Le développement est-il colonial ?

En se basant sur les thèses de Walter D. Mignolo et de Gilbert Rist, cet article entend soulever les différents liens qu’il est possible d’établir entre la notion de développement telle qu’elle a pris forme au courant du XXe siècle et les principes ayant servi de légitimation aux pratiques coloniales durant les siècles précédents. À partir de trois grandes périodes historiques, soient la « mission chrétienne », la « mission civilisatrice » et l’« ère du développement », différentes projections universalistes (« global designs ») de l’Occident sont dégagées afin de mettre en lumière la relation qui opère entre la formulation de principes universellement valables et la configuration géopolitique internationale.

« Si l’on est un enfant de la civilisation moderne de l’Europe, on est inévitablement amené, et à juste titre, à traiter des problèmes d’histoire universelle dans l’optique de la question suivante : quel enchaînement de circonstances a conduit à ce que l’Occident précisément, et lui seul, ait vu apparaître sur son sol des phénomènes culturels qui se sont inscrits dans une direction de développement qui a revêtu – du moins aimons-nous à le penser – une signification et une validité universelles. »</quote
Max Weber (1996 : 489)

Introduction

Cela fait plus de cinq cents ans depuis que les premiers colons sont arrivés en Amérique, mais la tendance bien établie à vouloir parler de l’histoire de la civilisation occidentale comme s’il s’agissait de l’histoire de l’humanité se maintient. Encore aujourd’hui, bien que sous des formes nouvelles ou déguisées, la disposition de l’Occident à universaliser sa propre histoire au détriment de celles des autres civilisations du monde paraît s’imposer de manière presque naturelle. Non pas que la domination coloniale ait d’une quelconque manière réussi à défaire ou à effacer les histoires locales, mais parce que, comme le souligne un grand nombre de penseurs du courant postcolonialiste (Dussel, 1993 ; Escobar, 1995 ; Mignolo, 1999 ; Omar, 2012 ; Quijano, 1992), la rhétorique même de la modernité est, derrière sa prétention au salut et au progrès, investie du même imaginaire colonial qui guida durant tous ces siècles l’expansion spatiale, politique, économique et symbolique de l’Occident sur le reste du monde. Pourquoi et comment cette vision unilinéaire du monde a-t-elle pu perdurer aussi fermement dans la société contemporaine ? Le présent essai vise à spécifier ces raisons et à montrer comment, de sa genèse sur la scène internationale au courant de la guerre froide jusqu’à aujourd’hui, la notion même de développement reste non seulement tributaire de cette logique, mais dans une large mesure entièrement solidaire.

Pour ce faire, nous prendrons un appui substantiel sur l’ouvrage de Walter D. Mignolo intitulé Local histories/Global designs (1999), ainsi que sur les réflexions de Gilbert Rist énoncées dans Le développement : histoire d’une croyance occidentale (1996). Après une brève récapitulation des principales mutations de l’ordre moderne-colonial du début du XVIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, nous nous pencherons sur l’émergence de la notion de développement en tentant de faire ressortir en quoi elle s’inscrit, malgré tous les bons sentiments qui l’accompagnent, dans une continuité directe de la mission civilisatrice de l’Occident caractéristique de la période coloniale. À l’instar de Mignolo et de Rist, trois grandes périodes historiques structureront ce propos : dans un premier temps, nous nous pencherons sur la « mission chrétienne », période s’étalant du XVIe au XVIIe siècle et correspondant à cette époque où le centre de l’Europe regroupe l’Italie, l’Espagne et le Portugal ; dans un deuxième temps, notre réflexion portera sur la « mission civilisatrice » allant du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, où le cœur de l’Europe se confond avec l’Angleterre, la France et l’Allemagne ; dernièrement, nous nous concentrerons sur ce que nous appelons « l’ère du développement », période débutant au milieu du XXe siècle au moment de la fin de la 2nde Guerre mondiale et du début de la Guerre froide, et qui correspond à ce moment où les États-Unis se dressent comme grands vainqueurs de la guerre et s’imposent en tant que nouvelle superpuissance au niveau mondial. Ces trois grandes périodes de l’ordre moderne-colonial nous permettront, d’une part, de mieux saisir le contexte dans lequel les premiers universalismes du continent européen sont formulés et, d’autre part, de clarifier les liens qu’il est possible d’établir entre les conditions d’émergence du discours développementiste dans l’espace public international et les valeurs phares ayant servi de guides à la légitimation des pratiques coloniales. Ce qui transparaît de cette lecture est que, loin de consacrer la fin des colonialismes et le commencement d’une ère nouvelle, la notion de développement affirme avant tout la suprématie du modèle civilisationnel occidental et la volonté politique internationale de l’exporter à la totalité des civilisations humaines, cette fois-ci sous les couverts rédempteurs de la modernisation, de la croissance et du progrès. Nous verrons en cours de route que ces principes ne furent pas toujours les mêmes, et que chaque période historique réussit à formuler des critères légitimant les pratiques coloniales certes de manière différente, mais toujours dans le même horizon de valeurs universelles transmutant la simple domination en une entreprise charitable, humanitaire ou philanthropique.

