Intelligence artificielle et mentalité primitive

Actualité de quelques concepts lévy-bruhliens

En s’appuyant sur Lévy-Bruhl, Paul Jorion précise les contours de la mentalité primitive : elle opère par classement « en vrac » de notions selon l’équivalence de la réponse émotionnelle qu’elles suscitent. Il nous rappelle au passage que de ce point de vue nous sommes parfois des primitifs.

Cet article a paru initialement dans la Revue Philosophique, 4, 1989 : 515-541. Nous remercions Paul Jorion de nous avoir autorisés à le publier.

Lévy-Bruhl offrit à l’ethnologie l’objet d’étude le plus central à son entreprise intellectuelle : l’anthropologie des modes de pensée. Que l’ethnologie n’ait pas jusqu’ici tiré pleinement parti de cet objet s’explique par de multiples raisons liées à ce que les Allemands appellent les « intérêts » de la discipline, c’est-à-dire les enjeux qu’elle doit à son enracinement social. Qu’une science de l’Homme - elles étaient qualifiées il y a peu encore de « sciences morales » - ait des objectifs cachés autres que le progrès du savoir, on laissera aux Alcestes contemporains le soin de s’en émouvoir.

Du parti-pris de l’« unité psychique de l’Homme », si convenant quand il fallut apporter des arguments intellectuels à la tâche - effectivement louable - de la décolonisation, à la justification a posteriori de l’« observation participante » comme méthode princeps de l’ethnologie, les facteurs s’opposant à un examen objectif et émotionnellement neutre de la diversité des modes de pensée conduisirent rapidement l’ethnologie à se placer en orbite plus ou moins excentrique autour de ce qui aurait dû être sa question focale.

Arrêtons-nous un moment sur ces facteurs de résistance. Il est certain par exemple que l’hypothèse de la discontinuité entre modes de pensée apparut peu charitable aux ethnologues dans un contexte où il leur revenait de défendre la dignité des peuples colonisés contre une opinion confite dans le préjugé et convaincue du caractère avéré de l’infériorité biologique des représentants des sociétés « primitives » Il leur semblait que le soutien de la thèse d’une coupure radicale entre les mentalités pouvait contribuer à affaiblir une autre thèse, celle du caractère à la fois souhaitable et inéluctable de la décolonisation - cause qui leur tenait à coeur à titre personnel, et qui correspondait à l’engagement « philanthropique » de la discipline tout entière. Dans cette optique, et même si elle constituait la source inépuisable de tous les paternalismes, la thèse de l’homogénéité de la pensée permettait d’envisager une évolution positive des peuples « arriérés » par l’élimination progressive de l’erreur de leurs façons de raisonner.

Le deuxième facteur qui encourageait les anthropologues à supposer l’existence d’un continuum entre les mentalités était d’ordre plus pragmatique : la pratique même de l’ethnographie de terrain signifiait qu’un certain dialogue était possible de facto entre observateur et observés. Comme il était peu plausible que la communication constatée reposât entièrement sur le malentendu, il était au moins vraisemblable de supposer que la mécompréhension éventuelle fût d’ordre quantitatif - une question de degré - et non d’ordre qualitatif - le fruit d’une coupure radicale.

Le troisième facteur qui intervint était d’ordre plus circonstanciel. La question de la mentalité primitive s’était posée essentiellement à propos de l’Aborigène australien et les auteurs avaient été nombreux (Durkheim & Mauss [1901-1902] 1969 : 401 ; Mauss [1923] 1969 : 128 ; Lévy-Bruhl 1935 : 215) pour insister sur le fait que seule la pensée de celui-ci constituait une alternative radicale à la nôtre. Or, dans les années 1910 et 1920, en raison des accidents des politiques coloniales, le champ d’exercice de l’anthropologie se déplaça massivement vers l’Afrique et l’on vit alors - dans un immense malentendu - un nombre considérable d’ethnologues « réfuter » la thèse de la mentalité primitive à partir d’exemples africains pour laquelle elle n’avait nullement été conçue au départ.

Or, quelque soient les préventions ou les aveuglements plus excusables, la question de la diversité ou non des modes de pensée constituait en droit un prolégomène à toute ethnologie théorique. Autrement dit, l’ethnologie n’aurait pas dû entériner sans plus la constatation pragmatique d’un commerce effectif entre membres de nos cultures et membres de cultures autres : elle aurait dû envisager la nature éventuellement purement phénoménale de ce commerce, c’est-à-dire, prendre en considération l’existence éventuelle d’un malentendu essentiel à cette occasion. Jamais l’observation participante n’aurait dû être considérée justifiée a priori par l’apparence d’une compréhension empathique. C’est le refoulé généré par cette méconnaissance qui fait aujourd’hui retour dans l’accusation mortifère posée par l’anthropologie herméneutique : que le protocole de terrain se soit toujours confondu avec la fiction romanesque, que l’ethnologue soit advenu là où était l’explorateur (cf. Jorion 1989).

Bien entendu, l’ethnologie ne fut pas seule parmi les sciences morales à se lancer tête baissée sur un objet d’étude « spontané », sans s’être interrogée d’abord sur la nature éventuellement illusoire de la compréhension empathique immédiate qu’elle en avait : à la rigueur ascétique de l’Université médiévale succéda la « bonne volonté » brouillonne de l’Esprit des Lumières, à la prudence succéda l’enthousiasme, à la méfiance envers les termes succéda la confiance sans bornes dans la réalité objective... et la méconnaissance éclata en bouquet [1].

Il n’est pas surprenant dans ces conditions que loin d’être le centre de la réflexion théorique de l’ethnologie, l’anthropologie des modes de pensée en constitue la marge, réalimentée à intervalles réguliers par l’interrogation non des ethnologues eux-mêmes mais des philosophes, deux noms illustrant l’aiguillonnage efficace qu’opérèrent ceux-ci : Lévy-Bruhl sur le mode sérieux et Quine sur le mode de la farce offensante [2]

Que l’anthropologie théorique progresse par sa formalisation, seuls s’en gaussent aujourd’hui ceux pour qui les illusions de la compréhension ethnographique empathique signalent la nature nécessairement illusoire de tout savoir anthropologique. Les intérêts de l’ethnologie veulent, par exemple, que pour être devenue science, l’anthropologie de la parenté a cessé d’intéresser les ethnologues. Cette observation est instructive pour la « sociologie de l’ethnologie », elle est sans portée quant à la positivité réalisée de l’anthropologie de la parenté et son accession au statut de science (Langham 1981 ; Jorion 1984 ; 1986 ; Jorion & De Meur 1986).

Que l’anthropologie des modes de pensée puisse accéder elle aussi à la formalisation, c’est là un fait qui n’avait pas encore été envisagé : l’ensemble des discussions qui ont eu lieu jusqu’ici l’ont en effet été sur le mode purement discursif de la doxa. Si la situation évolue en ce moment, c’est en raison de l’irruption des intérêts d’une autre discipline dont la problématique pratique la conduit aujourd’hui à annexer les minces acquis de l’anthropologie des modes de pensée. Cette discipline, c’est l’intelligence artificielle. Elle apporte à l’anthropologie des modes de pensée comme sa dot, les langages de programmation déclaratifs tels Lisp ou Prolog qui fournissent un moyen rigoureux - bien que non dépourvu de ses propres effets de leurre - de formalisation de la pensée.

Que peuvent apporter à l’intelligence artificielle les contributions de Lucien Lévy-Bruhl à l’anthropologie des modes de pensée ? Elles permettent que se mette en place une perspective comparative dans laquelle s’éclaire le fonctionnement de la pensée occidentale moderne dont nous avons fait l’étalon du comportement intelligent d’une machine - faute de savoir avec exactitude ce que serait une autre pensée.

La thèse développée ici est que certains concepts lévy-bruhliens, et en particulier ceux de participation et d’appartenance, indiquent la voie d’une compréhension améliorée de la pensée occidentale contemporaine en tant que celle-ci est contrainte par la structure des langues que nous parlons - au sens où Lacan renvoie à celles-ci comme à lalangue pour chacun de ses locuteurs [3]. Cette meilleure intelligence peut se révéler cruciale au progrès de la partie de l’intelligence artificielle qui porte plus spécifiquement sur la représentation des connaissances.

Par « intelligence artificielle » j’entends ici l’ensemble des techniques informatiques dont l’objectif est de doter une machine électronique de comportements qui seraient jugés « intelligents » s’ils étaient le fait d’êtres humains. Par « représentation des connaissances » j’entends cette partie de l’intelligence artificielle qui s’occupe plus précisément de l’organisation en mémoire de données qui peuvent être lues comme « connaissances » lorsqu’elle sont présentées de manière appropriée en sorties.

Le réexamen de l’oeuvre de Lévy-Bruhl dans la perspective de l’intelligence artificielle implique qu’une analyse théorique dont l’objectif affirmé était la compréhension soit re-convoquée en vue d’une réalisation pratique dont l’objectif est cette fois la simulation de la pensée humaine par une machine. Apparaît donc avec ce changement d’optique une « opérationnalisation » de la pensée de Lévy-Bruhl, dont je suggère qu’elle clarifie celle-ci ipso facto.

