La fatigue du désespoir ou comment le manque d’espoir peut devenir ennuyeux

Dans cet article qui date de 2016, l’anthropologue David Graeber fait le bilan de la politique néo-libérale au Royaume-Uni depuis Margaret Thatcher. Il examine ce bilan à la lumière des solutions proposées par la gauche de Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Pour l’auteur de « Dette : 5000 ans d’histoire », ce désespoir est la conclusion logique de la rationalité de la dette et de la morale d’un impératif catégorique du remboursement de la dette qui enferme les individus dans une logique d’austérité aussi bien financière qu’imaginative. Si certaines des prédictions de l’auteur ne se sont pas – ou pas encore – réalisées depuis lors, son diagnostic garde toute son actualité, comme les alternatives ici esquissées. En Grande-Bretagne et ailleurs...

Est-il possible de s’ennuyer par manque d’espoir ?
Il y a des raisons de croire qu’une telle chose commence à se produire en Grande-Bretagne. Appelons cela la fatigue du désespoir.
Depuis près d’un demi-siècle, la culture britannique, en particulier celle de la gauche, a fait du désespoir un art. C’est ici que « No Future for You » est devenu la devise d’une génération, puis d’une autre et enfin d’une autre encore. De l’effondrement de son empire à l’effondrement de ses villes industrielles, en passant par l’effondrement actuel de son État providence, le pays semblait explorer, jusqu’à épuisement, toutes les modalités possibles du désespoir : le désespoir comme rage, le désespoir comme résignation, le désespoir comme humour, le désespoir comme fierté ou plaisir secret.
La Grande-Bretagne semble vivre l’un des paroxysmes les plus étranges de l’autodestruction masochiste de l’histoire mondiale. Depuis la victoire des conservateurs en 2010, d’abord en coalition avec les libéraux-démocrates et maintenant de son propre chef, le gouvernement britannique a entrepris de détricoter systématiquement une bonne partie de ce qui rend la vie bonne et décente dans le pays. Les dirigeants conservateurs ont commencé par démolir le précieux système universitaire du Royaume-Uni, tout en considérant avec suspicion la plus grande source de fierté et de dignité nationale : le système de protection universelle du National Health Service. Tout cela se fait au nom d’une doctrine économique - l’austérité, l’impératif de la discipline budgétaire - à laquelle personne ne croit vraiment et dont tout le monde déplore les résultats (y compris le premier ministre David Cameron, qui a dénoncé en privé le déclin des services publics locaux), en réponse à une crise existentielle qui n’existe pas.
Comment est-ce arrivé ? Il semble que toute la classe politique se soit retrouvée piégée dans le récit étrangement réussi qui a porté les conservateurs au pouvoir après le krach de 2008 et les soutient encore après que ses conséquences aient dépassé toute humanité et tout bon sens.

Boom Crash Opera

Presque tous les gouvernements en place ont été mis à la porte après le krach, et la sensibilité politique de ceux-ci a largement déterminé le récit populaire sur les causes à l’origine du krach. Aux États-Unis, c’était la faute de George W. Bush, de sorte que le fardeau incombait aux PDG et aux gestionnaires de fonds que Bush avait l’habitude d’appeler, lors des campagnes de financement, sa « base ». Aucun d’entre eux n’a fait l’objet de poursuites, mais la plupart des Américains étaient convaincus qu’ils devaient l’être. Au Royaume-Uni, où le parti travailliste de Gordon Brown siégeait à Downing Street, tout le monde acceptait le récit de l’opposition selon lequel le krach britannique résultait de dépenses sociales irresponsables et de déficits publics. Pour les conservateurs, faire appel à une rhétorique du sacrifice partagé, de la nécessité de se serrer la ceinture voire de souffrance collective a touché une corde sensible dans la société britannique, surtout pour les électeurs de la classe ouvrière. Désormais presque entièrement dépouillés de tout sens de la communauté, du voisinage ou de la solidarité au travail par des décennies d’ingénierie sociale de droite, ils se sont souvenus des temps difficiles et du rationnement de la Seconde Guerre mondiale comme cette dernière fois que les Britanniques avaient agi avec un véritable but commun.