Une soumission au nom de l’humanité : la « mission chrétienne »

L’histoire qui nous intéresse prend source la nuit du 11 au 12 octobre 1492, où trois navires en provenance d’Europe accostent aux Caraïbes et où des colons posent pour la première fois leurs pieds en sol américa
in, inaugurant ainsi la longue période coloniale qui caractériserait la relation de l’Occident au reste du monde pour les cinq siècles à venir. À la suite de ces évènements, l’imaginaire occidental connaît une véritable révolution. Alors qu’auparavant, comme le remarque Mignolo, « les limites de la géographie coïncidaient avec les limites de l’humanité » (traduit de l’anglais, 1999 : 283), la rencontre avec l’Amérique a pour effet de bouleverser la cosmologie chrétienne en l’amenant à élargir les frontières du monde et de l’espèce humaine. Ce contact avec l’Autre, nourri par l’expansion des empires espagnol et portugais et par la multiplication des expéditions transatlantiques, a aussi comme conséquence de consolider l’Europe occidentale comme « entité géoculturelle » (ibid. : 96). En d’autres mots, cette « admission d’identité » (Quijano, 1992 : 16) qui commence à s’établir parmi les nations d’Europe de l’Ouest au XVIe siècle, se concrétise en grande partie grâce à l’expérience coloniale de l’altérité, laquelle résulte aussitôt dans la classification des cultures rencontrées et dans la hiérarchisation de leurs différences. Au-delà de la constitution du continent européen comme berceau de l’Occident, c’était l’imaginaire même de la modernité qui était en voie d’émergence : celui de l’entendement prédicatif et de la raison discriminante.

Comme le remarque Dussel, en effet, « la modernité comme telle est “née” quand l’Europe était en position de se poser elle-même comme un ego unifié explorant, conquérant, colonisant une altérité qui lui redonnait en retour son image d’elle-même » (traduit de l’anglais, 1993 : 66). La contemporanéité de la consolidation de la domination coloniale et de l’élaboration de ce que Quijano appelle « le complexe culturel de la rationalité/modernité » n’a donc rien d’accidentel, mais résulte plutôt des conditions épistémologiques nécessaires à la légitimation du pouvoir occidental-colonial (1992 : 14-16). Pour Quijano, c’est un nouveau paradigme qui émerge et qui fait de la rationalité la caractéristique clé de la définition que les européens se font d’eux-mêmes. En plus de délimiter les frontières de la rationalité au continent européen et de nier toute reconnaissance d’un « sujet » en dehors de ce contexte, ce paradigme permet également, et surtout, de relativiser les pratiques coloniales de domination en les réinscrivant dans le cadre d’une relation sujet-objet, le premier terme étant bien entendu réservé aux européens et le second, aux peuples colonisés. Privés de rationalité aux yeux des européens, ces derniers n’étaient donc pas dignes de « produire de la connaissance », ce qui bloqua toute communication interculturelle entre les indigènes et les européens et justifia une représentation les portrayant comme des simples « “objets” de connaissance et/ou pratiques de domination » (traduit de l’espagnol, Quijano, 1992 : 16).

Si nous portons notre attention sur ce que Mignolo appelle la « mission chrétienne », soit la première période coloniale s’étalant du XVIe au XVIIe siècle, nous nous apercevons que l’ouverture de la cosmologie occidentale au reste du monde répond bel et bien à une logique qui va de pair avec l’imaginaire colonial de l’époque. En effet, la mission chrétienne est gouvernée par une visée impériale de conversion de l’ensemble de la planète au christianisme, ou, comme le dit Mignolo (1999 : 282), par l’idéal d’un Orbis Universalis Christianus, un « monde chrétien universel ». De ce fait, elle représente le premier élan du continent européen vers un ordre cosmologique unique régissant la totalité de l’existence humaine.

Cet ordre commence à prendre forme durant la controverse opposant Francisco de Vitoria, Bartolomé de Las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda, aussi connue comme le débat sur les « droits des peuples ». Pendant la première moitié du XVIe siècle, ces trois théologiens espagnols réfléchissent et prennent position sur le traitement réservé aux peuples colonisés, surtout en ce qui a trait au travail forcé et à l’esclavage, mais aussi, dans une plus large mesure, quant aux différentes formes de maltraitance et de torture qu’ils subissent de la part des colons espagnols. Le sujet de la controverse est la question à savoir si les indigènes possèdent ou non une « âme », ce qui les rendrait pleinement « humains » aux yeux de l’Église et donc aptes à recevoir le salut. Alors que Bartolomé de Las Casas dénonçait les nombreux abus perpétrés à l’égard des indigènes et prônait leur reconnaissance en tant qu’individus libres devant bénéficier des mêmes droits que les européens, Juan Ginés de Sepúlveda prônait le point de vue contraire, stipulant que l’esclavage des indigènes était non seulement légitime, mais naturellement justifié. Francisco de Vitoria, quant à lui, optait pour une position mitoyenne (Fernandez Buey, 1992 ; Pérez, 2000 ; Savignano, 2003).

En 1542, l’influence de Vitoria et de Las Casas sur l’empereur Charles Quint conduit à l’adoption des « Lois Nouvelles » (Leyes Nuevas), destinées à améliorer les conditions de vie des indigènes et à leur assurer certains droits, notamment par l’abolition du système des encomiendas. Par contre, comme le souligne Pérez (2000), ce texte de loi vient officialiser plus concrètement la volonté d’évangélisation des peuples colonisés et leur soumission à la couronne espagnole. Ainsi, en vertu des nouveaux principes découlant de cette totalité humaine nouvellement admise, le débat sur les « droits des peuples » établit les premières bases aux droits universels, mais permet également, en raison de ces mêmes principes, d’asseoir le pouvoir occidental en légitimant cosmologiquement la domination du continent européen sur les autres civilisations du monde.