Ce qui caractérise donc le présent texte par rapport à d’autres textes contemporains, et en particulier par rapport à l’alternative « radicale » de Quine sur cette question, est de non seulement prendre la thèse de Lévy-Bruhl au sérieux mais encore de mettre en évidence la fécondité de son approche par rapport aux tâches pratiques auxquelles nous convie aujourd’hui l’intelligence artificielle dans sa simulation machinique de l’humain.

Qu’il y ait plus d’un mode de pensée, c’était là pour Lévy-Bruhl qui ne partageait pas - du fait de sa formation - le système de valeurs de la famille des ethnologues, un fait d’évidence. Et que la variété des modes de pensée soit à situer par rapport à la logique, c’était là pour lui une vérité intuitive qu’il se contenta d’énoncer mais ne conceptualisa jamais véritablement.

La mise en évidence des différences existant entre la mentalité occidentale contemporaine et la mentalité de certaines populations dites « primitives » constitue l’objet des six volumes que Lucien Lévy-Bruhl consacra de son vivant à cette question, et des carnets posthumes où il consigna les réflexions qui préfiguraient le contenu d’un septième volume à venir et dont la rédaction fut prévenue par la mort [4].

J’utilise bien entendu toujours ici l’expression mentalité primitive en supposition matérielle : comme si elle se trouvait entre guillemets. Elle renvoie aux traits distinctifs de la pensée propre à certaines cultures - principalement celles qui peuplent le pourtour du Pacifique : Aborigènes néo-guinéens et australiens, Maoris, Amérindiens, civilisations extrême-orientales. Ses caractéristiques se retrouvent quelquefois et de manière isolée dans d’autres cultures, africaines, par exemple. Durkheim et Mauss furent parmi les premiers à noter que la pensée chinoise ancienne mais aussi - par certains de ses aspects - contemporaine, présente bien des traits que nous attribuons aux sociétés « primitives », objets d’attention privilégié des anthropologues sociaux [5] Plus tard, Gustave Guillaume observa que la langue chinoise « représente une sorte de cime de civilisation dans le primitivisme conservé » (Guillaume 1982 [1956-57] : 26). Granet disait lui que « .. (les notions chinoises) se rattachent à un système de classification qu’il est très légitime de rapprocher des ’classifications primitives’. Il serait assez facile d’attribuer aux Chinois une mentalité ’mystique’ ou ’pré-logique’ si l’on interprétait à la lettre les symboles qu’ils révèrent » (Granet 1934 : 28).

En disant cela, ces auteurs soulignaient qu’il s’agit avec la mentalité primitive de la différence perçue par nous, Occidentaux contemporains, entre la manière dont s’organise notre pensée et d’autres moyens d’approche fondés sur d’autres choix culturels ; ces différences ne renvoyant pas nécessairement à des traits de nature archaïque. Je vais m’efforcer de montrer plus précisément ce que sont ces traits.

C’est une source constante d’étonnement pour le lecteur contemporain qu’en dépit de la volonté affirmée par Lévy-Bruhl de situer la mentalité primitive par rapport à la nôtre sur le plan de la logique, il soit si peu question de cette dernière dans les ouvrages qu’il consacra à la question. Si le philosophe s’est jamais interrogé sur la nature de la logique, ce doit être à titre privé dans la mesure où son oeuvre écrite n’en porte aucunement la trace. La plausibilité conduit à penser que la raison de ce silence est que la nature de la logique ne lui apparaissait nullement problématique. Ce désintérêt particulier pour la question des fondements est venu renforcer chez lui une faible disposition à la formalisation, et les questions qu’il traita le furent non pas selon une « logique » interne à leur interrogation, mais selon le découpage que les notions spontanées de notre propre pensée dessinent : « mentalité », « âme », « surnaturel », « expérience mystique », « mythe », etc.

Il est cependant possible de distinguer dans la partie de l’oeuvre du philosophe consacrée à la mentalité primitive, un ensemble de thèses que l’on peut examiner dans la perspective de leur formalisation. Les pistes théoriques suivies (successivement mais parfois simultanément) par Lévy-Bruhl dans sa tentative de cerner les faits de mentalité primitive sont essentiellement les suivantes :

1) le caractère prélogique de la mentalité primitive se manifeste essentiellement dans son « indifférence à la contradiction », conséquence d’une conception imprécise de l’identité,
2) la mentalité primitive recourt aux capacités brutes de la mémoire plutôt qu’à la classification (les connaissances sont stockées « en vrac »),
3) ce qui tient lieu de classification dans la pensée primitive est une disposition à regrouper les notions selon l’équivalence de la réponse émotionnelle qu’elles suscitent,
4) ce qui distingue la mentalité primitive de la mentalité moderne ce ne sont pas tant ses infractions à la logique que sa référence à une représentation du monde différente, à savoir à une autre modélisation physique.

Il serait injuste d’affirmer que la culture occidentale n’a manifesté que peu d’intérêt pour les mécanismes de la pensée avant l’avènement de l’intelligence artificielle en tant que discipline appartenant à l’art de l’ingénieur. A l’exception de la phénoménologie de l’esprit de Hegel, cet intérêt n’était cependant pas systématique, en l’absence d’une demande pratique le guidant. Le philosophe contemporain comme celui des temps modernes subordonnait sa réflexion relative à la pensée à la constitution d’un système subjectif et non objectif, tandis que le psychologue - mimant par malentendu historique le physicien - accumulait les considérations accessoires et l’exploration de micro-mécanismes dont la nature fonctionnelle lui demeurait incomprise. Autrement dit, pour l’un comme pour l’autre, la compréhension du mécanisme de la pensée demeurait soumise à d’autres finalités.

La solution pratique de questions posées par la simulation de l’intelligence humaine a modifié la donne de façon dramatique, si bien que les philosophes en sont venus à s’interroger à nouveau sur la nature de l’Homme en tant qu’élément du monde sensible, et - fait plus considérable encore - les psychologues s’intéressent enfin au fonctionnement global de l’esprit humain.

Il n’est pas étonnant dès lors que les considérations sur la pensée primitive proposées par Lucien Lévy-Bruhl soient apparues dans un univers dont était absente la problématique théorique où elles auraient pu s’insérer. L’inquiétude qui nous saisit, nous, représentants de la pensée occidentale moderne, auto-proclamée rationnelle, devant le Bororo qui affirme qu’il est un arara, ou devant le Nuer qui déclare que les jumeaux sont des oiseaux, aurait dû nous suggérer que ce qui distingue la pensée primitive de la nôtre, premièrement, est bien de l’ordre de l’affect - témoin notre propre émotion - et, deuxièmement, touche de manière essentielle aux taxonomies inscrites dans la langue et auxquelles la parole et le discours donnent réalité.

Quand Lévy-Bruhl observe alors, dans les termes que j’ai utilisés pour résumer son apport que « la mentalité primitive recourt aux capacités brutes de la mémoire plutôt qu’à la classification (les connaissances sont stockées “en vrac”) » et que « ce qui tient lieu de classification dans la pensée primitive est une disposition à regrouper les notions selon l’équivalence de la réponse émotionnelle qu’elles suscitent », on peut affirmer sans crainte que la question a été posée par lui dans les termes qui conviennent.

Car, qu’est-ce qui nous interdit de reconnaître dans le Bororo un arara, ou dans le jumeau un oiseau - mis à part le caractère a priori scandaleux (émotionnellement irrecevable) de telles suppositions -, sinon l’incapacité pour un syllogisme quelconque de nous faire déboucher en ces endroits implausibles : les enchaînements associatifs légitimes auxquels peuvent être associés des personnes n’aboutissant jamais pour nous à les reconnaître en fin de compte comme oiseaux.

Ignorons un moment les justifications épistémologiques quant au caractère synthétique de la distinction entre hommes et oiseaux - pour nous intéresser au mécanisme de la langue telle que nous la trouvons constituée en tant que locuteurs. L’homme est un mammifère nous dit-on, l’arara est un oiseau. Mammifères et oiseaux sont des vertébrés, mais au sein de cet ordre, mammifères et oiseaux constituent des classes distinctes, entendons, « dont l’intersection est vide ». Il est dès lors illégitime pour une individualité quelconque qui aurait été reconnue de manière non douteuse comme mammifère d’apparaître ultérieurement comme oiseau.

La mécanique est sans ambiguïté aucune : pris ensemble, « mammifère », « oiseau » et « vertébré » se situent l’un par rapport à l’autre en fonction de la présence ou de l’absence de la relation d’inclusion. La nature logique de cette relation est connue, elle établit un ordre strict : irréflexive, asymétrique et transitive. Allons plus loin : le moment historique de l’imposition - au sein de notre culture - de cette relation d’inclusion sur l’organisation conceptuelle des animaux entre eux, nous est connue : elle date des premières tentatives savantes de classification botanique aux XVIe et XVIIe siècles (la première tentative de grande taxonomie proprement hiérarchique avec héritage des propriétés est celle de Thomas d’Aquin portant sur les anges).