Les effets sociaux des compressions de dépenses - qui visaient toutes, soi-disant, à réduire le surendettement prétendument catastrophique - ont été dévastateurs. Les universités britanniques, qui, il n’y a pas si longtemps (comme dans la plupart des pays européens), étaient entièrement gratuites, sont devenues parmi les plus chères au monde. Les logements sociaux ont été saccagés, les subventions ont été supprimées et l’occupation de propriétés résidentielles a été rendu illégal au moment même où des dizaines de milliers de personnes étaient « explusées » de leur domicile. Être pauvre aujourd’hui, c’est être soumis à une évaluation, à une surveillance et à des enquêyes permanentes, et se trouver presque toujours en demande. Personne ne sait vraiment combien de milliers de personnes sont mortes à la suite de la chute libre de l’aide gouvernementale, mais il est possible de s’en faire une petite idée : entre décembre 2011 et février 2014, selon le ministère du Travail et des Pensions, 2 380 Britanniques qui recevaient des prestations d’invalidité ont été retrouvés morts six semaines au plus tard après avoir été informés qu’ils en perdaient le bénéfice en raison du fait qu’ils seraient « aptes au travail ».
L’une des raisons pour lesquelles cela a pu se produire est qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat public sur l’austérité elle-même. A aucun moment, par exemple, un grand journal télévisé n’a invité un panel d’économistes pour discuter de la question de savoir si la dette publique était vraiment la cause de la crise économique ou si l’austérité à l’européenne ou la relance budgétaire à la Obama seraient une réponse plus appropriée. Les seules questions qui se posaient étaient de savoir combien de coupes budgétaires étaient nécessaires et où elles devaient se réaliser. Ce récit conservateur sûr de lui a régné sans contestation, du responsable le plus rigide du Daily Mail à l’éminence la plus tranchante de la BBC (soi-disant socialiste), et toutes les représentants de l’autorité publique ont campé cette posture, alors même après que les effets immédiats de ces réductions budgétaires se sont révélées spectaculairement inefficaces. Alors même que la double récession devenait la triple récession, le chancelier conservateur George Osborne doublait la mise en faisant des promesses de plus en plus extravagantes (que tous les futurs gouvernements réaliseraient un excédent, que la Grande-Bretagne éliminerait complètement sa dette, etc). Et quand, après des années de misère abjecte, l’économie, inévitablement, a connu une légère embellie, tous ont immédiatement proclamé qu’Osborne avait eu raison.
Ce consensus, étrangement, n’a presque rien à voir avec les opinions des économistes professionnels. Presque tous les économistes britanniques ont compris que les déficits considérables de 2008 et 2009 avaient été causé par la crise bancaire, et non l’inverse. De même, tous ceux qui y prêtaient attention à ces questions savaient que les coupes dans les services publics pour « économiser de l’argent » réduisaient l’activité économique, et donc les recettes fiscales, et qu’elles avaient donc pour effet d’augmenter et non de réduire les déficits. La plupart d’entre eux ont également compris que les déficits n’étaient pas vraiment un problème au départ. Même l’opinion des économistes du courant dominant a soudainement été exclue du débat public. En 2012, le FMI avait publié des déclarations exhortant les Conservateurs à abandonner de tels types de politiques. Mais vous n’apprendrez jamais rien de tout cela du Times, de l’Observer ou de la BBC.
Comment une telle défiance, totale et verrouillée, à l’égard de la réalité a-t-elle pu être maintenue dans un pays où la presse est formellement libre et où la population est très instruite ? Dans une certaine mesure, on retrouve l’effet familier de bulle. Les politiciens, les journalistes, les lobbyistes, les PDG et les bureaucrates d’entreprise parlent rarement, sauf entre eux. Ils forment un univers intellectuel à part. Dans cet univers, les politiques économiques sont principalement conçues pour être « vendables » sur le plan politique ; la science économique existe surtout pour fournir des diagrammes et des équations suffisamment impressionnants pour être vendus. Les expressions « libre marché », « créateurs de richesse », « responsabilité personnelle », « sacrifice partagé », conçues dans les groupes de réflexion et de discussion, sont répétées comme des mantras jusqu’à ce que tout cela dépasse tellement le sens commun que personne ne se demande si tout cela a encore à voir avec la réalité sociale. Certes, la logique de la bulle ne peut être maintenue que par une certaine ignorance étudiée du fonctionnement réel de l’économie. Un sondage de 2014 a révélé, par exemple, que 90 % des députés, malgré tous leurs débats interminables sur la nécessité de réaliser des économies, ne savaient pas d’où provenait l’argent. Ils pensaient qu’il avait été créé par l’Admnistration britannique de la Monnaie.
L’effet de bulle n’est bien évidemment pas propre à la Grande-Bretagne. Le débat politique aux États-Unis, au Japon ou en Allemagne fonctionne à peu près de la même façon. Mais en Grande-Bretagne, les choses sont allées si loin que nous commençons à voir un effet classique d’auto-renforcement du mensonge. Quand la réalité consensuelle est complètement dissociée de la réalité effective, quand tant d’innocents en souffrent ou quand toute personne qui dénonce cet état de fait est dénoncé de façon constante et agressive comme Trotskiste ou un défenseur de la théorie de la terre plate, rompre le rang conduit à admettre que les cinglés avaient raison. Il n’y a rien qui répugnent davantage aux médias dominants.