À la fin du XVIIe siècle, le déclin des empires espagnol et portugais, dû surtout à leur surexpansion et aux moyens engagés à la défendre, conduit à l’émergence de nouveaux pouvoirs impériaux. Comme le remarque Mignolo, c’est à ce moment que « l’image du “cœur de l’Europe” (Angleterre, France, Allemagne) remplace l’“Europe chrétienne” du XVe au milieu du XVIIe siècle (Italie, Espagne, Portugal) » (traduit de l’anglais, 1999 : 57). Dans les années qui suivent, l’imaginaire moderne-colonial est par conséquent appelé à se redéfinir. De concert avec les nouvelles puissances de l’époque, la première période coloniale s’achève, et le XVIIIe siècle donne lieu à une nouvelle légitimation symbolique du pouvoir colonial occidental, aujourd’hui connue comme la « mission civilisatrice ».

Coloniser pour mieux servir : la « mission civilisatrice »

La « mission civilisatrice » voit le jour durant la période suivant la Révolution française. C’est au courant de ces années que les « droits des peuples » sont remplacés par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », et que la légitimation chrétienne du pouvoir colonial laisse progressivement la place à une légitimation séculière, prenant cette fois-ci pour appui des droits humains « universels et inaliénables » et non plus simplement des caractéristiques humaines faisant des indigènes des « sujets de Dieu » au même titre que les européens. De cette manière, la « question coloniale », restée jusque-là en arrière plan des débats sur les « droits des peuples », est occultée définitivement (Mignolo, 1999 : 62), et cela permet à la civilisation occidentale d’universaliser encore une fois les critères symboliques assurant sa position centrale dans le nouvel ordre émergent. Ces critères se mesurent désormais en rapport au respect des « droits de l’homme et du citoyen », qui deviennent, avec un ensemble d’autres critères, ce que Mignolo appelle le « standard de la civilisation ». Ce sont les européens qui énonçaient les critères universels applicables à toutes les civilisations humaines, et c’est donc l’Europe, en tant que civilisation, qui devint le « standard » pour toute civilisation.

Après les âpres débats autour de l’Autre et de sa possible intégration dans cette totalité anthropologique qu’est l’humanité, il devient clair que si les européens étaient prêts à admettre que les indigènes étaient aussi des « êtres humains », ils continuaient tout de même de croire que ceux-ci avaient encore du chemin à faire avant d’être « aussi humains qu’eux ». Voilà ce qui, d’un point de vue humaniste, justifie leur évangélisation et légitime leur mise en tutelle par les empires européens. Cependant, cette identification entre l’histoire du continent européen et le devenir de l’humanité ne s’articule de manière définitive sur le plan philosophique qu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la Révolution française exacerbe l’opposition entre tradition et modernité et transforme progressivement le critère spatial d’ordonnancement du monde en un critère temporel. Ainsi, alors que le XVIe et le XVIIe siècle étaient dominés par la notion d’« espace », comme en témoigne « l’expansion coloniale [...] menée par l’exploration du monde et la conception des cartes du monde » (traduit de l’anglais, Mignolo, 1999 : 285), le XVIIIe et le XIXe siècle deviennent le théâtre d’une réflexion philosophique sur le temps qui aurait pour conséquence, premièrement, de proclamer l’Occident comme représentant de l’humanité, et deuxièmement, de propulser l’histoire occidentale au rang de l’histoire universelle. L’appropriation de l’espace est donc suivie par celle du temps, et toutes les civilisations peuplant le monde vont se voir imposer une même grille chronologique unilinéaire, menant nécessairement vers un présent qui correspond à l’état actuel de la civilisation occidentale, ou, pour le dire autrement, présentant inéluctablement l’Occident comme le point d’arrivée de la marche évolutive de toute l’espèce humaine (Mignolo, 1999 : x).

En ce qui concerne les indigènes, la question pour les européens n’était donc plus de savoir dans quelle mesure ils étaient « loin de l’humanité », mais plutôt dans quelle mesure ils étaient « loin du présent » (ibid. : 283). Au courant du XIXe siècle, ce passage d’un axe spatial vers un axe temporel d’ordonnancement du monde conduit les européens à portraire les indigènes comme des « primitifs » et non plus comme des « sauvages », comme des « archaïques » et non plus comme des « barbares ». Depuis, toute une série de catégorisations prenant toujours l’Occident comme point de référence et répondant toujours à une même logique unique et universelle de la civilisation humaine s’abattent sur les autres civilisations du monde. Dorénavant, la nouvelle mission de l’Occident n’est donc plus de répandre le salut et les bonnes mœurs auprès de ses colonies, mais plutôt d’y assurer le respect des « droits humains » et leur extension aux autres civilisations humaines. Cette extension est conçue comme « naturelle », elle s’inscrit dans « le cours de l’histoire ». Accélérer ce processus est une œuvre charitable, non pas de l’ingérence ni de l’occupation et encore moins de la domination. Conjointement à l’idée d’une histoire universelle, la mission civilisatrice devient une manière d’associer l’« humain » au « civilisé », le « civilisé » au « moderne », puis le « moderne » au « présent » (ibid. : 285). Toute différence entre civilisations était perçue, du point de vue de l’Occident, comme un « manque de civilisation », l’expression d’un « retard » pouvant être « rattrapé » en suivant le chemin des sociétés dites « avancées ». En bref, la mission civilisatrice était une manière de justifier les interventions occidentales supposément destinées à permettre aux sociétés non-européennes de se joindre à la grande marche de l’humanité en route vers le « progrès ».

