Introduction à l’œuvre de Michael Hudson
Michael Hudson est un économiste, financier, historien et anthropologue qui a eu une influence décisive sur des auteurs tels que Graeber et Keen. Alors qu’il commence à s’intéresser aux arts et cherche à traduire les œuvres de critique esthétique de Lukacs, Hudson découvre par hasard la politique économique. Sa passion pour la politique économique naît d’une nécessité intérieure profonde qui consiste à comprendre les sociétés humaines d’une manière hératicléenne, c’est-à-dire par les flux économiques qui régissent les relations entre les hommes mais aussi entre leurs activités et en premier lieu avec l’agriculture dans l’histoire de la très longue durée de l’humanité. Chercheur autodidacte par nature et faute de trouver une place à l’université, il travaillera dans la recherche et l’analyse financière à Wall Street afin de mieux comprendre la politique économique. Cette expérience est cruciale pour trois raisons. Tout d’abord pour une raison historique parce que Hudson vit le changement de paradigme lorsque la théorie monétaire de Friedman et la fin de l’étalon-or donnent le pouvoir monétaire et donc politique aux banques par le monopole d’une création monétaire. Ensuite pour une raison théorique puisque Hudson travaille à la fois sur la logique de la dette et sur le suivi de la monnaie mafieuse dans les paradis fiscaux dont le développement est encouragé au départ pour blanchir l’argent de la mafia et financer la guerre du Vietnam. Enfin parce qu’il commence à travailler sur les dettes souveraines et commence à comprendre que les dettes des pays du tiers-monde ne pourront pas être remboursées. Hudson, passionné par la recherche, s’orientera de plus en plus vers le monde académique pour approfondir ses investigations. Cette transition est toutefois difficile parce que dans le monde académique, les orthodoxes généralement néoclassiques et néolibéraux comme les hétérodoxes souvent marxistes ont tendance à considérer que les rentes n’existent pas, mis à part le surprofit, et que la monnaie et sa création ne sont pas le moteur de l’économie [1]. Hudson trouve plus de réconfort au près du keynésianisme et en particulier de Minsky dont il devient l’ami, lequel Minsky est peut-être la source de la renaissance de la politique économique contemporaine avec Hudson, Keen et Pettifor. Hudson est frappé par le décalage entre ces deux mondes, un monde financier dans lequel le rôle de la création monétaire comme moteur de l’économie est considéré comme évident et un monde académique dans lequel ce rôle est relativisé ou même nié comme c’est le cas dans la célèbre équation de la théorie quantitative de la monnaie qui est erronée parce qu’elle exclut – sans doute pour des raisons politiques – la création monétaire. Hudson parvient cependant à convaincre l’Université de Harvard de le laisser diriger un groupe de recherche consacré à l’histoire de la longue durée économique. Depuis presque cinquante ans, Hudson enchaîne des découvertes empiriques à la fois historiques, politiques, économiques et anthropologiques de premier plan au sujet d’une histoire hégélienne empirique de lutte entre les maîtres et les esclaves focalisée sur la création monétaire sous forme de dette et du remboursement des dettes, l’homme endetté étant souvent un esclave du fait de son endettement. On pourrait encore dresser un parallèle avec Nietzsche, de la même manière que Nietzsche cherche à identifier la généalogie de la valeur des valeurs, Hudson dresse une histoire empirique d’une lutte pour un pouvoir politique monétaire qui permet d’attribuer des valeurs monétaires et politiques à tel ou tel bien et service, à tel ou tel secteur d’activité et finalement, aux valeurs incarnées par les secteurs d’activités en question (soin, industrie, énergie, finance, publicité, communication, etc.). Loin de se contenter de dresser une histoire de la lutte des classes pour l’appropriation du pouvoir de la politique de la monnaie – et donc de la dette puisque l’essentiel de la monnaie est de la dette qui a été ou n’a pas été remboursée – Hudson propose avec d’autres chercheurs une théorie moderne de la monnaie qui s’oppose à la théorie quantitative de la monnaie de Friedman. Ainsi, dans la théorie moderne de la monnaie, la limite n’est plus la ressource monétaire de la monnaie mais la ressource matérielle de l’environnement. Autrement dit, on l’aura compris, la théorie monétaire de Friedman n’est pas seulement un crime contre la démocratie et contre les valeurs républicaines – liberté, égalité, fraternité – du fait de l’esclavage par la dette qui est inscrit au cœur même de l’équation de la théorie quantitative de la monnaie [2] mais cette théorie est aussi un crime contre l’environnement du fait de l’absence de reconnaissance des limites écologiques. On comprend donc l’enjeu fondamental de l’œuvre de Hudson dans son opposition radicale à celle de Friedman. Cependant l’œuvre de Hudson peut être déroutante pour un lecteur français. En effet, l’œuvre de Hudson peut apparaître pour les français à la fois très proche par son soucis de synthétiser à la fois Braudel, Marx, Keynes et Minsky mais aussi très éloignée par son insistance sur la différence éthique, économique et peut-être même ontologique fondamentale entre la production et la prédation. Nous allons tenter de comprendre et de résumer cette différence fondamentale en l’abordant selon deux perspectives, une perspective méthodologique et une perspective historique.
Pour Hudson, la science économique n’existe pas et seule existe la politique économique. Il s’agit là d’une méthodologie profonde que nous allons illustrer avec le théorème de Gödel. Selon ce célèbre théorème nommé aussi théorème d’incomplétude, il existe dans tout système axiomatique – c’est-à-dire dans tout ensemble de propositions – au moins une proposition qui est indécidable puisque l’on ne peut pas prouver si cette proposition est vraie ou fausse. Le système est alors dit incomplet du fait de cette proposition. Dans la politique économique de Hudson, cette proposition indécidable est le fondement éthique de la politique économique. Hudson comprend le message profond de Nietzsche au sujet du nihilisme qui a été démontré mathématiquement par Gödel puisque si toute construction théorique dans les sciences humaines requiert un fondement éthique qui ne peut pas être démontré alors toute construction axiologiquement neutre est totalement vide de sens et la recherche « axiologiquement neutre » devient une collection insensée de typologies et de corrélations statistiques [3]. L’architecture des faits repose toujours sur le sol des valeurs. Dans le cas contraire, c’est le règne du nihilisme de Nietzsche annoncé plus récemment par Anderson dans son article « The End of Theory » et critiqué – au sens kantien des conditions de possibilités de ce nihilisme contemporain algorithmique – par l’œuvre de Stiegler. Hudson pose alors une éthique qui s’inspire des économistes classiques par la distinction entre les activités de prédation – ou d’extraction de rentes - qui consistent à s’accaparer le bien privé ou public sans produire et les activités de production socialement utiles qui consistent à accroître le bien public ou privé. Cette distinction méthodologique nous semble étrange en France mais elle l’est moins aux Etats-Unis. Si l’on peut tracer la généalogie de cette différence économique fondamentale jusqu’à l’opposition par Aristote entre le domaine de l’économique et le domaine de la chrématistique ou plus récemment par l’opposition de Smith entre le travail productif et le travail improductif, la principale référence théorique de cette école de pensée est sans doute Veblen. On peut compter parmi les disciples de Veblen des penseurs tels que Mumford ou encore John Galbraith et son fils James Galbraith. Cette école de pensée est actuellement en pleine renaissance grâce aux travaux théoriques de Nitzan [4] et aux travaux empiriques de Fix et de Bessen ou encore grâce aux travaux anthropologiques de Graeber. Cette troisième voie par-delà marxisme et libéralisme est assez proche de l’anarchisme par sa critique de la hiérarchie. Il s’agit ainsi de réfuter la valeur-travail du marxisme et la valeur-utilité du néolibéralisme néoclassique pour les remplacer par une valeur-pouvoir que l’on mesure par les niveaux hiérarchiques d’une organisation [5] (on peut penser au n+1, n+2, etc. de la hiérarchie) et les rentes de régulation [6]. Ainsi Fix démontre empiriquement que le principal facteur qui cause les inégalités est, et de loin, la puissance hiérarchique d’une organisation, c’est-à-dire le nombre k qui va de la base de l’organisation au rang 1 jusqu’à son directeur au rang n+k. Il démontre aussi que la principale cause des problèmes environnementaux réside encore dans la puissance hiérarchique des organisations [7]. Ainsi, plus une organisation est hiérarchisée, qu’elle soit publique ou privée, et plus les logiques économiques de prédation se développent. Le fondement de la politique économique de Michael Hudson est donc une éthique qui distingue ce qui relève de la production de ce qui relève de la prédation et cette éthique relève d’une lutte de pouvoir entre une tendance oligarchique et prédatrice de la société et une tendance démocratique et productive de la société. On retrouve l’opposition de Veblen entre les deux instincts humains fondamentaux qui sont l’instinct de l’artisan et l’instinct du prédateur. Pour Michael Hudson, sans un tel fondement éthique, la politique économique est un non-sens nihiliste, une mesure absurde d’une croissance purement quantitative qui ne dissocie jamais la croissance du domaine de la santé, de l’industrie, de la publicité, de la finance ou de la vente d’armes.