Sachant que l’organisation intellectuelle des diverses sortes d’animaux n’a pas été réglée au sein même de notre propre culture par la relation d’inclusion avant le XVIe siècle, pourquoi voudrions-nous que le Bororo ou le Nuer nous aient précédés dans cette démarche intellectuelle hardie ? La réponse est simple : parce que depuis qu’elle se trouve inscrite dans le fonctionnement de nos langues, nous ne savons plus comment faire pour ne pas l’y lire. Les ethnologues pas plus que les autres, qui nous découvrent chez les peuples primitifs, des « taxonomies populaires », en veux-tu en voilà. Qu’il ne s’agisse pas de taxonomies (réglées par l’inclusion) mais en réalité d’inventaires (réglés par ce que j’appelle la « connexion simple »), ils le laissent cependant transparaître à longueur de pages, révélant involontairement que les « taxonomies » découvertes par eux sont en réalité autant d’artefacts dont ils sont les véritables auteurs ( [6]).

La relation d’inclusion est asymétrique disions-nous : si les Bororo sont tous hommes, les hommes ne sont pas pour autant tous Bororo. La « connexion simple » qui règle les inventaires de la pensée primitive est, elle, symétrique. Fait tout à fait révélateur d’une certaine distraction systématique, si les ethnologues se sont longtemps ébahis de la révélation par Evans-Pritchard de la nature avienne des jumeaux pour les Nuer, personne n’a cru devoir s’étonner qu’il rapporte à la même page de son ouvrage que pour ceux-ci, les oiseaux sont à leur tour des jumeaux (Evans-Pritchard 1956 : 129).

La preuve était ainsi faite que la relation posée par les Nuer entre oiseaux et jumeaux n’était nullement l’inclusion, mais une relation plus lâche et symétrique dont il aurait fallu comprendre la nature. C’est bien l’émotion, c’est bien l’inquiétude, en un mot c’est l’affect, qui nous a interdit d’apercevoir de quoi il était question. Et pourtant, Lévy-Bruhl l’avait dit : la pensée primitive ne classe pas, elle produit ses connaissances en vrac, laissant aux principes mêmes d’organisation de la mémoire le soin d’établir entre les catégories, de simples connexions.

Mais c’est là une chose que nous sommes devenus incapables de lire dans le discours : la copule être nous suggère de façon automatique une lecture en termes de relation d’inclusion, et quand nous entendons que le Bororo est un arara, nous pensons avoir affaire à une taxonomie aux catégories organisées hiérarchiquement par la relation d’inclusion. Que nous sachions par ailleurs la date récente à laquelle une telle lecture s’est imposée au sein de notre propre culture ne nous fait ni chaud ni froid, la généalogie de nos modes de pensée nous est opaque : l’oubli est passé par là [7]

La connexion simple que le Nuer reconnaît entre le jumeau et l’oiseau (et entre l’oiseau et le jumeau) a-t-elle un sens pour nous ? Nul ne niera qu’il existe une relation entre le pharaon et la pyramide. Mais il ne s’agit pas d’une relation d’inclusion : le pharaon n’est pas plus une pyramide que la pyramide n’est un pharaon. On peut dire de façon un peu lâche que « le pharaon a une pyramide » ou que « la pyramide a un pharaon ». Plus précisément, le pharaon a fait construire la pyramide, il y est enterré, la pyramide contient le sarcophage et la momie du pharaon, et que sais-je encore. Ou bien, dans le vocabulaire de Lévy-Bruhl, la pyramide fait partie, non des propriétés ou des possessions du pharaon, mais de ses « appartenances », et pour la pensée primitive, symétriquement, le pharaon fait partie des appartenances de la pyramide. La pyramide « participe » du pharaon, entité symbolique, comme le pharaon participe de la pyramide, entité symbolique. A quoi bon sinon les affres d’une pyramide en construction ?

Car c’est bien sûr sous ces dénominations d’appartenance et de participation que la connexion simple intervient dans les écrits du philosophe. Soyons plus précis. Ces simples « connexions », peuvent être exprimées en français à l’aide du verbe « avoir » dans un usage de copule ou bien par le génitif « de », l’anglais disposant de deux formules et pouvant rendre le génitif par le « ’s » connectant les termes dans l’ordre inverse à celui du français : « a bee’s honey » et « a window’s frame ».

Pour comprendre ce qu’expriment de telles « connexions simples », il est indispensable de faire un détour par d’autres langues que celles qui nous sont familières. C’est une chose très difficile à saisir pour nous qui sommes habitués à distinguer dans la langue des types différenciés de relations entre objets et il faut faire un effort tout particulier pour imaginer ce qu’est un univers de représentations où l’enchaînement associatif ne dénote que la « connexion simple » des mots associés.

Dans un ouvrage récent consacré à la « pensée primitive », Hallpike écrivait ceci : « L’existence de termes généraux et particuliers, tels qu’’arbre’ ou ’chêne’, au sein du lexique d’une langue naturelle, ne signifie pas nécessairement que ces populations elles-mêmes conçoivent réellement ces termes comme dénotant des classes en relation d’inclusion. Piaget a noté qu’alors que des enfants de trois ou quatre ans peuvent comprendre qu’une pâquerette est une fleur ou qu’une femme est une personne, ils ne conçoivent pas ces relations hiérarchiques en termes d’inclusion de classe » (Hallpike 1979 : 202).

Indication précieuse mais qui ne nous dit pas quelle peut être dans ces langues qui nous sont étrangères à ce point de vue, la relation qui existe alors entre deux notions qui nous apparaissent à nous comme étant nécessairement en relation d’inclusion de l’une dans l’autre. J’aurais bien aimé fonder mon explication sur un exemple emprunté à la littérature. Hélas, les classements de la faune et de la flore que nous proposent les ethnobiologistes sont si peu hiérarchisés qu’il ne m’a pas même été possible de découvrir les trois niveaux qui auraient été nécessaires [8].

Je décrirai alors un cas fictif : imaginons une culture qui distingue, par exemple, l’oiseau, le perroquet et l’ara - dans la mesure où il existe pour chacun d’eux un signifiant distinct dans la langue locale. L’hypothèse est la suivante : ces termes peuvent fonctionner conjointement et de manière appropriée dans le discours sans que la fonction d’inclusion s’exerce jamais. Il suffit pour cela que les locuteurs sachent pragmatiquement quels types de propositions sont valides. Il faut par exemple qu’ils sachent que « cet ara est un perroquet » peut se dire dans tous les cas, alors que « ce perroquet est un ara » ne peut se dire que dans certains cas. De même, « cet ara est un oiseau » peut toujours se dire, alors que « cet oiseau est un ara » ne peut se dire que dans certaines occasions. Enfin, « ce perroquet est un oiseau » peut toujours se dire, alors que « cet oiseau est un perroquet », ne se dira que dans certaines circonstances. Évidemment ceci demande une certaine gymnastique de l’esprit, mais celle-ci n’est pas plus complexe que celle qui conduit par exemple un enfant à comprendre un jour que si une pâquerette est une fleur et qu’une fleur est un végétal, alors une pâquerette est un végétal (on voit mal comment un enfant pourrait apprendre que « X est un Y » et « Y a Z » donne, « X a Z », sinon parce qu’on le lui a répété « jusqu’à ce que cela rentre »).

On aura compris que l’usage du verbe « être » dans ce cas fictif suppose que la fonction de la copule est indifférenciée, c’est-à-dire que les relations d’inclusion, d’attribution, ou de simple synonymie qu’il signale alternativement dans nos langues ne sont pas distinguées : autrement dit, la copule remplit ici une fonction unique que l’on peut légitimement qualifier de « connexion simple ».

On pourrait bien sûr se dire que ce cas fictif manque de plausibilité, mais il se fait que le chinois présente la particularité décrite de manière tout à fait indiscutable. Dans cette langue en effet, la fonction unique de « connexion simple » est exercée par un mot spécial, représenté dans l’écriture par l’idéogramme yeh.

Hansen qualifie yeh de « marqueur d’affirmation » (Hansen 1983 : 178), et Ryjik observe à son sujet que « ... ce caractère entretient, entre son sens original et son emploi opératoire, le type de rapport qu’entretient la notion de « copule » (...). Il opère avec une notion de très forte jonction entre deux termes » (Ryjik 1983 : 218).

Hansen précise encore qu’ « Il n’y a pas en chinois de est, pas d’expression prédicative dénotant l’identité ou l’inclusion. La juxtaposition de deux termes (ordinairement suivis de la particule yeh) constitue une phrase relationnelle grossièrement équivalente à une phrase affirmant l’identité ou l’inclusion (...) La phrase pai ma ma yeh (blanc cheval cheval ’est’) : « (du) cheval blanc ’est’ (du) cheval », est un exemple d’une telle structure de phrase. » (Hansen 1983 : 45).

Ce que l’anthropologie des modes de pensée a donc pu mettre en évidence c’est que cette « indifférenciation » qui donne à la copule une fonction unique de « connexion simple », de « jonction très forte », comme s’exprime Ryjik, constitue un trait distinctif des cultures qui furent distinguées par Lévy-Bruhl et par ses prédécesseurs comme « primitives ».

Comme nous le rapportions plus haut, Gustave Guillaume disait de la langue chinoise qu’elle « représente une sorte de cime de civilisation dans le primitivisme conservé » (Guillaume [1956-57] 1982 : 26). Granet faisait, lui, observer que « Les Chinois n’ont aucun goût pour classer par genres et par espèces. Ils évitent de penser à l’aide de concepts qui, logés dans un Temps et un Espace abstraits, définissent l’idée sans évoquer le réel. Aux concepts définis, ils préfèrent les symboles riches d’affinités... » (Granet 1934 : 125).