En France par exemple, où la mission civilisatrice fut la plus explicitement théorisée sur le plan philosophique, la colonisation fut défendue par des intellectuels aussi notables que Victor Hugo et Jules Verne. À ce sujet, Victor Hugo écrit :

Au XIXe siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème ; l’Europe le résoudra.

Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre ! Prenez-la ! [...] Où les rois apportaient la guerre, apportez la concorde ! Prenez-la non pour le canon, mais pour la charrue ! Non pour la bataille, mais pour l’industrie ! Non pour la conquête, mais pour la fraternité ! Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales ! Changez vos prolétaires en propriétaires ! Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez ! Et que sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’esprit divin s’affirme par la paix et l’esprit humain par la liberté ! (Cité par Rist, « Discours sur l’Afrique », 18 mai 1879)

Voilà ce qui, aux yeux de Rist, représente une « synthèse remarquable d’une justification philanthropique de la colonisation, considérée comme l’extension planétaire de la civilisation promise à tous » (1996 : 88). À cela s’ajoutent bien entendu des arguments d’ordre économique et politique, comme par exemple la nécessité d’un pays d’accroître son « espace économique » ou encore l’importance d’affirmer sa place dans le « concert des nations » (ibid. : 88-89), mais ce n’est que par sa dimension humanitaire que la mission civilisatrice réussit à orner la domination coloniale des qualités transcendantales d’une entreprise éthique universelle. Dans une conférence sur le devoir colonial en 1897, on peut entendre : « la colonisation n’est pas une question d’intérêt, mais une question de devoir. Il faut coloniser parce qu’il y a obligation morale pour les peuples comme pour les individus d’employer les forces et les avantages qu’ils ont reçus de la providence pour le bien général de l’humanité » (cité par Aubry, Gide, 1897). La colonisation devient alors une action morale, où les sociétés conçues comme les plus civilisées de par leur « ancienneté », « grandeur » ou « maturité », sont appelées à assister les sociétés dites « nouvelles », « jeunes » ou « immatures ». Ainsi, comme on peut lire dans l’introduction à la première édition de De la colonisation chez les peuples modernes (1874) : « le mérite d’un peuple qui colonise, c’est de placer la jeune société qu’il a enfantée dans les conditions les plus propres au développement de ses facultés naturelles, c’est, sans gêner son initiative, de lui aplanir la voie, de lui donner les moyens et les outils nécessaires ou utiles à sa croissance » (cité par Rist, Leroy-Beaulieu, 1874 : xii-xiii).

Une mission civilisatrice internationalisée

Après la fin de la Première Guerre mondiale, l’argumentaire permettant de légitimer l’intervention occidentale dans les territoires colonisés à travers l’idée d’une mission civilisatrice de l’Occident était bien implanté dans le discours politique de l’époque, et cela apparaît nettement dans le Pacte de la Société des Nations (SDN), signé dans le cadre du traité de Versailles le 28 juin 1919. Entre, d’un côté, la volonté des puissances coloniales de conserver leurs territoires outre-mer et, de l’autre, la forte opposition des États-Unis à l’annexion des zones occupées pendant la guerre aux empires coloniaux déjà existants, il semble que le meilleur compromis fut de mandater l’administration de ces territoires à une tierce-partie. C’est pourquoi l’article 22 du Pacte place les anciennes colonies allemandes et plusieurs territoires issus de l’ancien Empire ottoman sous la tutelle de différentes nations européennes au moyen d’un « système de mandats », formule ad hoc qui ne correspondait ni à l’annexion pure et simple des territoires aux empires des nations tutélaires, ni à une gouvernance directe exercée par la Société des Nations, mais bien à une situation d’entre-deux capable de satisfaire les deux partis. Ainsi, les premiers tiraient leur bonheur du fait qu’il s’agissait d’une légitimation du régime colonial chapeautée par une organisation internationale, et les seconds du fait que les opérations restaient malgré tout contrôlées par un organisme indépendant. Cependant, comme le remarque Rist, cette délégation du pouvoir colonial via la Société des Nations a comme conséquence directe de « légitimer l’internationalisation de cette intervention au nom de la civilisation considérée comme le patrimoine commun des États européens » (1996 : 99).

