dans l’Inde mais qu’ils devraient renoncer à tuer les vaches par respect pour les Hindouistes, et à manger du porc, par respect pour les musulmans. Le fait que les Anglais soient partis et qu’il ait été assassiné par des hindouistes fanatiques, parce qu’il tentait désespérément de mettre fin aux massacres entre hindouistes et musulmans, augure mal de la réussite du dialogue interculturel à moins de conditions particulières qui la rende concevable et qu’il conviendrait donc de créer.
A la vérité, même si la voie qu’il traçait est la seule possible pour « s’opposer sans se massacrer » dans une société plurielle, je ne suis pas sûr moi-même d’être prêt à renoncer à manger du porc ou du bœuf… Cela signifie que très vraisemblablement tout projet universaliste d’une société-monde, ou même d’un état pluriculturel, est voué à l’échec et ne peut aboutir qu’à la guerre de tous contre tous que nous commençons déjà à connaitre. Est-ce à dire qu’il faille désespérer de l’humanité ? Pas nécessairement. Il existe une voie étroite de coexistence pacifique dans la construction d’un monde pluriversaliste. Cela passe d’abord par la démondialisation et le retour à un œcoumène comme mosaïque de sociétés et de cultures autonomes, chacune ayant une fenêtre ouverte sur les autres, mais sans être exposée à tous les vents. Cette démondialisation n’est pas le repli agressif et xénophobe prôné par certains populismes identitaires, mais au contraire la condition d’épanouissement pacifié de sociétés différentes mais égales. La mondialisation, étant une dysociété, ne pouvant mener qu’à la guerre des identités au niveau local et à la guerre de tous contre tous au niveau global, il s’agit de reconstruire des sociétés, ou des organisations sociales en tenant lieu. Le nécessaire dialogue entre ces entités de statut divers, pour trouver des compromis, toujours provisoires, mais permettant tout de même de s’opposer sans se massacrer, devrait se faire à partir de la recherche d’équivalents homéomorphiques.