En recourant au mot « affinités », pour caractériser la relation unissant en Chine les concepts, Granet utilisait le mot qui vient couramment sous la plume des auteurs lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation de connexion simple. Sans se concerter ceux-ci ont trouvé des expressions multiples de cette simple « liaison » qui - par rapport à la directionnalité propre à l’inclusion - suggère pour nous une désorganisation [9].

Lévy-Bruhl souligne cette apparence de désorganisation qui caractérise pour nous toute pensée fondée sur la connexion simple : « La somme de savoir (...) peut s’élever assez haut (en Australie et en Nouvelle-Guinée). Mais, faute d’être digérée, elle reste à l’état inorganique, et pour ainsi dire, en vrac. L’intelligence ne répartit pas ce qu’elle acquiert dans des cadres logiquement ordonnés. Par suite, elle n’en dispose pas librement. A chaque nouvelle occasion, elle se réfère à ce qu’elle a appris en d’autres circonstances particulières ; les rapports tant soit peu généraux entre des cas plus ou moins différents lui échappent. Les connaissances ne se hiérarchisent pas en concepts subordonnés les uns aux autres. Elles demeurent simplement juxtaposées, sans ordre. Elles forment une sorte d’amas ou de tas » (Lévy-Bruhl 1935 : xiv).

En 1929, Creel, un spécialiste de la civilisation chinoise, exprimait une idée semblable à propos de la culture chinoise : « Le point crucial est que les anciens Chinois n’étaient dans l’ensemble ni des penseurs systématiques ni ordonnés (...). Ils étaient des cataloguistes infatigables ; ils n’étaient pas systématiciens » (in Hansen 1983 : 25).

Est-ce à dire qu’il n’existe aucun principe de classement dans la pensée primitive ? Non, il en existe un, relevé par Lévy-Bruhl, et dont nous avions fait notre troisième point lorsque nous résumions plus haut l’originalité de son apport : ce qui tient lieu de classification dans la pensée primitive est une disposition à regrouper les notions selon l’équivalence de la réponse émotionnelle qu’elles suscitent.

Nous avons montré l’imagination excessive des ethnographes découvrant des « taxonomies populaires » dans le matériel in-organisé qu’on leur propose. Ainsi, quand Bright et Bright observent que « Les informateurs Yurok, lorsqu’on leur demande d’identifier une plante ou un animal dont ils ne savent pas le nom, disent le plus souvent que c’est ’pareil à ceci ou à cela’, plutôt que de les inclure dans une classe » (Bright & Bright 1969 : 70), ils n’en tirent pourtant pas la conclusion qui s’impose, à savoir que ce qui leur est proposé est un inventaire et non une classification, et selon l’habitude, ils érigent en « taxonomie populaire » un regroupement tout personnel d’espèces naturelles, produit sur le moment par un informateur de bonne composition à l’aide d’un calcul et non par la remémoration d’une classification culturellement partagée. Mais pour parvenir à construire ainsi une « taxonomie populaire », les mêmes Bright et Bright sont par ailleurs obligés d’opérer un tri brutal dans le matériel qui leur est proposé. C’est ce que révèle par exemple l’extrait suivant :

« - Un crapaud est-il un poisson ?
- Non, un crapaud n’est pas un poisson.
- Qu’est-ce que c’est alors un crapaud ?
- C’est une femme.

Il y a bien sûr ici référence à un mythe, et cela nous rappelle la phrase de Kroeber : « Lorsque j’essayais d’obtenir des données ethnographiques sur les Yurok, il me fallut maintes et maintes fois écouter des mythes que je connaissais déjà avant que nous puissions en venir aux réalités présentes, et je ne pouvais souvent faire parler mes informateurs à ce sujet qu’en les bousculant un peu » » (Bright & Bright 1969 : 70).

Ce que l’on observe donc, c’est que, confronté à l’authentique principe de classement du matériel indigène, l’ethnologue trouve dans le principe de classement implicite qui préside à son propre discours, le moyen qui permet d’écarter comme nul et non avenu ce qu’il affirme pourtant chercher, en le déportant vers la catégorie du « mythe ». Il ne s’agit d’ailleurs pas avec Bright et Bright d’un cas isolé : l’association des « taxa » par l’affect peut être successivement mise en évidence par un auteur puis niée par lui, selon le mécanisme que le psychanalyste appelle « déni » ou « désaveu » : « ... on pourrait énumérer un certain nombre de croyances irrationnelles que les (Boschimans) !Kung entretiennent quant aux animaux mais celles-ci ne semblent jouer qu’un rôle minime dans leurs interactions quotidiennes avec les animaux. La possession par les oiseaux est la seule que les gens prennent vraiment au sérieux. Autrement dit, de telles croyances n’interfèrent pas avec l’étude du comportement animal. Elles semblent exister dans un domaine de l’esprit qui demeure assez (quite) séparé de la connaissance ethno-éthologique » (Blurton-Jones & Konner 1976 : 344) [10].

De tels exemples rendent l’entreprise isolée de Majnep et Bulmer (1977) d’autant plus méritoire, qui prirent le risque de présenter tel quel (en dépit des quelques interrogations a posteriori mentionnées plus haut) le classement - et non la classification - des oiseaux par les Kalam : ceux en qui les âmes des hommes se transforment, ceux sous la forme desquels les femmes apparaissent dans les rêves, ceux qui se nourrissent sur les arbres en fleurs, et ainsi de suite.

Ce mouvement historique qui nous interdit de lire le regroupement par l’affect là où il existe, s’apparente au désenchantement du monde qu’évoquait Max Weber : nous avons si bien fait notre deuil de la dimension émotionnelle qui règle dans d’autres cultures le rapport au monde naturel, que nous rejetons comme conte de bonne femme, comme « mythe », tout ce qui pourrait encore l’évoquer. Dans un article qui avait entièrement renouvelé et relancé le débat anthropologique sur la « mentalité primitive », Robin Horton avait insisté sur deux caractéristiques qui distinguaient selon lui les pensées « moderne » et « traditionnelle » : l’absence chez la seconde d’alternatives aux conceptions communément admises (Horton 1967 : 157-167) et l’anxiété immédiatement ressentie par elle devant toute mise en question de la vérité établie (ibidem 167-186). Quinze ans plus tard, Horton devait modifier sa position (Horton 1982), en particulier sur la question de l’anxiété, il n’en avait pas moins mis le doigt sur un fait essentiel : qu’il existe dans la pensée « moderne », tout un domaine, celui de la science, où il existe du savoir suffisamment neutre du point de vue de l’affect pour que sa révision, sa remise à jour, puisse se faire relativement aisément, mais qu’il ne faudrait pas considérer cette attitude désengagée comme automatique ou « naturelle » pour l’ensemble des cultures humaines. J’ai écrit « relativement aisément », puisque l’anxiété émerge dans notre culture même dans le domaine scientifique dès que sont affectés ce qu’on peut appeler des noyaux de croyance : qu’on pense à la résistance opposée à l’héliocentrisme, au système de Linné qui mit l’homme au rang des animaux, à la métapsychologie freudienne... et aujourd’hui aux conceptions « machiniques » de l’homme héritées de Turing, Wiener et von Neumann. Ce qui caractérise alors la « pensée traditionnelle » par rapport à la nôtre, c’est qu’il n’y a pas pour elle de savoir qui ne touche directement à un noyau de croyance, pas de savoir dont la révision ne soit susceptible d’induire l’anxiété.

Pour comprendre ce qui a lieu dans ce mouvement qui nous a écarté de l’affect dans certains domaines de la connaissance, pour restituer de manière « généalogique » leur valeur d’affect, il faudrait alors opérer comme le recommandait Roland Barthes : « Il serait bon d’imaginer, écrivait-il, une nouvelle science linguistique, elle étudierait non plus l’origine des mots, ou l’étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais le progrès de leur solidification, leur épaississement le long du discours historique ; cette science serait sans doute subversive, manifestant bien plus que l’origine historique de la vérité : sa nature rhétorique, langagière » (Barthes 1973 : 69).

Il faut reconstituer cette généalogie en conservant à la mémoire le fait que le désenchantement progressif de nos représentations constitue une expérience unique et datée dans le développement de la pensée. C’est sur la nature de cette valeur d’affect attachée aux mots, ou plutôt sur sa nécessité, que s’interroge Hunn quand il demande pourquoi il n’existe pas chez les Tzeltal de « ... correspondance entre un système descriptif de classification fondé sur l’induction, qui classe les ’aigles’ comme oiseaux, et un système explicatif fondé sur la déduction, qui les classe comme ’esprits’ ? » (Hunn 1977 : 62).

Hunn constate que le système descriptif suffirait bien à la tâche de classification, pourquoi surajouter alors, se demande-t-il, le jugement irrationnel au jugement rationnel ?

