Indicateurs alternatifs à la croissance et reconnaissance politique des alternatives
Le constat que le PIB ne mesure pas la « vraie richesse » est de plus en plus partagé. D’où la tentation et les tentatives de construire des indicateurs de richesse synthétiques alternatifs, comme par exemple l’IDH (indicateur de développement humain) ou l’indice proposé par la commission Stiglitz à Nicolas Sarkozy. Mais reste à définir la « vraie » richesse . Et si, comme je le défends dans L’Idée même de richesse, (La Découverte, 2012), elle est de l’ordre de la gratuité, alors le projet de quantifier et de mesurer toutes les formes de la richesse alternatives aux formes marchandes se révèle aussi problématique, voire autoréfutante, qu’elle peut sembler sympathique. C’est ce que montre fort bien Paul Cary dans cette présentation très ramassée de l’état actuel de la discussion sur ces questions. D’où il ressort que l’important est d’inciter à la multiplication des initiatives citoyennes alternatives plutôt que de prétendre les mesurer et les additionner en les ramenant à une forme ou une autre de commun dénominateur d’ « utilité sociale ». A. C.
Ce texte se propose de faire le point, de façon ramassée, sur la question des indicateurs alternatifs, en revenant sur les facteurs gênant leur émergence en France puis en soulignant leurs limites s’il s’agit, par leur biais, de procéder à une reconnaissance des alternatives en matière sociale ou environnementale [1].
1. Des facteurs de blocage à l’émergence des indicateurs alternatifs : réflexions sur le cas français
Retour sur le PIB
On ne compte plus les réflexions, notamment dans le champ du développement durable, critiquant la place centrale conférée au Produit Intérieur Brut dans les indicateurs économiques [2] mais aussi sociaux (ainsi, le PIB est partie prenante de la construction de l’Indicateur de Développement Humain). Les conventions sociales sur lesquelles reposent le PIB valorisent l’aspect quantitatif et marchand de la production, indépendamment des dégradations sociales ou environnementales que celle-ci entraine. Ainsi les accidents de voiture stimulent la croissance en faisant prospérer le marché de la vente et de la réparation automobiles, en faisant fonctionner les soins médicaux et en augmentant la clientèle des croquemorts. Malgré la multiplication de la conception d’indicateurs alternatifs, le taux de croissance reste central dans le débat politique et médiatique contemporain.
Les difficultés actuelles de la zone Euro en sont un bon révélateur : une grande partie des responsables politiques et économiques sont persuadés que seul le retour de la croissance sortira les pays en difficulté de l’ornière. Le nouveau président français François Hollande a d’ailleurs fait campagne sur un équilibre entre limitation des déficits et politiques de croissance. La France s’est dotée d’un nouveau ministère, celui du « Redressement productif ». Le raisonnement est connu : la croissance fait augmenter la taille du gâteau à partager, permettant ainsi une redistribution plus aisée entre les différents groupes sociaux. Ce raisonnement a trouvé au Brésil une application intéressante : l’ensemble des groupes sociaux ont vu leurs revenus augmenter et cela ne s’est traduit que par une légère baisse des inégalités. Ainsi, malgré des limites évidentes sur ce qu’il représente, le chiffre de la croissance du PIB continue à alimenter les désirs les plus forts, les controverses les plus importantes (sur des différences de 0,1 ou 0,2 point) car il symbolise la source de ce qu’une société est capable de produire puis de redistribuer.
Pourquoi une telle position dominante en France ?
Cette position dominante du PIB doit être expliquée. Elle correspond d’abord à des contextes nationaux particuliers lors de la mise en place des comptabilités nationales. Dans le cas français, il nous semble qu’un certain nombre d’arguments de divers ordres peuvent être avancés pour rendre compte du scepticisme ambiant à l’égard d’une remise en question de la position centrale de la croissance et de son indicateur fétiche, quand bien même le rapport de la Commission Stiglitz a commencé à faire bouger les lignes.