Portons notre attention sur les trois premiers points de l’article en question :

  • Les principes suivants s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent Pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission.
  • La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de Mandataires et au nom de la Société.
  • Le caractère du mandat doit différer suivant le degré de développement du peuple, la situation géographique du territoire, ses conditions économiques et toutes autres circonstances analogues.
    Le Pacte de la Société des Nations représente donc un nouveau moment dans l’ordre moderne-colonial, où la mission civilisatrice n’est plus menée de manière séparée par chaque puissance coloniale, mais bien de concert avec les autres nations européennes, dorénavant représentantes de « la civilisation » à titre égal et consensuelles mandataires du bien-fondé de cette mission. Bien plus encore, cet article officialise en quelque sorte l’évolutionnisme ambiant en utilisant pour la première fois dans la littérature internationale la notion de développement dans le but d’opérer une distinction objective entre les peuples. Le « degré de développement » est ainsi employé, comme le dit Rist, « pour justifier un classement des nations, tout en affirmant qu’il existe, au sommet de l’échelle, des nations développées » (ibid. : 103). Le « bien être et le développement de ces peuples », perçus comme « non encore capables de se diriger eux-mêmes », sont par conséquent confiés aux « nations développées », qui sous l’autorité internationale de la Société des Nations se chargeront de mener à bien cette « mission sacrée de civilisation ». Encore une fois, la domination coloniale est euphémisée dans un langage humanitaire à prétention universaliste ; les intérêts économiques et politiques sont voilés par les valeurs de « civilisation », de « bien-être » et de « progrès », et l’idée officiellement ratifiée d’une mission civilisatrice permet de légitimer l’intervention occidentale dans les autres civilisations du monde. Comme le résume Rist, « la conquête est injustifiable par des raisons d’intérêt. Qu’à cela ne tienne, il suffit de les taire et de les remplacer par un objectif vertueux et sacré, par une mission civilisatrice que personne ne saurait contester. Du coup, le fait accompli de la conquête – dont le bien-fondé pouvait être discutable – prend une valeur positive et il devient loisible de détruire des sociétés entières puisque c’est pour leur bien » (ibid. : 114). Désormais, « c’est au nom de cette “mission sacrée”, qui s’impose à tous de façon indiscutable, que l’on pourra [...] poursuivre l’entreprise coloniale » (ibid. : 104). L’internationalisation de la mission civilisatrice par l’intermédiaire de la Société des Nations n’enlève donc rien à l’idée d’une histoire universelle en vogue depuis la fin du XVIIIe siècle, mais continue d’y être attachée en projetant dans le discours politique de l’époque cette vision unilinéaire du monde dictant à chaque peuple la voie à suivre et inscrivant son mouvement historique dans un seul et même devenir correspondant à celui de la civilisation occidentale.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la montée d’une nouvelle superpuissance annonce la fin de la seconde période coloniale, et la « mission civilisatrice », qui était jusque-là l’expression caractéristique du discours colonial, laisse la place à un nouveau métarécit capable d’articuler l’imaginaire moderne à la nouvelle situation géopolitique internationale. Comme nous le verrons, c’est la notion de développement qui permet aux États-Unis d’asseoir son hégémonie dans le concert des nations tout en légitimant le mouvement de décolonisation et tout en prolongeant les mêmes principes universels qui servirent de guides à la domination occidentale durant la période coloniale.
Le développement : nouvelle mission civilisatrice de l’Occident

Même si la notion de développement fait une première apparition dans le discours politique international dans le Pacte de la Société des Nations en 1919, celle-ci ne prend l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui qu’à la suite du discours sur l’état de l’Union le 20 janvier 1949, prononcé devant le congrès américain par le 33e président des États-Unis, Harry S. Truman. Cela survient dans des circonstances bien particulières, où la fin de la Seconde Guerre mondiale donne lieu à l’émergence de deux nouvelles puissances cherchant à consolider leur domination au niveau mondial (Omar, 2012 : 46). C’est, comme le souligne Peemans, un « moment historique où on ressent une demande pour un nouvel “ordre des peuples et des gens” » (2002 : 43). Pour mettre en lumière les relations qu’il est possible d’établir entre l’élaboration des plans d’aide au développement et l’émergence des États-Unis comme nouveau pouvoir hégémonique, il convient donc de se pencher d’abord sur le contexte de la Guerre froide. Nous entendons montrer par là que la notion de développement survient à un moment charnière de la lutte entre deux « modèles civilisationnels », ce qui, d’un côté, fait du développement la pierre angulaire du projet civilisationnel occidental à l’international, et de l’autre, participe à la reformulation de la mission civilisatrice dans les termes plus contemporains d’un discours économico-technocratique, prenant comme point d’ancrage un bien-être humain assuré par l’industrialisation et la croissance.

Le point IV de Truman et le fondement des nouveaux critères de la coopération internationale

Plusieurs historiens associent le début de la Guerre froide à l’énonciation en 1947 de la Doctrine Truman, politique étrangère des États-Unis visant à aider financièrement la Grèce et la Turquie dans leur militarisation en prévoyance d’une menace soviétique (Bostdorff, 2008). Le climat de confrontation indirecte entre les deux nouvelles puissances escalade très vite, avec, du côté des États-Unis, la mise en place du plan Marshall plus tard la même année et avec la création de l’OTAN en avril 1949. Du côté de l’URSS, des mesures semblables entrent en vigueur avec quelques années de différence, comme le Pacte de Varsovie par exemple, signé en mai 1955. Le discours du président Truman est donc formulé en pleine Guerre froide, et cela témoigne des efforts des États-Unis pour établir des nouveaux critères capables de supporter symboliquement les fondements de l’ordre hégémonique émergeant. Dans ce contexte, il semble que le discours de Truman introduit la notion de développement dans le but d’organiser les relations internationales d’après une nouvelle grille. Ce qu’il propose, en effet, n’est rien de moins qu’une transformation radicale de la manière dont on se représente les relations entre l’Occident et le reste du monde.