La politique économique de Hudson n’est pas seulement théorique, elle est aussi empirique. Sans les travaux de Hudson, les travaux de Graeber au sujet de la dette ou encore ceux de Keen consacrés à la critique de l’économie néoclassique qui domine aujourd’hui n’aurait pas pu être réalisés. Les travaux de Hudson sont à la fois économiques, financiers, anthropologiques et historiques. Ses recherches depuis plus de trois décennies à l’Université de Harvard éclairent cette différence économique fondamentale entre l’économie de production et l’économie de prédation qui structure son œuvre. Ainsi l’histoire de l’Occident qui prend ses racines au Moyen-Orient est l’histoire d’un grand renversement de toutes les valeurs. En effet, l’histoire de l’Occident est fondamentalement le passage d’une éthique du jubilé selon laquelle les dettes doivent être annulées à une éthique de la dette selon laquelle les dettes doivent être remboursées. Michael Hudson démontre ainsi – preuves empiriques à l’appui - que l’histoire de Jésus Christ est fondamentalement celle d’un militant politique dont le combat est celui de l’annulation, de la rédemption de toutes les dettes ; d’où son surnom, le rédempteur. On apprend par exemple que le même mot signifie péché et dette dans la langue hébraïque et que le discours tenu lors de la célèbre scène des marchands du temple est un discours de jubilé. L’opposition entre l’annulation de la dette et son remboursement structure toutes les relations dialectiques des maîtres et des esclaves dans l’histoire de l’Occident puisque l’endetté est bien souvent l’esclave du créancier. C’est ainsi toute la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave qui trouve un fondement éthique, historique, anthropologique et économique par l’histoire de la dette et donc, de la monnaie. C’est aussi l’histoire de l’opposition entre l’oligarchie et la démocratie que l’on retrouve par exemple via l’instauration de la démocratie par Solon en Grèce par l’acte politique d’annulation des dettes. L’histoire de l’Occident est alors pour Hudson une histoire, entre les maîtres prédateurs et leurs esclaves producteurs, d’une lutte pour l’appropriation des moyens de production de monnaie sous forme de dette qui permet de s’approprier les moyens de production de biens et de services comme c’est le cas aujourd’hui en France avec les autoroutes ou encore les aéroports.
On peut ne pas être d’accord avec cette lecture de l’histoire de l’Occident et avec le fondement éthique qui fonde cette lecture. Mais peu importe. Peu importe parce que l’œuvre empirique, à la fois économique, anthropologique et historique de Hudson est trop riche et trop rigoureuse pour se limiter à cette lecture. Au contraire, les lectures alternatives des travaux empiriques de Hudson sont les bienvenues. Tous les chercheurs en sciences humaines sont déjà obligés de se situer par rapport à l’œuvre de Hudson, ne serait-ce que lorsqu’ils se situent par rapport à des ouvres influencées par celle de Hudson, par exemple les travaux de Graeber ou encore de Keen. Et le gisement intellectuel est vaste, sans doute l’un des plus fertile à être apparus ces dernières décennies. De l’économie à la politique, de la théologie à la géopolitique, de l’histoire à l’anthropologie, ce sont toutes les sciences humaines qui doivent désormais prendre en compte le travail de Hudson comme elles ont pris la mesure du travail de Braudel il y a plusieurs décennies.