Bulmer répond au moins partiellement à la question lorsqu’il croit constater chez les Kalam, d’une part un classement « objectif » par stylisation inscrite dans la langue - sans influence discernable de l’affect, et d’autre part, un classement influencé par l’affect, classement mythique, c’est-à-dire en fait fondé sur une modélisation du monde apparemment distincte : « Pourquoi certaines (espèces) se voient-elles investies de propriétés ou d’affinités mystiques ? Il existe une raison excellente dans le cas de celles qui sont objectivement dangereuses - les serpents venimeux ou les crapauds toxiques (...). Pour les Kalam, la taxonomie doit être comprise dans la perspective que chaque chose a sa place, et des valeurs mystiques différentes sont attachées aux choses que l’on trouve dans des endroits différents - sous la terre par rapport à au-dessus du sol, dans la forêt par rapport à dans la zone des jardins, etc., et une charge négative particulière est attribuée aux créatures trouvées ailleurs que là où elles devraient être » (Bulmer 1968 : 639).

Le regroupement par l’affect a donc, selon Bulmer, deux origines : la peur causée par le danger réel, et la peur provoquée par le danger postulé - la surprise de ce qui apparaît ailleurs qu’à sa place attendue. Dans un cas comme dans l’autre, le principe de classement correspond à une axiologie spontanée : l’affect représente ici - dans la ligne classique de la psychologie - une disposition instinctive à l’action. La récession en anthropologie de cette conception du regroupement à partir de l’affect est - on le sait - essentiellement due à son rejet sans appel par Lévi-Strauss. N’écrivait-il pas explicitement à propos de la « pensée sauvage » que « ... contrairement à l’opinion de Lévy-Bruhl, cette pensée procède par les voies de l’entendement, non de l’affectivité... » (Lévi-Strauss 1962 : 355)

La terreur devant les forces naturelles est sans doute une expérience aujourd’hui épargnée aux habitants des villes, au nombre desquels se comptent généralement les ethnologues, et le pouvoir dont dispose l’épouvante pour imposer aux hommes un ordonnancement intellectuel de leur monde peut sembler hautement invraisemblable aux citadins contemporains ; il m’est cependant arrivé, dans la pratique pas toujours rassurante de l’anthropologie maritime, de ressentir une sympathie certaine pour ce mode d’explication - jusqu’à même y consacrer un texte (Jorion 1982), d’autres ethnologues en ont fait autant, et parmi eux David Biernoff, dont le « Safe and Dangerous Places » (1978) met en évidence le rôle joué par la terreur dans l’ordonnancement intellectuel du monde pour les Aborigènes australiens de la Terre d’Arnhem. Le contraste établi par Lévi-Strauss entre entendement et affectivité n’a peut-être pas valeur opératoire dans ces matières.

Voilà qui fait retour à une hypothèse anthropologique ancienne relative à l’origine de la religion : l’hypothèse naturiste qui postule qu’à l’origine d’une divinité particulière se retrouve le regroupement d’un ensemble de phénomènes provoquant un effroi similaire (cf. Müller 1888 ; et sa critique, Durkheim [1912] 1968 : 33-40, 103-111). Lévy-Bruhl cite à ce sujet un passage pertinent d’un article par Kiti, relatif au vaudou dahoméen propre à l’ethnie Fon, mais partagé par sa voisine Xwéda de l’ancien royaume de Ouidah (ici appelés Pédah, selon l’usage des Évé) : « Ce que les païens appellent Vôdoun, c’est tout ce qui dépasse la force et l’intelligence de l’homme, tout ce qui étonne, tout ce qui est extraordinaire, redoutable, monstrueux, comme les grands tourbillons, l’arc-en-ciel, la mer si vaste et toujours bouillonnante, les fleuves si majestueux, comme le Mono, les lacs, comme l’Ahémé, le tonnerre et les éclairs, le tigre (la panthère, note P.J.) chez les Fons, le boa chez les habitants de Grand-Popo, le serpent fétiche chez les Pédahs, la variole (Sakpata), les caïmans, etc. ; tous ces êtres sont des fétiches (traduction imposée par les missionnaires du mot fon vôdoun, au Brésil, le mot est traduit par « saint », note P.J.) » (Kiti in Lévy-Bruhl 1927 : 6).

L’initiation, telle que la pratiquent les sociétés que nous avions l’habitude d’appeler « primitives » peut être considérée, par l’un de ses aspects, comme un savoir enseigné sous la torture. N’est-ce pas là en effet la meilleure manière de fixer la mémoire par le moyen de l’affect ? Nietzsche l’avait fort bien compris (déjà cité par nous ailleurs, cf. Delbos & Jorion 1984 : 13), « « Comment former dans l’animal-homme une mémoire ? Comment imprimer quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent, à la fois étourdi et obtus, à cet oubli incarné ? » ... Comme on se l’imagine aisément, ce problème très ancien n’a pas été résolu avec une très grande délicatesse : peut-être même n’y a-t-il rien de plus effrayant et de plus sinistre dans toute la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. « On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire ». - Voilà une loi fondamentale de la plus ancienne psychologie sur terre » (Nietzsche [1887] 1971 : 254).

Est-ce bien là, chez Nietzsche, la réponse aux questions posées par Hunn et par Bulmer ? Qu’est-ce qui explique que tels animaux soient des sorciers et tels autres l’esprit des morts ? Le fait qu’ils sont venus s’inscrire dans les premières mémoires avec la même valeur d’affect - en tant que disposition à l’action, et que la culture a ensuite entériné ce regroupement, soit en l’abandonnant à l’association habituelle des mots, soit en assurant sa transmission par le moyen plus drastique de l’initiation.

Pourquoi alors précisément les jumeaux et les oiseaux pour les Nuer ? Parce que dans la dimension de l’affect, sur ce qu’on pourrait appeler le « mode du miracle » - en suivant la voie balisée par Bulmer -, tout semble les rapprocher pour eux. Parce que, quand il s’agit de classer les choses, de les regrouper à un niveau supérieur à celui qu’opère spontanément la « stylisation » de la langue, les oiseaux et les jumeaux sont du point de vue de l’affect, de même nature. « Par rapport à Dieu, les jumeaux et les oiseaux ont un même caractère », écrit Evans-Pritchard (1956 : 132). Cette explication si simple n’aurait toutefois pu valoir explication ici... sans quelques détours.

Charles Blondel, commentateur et « vulgarisateur » de Lévy-Bruhl avait caractérisé de manière succincte ce mécanisme du classement par similitude de la valeur d’affect : « Si des objets tout différents de nature provoquent les mêmes sentiments et commandent les mêmes attitudes, c’est que le même pouvoir mystique se manifeste par eux et la mentalité primitive les rapproche en vertu de l’identité de leurs propriétés occultes. Si, au contraire, des objets se rangeant pour nous dans la même classe et sous la même rubrique diffèrent cependant par les émotions dans lesquelles la représentation est engagée, la mentalité primitive reste insensible à leur ressemblance objective et se comporte comme si elle n’existait pas : leur dissemblance mystique est tout à ses yeux » (Blondel 1926 : 51).

Le moment est alors venu d’observer que ce principe du rapprochement par la similitude de la valeur d’affect ne se distingue en rien d’une notion familière par ailleurs : le complexe, que Freud définissait comme « tout groupe d’éléments représentatifs liés ensemble et chargés d’affect (au sein du réseau des traces mnésiques) »(Freud [1908] 1968 : 34)

D’où provient en effet le mot de « complexe » en psychanalyse ? Voici comment, en 1908, Freud introduisit le nouveau concept : « Suivons l’exemple de l’école de Zürich (Bleuler, Jung, etc.) et appelons complexe tout groupe d’éléments représentatifs liés ensemble et chargés d’affect » (Freud [1908] 1968 : 34).

Jung et Riklin avaient en effet introduit le concept de « complexe » dans un article publié en 1906 (Jung & Riklin [1906] 1973). Menant en commun des expériences d’association induite au cours desquelles le sujet d’expérimentation doit produire un mot-réponse en écho à un mot-stimulus, il leur avait semblé nécessaire de forger une expression pour exprimer la manière dont des « complexes » de notions apparaissent connectés en mémoire par une valeur d’affect commune : « Ordinairement, écrivait Jung, il n’y a que quelques préoccupations personnelles auxquelles les interférences dans l’expérience (d’association induite) renvoient. Riklin et moi-même avons introduit pour cette ’préoccupation personnelle’ le terme complexe, parce qu’une telle ’préoccupation personnelle’ est toujours une collection d’idées diverses, liées ensemble par un ton émotionnel qui leur est commun. Avec un peu de pratique et d’expérience on acquiert facilement la faculté de collecter les mots-stimuli qui sont le plus susceptibles d’être accompagnés d’interférences, on peut ensuite combiner leur signification et en déduire les préoccupations intimes des sujets » (Jung 1973 [1913] : 599).

Jung avait écrit précédemment que « le ciment qui maintient ensemble le complexe est l’affect commun à chacune des idées (...) Le complexe a pour effet que le sujet ne réagit pas (dans l’association induite) par des connexions arbitraires ou dues au hasard mais dérive la plupart de ses réactions du complexe. J’appelle l’influence du complexe sur la pensée et sur le comportement, une constellation » (Jung [1905] 1973 : 321-322).