Après le discours de Truman, la notion de développement remplace presque définitivement celle de civilisation dans les discours humanitaires ayant pour prétention de guider l’intervention des nations occidentales dans les autres régions du monde. Ce faisant, l’opposition entre colonisateurs et colonisés qui caractérisait jusqu’alors la relation entre l’Occident et le monde se dissipe au profit d’une nouvelle dichotomie opposant les nations dites « développées » aux nations « sous-développées ». Ainsi, ce « nouveau binôme », comme l’appelle Rist, « introduit l’idée d’une continuitésubstantielle” entre les deux termes, qui ne diffèrent entre eux que de façon relative » (1996 : 123). Tout comme l’idée de civilisation, qui, en tant que caractéristique universelle du devenir historique de l’humanité, avait la prétention impériale d’intégrer en son giron tous les peuples du monde, la notion de développement entend aussi s’appliquer à la totalité des civilisations humaines. Le « standard civilisationnel » qui guidait autrefois la mission civilisatrice de l’Occident réapparaît ici sous des nouveaux critères, répondant toujours à des principes universels, mais regroupés dorénavant en termes de « besoins humains » ne se basant plus sur les idéaux philosophiques des Lumières mais bien sur des nécessités biologiques, dont la satisfaction à long terme ne peut être assurée de manière durable qu’en suivant les injonctions à l’industrialisation et à la croissance énoncées par les institutions politiques internationales.

Sans plus tarder, penchons-nous maintenant sur le fameux « Point IV » du discours de Truman, où la notion de développement est présentée pour la première fois comme principe explicite de la coopération internationale. Voici un extrait :

Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l’histoire, l’humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager la souffrance de ces gens. [...]

Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de notre réserve de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en collaboration avec d’autres nations, nous devrions encourager l’investissement de capitaux dans les régions où le développement fait défaut. Notre but devrait être d’aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d’énergie mécanique afin d’alléger leurs fardeaux.

Nous invitons les autres pays à mettre en commun leurs ressources technologiques dans cette opération. [...] Cela doit constituer une entreprise collective à laquelle toutes les nations collaborent à travers les Nations Unies et ses institutions spécialisées pour autant que cela soit réalisable. Il doit s’agir d’un effort mondial pour assurer l’existence de la paix, de l’abondance et de la liberté. Avec la collaboration des milieux d’affaires, du capital privé, de l’agriculture et du monde du travail de ce pays, ce programme pourra accroître grandement l’activité industrielle des autres nations et élever substantiellement leur niveau de vie. [...] Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d’une plus grande production, c’est une mise en œuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne.

Ce n’est qu’en aidant ses membres les plus défavorisés à s’aider eux-mêmes que la famille humaine pourra réaliser la vie décente et satisfaisante à laquelle chacun à droit. (Traduit de l’anglais par Rist, 1996 : 118-120)

Pour Rist, ce discours constitue un véritable chef-d’œuvre : « il synthétise un certain nombre d’idées qui, manifestement, étaient conformes à l’esprit du temps ; il innove sur le plan conceptuel et propose une nouvelle manière de concevoir les relations internationales » (1996 : 120). De plus, en déplaçant les principes éthiques de l’intervention internationale d’un discours de type philosophique – comme c’était le cas du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle – à un discours de type pragmatique prenant pour base des conditions essentielles à toute vie humaine – telles la lutte contre la faim, la maladie et la misère –, le discours de Truman réussit à ancrer le développement dans une universalité encore moins discutable que ne pouvait l’être la mission de civilisation menée par la Société des Nations à peine quelques années auparavant. Ainsi, le développement se présente, tout comme la mission civilisatrice, comme une obligation morale pour les nations « développées », conçues comme les détentrices de savoirs techniques et scientifiques capables de libérer de sa détresse n’importe quel pays. Comme le remarque Rist, l’écart entre les nations est donc « construit de manière à justifier la possibilité – ou la nécessité – d’une intervention, car on ne saurait rester passif face au spectacle de la misère » (ibid. : 126). À partir du moment que l’on est prêt à reconnaître l’existence du « sous-développement », chose qui est loin d’aller de soi si ce n’est qu’en inscrivant au préalable sa propre réflexion dans le cadre de principes universels ou d’une histoire universelle, le développement se dévoile instinctivement non seulement comme la meilleure solution, mais encore comme « la seule solution possible » (ibid. : 127). À ce sujet, Rist écrit :

Du même coup, l’interrogation sur le « développement » deviendra impossible. Certes, il sera loisible de débattre de ses modalités, des moyens d’« accélérer la croissance » ou d’en répartir les effets de manière plus équitable, mais le caractère transitif du « développement » – c’est-à-dire l’intervention qu’il représente dans les affaires internes d’une nation – ne sera pas mis en cause : on ne s’attaque pas à une croyance qui détermine un programme visant au bonheur universel ; on ne parle pas de ce qui va de soi, tout au plus peut-on chercher à l’améliorer. (Rist, 1996 : 129)

Depuis son apparition dans le contexte de la Guerre froide jusqu’aux plus récents programmes d’aide internationale, la notion de développement correspond donc à une valeur hégémonique. Comme les idées du bien et du juste, il est difficile de s’opposer au développement à partir du moment où l’on identifie son contraire à des situations de souffrance comme la famine, la pénurie, les épidémies ou encore d’autres drames et catastrophes. Bien sûr, ailleurs que sur les carnets des conquistadors, des missionnaires et des développeurs de toutes sortes, jugeant, classant, évaluant les modes de vie traditionnels selon leurs propres critères, leurs propres valeurs et leur propre histoire, il n’existe pas de cas répertorié de populations qui vivaient dans un état de misère généralisée avant le début de l’ère coloniale. Rien n’empêche, cependant, que l’Occident continue, à travers l’universalisation de sa propre histoire, de portraire la persistance de ces modes de vie comme une entrave au « progrès ». Ainsi, comprend-on dans le discours de Truman, les sociétés traditionnelles ont une vie économique « primitive et stationnaire » qui ne saurait avoir de valeur d’après les nouveaux critères objectifs et rationnels du développement.