Il faut souligner l’association de la période des « 30 glorieuses » à la question du progrès industriel, notamment par la filière nucléaire, enfant chéri d’une élite au cœur de l’Etat, symbole de l’indépendance politique française. La modernisation intensive des campagnes et la filière agro-indutrielle qui lui est associée, a laminé le modèle paysan séculaire, en détruisant les paysages et en multipliant les intrants, tout en permettant à la France, au long des années 1980, de multiplier les excédents et les exportations agricoles. L’assimilation de cette période à un âge doré, celui de l’accès d’une grande partie de la société à la consommation de masse est monnaie courante dans la plupart des travaux universitaires qui continuent à déplorer, vingt ans après, la disparition de la classe ouvrière…
On peut rajouter un point aggravant, complémentaire du premier, celui de l’héritage de la centralisation politique française. Celle-ci s’est traduite par une très forte centralisation de la production des données statistiques, au travers de l’INSEE, influencée par la présence massive d’une pensée d’ingénieurs au cœur de l’Etat (polytechniciens qui se font économistes) [3]. Cette centralisation politique ne favorise pas les expériences alternatives, que ce soit en matière de production d’indicateurs ou d’expériences de décentralisation démocratique. Ainsi à Lille - comme dans de nombreuses autres communes - la municipalité, qui évoque en permanence « un nouvel art de ville » et s’affiche comme un modèle en matière de participation, a multiplié les instances (conseil des ainés, conseil des étrangers, conseils de quartier, fonds de participation des habitants) mais elles restent consultatives, toujours dans une optique de communication améliorée entre élus et citoyens.
Un certain nombre de facteurs plus conjoncturels gênent également l’émergence d’indicateurs alternatifs.
Depuis les années 2000, la réforme de la gestion publique, notamment par la fameuse LOLF (Loi d’orientation des lois de finances) et la RGPP (Révision Générale des Politiques publiques) impose un fonctionnement par une logique de résultats et d’évaluation permanente. Or, ce fonctionnement implique l’élaboration d’indicateurs pour mesurer la productivité des actions. Dans le domaine universitaire, ceux-ci privilégient la recherche sur l’enseignement ; dans le domaine policier, ils privilégient le nombre d’interventions à la question du climat général ; dans le social, le nombre de dossiers instruits au lieu de la qualité de la relation. En clair, ils ont largement en commun un biais quantitatif, à l’instar de ce que mesure le PIB. Pourquoi ? Notamment parce que cet aspect quantitatif est le plus aisé à évaluer.
On peut souligner en France que la plupart des progrès sur les indicateurs sont venus de l’Union Européenne : c’est par exemple le cas en matière environnementale ou sur les questions de bien-être animal. L’absence de courage politique, au niveau local et national, est, on le sait, l’un des grands facteurs de tolérance à l’égard des agriculteurs en matière de non-respect des réglementations sur l’eau (nitrates). Il est alors aisé de reporter son courroux sur les empêcheurs de tourner en rond, Bruxelles ou les écologistes. Cette rhétorique sur l’imposition venue de l’extérieur mine la légitimité d’indicateurs ou de mesures qui favorisent pourtant le bien-être collectif.
Ainsi, des facteurs nationaux spécifiques se rajoutent à un imaginaire dominant, celui de la nécessité de la croissance économique pour l’amélioration du bien-être. La mise en évidence de ces différentes contraintes est une condition nécessaire, bien que très insuffisante, pour expliquer les difficultés rencontrées à la construction d’indicateurs alternatifs. Un regard porté aux facteurs ayant favorisé leur émergence, au Bhoutan ou au Costa Rica, par exemple, serait de nature à inspirer les promoteurs de leur émergence, en France ou ailleurs.
2. Des indicateurs alternatifs : pour quoi faire ?
Une nouvelle vague
Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [4] considèrent à juste titre que « les grands indicateurs statistiques nationaux et internationaux (…) sont des formes de connaissance qui dépendent de conventions politiques et de systèmes de valeur » (2007, p. 6). Ils ont donc correspondu à l’expression d’une vision dominante (politique, économique, statistique) au moment de leur conception et de leur application dans les comptabilités nationales. Aujourd’hui, on peut dénombrer de multiples tentatives de construction d’indicateurs alternatifs, environnementaux (plus de 400 recensés), sociaux ou autres. Ils tendent à interroger la conception restreinte de la richesse que le PIB symbolise.