Il est piquant alors de se souvenir que Charles Blondel - qui nous propose une définition si juste du regroupement par la similitude de l’affect -, fut l’un des adversaires les plus farouches de l’introduction de la psychanalyse en France (Roudinesco 1982 : 283).

Le rapprochement entre le classement par la similitude de la valeur d’affect et le « complexe freudien » signale une fois encore la caractéristique la plus intéressante de ces modes de pensée que nous avons maladroitement - mais de manière symptomatique - qualifiés de « primitifs » : le fait que l’organisation culturelle des concepts y est beaucoup plus proche du fonctionnement spontané de la mémoire. Phénomène qui a souvent conduit ceux qui se sont penchés sur la question à rapprocher la « mentalité primitive » de l’association d’idées. Blondel déclarait sur le ton péremptoire qui seyait à son époque : « les primitifs se laissent abuser par les associations d’idées » (Blondel 1926 : 22), tandis que d’autres auteurs - au premier plan desquels se trouvait Lucien Lévy-Bruhl - soulignaient cruellement la désorganisation qui semble résulter pour les représentants de nos cultures de l’absence de la fonction d’inclusion : la simple « connexion », « juxtaposition » ou « association d’idées » nous apparaissant comme beaucoup moins sagement ordonnée que notre disposition à la hiérarchisation par emboîtement.

L’appellation de « pensée primitive » présente bien sûr plus d’inconvénients que d’avantages, mais la qualification de primitive au sens de « première » est plus justifiée qu’il n’a longtemps paru dans la mesure où,

1° le désenchantement du monde qui autorise le regroupement classificatoire des notions en fonction de critères d’apparentement indépendants de la valeur d’affect, résulte d’un lent processus historique d’apprivoisement des forces naturelles,
2° la rupture de la symétrie qu’opère la relation d’inclusion par rapport à la relation de connexion simple, est postérieure à celle-ci puisqu’elle la présuppose - l’inverse n’étant pas vrai.

On peut d’ailleurs rapprocher ce deuxième point du thème d’un ouvrage de Prigogine et Stengers, Entre le temps et l’éternité (1988), qui met en évidence que les phénomènes d’auto ?organisation dans le domaine physique sont rendus possibles par une double rupture de symétrie, temporelle et spatiale : la rupture de la symétrie conjointe à son maintien « par défaut » autorise une toute nouvelle richesse dans l’ordonnancement d’un réseau mnésique [11]. Ceci conduirait d’ailleurs à ouvrir une autre piste : celle qui démontrerait comment la symétrie des notions dans la « connexion simple » suggère une logique du signe (la présence de A est le signe de la présence actuelle de B), alors que l’asymétrie des notions qu’introduit la relation d’inclusion suggère, elle, une logique de la cause (la présence de A est la cause de la présence à venir de B).

Disons alors pour conclure qu’une compréhension authentique des différences qui existent entre les différents modes de pensée que se sont données les cultures humaines pour appréhender les rapports entre les hommes et entre l’Homme et le reste du monde sensible nous permet de reconstruire l’ensemble des espaces de modélisation qu’autorise le langage, tout en dégageant les voies spécifiques choisies par les uns et par les autres, c’est-à-dire une théorie véritable des modes de pensée, comme condition première à la réalisation de l’Intelligence Artificielle.

Les contributions à cette tâche que l’on peut attribuer à l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl se résument alors de la manière suivante :

1) les concepts de participation et d’appartenance signifient qu’au sein de la mentalité primitive, la connexion établie entre deux « objets de pensée » est nécessairement symétrique, alors que dans la pensée moderne, la connexion de deux objets de pensée peut être soit asymétrique, soit, par défaut, symétrique,
2) la distinction entre connexion symétrique et connexion asymétrique est cruciale à tout stockage par une machine de signifiants dans la perspective de leur génération « intelligente » en contexte de conversation avec un utilisateur, c’est-à-dire de leur concaténation en séquences finies correspondant à des phrases - et non aux seules propositions,
3) pour tout système individuel (naturel ou artificiel), l’affect joue un rôle déterminant comme principe de regroupement des notions, c’est lui en effet qui établit entre elles des chenaux d’association, celle-ci présidant sous des formes diversement contraintes à l’ensemble des processus de pensée.

Le développement de ces notions et la mise en évidence de leur caractère essentiel en intelligence artificielle, nécessitent un cadre approprié que le lecteur trouvera dans notre ouvrage Principes des Systèmes Intelligents (Jorion 1990).

Références bibliographiques

Barthes, Roland, 1973 Le plaisir du texte, Paris : Le Seuil

Berlin, Brent, Dennis E. Breedlove & Peter H. Raven, 1974 Principles of Tzeltal Plant Classification : An Introduction to the Botanical Ethnography of a Mayan–Speaking People of Highland Chiapas, New York : Academic Press

Biernoff, D., 1978 « Safe and Dangerous Places », in L. Hiatt (sous la direction de), Australian Aboriginal concepts, Canberra : Australian Institute of Aboriginal Studies

Blondel, Charles, 1926 La mentalité primitive, Paris : Stock

Blurton–Jones, N. & Konner, M., 1976 « Kung Knowledge of Animal Behavior » In : Lee, R. B., DeVore, I., sous la direction de Kalahari Hunter–Gatherers, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press

Bright, Jane Orstan & William Bright, 1965 « Semantic structures in northwestern California and the Sapir–Whorf Hypothesis ». In Formal semantic analysis, edi. Eugene Hammel, 249–58 (American Anthropologist 67:5, part 2, Special publication.)

Bulmer, Ralph, 1968 « Worms That Croak and Other Mysteries of Karam Natural History », Mankind, 6 : 621–639

Bulmer, Ralph, 1979 « Mystical and Mundane in Kalam Classification of Birds », in : Ellen, Roy F. ; Reason, David (sous la direction de), Classifications in Their Social Context. London : Academic Press Inc, 57–79.

Delbos, Geneviève & Jorion, Paul, 1984 La transmission des savoirs, Paris : Maison des Sciences de l’Homme

Durkheim, Émile, 1968 [1912] Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris : P.U.F.

Durkheim, Émile & Marcel Mauss 1969 [1901–1902] « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », Année sociologique, 6, 1–72, in Marcel Mauss, Œuvres complètes, Paris : Minuit

Evans–Pritchard, E. E., 1956 Nuer Religion, Oxford : Clarendon Press

Freud, Sigmund 1968 [1908], Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris : Payot

Friedberg, Claudine 1979 « Socially Significant Plant Species and Their Taxonomic Position among the Bunaq of Central Timor », in : Ellen, Roy F. ; Reason, David (sous la direction de), Classifications in Their Social Context. London : Academic Press Inc, 81–101

Granet, Marcel, 1934 La pensée chinoise, Paris : Albin Michel

Guillaume, Gustave 1982 [1956–1957] Leçons de linguistique, 1956–57, Systèmes linguistiques et successivité historique des systèmes II, Québec : Presses de l’Université Laval

Hallen, B. & Sodipo, I.O., 1986 Knowledge, Belief and Witchcraft, London : Ethnographica

Hallpike, C.R., 1979 The Foundations of Primitive Thought, Oxford : Oxford University Press

Hansen, Chad, 1983 Language and Logic in Ancient China, Ann Arbor (Mich.) : University of Michigan Press

Hegel, G.W.F., 1972 [1829–30] Leçons sur l’histoire de la philosophie, 3, trad. P. Garniron, Paris : Vrin

Horton, Robin, 1967 « African Traditional Thought and Western Science », Africa, 37, 50–71 ; 155–187

Horton, Robin, 1982 « Tradition and Modernity Revisited », in Hollis, M. & Lukes, S. (sous la direction de), Rationality and Relativism, Oxford : Basil Blackwell, 201–260

Hunn, Eugene S., 1977 Tzeltal Folk Zoology : The Classification of Discontinuities in Nature, New York : Academic Press

Jorion, Paul, 1982 « The Priest and the fishermen : Sundays and Weekdays in a former theocracy », Man, 17, 2 : 275–286.

Jorion, Paul 1984 L’inscription dans la structure de parenté. Ornicar ?, 31 : 56-97.

Jorion, Paul 1986 Alternative approaches to the Ambrymese kinship terminology. A critique of Scheffler in G. De Meur (ed.) New Trends in Mathematical Anthropology, Routledge & Kegan Paul, London : 167-197

Jorion, Paul, 1987 compte rendu de B. Hallen & J.O.Sodipo, Knowledge, Belief and Witchcraft L’Homme, 101 : 160–162

Jorion, Paul, 1989 « La vraisemblance discrète du préjugé », L’Homme, 111–112 : 67–73

Jorion, Paul, 1990 Principes des Systèmes Intelligents, Paris : Masson

Jorion, Paul & Gisèle De Meur 1986 Foreword in G. De Meur (ed.) New Trends in Mathematical Anthropology, Routledge & Kegan Paul, London. : vii-xx.