La solution proposée est donc d’exporter le modèle occidental au reste du monde. Par la mise à contribution des savoirs techniques et scientifiques, par l’encouragement des investissements étrangers, par l’industrialisation et la production de masse, l’objectif est d’aider les peuples « sous-développés » à « réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent ». Ici, comme c’était le cas lors de la période coloniale, l’occidentalisation du monde est vue comme la sortie d’un état de sous-humanité et d’ignorance. C’est alors que le développement se dévoile « comme un remarquable outil de néocolonisation de par sa dimension de pédagogie qui suppose aide et assistance » (Hours, 1998 : 66).

Depuis la fin des années 1940, comme le souligne Rist, il faudra environ vingt ans avant que le développement ne soit admis « comme le projet collectif de l’humanité toute entière » (Rist, 1996 : 130). Alors il se présentera comme une évidence incontournable de tous les discours visant à justifier l’intervention des nations occidentales dans les autres régions du monde. Par contre, comme nous l’avons mentionné, cela est loin d’aller de soi, et c’est la raison pour laquelle les stratégies de développement devront être repensées et reformulées constamment.

L’échec des politiques d’aide au développement et la succession de nouveaux modèles

Aujourd’hui, force est de constater que les politiques d’aide au développement se sont sondées par un véritable échec. Comme le remarque Sachs, « l’idée du développement se tient comme une ruine dans le paysage intellectuel. Délusion, déception, échecs et crimes furent les constants compagnons du développement et racontent une histoire commune : cela ne marcha pas » (1992 : 1). En nous penchant sur les données compilées par les Nations Unies, on note en effet une augmentation du taux de pauvreté dans le monde, une croissance exponentielle des inégalités et un accroissement de la malnutrition (Omar, 2012 : 44-45). Avec un recul de plus de 60 ans de pratiques d’aide au développement, nous sommes donc en mesure de nous demander si les échecs successifs de cette entreprise charitable ne seraient pas dus à autre chose qu’à un simple manque de moyens ou à une méconnaissance des populations cibles, comme le suggèrent certains anthropologues [1]. Ces difficultés ne sont pas étrangères aux discours des institutions internationales, et c’est pourquoi la notion de développement subit continuellement des remaniements depuis sa formulation initiale à la fin des années 1940.

En continuité directe de la mission civilisatrice de l’Occident, la première formulation du développement insiste sur la lutte contre les valeurs traditionnelles, perçues comme les « superstitions d’un autre âge » et comme le reflet de « mentalités arriérées » qu’il convient de dépasser le plus rapidement possible (Rist, 1986 : 5). La théorie de Rostow (1960) sur les étapes de la croissance économique s’inscrit dans cette lignée, qui perçoit le « retard » des pays « sous-développés » comme une conséquence de « la permanence d’institutions et de comportements traditionnels, conçus comme des freins au progrès, à la croissance et au développement » (Cardinal, 2010 : 12). Jusqu’aux années 1960, l’emphase est donc mise sur le développement des forces productives, sur la mise en valeur des ressources naturelles et sur une industrialisation accélérée devant aboutir, comme le prévoit la dernière étape de Rostow, sur une « consommation de masse ». Mais les limites de ce plan ethnocentré se ressentent rapidement, et dans les années qui suivent une réflexion critique sur les politiques d’aide au développement est entamée. Cela conduit à l’élaboration d’un développement plus auto-centré, avec, comme le souligne Rist, le recours à des « technologies intermédiaires » et à une « dissociation sélective du marché international » (1986 : 5). Déjà les prétentions à imposer le modèle américain aux autres civilisations du monde sont revues à la baisse, mais l’avènement du néolibéralisme change de nouveau la donne. Au courant des années 1980, et plus spécifiquement depuis la formulation du « Consensus de Washington » en 1989, les lourdes dettes contractées par les pays du Sud amènent les institutions internationales à adopter des politiques visant à promouvoir l’austérité. À partir de la fin des années 1980, le développement va donc de pair avec la rigueur budgétaire. Ainsi, « sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale, l’approche libérale, dans une version largement monétariste, retrouve une domination sans partage. Le paradigme développementaliste cède ainsi la place au paradigme du “Consensus de Washington” structuré autour du triptyque austérité-privatisations-libéralisation » (Varcellone, 2002 : 13), dont l’augmentation catastrophique de la pauvreté reste la plus notable conséquence. Un plan de développement en appelle donc un autre, et depuis les années 2000, celui-ci prend la forme d’une « lutte contre la pauvreté », comme en témoignent les nombreux discours des organisations internationales ces dernières années, à commencer par la « Déclaration du millénaire » des Nations Unies.