Le divorce entre consensus et réalité est devenu si extrême que même les technocrates chargés de diriger le système ont commencé à crier au scandale. En 2014, les économistes de la Banque d’Angleterre, apparemment épuisés d’avoir à mener une politique économique dans un monde créé de toute pi èce et conçu uniquement pour le bénéfice des plus riches, ont publié une déclaration sur la « Création de monnaie dans l’économie moderne » qui a effectivement détruit toute la base théorique de l’austérité1. La monnaie, ont-ils fait remarquer, n’est pas créée par les gouvernements, ni même par les banques centrales, qui doivent veiller à ne pas susciter la crainte de favoriser l’inflation : elle est en fait créée par les banques privées qui accordent des prêts. Sans dette, il n’y aurait pas d’argent. Les économistes hétérodoxes post-keynésiens, régulièrement dénoncés comme des marginaux, avaient raison.
Aucun grand organe de presse n’a considéré cela comme une histoire plausible : les politiciens ont continué à prêcher leurs récits moraux sur les maux de la dette exactement comme ils l’avaient fait auparavant.

Une affaire de « classe »

Quelle est donc la véritable base de l’économie britannique ? C’est, après tout, la cinquième puissance mondiale.
Il est important de se rappeler qu’en dépit de nombreuses déclarations contraires, l’économie du Royaume-Uni, comme celle d’autres pays riches, est largement autosuffisante. Il y a encore des fermes, des usines, des mines, des pêcheries et des ateliers artisanaux, qui continuent à répondre à la plupart des besoins matériels du pays. Le sentiment de désindustrialisation de la Grande-Bretagne est dû en grande partie au déclin des usines géantes du milieu du siècle. Mais il s’agissait alors d’une anomalie : de l’apogée de la révolution industrielle à l’époque victorienne, lorsque la Grande-Bretagne dominait le monde en matière de production et d’innovation technologique, l’économie était dominée par une combinaison de haute finance et de petites entreprises familiales - tout comme elle l’est aujourd’hui.
Pourtant, la Grande-Bretagne ressemble à bien des égards à une économie impériale. Si elle exporte des machines, des produits pharmaceutiques, des plastiques, du pétrole et toute une variété de produits artisanaux de haute qualité, il lui en coûte beaucoup, beaucoup plus en termes matériels que cela lui rapporte. Nous devons donc poser une question simple : Pourquoi d’autres pays continuent-ils d’envoyer leurs marchandises en Grande-Bretagne ? Comment se fait-il que l’île parvienne à recevoir tellement plus du reste du monde qu’elle ne leur en donne en retour ?
La réponse conventionnelle est, bien sûr : « services financiers ». L’économie du Royaume-Uni tourne maintenant autour de son centre financier, la City de Londres, dont les plus grandes entreprises jouent un rôle énorme dans la coordination du commerce international. Les avantages de la ville ne sont en partie que ceux de Greenwich Mean Time : un milliardaire au Qatar ou à Mumbai peut appeler son courtier à Londres avec seulement quelques heures de décalage ; à New York, sans parler de la Californie, il faut probablement attendre le milieu de la nuit. De plus, le même milliardaire peut s’adresser à un courtier dont l’accent familier et rassurant d’Oxbridge2 lui donne l’agréable sensation d’avoir à sa disposition le petit-fils des anciens fonctionnaires coloniaux de son pays.
Il y a sûrement quelque chose de vrai là-dedans. Mais ce ne peut être toute l’explication. L’échelle est tout simplement trop grande. Est-ce que le Brésil ou la Corée envoient vraiment de gigantesques porte-conteneurs remplis d’acier, de voitures ou d’ordinateurs en Grande-Bretagne parce qu’ils sont charmés par les accents d’Oxbridge ou impressionnés par son talent en matière de paperasserie ? Parce que la paperasserie, après tout, n’est-ce pas ce que sont en fin de compte les « services financiers », et le Brésil et en Corée sont aussi très bons en la matière.