Jung, Carl, 1973 [1905] « The Psychological Diagnosis of Evidence », in Jung, Carl, 1973 The Collected Works, Volume II. Experimental Researches, London : Routledge & Kegan Paul, 318–352

Jung, Carl, 1973 [1913] « On the Doctrines of Complexes », in Jung, Carl, 1973 The Collected Works, Volume II. Experimental Researches, London : Routledge & Kegan Paul, 598–604

Jung, Carl & Riklin, F., 1973 [1906] « The Associations of Normal Subjects », in Jung, Carl, 1973 The Collected Works, Volume II. Experimental Researches, London : Routledge & Kegan Paul, 3–196

Langham, Ian, 1981 The Building of British Social Anthropology, W.H.R. Rivers and his Cambridge Disciples in the Development of Kinship Studies, 1898-1931, Dordrecht (Holland) : D. Reidel Publishing

Lévi–Strauss, Claude, 1962 La pensée sauvage, Paris : Plon

Lévy–Bruhl, Lucien, 1927 L’âme primitive, Paris : Félix Alcan

Lévy–Bruhl, Lucien, 1935 La Mythologie primitive, 2e édit., Paris : Félix Alcan

Majnep, Ian Saem & Ralph Bulmer, 1977 Birds of my Kalam country. Auckland : University of Auckland Press

Mauss, Marcel, 1969 [1923–1924], « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’année sociologique 1, 31–186, in Marcel Mauss, Œuvres Complètes, Paris : Minuit

Milner, Jean–Claude, 1983 L’Amour de la langue, Paris : Le Seuil

Müller, Friedrich Max, 1888 Natural Religion London : Longmans, Green and Co.

Nietzsche, Friedrich, 1971 [1887] La généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand, J. Gratien, Paris : Gallimard

Prigogine, Ilya & Isabelle Stengers, 1988 Entre le temps et l’éternité, Paris : Fayard

Quine, W. v. O., 1960 Word and Object, Cambridge (Mass.) : MIT Press

Quine, W. v. O., 1970, « On the Reasons for Indeterminacy of Translation », Journal of Philosophy, 67(6) : 178–183

Randall, Robert A., 1976 : « How tall is a taxonomic tree : some evidence for dwarfism », American Ethnologist 3, 543–553

Roudinesco, Elisabeth, 1982 Histoire de la psychanalyse en France, vol. 1, Paris : Payot

Ryjik, K., 1983 L’idiot chinois. Initiation élémentaire à la lecture intelligible des caractères chinois, Paris : Payot

Simon, Gérard, 1979 Kepler astronome astrologue, Paris : Gallimard

Wallon, Henri, 1959 [1932] « De l’expérience concrète à la notion de causalité et à la représentation–symbole », Enfance, 3–4, 33–366, originellement dans Journal de Psychologie, XXVIII, 1–2

// Article publié le 12 mai 2008 Pour citer cet article : Paul Jorion , « Intelligence artificielle et mentalité primitive, Actualité de quelques concepts lévy-bruhliens », Revue du MAUSS permanente, 12 mai 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Intelligence-artificielle-et
Notes

[11 Dans les termes de Hegel : « Jadis, et aujourd’hui encore, on entendait parler à satiété d’Aristote, des subtilités scolastiques ; par ces mots on se croit en droit de s’épargner l’abstraction, - et à la place du concept on s’estime fondé à en appeler à la vue, à l’ouïe, à donner ainsi libre cours à ce qui est appelé le bon sens. Et dans la science une vue pointilleuse s’est substituée à une pensée pointilleuse ; un coléoptère, des espèces d’oiseaux, sont distingués d’aussi pointilleuse façon que jadis des concepts et des pensées. » (Hegel [1829-30] 1972 : 607).

[2Que la suggestion de Quine ait reçu un écho parmi les anthropologues malgré son outrance et son invraisemblance intrinsèque mérite que l’on s’y arrête. En 1960, dans Word and Object, Quine mit les anthropologues en accusation à propos de ce qu’il appela la question de l’ « indétermination de la traduction extrême (radical) ». Je rappelle que pour le philosophe américain, la question de la mentalité primitive ne se pose qu’à l’occasion de la confrontation de deux propositions incompatibles dont l’une exprime notre point de vue (occidental contemporain) sur une question quelconque tandis que l’autre est une traduction dans notre langue d’une proposition originellement exprimée dans une autre langue et portant sur le même objet.

Je rappelle aussi que Quine soutient que cette incompatibilité n’est autre qu’un artefact qu’il conviendrait que l’anthropologue élimine au plus vite - si tant est qu’il ait à coeur de faire convenablement son métier. La question de la mentalité primitive devient donc sous la plume du philosophe américain une des manifestations du problème plus vaste de la traduction, celle que pose la traduction entre deux langues jusque-là sans contacts. Plus précisément : l’une des langues étant (par prétérition, sinon par définition) une langue européenne, les irrationalités qui apparaissent à l’occasion de la traduction de l’autre dans la nôtre sont imputables à cette traduction-même et non à l’irrationalité intrinsèque des locuteurs s’exprimant dans la langue étrangère. Je cite un passage célèbre de Word and Object : « Il est possible, par une traduction fantasque (wanton), de faire apparaître les indigènes aussi farfelus que l’on voudra. Une meilleure traduction impose notre logique à leur pensée, et résout d’autorité la question de la mentalité prélogique, pour autant qu’elle se pose » (Quine 1960 : 58).

Si le critère permettant de juger que la question de la mentalité primitive a été résolue ou non est que l’on puisse dorénavant dormir sur ses deux oreilles, alors Quine avait sans aucun doute trouvé la solution. L’ennui est que les thèses de notre logicien ressemblent très souvent à des galéjades et la plupart seraient sans doute traitées comme telles n’était le ton prophétique sur lequel il a l’habitude de les énoncer : la suggestion qu’il convient de les prendre au sérieux n’étant en l’occurrence qu’une contamination de l’esprit de sérieux avec lequel il les énonce.

Poser le problème comme étant celui de la « confrontation de propositions incompatibles » conduisait à une opérationnalisation bienvenue de la question, mais la suggestion venant ensuite de « vingt fois remettre sur le métier » la traduction jusqu’à ce que plus rien ne dépasse est digne davantage d’un Torquemada que d’un authentique ami de la vérité Quine n’écrivit-il pas ailleurs à propos de l’ « indigène », « Nous lui imputons notre logique orthodoxe ou nous la lui imposons quand nous traduisons sa langue de façon à ce que cela convienne. Nous inscrivons cette logique au coeur de notre manuel de traduction. Il n’y a pas de raison que nous nous en excusions. Il faut bien que nous fondions nos traductions sur un certain donné, et que pourrait-il y avoir de mieux ? » (Quine 1970 : 82)

Pareil au politicien habile, Quine suggère que le caractère inadmissible de sa proposition s’efface lorsqu’on s’avise qu’il ne lui existe pas d’alternative sérieusement envisageable. On reconnaît là le procédé dit de « la chienlit ou moi ». Déjà inexcusable en politique, il l’est a fortiori en philosophie

Si Quine feint d’admettre la possibilité d’une mentalité « prélogique », sa méthode infaillible revient cependant à justifier a priori toute « amélioration » de la traduction qui en éliminerait l’irrationalité apparente, ce qui revient à régler d’autorité la question des modes de pensée différents en posant leur altérité comme fictive par principe. Quine donne ainsi sa forme ultime à l’approche fonctionnaliste (au sens de l’anthropologie) : gommer toute différence entre la mentalité primitive et la nôtre à l’aide d’un principe de « charité » épistémologique qui conduit inévitablement - sur le mode paternaliste - à reconnaître dans l’autre le même que nous, mais toujours et par nécessité, dans une version sous-développée de ce que nous sommes nous-mêmes (cf. Jorion 1989)

Dire cela, ce n’est pas nier l’existence de malentendus dus à des traductions inappropriées, et comme je le montrais récemment à propos du yoruba, la responsabilité n’en revient pas - le cas échéant - automatiquement aux anthropologues : les mauvaises habitudes dans la traduction furent prises le plus souvent au moment des premiers contacts entre cultures. Les malentendus commis par les premiers voyageurs étant souvent entérinés ensuite par les missionnaires quand ils les codifièrent. Dans le cas du yoruba, deux mots mo et gbagbo couvrent le domaine que nous reconnaissons comme celui de « croire » et de « savoir » ; très naturellement sinon très judicieusement, l’usage s’est instauré de faire coïncider l’extension des deux couples. Ceci conduisit à des bizarreries du genre, « les Yoruba croient à la religion chrétienne », mais « savent la religion traditionnelle des orisha ». Le paradoxe disparaît lorsque l’on comprend que mo signifie « savoir de l’avoir expérimenté, de l’avoir vécu dans sa chair », et gbagbo, « savoir de l’avoir entendu dire » : les orisha sont alors sus d’être vécus, sinon vus, dans la vie quotidienne, alors que le dieu des chrétiens est une divinité du livre dont on entend parler mais sans avoir jamais l’occasion de le rencontrer véritablement (Hallen & Sodipo 1986 ; Jorion 1987a)

Ce cas particulier donne sans doute raison à Quine, le fait est cependant que des exemples de ce type ne représentent qu’une partie infime de ce qui fut retenu par les meilleurs auteurs comme « faits de mentalité primitive » De toute manière, le phénomène spécifique de la traduction maladroite ne rend pas compte des très nombreux cas où la traduction appropriée (celle qui n’opère aucun contresens) révèle ce qui sont à nos yeux des jugements inacceptables : erreurs sémantiques, logiques ou de modélisation physique. Que ces autres faits méritent examen et élucidation, je n’en apporterai pas d’autre preuve qu’une conséquence pragmatique : la contribution de leur solution au progrès de la représentation des connaissances en tant que question pratique de l’intelligence artificielle

En réalité, si la suggestion de Quine reçut un accueil positif même parmi les anthropologues - qui furent pourtant à cette occasion proprement étrillés - c’est qu’elle déplace la difficulté de l’ « indigène » à l’ethnologue, et qu’en nos temps de crise de la profession, l’auto-flagellation semble un moindre mal par rapport à l’éventualité d’un effort de réflexion complémentaire.