Certains connaissent un vrai succès médiatique et scientifique : c’est par exemple le cas de l’empreinte écologique qui permet, par le biais de conversion de l’utilisation des ressources en hectares, de mesurer la trace laissée par un groupe humain (une ville, un Etat) et de la comparer aux ressources disponibles et renouvelables. Le bilan de cet indicateur est préoccupant : la terre vit à crédit, la consommation des ressources allant beaucoup plus rapidement que leur capacité de renouvellement. Cet indicateur, comme d’autres indicateurs environnementaux, est d’un intérêt majeur, puisqu’il permet de hiérarchiser les populations ou les pays selon leur mode de vie plus ou moins consommateur de ressources naturelles ; il permet aussi de mieux penser les interdépendances quant à nos ressources limitées, en pointant l’inégale répartition des pollutions.
Avec des limites criantes
Pour autant, d’autres indicateurs laissent sceptiques. On peut citer un exemple intéressant : l’OCDE vient de lancer une réflexion intitulée « Comment va la vie ? Mesurer le bien-être ». Celle-ci se veut multidimensionnelle et co-construite : les citoyens peuvent désormais faire varier les différentes pondérations qui servent à construire les indicateurs. La question des inégalités de revenu, qui était absente dans la première version de l’indicateur synthétique, a été partiellement intégrée depuis. Des progrès ? A voir car le bilan de l’OCDE ne manquera pas de surprendre l’observateur préoccupé par l’évolution de la planète, du point de vue de l’environnement, par exemple. Ainsi, la présentation du rapport commence par ces mots :
Le rapport constate que le bien-être a augmenté en moyenne au cours des quinze dernières années : les gens sont plus riches et plus susceptibles d’être employés ; ils bénéficient de conditions de logement de meilleure qualité et sont exposés à des niveaux de pollution inférieurs ; ils vivent plus longtemps et sont plus instruits ; ils sont également exposés à moins de crimes [5].
On voit bien, par cet exemple, que la question du bien-être peut être posée de façon quasi-indépendante de celle de la dégradation environnementale ou des inégalités sociales. Comme le souligne Florence Jany-Catrice [6], si l’indicateur de l’OCDE permet d’individualiser la mesure, cela se fait dans le cadre de catégories définies a priori. Un individu lambda peut ainsi pondérer le poids des variables (logement, revenu, travail et emploi, sécurité etc.) mais, s’il peut ainsi privilégier le travail et l’éducation sur le logement et l’environnement dans la mesure de « sa » qualité de vie, il ne peut pas se prononcer sur la construction des catégories « travail » ou « environnement », largement basées sur des données moyennes, peu soucieuses de la qualité (de l’emploi par exemple). Ainsi, le choix, en matière environnementale, de certains indicateurs (polluants dans l’atmosphère) au détriment d’autres (réduction du nombre d’espèces, par exemple) pose évidemment question. Au final, cet indicateur présente le risque d’entrainer le débat sur une fausse piste, en rendant encore plus complexe la mise en œuvre d’un débat collectif sur la richesse.
Or, la multiplication des mouvements de contestation sociale et politique (depuis les altermondialistes jusqu’aux indignés, en passant par les révolutions arabes ou encore les derniers événements au Québec) semble propice à la transformation des indicateurs dominants. Pourtant, les choses bougent assez peu puisqu’aucun indicateur synthétique ne semble à même de remettre en cause la suprématie du PIB. On peut faire un parallèle avec ce que souligne Alain Caillé [7] dans un autre cadre : il existe une floraison de mouvements alternatifs (post-développementistes, tenants de l’économie solidaire, altermondialiste, écologistes etc.) mais aucun ne semble en mesure de proposer une alternative réelle et crédible au capitalisme. C’est le même constat en ce qui concerne les indicateurs : s’il existe désormais un certain nombre d’indicateurs sociaux et environnementaux crédibles, ils ne menacent pas l’indicateur sacralisé de la croissance qui correspond à l’imaginaire social dominant (comme le dit Serge Latouche [8] à la suite de Cornélius Castoriadis).
Le raisonnement doit cependant être poussé plus avant. Car la question des indicateurs alternatifs pourrait entrainer sur une fausse piste, celle d’une « autre richesse », qu’il s’agirait pourtant de quantifier [9]. Or, le problème, me semble-t-il, réside moins dans la construction d’indicateurs alternatifs diversifiés que dans la reconnaissance de la diversité des alternatives.
3. Comment valoriser les expériences alternatives sans les dénaturer ?
Cette dernière partie tentera donc de poser quelques jalons sur la question des alternatives au mode de production actuel en essayant de mêler la réflexion sur les indicateurs au manifeste d’Alain Caillé sur le convivialisme comme sorte de dénominateur commun aux alternatives pour un monde soutenable.
Des alternatives existent…
Le premier point, peut-être le plus rassurant, est que de nombreuses solutions alternatives existent. Yvan Tritz [10] a analysé une expérience passionnante dans le Bas-Rhin, en France. Pour résumer, des agriculteurs font pousser une plante, le miscanthus, qui ne nécessite pas d’intrants, autour d’une source, ce qui permet de réduire la teneur en nitrates de l’eau. Les agriculteurs remplacent alors, dans cette zone, le maïs par le miscanthus et leur récolte est intégralement vendue au syndicat intercommunal du lieu, qui en profite pour faire tourner des chaufferies avec cette bio-énergie. Cette solution est évidemment très localisée : le miscanthus est planté le long de la zone d’alimentation du puits de captage ; elle ne concerne qu’une quinzaine d’agriculteurs ; les chaufferies ne sauraient suffire aux besoins de villes de grande taille. Pour autant, ce type d’expériences montre qu’un peu de volontarisme politique et une réflexion amorcée entre les acteurs locaux permettent de produire des solutions extrêmement efficaces, qui limitent les pollutions liées au transport et se passent d’intermédiaires. En matière énergétique, de nombreux exemples montrent l’efficacité des solutions localisées (chaudières en cogénération etc.).
De nombreux auteurs soulignent l’importance de la « mise en réseau des alternatives » comme l’agriculture biologique ou l’économie solidaire : la toile qu’elle forme(rait) correspond en effet à un réseau (de producteurs, de consommateurs) assez gigantesque. La diffusion de ces expériences réussies et de l’innovation institutionnelle qu’elles peuvent abriter est pourtant complexe car, à la différence des « grandes » solutions (les centrales nucléaires, les grands barrages), leur reproduction locale ne saurait être imposée par le haut. D’autre part, elles supposent un minimum de bonne volonté et de disponibilité des acteurs locaux : elles supposent finalement que les acteurs soient prêts à s’investir dans des expériences locales et donnent de leur temps.
Comment les reconnaître ?
Le problème de ces expériences est qu’elles semblent méprisées par la « grande » politique, celle qui est aujourd’hui professionnalisée et largement oligarchique. Comment les valoriser et les reconnaître sans pour autant les affaiblir ?
Alain Caillé souligne, dans Pour un manifeste du convialisme, que « l’espoir placé dans les indicateurs de richesse alternatifs procède de la certitude ou du pari que ce que l’on perd, ou devrait perdre, en croissance du PIB, puisse être compensé par l’accroissement d’autres formes de richesse » (p. 102), une croissance qualitative se substituant à une croissance quantitative. Le problème, souligne-t-il, est que, même une acception large de la richesse (« est riche celui qui jouit de nombreuses gratuités, sait les recevoir et les reconnaître comme telles, et en prodiguer à son tour »), est aujourd’hui colonisée par l’imaginaire économique. Ainsi, les nouveaux riches de la Silicon Valley ont investi le secteur social, mais afin que l’argent investi le soit efficacement [11]. En quelque sorte, comme le montre Abélès, ils investissent dans le développement et le social, à la condition que cette aide soit utilisée rationnellement et selon les principes du marché qui les ont faits rois.