Un autre argument, courant dans les cercles de gauche, est que la Grande-Bretagne ne fait que récolter les fruits de sa position de lieutenant loyal de l’empire américain. Le « système financier » parrainé par les États-Unis est, comme l’ont soutenu des économistes comme Michael Hudson, en grande partie un système d’extorsion, un moyen d’extraire quelque chose sinon identique, du moins très semblable à un tribut impérial. La Grande-Bretagne, ainsi comprise, pourrait alors être considérée comme facilitant ce processus au sein de ses propres anciens territoires impériaux, peut-être dans le but caché de renier ses allégeances à la Chine et à l’Inde le moment venu. Il y a sans doute quelque chose de vrai ici aussi, mais une fois encore, ce n’est pas une explication complète. Au Royaume-Uni, la « finance » repose avant tout sur le secteur immobilier, et la bulle immobilière qui alimente la City est elle-même alimentée par le fait que presque tous les milliardaires dans le monde estiment devoir entretenir au moins un appartement, et le plus souvent une maison, dans un quartier à la mode de Londres. Pourquoi ? Il y a beaucoup d’autres villes modernes très cossues dans le monde dont la plupart ont un climat nettement plus attrayant. Pourtant, plus encore que, disons, New York ou San Francisco, l’immobilier londonien est devenu, à l’instar des bons du Trésor américain, une monnaie fondamentale de l’internationale des plus riches de la planète.
C’est quand on pose de telles questions que l’économie et la politique deviennent indissociables. Ceux qui ont enquêté sur la situation constatent que l’attrait de Londres - et par extension, celui de la Grande-Bretagne - repose sur deux facteurs. Tout d’abord, les oligarques russes ou les princesses saoudiennes savent qu’ils peuvent obtenir à peu près tout ce qu’ils veulent à Londres, des candélabres antiques et des appareils d’espionnage high-tech aux nounous à la Mary Poppins pour leurs enfants, aux homards frais livrés en vélo au petit matin et à toutes sortes de services sexuels, de musique et de nourriture exotique. En outre ces produits seront livrés par une population ouvrière joyeuse, créative et soumise qui, s’appuyant sur des siècles de tradition, sait exactement comment devenir majordome. Le deuxième facteur est la sécurité. Si l’on est un nouveau riche magnat de l’immobilier ou un négociant de diamants de Hong Kong, Delhi ou Bahreïn, on sait très bien qu’à la maison, tout peut terriblement mal tourner : révolution, revirement soudain de la politique gouvernementale, expropriation, troubles violents. Rien de tout cela ne pourrait arriver à Notting Hill ou à Chelsea. Tout changement politique qui affecterait de manière significative les plus riches a été effectivement retiré de la table avec la Révolution glorieuse de 1688.
En d’autres termes, la défaite historique et l’humiliation des classes ouvrières britanniques sont désormais le principal produit d’exportation de l’île. En organisant l’ensemble de l’économie autour de la bulle immobilière qui en résulte, les conservateurs ont fait en sorte que la majeure partie de la population britannique soit consciente, du moins tacitement, que c’est précisément l’attrait mondial du système de classes sociales anglais – y compris le mépris des diplômés d’Oxbridge au Parlement qui se moquent du retrait prochain des allocations logement – qui maintient également les chaussures, la bière et l’électronique qui arrivent dans notre pays à un prix abordable. C’est un dilemme impossible. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens se tournent vers des populistes cyniques de droite comme l’UKIP, qui manipulent l’indignation qui en résulte en alimentant la colère contre les ouvriers du bâtiment polonais au lieu des oligarques russes, contre les conducteurs bangladais à la place des princes qatari, et contre les porteurs antillais et non les magnats de l’acier brésilien.
Cette commercialisation de l’asservissement de classe est l’essence même de la stratégie économique des conservateurs. L’industrie peut être détruite et le système universitaire transformé en terrain de jeu pour les riches, mais même si cela conduit à un effondrement de la technologie et de l’économie de la connaissance, le résultat final ne fera que sceller plus fermement le système de classe qui produit les politiciens conservateurs : l’Angleterre n’aura littéralement rien d’autre à vendre.
Les politiques New Labour de Tony Blair qui, malgré la base de financement issue de la la classe ouvrière du Parti travailliste, représentaient essentiellement les sensibilités des classes des professions libérales, ont tenté de forger une vision alternative. Pour les blairistes, l’avenir du Royaume-Uni réside dans ce qu’ils appellent les « industries créatives ». Le Royaume-Uni n’avait-il pas, régulièrement depuis les années 60, produit des vagues de musique populaire et de culture de la jeunesse qui avaient balayé le monde et rapporté des milliards de dollars en revenus directs et indirects ? Cela a dû sembler un stratagème plausible dans les années 90, mais il a échoué parce que les blairistes avaient une compréhension complètement erronée de l’origine de la créativité culturelle.