[3« ... lalangue est réelle, le langage est imaginaire et la langue, symbolique » (Milner 1983 : 40).

[4Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), La mentalité primitive (1922), L’âme primitive (1927), Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931), La mythologie primitive (1935), L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938), Les carnets de Lucien Lévy-Bruhl (1949).

[5Le rapprochement entre la pensée chinoise et la pensée australienne est l’un des thèmes de l’article classique de Durkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification, les auteurs y observent que « ... si nous n’avons pas le moyen de rattacher par un lien historique le système chinois aux types de classification que nous avons étudié précédemment (australien et amérindien), il n’est pas possible de ne pas remarquer qu’il repose sur les mêmes principes que ces derniers » (Durkheim & Mauss 1969 [1901-02] : 450).

[6L’absence d’une organisation en niveaux de ces prétendues taxonomies a frappé ces ethnologues mais sans qu’ils en tirent généralement la conclusion qui s’impose, à savoir qu’il ne s’agit pas à proprement parler de taxonomies. Dans un ouvrage aujourd’hui classique, Berlin, Breedlove et Raven rappellent que « D’Andrade avait noté, tout comme avant lui Conklin, que les taxonomies populaires étaient ’généralement plates et larges (c’est-à-dire, présentaient relativement peu de niveaux)’ » (Berlin, Breedlove & Raven 1974 : 47). Bright et Bright avaient observé chez les Yurok que « les Indiens (...) possèdent peu de termes génériques, et un grand nombre de leurs termes ne font partie d’aucune hiérarchie » (Bright & Bright 1969 : 70). Bulmer disait quant à lui de la taxonomie officielle des oiseaux chez les Kalam de Nouvelle-Guinée qu’elle est « peu profonde » (Bulmer 1979 : 61). Randall parle de hiérarchies « naines » à deux niveaux au plus (Randall 1976 : 551). Et Friedberg observe à propos des Bunaq de Timor que « Dans la classification des Bunaq, les plantes apparaissent connectées par un réseau complexe de ressemblances et d’affinités, où chaque espèce peut appartenir à plusieurs catégories, et non par une structure en forme d’arbre organisant les catégories en une hiérarchie par l’exclusion mutuelle » (Friedberg 1979 : 85).

A l’instar de Friedberg, les auteurs rapprochent en général la faible profondeur des classements de leur arbitraire apparent. Bulmer observe, par exemple, à propos de l’ouvrage qu’il rédigea en collaboration avec son informateur kalam, Saem Majnep, qu’ « ... en de nombreux endroits de son texte, Saem rappelle les relations qu’il avait établies entre des espèces dans un certain chapitre, et d’autres qu’il avait établies dans un autre, et il fait remarquer qu’il a fait preuve d’arbitraire en les situant là où il les a mises » (Bulmer 1979 : 69).

Analysant un matériel rassemblé par Cole, Glick et Sharp chez les Kpelle du Liberia, Hallpike observe que « ... les Kpelle classent différemment les objets selon que la demande leur est faite de l’une ou l’autre manière : substitution des mots au sein des phrases, association libre ou triage non-verbal » (Hallpike 1979 : 208).

Comment pourrait-on mieux suggérer l’absence de taxonomie ? Il est tentant de rapprocher l’observation de Hallpike, d’une remarque faite par Wallon sur la pensée de l’enfant, non pour suggérer, à la manière du XIXe siècle, un parallèle entre « Sauvages » et enfants, mais pour souligner que les mêmes causes engendrent les mêmes effets, à savoir ici - et dans les deux cas -, l’absence en mémoire d’un modèle organisé que l’on pourrait se contenter de produire en situation d’interrogation : « Chez l’enfant (...), il est fréquent de recueillir, à quelques instants d’intervalle, des explications tout à fait disparates, et qui s’ignorent entre elles, selon qu’un même problème est abordé tour à tour de différents points de vue » (Wallon [1932] 1959 : 395).

Pour Randall, il ne fait aucun doute que cette « plasticité » apparente des classifications primitives découle de leur caractère artificiel, de leur nature d’artefact : en réalité, elles n’appartiennent pas à la culture, mais sont produites de manière ad hoc pour répondre à la demande pressante d’un enquêteur : « .. les taxonomies populaires telles que nous les rencontrons dans la tradition ethnographique, sont (...) construites en appliquant des principes de logique indigène, ordinairement inexploités, à diverses bribes de savoir, qui gisent çà et là dans l’esprit (...), les taxonomies sont des artefacts produits à partir de connaissances plus élémentaires » (Randall 1976 : 546).

[7C’est cet oubli qui conduit Gérard Simon à se demander « Pourquoi ne pas écrire sur Kepler, quand on va chercher si loin des documents sur les formes de pensée étrangères à l’Occident contemporain ? (...) Des documents comparables à ceux que l’on va récolter à grand-peine au bout du monde traînent inexploités sur tous les rayons de nos bibliothèques » (Simon 1979 : 8).

[8Chez les Kalam, par exemple, il existe bien deux séries de termes pour désigner d’une part les espèces et d’autre part un équivalent des genres, mais il n’y a pas de terme pour désigner l’ensemble des animaux (Majnep & Bulmer 1977 : 45-46). Hunn considère qu’il existe quatre niveaux dans le classement des animaux par les Tzeltal du Yucatán, mais il propose pour « animal », le terme sambalam qu’il utilise aussi par ailleurs pour désigner les mammifères par opposition aux oiseaux (mut). Il s’en justifie de manière peu convaincante : « Deux usages polysémiques du terme sambalam sont mentionnés ici, ’animal’ et ’mammifère’. Les informateurs ne les distinguent pas clairement » (Hunn 1977 : 134).

Il introduit ensuite entre sambalam et mut et les noms d’espèce, un niveau intermédiaire qu’il qualifie - suivant un usage introduit par Berlin, Breedlove & Raven (1968) - de covert categories, « catégories cachées », pour lesquelles il n’existe pas de nom (taxon), mais dont il suppose cependant l’existence pour des raisons qui restent obscures. Hunn convient que « les catégories cachées dévient de l’idéal de dénomination (sic) en ce que le taxon existe manifestement mais n’est pas nommé » (ibidem 36). Ce à quoi le « manifestement » renvoie n’est toutefois pas précisé. En conséquence, les éléments font absolument défaut qui montreraient de façon claire qu’il existe pour les Tzeltal davantage que deux niveaux dans le classement des animaux.

[9Parlant des Bunaq de Timor déjà évoqués plus haut, Claudine Friedberg décrit leur classification des plantes comme une « toile d’araignée (web) de ressemblances et d’affinités » (Friedberg 1979 : 85).

Quand Wirz parle des modes de classement des Marind de Nouvelle-Guinée, il affirme que, « Le Marind met tous ces éléments en relation les uns avec les autres et forme de longues chaînes causales reliées entre elles comme un réseau » (in Lévy-Bruhl 1935 : 19).

Et Lévy-Bruhl, lorsqu’il évoque la pensée des Aborigènes australiens : « Les relations totémiques (...) constituent, de même que les mythes, un réseau indéfini où doivent entrer tous les êtres et les objets donnés de leur expérience » (ibidem 107).

De même pour Wallon, dans un autre parallèle entre la mentalité « primitive » et celle de l’enfant : « Il y a (...) chez le primitif et chez l’enfant, des façons analogues de penser qui montrent comment les nôtres peuvent en différer, sans en être radicalement distinctes. Certains mots des langues primitives ont simultanément une multiplicité de sens qui nous déroute (...) Entre tous ces sens, aucune délimitation précise. Ils sont plus ou moins simultanés et, selon les circonstances, s’impliquent diversement entre eux. Il semblerait d’un réseau enchevêtré et continu, d’un syncytium et comme d’un tissu embryonnaire. Or chez l’enfant aussi s’observent, pour un même mot, des significations multiples, dont la parenté nous reste souvent obscure, mais qui répondent visiblement à des affinités senties ou vécues par lui » (Wallon [1935] 1959 : 393-394).

Hallpike exprime, beaucoup plus récemment, une idée similaire : « La classification primitive est fondée sur des relations fonctionnelles et associatives, dérivées de propriétés concrètes et d’associations d’ordre quotidien... » (Hallpike 1979 : 234).

[10Pour d’autres commentaires sur les mêmes textes, cf. Jorion & Delbos 1980 : 98 sqq.

[11Ceci apparaît également fort bien dans l’objet mathématique nécessaire à la modélisation d’un réseau mnésique où les relations entre traces mnésiques peuvent être soit symétriques soit asymétriques : le P-Dual d’un graphe (Jorion à paraître).

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette