Ensemble
Par-delà Leur allologie animiste et Notre égologie économiciste
Existe-t-il des formes universelles de la solidarité et de l’être-ensemble, dont l’humanisme, les Droits de l’homme et la sécurité sociale représenteraient l’aboutissement nécessaire et le couronnement ? Comme sur nombre de sujets, en retraçant son parcours d’ancien prêtre catholique, puis ethnologue, puis professeur d’anthropologie à l’université de Louvain-la-Neuve M. Singleton jette le doute sur toutes nos tentations ethnocentristes avec un humour ravageur.
Ce texte fait écho à une intervention en italien « Solidarietà Primitiva, tra necessità e virtù » le 18.04.2015 lors d’un colloque sur « être ensemble » tenu dans les locaux du gouvernement régional dans le Palazzo Pirelli à Milan.
Prêtre ujamaa
Fin 1969 je me suis retrouvé travaillant comme « prêtre paysan » à Mapili, un bled impossible au fin fond de la brousse tanzanienne, en compagnie conviviale des WaKonongo. Les manuels de géographie humaine les classifieraient comme des « agriculteurs sur brûlis », mais j’ai fini par comprendre qu’allant tout simplement de l’avant sans fin et surtout sans Fin (ni même Commencement), ils faisaient figure de et fonctionnaient comme les plus authentiques des nomades. C’était l’époque où les prêtres ouvriers n’ayant pas encore subi les foudres du Vatican, mes supérieurs Pères Blancs ne m’avaient pas interdit de tenter en milieu rural cette expérience de marketing Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ne le referais pas. Car fondamentalement le problème ne me paraît plus être comment rapprocher le prêtre du paysan mais comment il se fait que des pans entiers de l’humanité (l’un relativement réduit, l’autre plus que massif) ont abouti à ce pont trop loin que représente aussi bien le sacerdoce comme une spécialisation monopoliste du sacré que l’aliénation de l’agriculteur autonome en serf exploité par l’agrobusiness. D’un côté, il ne s’agit pas de donner un coup de main au monde rural mais de le libérer de la Main Invisible qui le fait marcher. De l’autre, que les prêtres catholiques puissent se marier et les femmes catholiques accéder au sacerdoce ne répondrait pas à la question que se pose l’historien des religions. Car comme le disait le Père Goetz s.j., notre professeur d’ethnologie religieuse à la Grégorienne, d’un point de vue purement phénoménologique ubi nascitur sacerdos, ibi moritur religio. Il aurait pu ajouter que cette dépossession du Peuple de son sacerdoce congénital par la naissance de la prêtrise professionnelle n’est que le cas limite de l’émergence équivoque d’expertises consacrées qui dessaisissent et démissionnent tous azimuts la débrouille populaire. L’absence, entre autres, de barreau et d’ordre médical, de partis politique et de corps académiques (anthropologues inclus !) n’avait pas empêché les ancêtres des Wakonongo de palabrer, de se soigner, de s’organiser en commun et de se comprendre en profondeur…
En travaillant comme un nègre, c’est le cas de le dire, dès ma première récolte mi-1970, j’ai pu accumuler un surplus de maïs que je comptais vendre et monnayer. Je n’escomptais évidemment pas pouvoir investir dans un tracteur. Néanmoins je comptais acquérir une houe « Made in England » et donc (chauvinisme à part !) de meilleure qualité que les houes d’origine chinoise qui avaient inondé le marché suite aux arrangements donnant-donnant entre le Mwalimu Nyerere et le Chairman Mao pour faire avancer le TANZAM railway. J’espérais ainsi montrer qu’il n’était pas si compliqué que ça de mettre le pied sur le premier échelon proto-capitaliste de l’échelle du Développement établi par Rostow. Avant que j’aie pu expliquer au vieux Jakobo Kasalama, le saint homme qui m’hébergeait, qu’il ne fallait pas plus qu’une bonne houe pour amorcer la pompe du Progrès, il a entreposé toute ma récolte dans le grenier collectif de sa grande famille. En même temps qu’il me complimentait sur mes labeurs acharnés il m’assura que je mangerais toujours à ma faim chez lui, me faisant comprendre qu’il allait de soi de penser aux « veuves et aux orphelins » de la maisonnée qui n’avaient pas pu produire cette année de quoi s’auto-suffire. Je me suis laissé faire, mais non sans regretter l’occasion manquée de relâcher le frein ancestral qui empêchait mes « Primitifs » sous-développés de mettre un premier pied dans la Modernité sinon d’y entrer de plein pied.
Au début de la saison des pluies, voyant que mon voisin, jeune père de famille, perdait un temps fou à refaire le chaume de sa case au moment où il fallait mettre les bouchées doubles dans le démarrage des cultures de rente (le riz et le tabac), je lui ai proposé de la tôle ondulée. Sur le champ, il s’est montré enthousiaste. Pourtant, quelques minutes plus tard, il est venu me dire qu’il allait renoncer à être le premier à profiter de la tôle puisque les vieux, par jalousie, risquaient de téléguider des hyènes invisibles mais bien réelles pour dévorer les entrailles de sa femme et ses enfants. « Bon » exemple, ai-je noté ce soir-là dans mon carnet de terrain, de la sorcellerie comme obstacle au développement.
Au Nord, les seniors (moi-même inclus) dépassant allègrement les dates vitales plus « naturellement » respectées au Sud, la configuration démographique non seulement ressemble à un triangle posé sur la pointe mais risque à cause d’une natalité réduite à 1,7 de ne plus pouvoir tenir longtemps. Par contre, à Mapili, les enfants étant pléthoriques, les adultes nombreux et les vieux évanescents, le triangle reposait bien sur une base qui avait fait ses preuves depuis des temps immémoriaux. Avec la solidarité conviviale en prime, au bas mot les bras ne manquaient pas pour nourrir ceux qui ne pouvaient pas encore ou qui ne pouvaient plus le faire d’eux-mêmes.
Deux faits pour le prix des mêmes données
Je pourrais épaissir indéfiniment ces évidences empiriques portant sur le naître et être ensemble « primitif » - notamment en invoquant les cas qui prolongent la solidarité en direction du para-humain : les (r)apports avec les ancêtres et avec le monde tout court. Au mieux « sociale » chez Nous, chez Eux la solidarité est aussi « religieuse » que « cosmique ». Mais, à moins de croire que l’induction aboutit d’elle-même de manière apodictique à la seule conclusion qui s’impose, amonceler du matériel de terrain ne suffit pas automatiquement à la tache théorique. Les données auront beau non seulement donner à penser mais proposer une pensée phénoménologiquement plausible, ce qui compte en définitive c’est l’idée que tout un chacun se fait des data mises à sa disposition. Or le sens que l’observateur occidental est tenté de donner au genre d’expériences ethnographiques que je viens d’échantillonner est que le Primitif est bien obligé de faire de nécessité vertu. Faute de moyens de stockage moderne, le MuKonongo ne pouvait pas accumuler du maïs sans fin. Et de fait, après un an, à supposer que les insectes ne l’avaient pas avarié ou les rongeurs mangé, ce qui restait dans un grenier devinait immangeable. Dans ces conditions, on avait tout intérêt à investir un éventuel surplus dans le social – le donnant aux nécessiteux et surtout en brassant de la bière pour le voisinage sachant d’instinct que cette charitable générosité serait un jour récompensée non pas tant au Ciel que déjà sur Terre. La peur superstitieuse (de la malédiction du mendiant dépité plutôt que la possibilité qu’il fut un avatar du Christ) avait même bloqué en Occident jusqu’à l’avènement des Lumières toute initiative individuelle d’entreprendre et d’avancer pour son propre compte… quitte au mieux à laisser tomber quelques miettes dans l’écuelle des misérables affamés ou au pire massacrer, par acquit de mauvaise conscience, des milliers de vieilles veuves en tant que des sorcières rétrogrades. Enfin, comment ne pas dépendre de la grande famille patriarcale quand la moitié de vos enfants mourant avant d’être sevrés vous êtes bien obligé d’en reproduire à tire larigot ou quand toute structuration étatisée ou mutualisée de la sécurité est inexistante ou bancale ?