Ils ont naïvement supposé que la créativité était essentiellement un phénomène de classe moyenne, le produit de gens comme eux. En fait, presque tout ce qui est sorti de la culture britannique au cours du siècle dernier, du music-hall aux kebabs de rue, en passant par la comédie, le rock’n’ roll et la scène rave, a été avant tout un phénomène populaire. Essentiellement, io s’agissait de ce que la classe ouvrière créait quand elle ne travaillait pas vraiment. La naissance de la culture populaire britannique dans les années 60 est entièrement due à la générosité de l’État-providence britannique de l’époque. Il y a une raison pour laquelle dans l’argot rimé Cockney, le mot pour « dole3 » est « rock’n’ roll » (« il s’est fait virer, il est de nouveau rock’n’ roll ») : nombre de grands groupes de rock du monde ont vécu à leur début au moins quelques années grâce aux allocations chômage. Les blairistes ont été assez stupides pour combiner leur promotion de « Cool Britannia » avec des réformes massives de l’aide sociale, ce qui a effectivement conduit à ce que ce projet explose en vol : presque tous ceux qui avaient le potentiel pour devenir le prochain John Lennon doivent désormais passer le reste de leur vie à empiler des caisses pour les supermarchés Tesco, comme les y obligent les nouvelles formes de conditionalité des aides sociales.
En fin de compte, tout ce que les blairistes ont réussi à produire, c’est un secteur de marketing de classe mondiale (puisque c’est ce que les classes moyenne savent faire). A part ça, elles n’avaient rien d’autre à offrir.

Retour vers le Futur

Tout cela peut sembler irrémédiablement sombre. Il est ainsi d’autant plus surprenant que la principale réaction de la gauche, qui a commencé timidement avec le mouvement étudiant de 2010 et qui explose maintenant partout, a pris la forme d’une vague d’optimisme presque insolent et un retour (certes hésitant) à une vision utopique. C’est pourquoi j’ai commencé par parler de « fatigue du désespoir ». On commence à se rendre compte que si la Grande-Bretagne veut entrer à nouveau dans l’histoire - s’il doit y avoir une vision grandiose et positive pour son avenir - cette vision ne peut venir que de la gauche.
En fin de compte, les visions des conservateurs et des nouveaux travaillistes ne sont pas des visions du tout. Il est vrai qu’à l’époque de Thatcher, et même dans une certaine mesure à celle de Tony Blair, les réformateurs du marché ont réussi à se faire passer pour de véritables révolutionnaires. Mais plus personne ne défend aujourd’hui une telle affirmation. Un intérêt de pure forme est accordé à l’idée que les zéoltes du marché sont jeunes, enthousiastes et technophiles, et que ceux qui défendent les vestiges de l’État-providence sont une bande de vieux aigris qui ronchonnent dans les pubs. Ce faux-semblant devient de plus en plus creux lui-aussi. Ayant atteint leur réalité consensuelle, la seule chose que les classes politiques ont encore à faire, c’est d’en assurer la pérénité. Tout le monde sait que les conservateurs ont de l’influence précisément parce qu’ils ont convaincu le public qu’ils sont réellement conservateurs ; leur légendaire « compétence » se résume en fait à l’argument qu’eux seuls peuvent réussir à maintenir les choses en l’état, à peu près comme elles existent actuellement, avant l’arrivée d’une catastrophe inévitable dont on ne connaît pas les contours précis.
Pendant ce temps, dans les rues et dans les logements sociaux, la Grande-Bretagne subit un changement radical, une véritable efflorescence de résistance. Il est très difficile d’en connaître l’ampleur réelle car, contrairement aux générations précédentes, les médias refusent en grande partie d’en parler. C’est peut-être parce que lorsqu’ils le font, les résultats sont rarement ceux auxquels ils s’attendent. Le 9 mai 2015, le lendemain de la proclamation de la victoire des conservateurs aux élections, avant même l’annonce de l’inévitable nouveau cycle de réduction budgétaires, il y eut une brève émeute devant les bureaux du premier ministre au 10, rue Downing. Des centaines d’activistes étudiants se sont heurtés à la police ; plusieurs d’entre eux, après avoir reçu des coups de poing et des coups de pied d’agents en uniforme, ont riposté ; des bombes de peinture ont été lancées, des fusées éclairantes ont explosé et le mémorial des femmes de la Deuxième Guerre mondiale était recouvert du slogan familier « Fuck Tory Scum ». Les rédacteurs en chef du tabloïd de droite The Daily Mail ont décidé que l’humeur du public était telle qu’il serait peut-être possible de faire un reportage, et ils ont publié un grand nombre de photos spectaculaires sous le titre « Une Foule d’Anarchiste Planifie l’Eté de la Violence ». En l’espace de vingt-quatre heures, ils ont été horrifiés de découvrir, dans la section des commentaires, qu’un message sur cinq se prononçait en faveur de cette « violence anarchiste ». Même la « profanation » du mémorial n’a pas soulevé beaucoup de protestations. Après tout, la plupart des Britanniques savent très bien que la première chose que les anciens combattants ont faite, à leur retour de la guerre, a été d’évincer le gouvernement conservateur de Churchill et de voter pour celui qui avait promis de présider à la création d’un État providence moderne. C’est précisément ce travail que les habitants actuels de Downing Street tentent de démanteler. Les émeutiers défendaient simplement l’héritage de ces anciens combattants et énonçaient ce qu’ils diraient probablement eux-mêmes s’ils étaient encore vivants.