Dès lors, rien ne sert de vouloir calculer des indicateurs alternatifs s’ils ne font finalement qu’aggraver le problème en cherchant par exemple à quantifier la gratuité et le don. En outre, l’absurdité des résultats des travaux de l’OCDE qui ont aussi tenté d’utiliser un biais subjectif [12] (les personnes se sentent-elles heureuses ?), qui tendent à nous démontrer que les conditions de vie s’améliorent alors que la planète agonise, doit faire réfléchir sur les effets pervers des indicateurs. D’ailleurs, lorsque Alain Caillé propose, dans son Manifeste, de s’accorder sur un petit dénominateur commun, les quelques mesures qu’il recommande supposent la manifestation d’une volonté politique encore loin de faire consensus : revenu minimum et revenu maximum (écart de 1 à 20) ; régulation de la finance, taxes sur les pollutions, relocalisation partielle des productions. Elles sont toutes situées à un niveau macro-politique et supposent donc une réflexion collective sur notre futur commun, la question des indicateurs apparaissant de fait relativement secondaire , hormis pour leurs vertus heuristiques.
Il me semble dès lors qu’il faut réfléchir à la question de la valorisation des expériences alternatives par des mécanismes de reconnaissance et d’incitation politiques.
De nombreuses pistes pratiques ont déjà été explorées (par exemple : le crédit d’impôt pour les mesures écologiquement efficaces, comme l’isolation des logement ; les jurys citoyens et expérimentations démocratiques sur des thématiques importantes [13]). Il en ressort qu’il est absolument nécessaire de faire accéder à la représentation politique des individus ayant mené des expériences réussies en matière d’environnement. A défaut de parler pour la nature, ils pourraient a minima inspirer la réflexion. On pourrait ainsi imaginer qu’un jury citoyen tiré au sort élise, parmi les représentants d’expériences réussies, des membres qui siégeraient directement au Sénat. On pourrait également concevoir des variations importantes des transferts de l’Etat en fonction de l’implication des collectivités territoriales en matière environnementale (avec des Agendas 21 beaucoup plus formalisés qu’une simple déclaration d’intention). Le retour d’un service civique obligatoire, fondé sur l’ « utilité sociale ou environnementale », reposant sur des dynamiques collectives, et pouvant être couplé à des formations universitaires ou scolaires (ainsi, faire travailler ensemble des étudiants de sociologie ou d’économie et des titulaires d’un CAP plomberie pour des projets d’économie d’énergie n’a rien d’utopique). La mise en place de véritables clusters, incubateurs mêlant chercheurs, entrepreneurs et citoyens sur les domaines sociaux et environnementaux, avec différents systèmes de mise à disposition des salariés (par les entreprises et les institutions publiques), pourrait être encouragée. Situés au cœur des agglomérations, et reposant sur la construction d’équipes volontaires, ils pourraient favoriser la diffusion des innovations, à la manière de ce qui se produit dans les pôles de compétitivité.
Conclusion
Certains indicateurs comme la taxe carbone, l’empreinte écologique, les indicateurs sexo-spécifiques sont d’une utilité majeure ; on peut cependant, à l’inverse, se demander en quoi la construction d’indicateurs de bien-être ou de bonheur n ‘est pas une illusion. Quoi qu’il en soit, les indicateurs offrent des points de vue, parfois tout à fait utiles, mais toujours partiels. On voit bien aussi qu’essayer de calculer toutes les externalités – positives ou négatives – est totalement illusoire.
Ainsi, il nous faut, selon la belle formule de Mauss, « recomposer le tout », après avoir tout disséqué et décortiqué. Or, ce « tout » revêt une dimension intrinsèquement politique. Reconnaître les actions gratuites et désintéressées sans pour autant qu’elles perdent leur essence est un enjeu fondamental qui traverse un certain nombre de paradigmes alternatifs au modèle dominant. On le voit bien dans les débats autour du « care », ou dans ceux autour du « don ». La construction de nouveaux indicateurs n’est donc pas suffisante pour sortir de l’ornière actuelle. Car si, au mieux, ils permettent de contester l’imaginaire utilitariste et quantitatif dominant, ils peuvent aussi conduire à quantifier ce qui relève précisément de la gratuité, du désintéressement et de l’altruisme. Ainsi, plutôt que de quantifier cet état, mieux vaut mener des politiques volontaristes de reconnaissance des alternatives existantes, notamment en les reconnaissant publiquement et politiquement, et en incitant les individus à s’y investir.
Paul Cary est maître de conférences en sociologie, Lille 3-Ceries. E-mail : paul.cary@univ-lille3.fr.