Par contre, derrière tous les problèmes que le développement peut réellement avoir comme prétention de régler, la brève généalogie que nous avons présentée nous amène à voir ce nouveau tournant d’un œil critique. Comme nous avons tenté de montrer, les universalismes occidentaux surgissent dans des contextes particuliers, où l’Occident cherche à légitimer son intervention auprès des autres civilisations humaines et d’après un ordre cosmologique unique, faisant du centre de l’économie-monde le parachèvement de l’espèce humaine. Pour cette raison, les questions que nous devons envisager de manière sérieuse sont les suivantes : le développement est-il seulement aussi universel qu’on le prétend ? Et qu’en est-il de la « lutte contre la pauvreté » ? S’agirait-il de nouvelles conceptions universalistes cherchant à justifier, une fois de plus, l’intervention sans scrupules de l’Occident sur le reste du monde ? La poursuite des objectifs de développement par les peuples colonisés ne serait-elle pas un cas exemplaire de ce que Anibal Quijano et Walter Mignolo appellent respectivement la « colonisation culturelle » et la « colonisation interne » ? Et à l’époque actuelle, pourquoi développe-t-on ? Au nom de quoi ? Qu’est-ce qui nous fait penser que cette entreprise-là est un « devoir », quelque chose d’évident pour n’importe qui aspirant au bien de l’humanité ? Quels sont les principes qui guident et légitiment ces actions ? Se pourrait-il qu’ils soient, eux aussi, le fruit d’une histoire qu’on aimerait mieux laisser loin derrière nous et oublier ?

Cet essai ne prétend pas donner une réponse définitive à ces questions, mais souhaitait avant tout générer une réflexion de fond visant à établir une certaine distance face à toutes ces notions qui nous habitent en propre et continuent d’exercer, encore aujourd’hui, une forte influence dans l’orientation de la coopération internationale et des politiques étrangères de nombreux pays.

Conclusion

En suivant les intuitions de Mignolo, cet essai a cherché à montrer comment les universalismes du continent européen, de leurs premières élaborations au courant du XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui, furent toujours formulés dans des conditions géopolitiques spécifiques, répondant à des intérêts particuliers ancrés dans la relation établie entre l’Occident et le reste du monde. Ainsi, au courant de la « mission chrétienne » du XVIe au XVIIe siècle, l’élargissement des frontières de l’humanité et l’intégration de l’Autre dans une même totalité humaine permit, tout en établissant les premières bases aux droits humains universels, de légitimer l’évangélisation et la mise sous tutelle des peuples colonisés par les empires européens. Plus tard, pendant la « mission civilisatrice » se déroulant du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » devint le nouveau « standard de la civilisation », critère permettant encore une fois aux empires européens de coloniser en toute bonne conscience, aussi convaincus étaient-ils de répandre les effets bienfaiteurs de la modernité et du progrès. Chaque période historique que nous avons étudiée coïncide avec la montée de nouveaux pouvoirs impériaux qui accompagnent l’élaboration de nouveaux critères universels capables d’assurer leur position centrale dans le nouvel ordre émergeant. L’élaboration de la notion de développement comme principe explicite de la coopération internationale dans le contexte de la Guerre froide n’est donc pas innocente, mais relève justement de cette reconfiguration symbolique correspondant à la recherche des États-Unis de nouveaux fondements capables d’asseoir son pouvoir hégémonique dans le concert des nations. Dans ce contexte, la continuité de la notion de développement avec la mission civilisatrice de l’Occident se comprend par le simple fait que celle-ci continue d’inscrire le progrès dans une vision chronologique unilinéaire conduisant nécessairement vers une situation qui correspond à l’état actuel de la civilisation occidentale, soit celle du capitalisme industriel de masse instauré dans la période suivant la fin de la 2nde Guerre mondiale. La notion de développement inaugure, comme l’écrit Omar (2012), « une nouvelle ère dans la gestion des relations internationales dans laquelle le rêve occidental du progrès s’est transformé dans une imagination hégémonique à une échelle globale » (Omar, 2012 : 47).

Or, à la lumière de ces réflexions, certaines questions se posent. Par exemple : jusqu’à quel point peut-on, en toute humilité, continuer d’affirmer la validité des droits humains universels après s’être sincèrement penché sur leur contexte d’élaboration, sur leurs liens étroits avec la période coloniale et sur les divers types d’ingérences qu’ils permirent de légitimer, hier comme aujourd’hui ? Se pourrait-il que derrière ces principes universels, comme le suggère Mignolo, la mission civilisatrice de l’Occident soit bel et bien vivante (1999 : 296-297), quoique considérablement reformulée sous le couvert de critères d’autant plus incontestables qu’ils s’inscrivent désormais dans la rationalité et dans l’objectivité même du monde ? Dans tous les cas, une chose reste sûre : avec le déplacement progressif du centre de l’économie-monde des États-Unis vers d’autres régions du monde, phénomène qui s’accompagne parallèlement d’une déterritorialisation progressive des rapports politiques et économiques de domination, la légitimation symbolique des interventions internationales risque fort probablement de subir à nouveau des changements.

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// Article publié le 24 avril 2017 Pour citer cet article : Joaquin Sabat , « Le développement est-il colonial ? », Revue du MAUSS permanente, 24 avril 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-developpement-est-il-colonial
Notes

[1Voir par exemple Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et développement : essai en socio-anthropologie du changement social, Paris : Karthala, 1995, 221 p.

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