Entre les occupations étudiantes, les occupations de logement, les actions de rue et la renaissance du syndicalisme radical, il y eut une montée sans précédent de la résistance. Mais plus important encore, cette mobilisation a commencé, de façon hésitante, à adopter un esprit très différent de celui des actions désespérées de l’arrière-garde des années passées. Après tout, même les légendaires émeutes électorales et fiscales qui ont délogé Thatcher étaient soit rétrogrades, soit amères et nihilistes. Les slogans de Guerre des Classes (« La question royale : pendre ou tirer ? ») étaient peut-être d’une provocation charmante, mais guère utopique.
C’est là qu’intervient la notion de lassitude du désespoir.
On pourrait dire que ces débuts étaient déjà visibles dans la culture populaire. En témoigne l’émergence de l’école socialiste écossaise de science-fiction, qui, après le dystopianisme implacable des années 70, 80 et 90, a ouvert la voie à une tendance plus large en jouant une fois de plus avec un avenir rédempteur. Puis il y a eu le Steampunk, sans doute la tendance contre-culturelles la plus originale, une sorte de futurisme victorien maladroit plein d’ordinateurs et de dirigeables à vapeur, de cyborgs à chapeau haut de forme, de villes flottantes alimentées par des bobines Tesla, et une variété infinie de technologies qui ne s’étaient jamais réellement développées. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence universitaire sur le sujet et de m’être demandé : « D’accord, je comprends la partie vapeur, c’est évident, mais... quel est le rapport avec le punk ? » Et puis ça m’est venu à l’esprit. No future ! L’ère victorienne était la dernière fois que la plupart des britanniques croyaient vraiment en un avenir axé sur la technologie qui allait mener à un monde non seulement plus prospère et égalitaire, mais aussi plus amusant et excitant. Puis, bien sûr, vint la Grande Guerre, et nous avons découvert à quoi le XXe siècle allait vraiment ressembler, avec son alternance monotone de terreur et d’ennui dans les tranchées. Le Steampunk n’était-il pas une façon de dire : ne pouvons-nous pas simplement revenir en arrière, considérer tout le siècle dernier comme un mauvais rêve, et recommencer à zéro ?
Ne s’agit-il pas d’un moment nécessaire pour repartir à zéro avant d’essayer d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler un XXIe siècle véritablement révolutionnaire ?

Sur le corbofuturisme

Les premiers remous sont venus, comme il se doit, d’Écosse, où en 2015, le Parti national écossais a fait le ménage des sièges du Parlement, mettant en oeuvre un programme explicitement socialiste et anti-austérité et rejetant un Parti Travailliste tiède qui ne voulait pas remettre fondamentalement en question le programme conservateur. Mais le vrai tremblement de terre s’est produit quelques mois plus tard, avec la montée apparemment inexplicable de Jeremy Corbyn et de son chancelier de l’ombre John McDonnell à la tête du Parti travailliste à Westminster même. Aux yeux des médias, qui, même s’ils sont ostensiblement à gauche comme le Guardian, sont absolument et inconditionnellement hostiles à la nouvelle équipe travailliste, leur succès est lui-même le résultat d’un désespoir politique : ceux qui pleurnichent dans les pubs ont abandonné l’idée de gagner les élections et ont craché sur le système entier en élisant l’un des leurs. Et c’est vrai, la nouvelle direction travailliste est composée de véritables radicaux. Corbyn et McDonnell représentent l’aile militante du Parti travailliste - jusqu’à tout récemment, une très petite faction, composée au mieux d’une demi-douzaine de députés. Ils ont régulièrement soutenu et même participé aux mobilisations populaires.
Je ne parle pas seulement des rassemblements ici. Je peux en témoigner moi-même. Lorsque, à l’été 2014, des militants des « Handicapés contre les Coupes Budgétaires » se sont enchaînés à la « pelouse du sanctuaire » de l’abbaye de Westminster pour tenter en vain d’attirer l’attention des médias sur la fermeture du « Fonds pour la Vie Autonome » (Independent Living Fund) qui promettaient de laisser encore plus de personnes handicapées sur le carreau, McDonnell et moi-même étions dans l’équipe qui transportait des piles de rechange pour leur fauteuil roulant. M. Corbyn et lui appuient tous deux ouvertement une philosophie qui insiste sur le fait que le changement social ne peut jamais provenir uniquement de la politique électorale, mais seulement d’une combinaison de mobilisation politique, de syndicalisation et, selon l’expression malicieuse de McDonnell, « ce que nous appelions autrefois « insurrection « , bien que de nos jours nous la nommons poliment »action directe" ». On ne peut qu’imaginer l’horreur qui s’en est suivie au sein de l’establishment politique lorsque ces personnes ont soudainement été catapultées à des postes de direction au sein de l’un des deux principaux partis du pays. De leur point de vue, ce n’est pas comme si Bernie Sanders avait pris le pouvoir sur le Parti démocrate. C’est plus comme si elle avait été annexée par une combinaison de Noam Chomsky et Abbie Hoffman.
Comment est-ce arrivé ? Dans l’immédiat, l’ascension de Corbyn était précisément le produit de l’étrange bulle conceptuelle dans laquelle la classe politique britannique opère. Les blairistes qui dominent le Parti travailliste étaient si désireux de briser tout pouvoir restant des syndicats et étaient tellement convaincus que leur bon sens était commun à tous qu’ils ont décidé que la meilleure façon de le faire était de changer les règles et de permettre au chef du parti d’être élu par vote populaire. Il ne leur est jamais venu à l’esprit qu’un pourcentage important de membres d’un parti politique encore ostensiblement de gauche pourrait en fait réagir positivement aux valeurs de gauche. Dans la foulée de la victoire des conservateurs, McDonnell, du moins si l’on en croit l’histoire, a convaincu un nombre suffisant de députés blairistes d’appuyer un candidat de gauche à la tête du parti pour « élargir le débat », ce qui a été équilibré de l’autre côté par leur propre candidate pro-business, Liz Kendall - une favorite des experts anglais notoirement mal informés. Puis, ces mêmes délégués ont regardé, la mâchoire relâchée, alors que Corbyn recueillait 59,5 % des suffrages sur un total de quatre candidats, le plus grand glissement de terrain jamais remporté par un candidat à la direction syndicale (Kendall est arrivée dernière avec 4,5% des voix.)
D’une part, les experts avaient probablement raison : la Corbynmania n’était qu’un moyen de faire un bras d’honneur à l’establishment. L’attrait de l’homme repose en grande partie sur une absence totale de charisme conventionnel. Il n’a aucun talent rhétorique. Il vous dit simplement ce qu’il pense. Dans un domaine politique, si corrompu qu’il semble souvent que l’éventail moral des personnalités publiques va du calcul cynique à l’abus d’enfants, l’idée qu’un homme véritablement honnête puisse se présenter avec succès à une fonction publique était une sorte de révélation. Corbyn est enraciné dans la tradition socialiste, mais n’a pas d’idéologie ou d’agenda spécifique. Voter pour lui, c’est simplement voter pour un ensemble de valeurs. Ceux qui l’ont soutenu savaient que ce n’est qu’après l’élection que le vrai travail commencerait, à savoir comment (ou même, si) il était possible pour les politiciens et les militants de rue de mettre en synergie leurs efforts sans se coopter ou se détruire ; quel modèle économique la gauche peut opposer au marketing de soumission de classe des conservateurs, et quelle pourrait être une « nouvelle politique » basée sur une participation populaire au processus décisionnel. Il reste encore beaucoup à faire, et l’ensemble du projet pourrait bien faire naufrage, laissant la gauche complètement vaincue pour de nombreuses années . Certes, l’ensemble des médias et de l’establishment du parti ont clairement indiqué qu’ils sont prêts à faire presque tout pour renverser les résultats de l’élection à la direction. Mais trois choses donnent des raisons d’espérer.
Premièrement, si un réalignement général de la politique britannique était vraiment en cours, c’est probablement ce à quoi il ressemblerait. Le rôle de la Banque d’Angleterre est crucial à cet égard. Elle s’est toujours considérée comme un précurseur. Du milieu à la fin des années soixante-dix, l’adoption soudaine et inattendue par la Banque d’Angleterre de modèles économiques monétaristes a ouvert la voie à la révolution Thatcherite ; et Thatcher, il faut le rappeler, était considérée comme une rebelle provocatrice au sein de son propre parti à l’époque comme Corbyn aujourd’hui. Il est donc possible qu’un parallèle étrange soit en train de s’établir.
Deuxièmement, la nouvelle direction travailliste a devant elle une voie assez claire vers le pouvoir. L’économie actuelle du Royaume-Uni repose sur une bulle immobilière artificiellement entretenue, et les bulles éclatent invariablement. Les travailleurs ont quatre ans avant les prochaines élections. La probabilité qu’il n’y ait pas de crise économique au cours de ces quatre années est infinitésimale. Pour les Corbynites, la tâche est double : premièrement, créer un récit sur les dangers de la dette privée de la même façon que les conservateurs l’ont fait pour la dette publique, afin que les conservateurs soient fermement accusés (d’autant plus facilement, peut-être - ou peut-être pas - que ce récit sera vrai) ; et deuxièmement, et plus difficile, demeurer à la tête des travaillistes, résister à tout coup interne des Blairites, jusqu’au déclenchement de l’inévitable crash.
Enfin, le fait même que Corbyn incarne une sorte de tabula rasa a inspiré une vague de visions contradictoires, une concaténation fébrile de nouveaux modèles économiques et politiques rivalisant pour capter l’attention, révélant à quel point les visions de gauche de l’avenir pourraient être riches et diverses. Il ne s’agit pas seulement de l’arrivée prévisible des « lumières économique » dans la cour du nouveau chancelier de l’ombre - de Joseph Stiglitz et Ann Pettifor, de Yanis Varoufakis et de Thomas Piketty. Des idées véritablement radicales sont débattues et proposées. La gauche devrait-elle poursuivre le processus d’accélération, pousser les contradictions du capitalisme plus avant avec une croissance et un développement rapides, ou devrait-elle viser un changement total des valeurs et une décroissance radicale ? Ou devrions-nous nous diriger vers ce que Novara, l’initiative médiatique issue du mouvement étudiant de 2010, a commencé à qualifier joyeusement de FALC - Fully Automated Luxury Communism4 - grâce à des technologies prometteuses comme l’impression 3D pour viser un monde de réplicateurs de style Star Trek où tout serait gratuit ? La banque centrale doit-elle mettre en place un « assouplissement quantitatif pour le peuple », ou une politique de revenu universelle pour les citoyens, ou doit-on suivre la voie de la théorie moderne de la monnaie et des garanties universelles de l’emploi ?
Tout cela se poursuit alors que les paradigmes économiques existants - même lorsqu’ils ne sont pas simplement mobilisés pour justifier des politiques conçues à des fins purement partisanes - ne sont plus pertinents par rapport aux problèmes auxquels l’humanité est réellement confrontée, en Grande-Bretagne ou ailleurs. Il est vrai que la plupart des économistes du courant dominant sont capables de voir au-delà des absurdités évidentes, comme les justifications proposées pour l’austérité budgétaire. Mais la discipline tente toujours de résoudre ce qui est essentiellement un problème du XIXe siècle : comment répartir les ressources limitées de manière à optimiser la productivité pour répondre à la demande croissante des consommateurs.
Les problèmes du XXIe siècle risquent d’être tout à fait différents : comment, dans un monde où la productivité pourrait monter en flèche et la demande de main-d’œuvre diminuer, sera-t-il possible de maintenir une répartition équitable sans détruire en même temps la nature ? Le Royaume-Uni pourrait-il devenir l’un des pionniers d’une telle nouvelle donne économique ? Les nouveaux dirigeants travaillistes font les premiers pas : ils appellent à de nouveaux modèles économiques (« socialisme avec un iPad ») et cherchent des alliés potentiels dans l’industrie high-tech. Si nous nous dirigeons vraiment vers un avenir de production décentralisée, de taille réduite, high-tech et robotisée, il est fort possible que les traditions particulières du Royaume-Uni en matière de petite entreprise et de science amateur - qui ne l’ont jamais rendu particulièrement adapté aux conglomérats bureaucratisés géants qui ont si bien réussi aux États-Unis et en Allemagne, dans leurs manifestations capitalistes ou socialistes - puissent se révéler tout particulièrement appropriés. C’est un pari colossal. Mais c’est à cela que ressemble le changement historique.

// Article publié le 2 mai 2019 Pour citer cet article : David Graeber , « La fatigue du désespoir ou comment le manque d’espoir peut devenir ennuyeux  », Revue du MAUSS permanente, 2 mai 2019 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?La-fatigue-du-desespoir-ou-comment-le-manque-d-espoir-peut-devenir-ennuyeux
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