Pour être complet et honnête je dois reconnaître aussi que tout n’allait pas toujours pour le mieux pour tout le monde à Mapili. Aux plus marginalisés des marginaux (les chômeurs récidivistes, les Gens du Voyage et autres immigrés sans papiers) qui passent à travers les mailles de nos filets de sécurité sociale correspondaient les exclus du système de solidarité konongo. A ses risques et périls on pouvait s’exclure du système – l’entrepreneur qui avait fait fortune en ville ou l’étudiant parti à l’étranger pouvaient couper tout lien avec la base clanique qui leur avait permis de se mettre en orbite autonome, mais en cas de pépin il était exclu qu’ils puissent retomber sur leurs pieds au point de leur départ. Qui risque gros chez nous, ne risque rien de bien essentiel tandis qu’en Afrique il risque tout. A Mapili il arrivait malheureusement que même certains qui avaient contribué au pot commun se soient vus refusé le droit à un retour de l’ascenseur. Si je n’avais pas cultivé moi-même du maïs pour un vieux couple sans enfants et soupçonné de sorcellerie, ils seraient morts de faim. Bien que rares, j’ai eu affaire avec (et de devoir faire pour) des laissés pour compte et pire dans les communautés africaines par lesquelles j’ai transité.
Néanmoins, pour finir et malgré tout, parler de nécessité faite vertu ne me paraît pas au vu des phénomènes eux-mêmes le plus plausible des discours en matière de solidarité pré ou para moderne. Qu’on me permette un exemple trivial pour non seulement stigmatiser les relents ethnocentriques de ce genre de (f)actualisation de la portée potentielle des phénomènes, mais pour dénoncer son caractère étriqué. Il y a toute la différence au monde entre, d’une part, sa première nuit d’amour (réussie ou pas !) et, d’autre part, aussi bien les explications théoriques de la sexualité que son modus operandi au ras des pâquerettes. Qui a fait l’amour, ne serait-ce qu’une fois, sait et sent à quel point les élucubrations de Freud, les enquêtes de Kinsey et même les instructions du Kama Sutra tombent court quand ce n’est pas carrément à côté de l’expérience en question. Le conçu de l’objectivation savante ne rejoint jamais la singularité du vécu. Comme l’aurait dit Gabriel Marcel, le mystère de l’amour est une chose, tout autre chose est le problème de la sexualité. L’existentiel se vit, l’essentiel se conçoit. Id quod est, est id quod est – intrinsèquement irréductible à toute substantialisation, à l’instant même l’individuel est tout simplement ce que singulièrement il est, disait déjà Dun Scotus, et Maître Eckhart (un des maîtres à penser de Heidegger) de renchérir en s’extasiant devant l’absence d’un pourquoi pour la présence de cette rose-ci.
Revenant aux data que j’ai brièvement détaillés d’entrée de matière, leur poids phénoménologique m’impose les facta d’une (f)actualisation autre que celle inspirée par la réduction bourdieusienne du gratuit affiché à de l’intérêt inavoué. Recourant à une autre de mes grilles d’analyse fétiche : ayant « connues » (dans le sens d’être « né avec ») les données grâce à une interaction interlocutrice j’ai du mal à les créditer d’une « compréhension » (ou saisi spéculatif) en termes d’un utilitarisme égologique qui s’ignore. Si mes WaKonongo m’ont appris quelque chose c’est que notre égocentrisme latent fait plus problème que leur altruisme manifeste. En « confisquant » mon surplus, Jakobo n’avait pas obéi à Dieu sait quel obscurantisme ancestral. Il avait tout simplement fait preuve d’une compassion à toute épreuve pour les nécessiteux et les moins fortunés qu’il reconnaissait avoir été confié à sa charge par l’Autre. Il importe peu au niveau d’analyse où je me situe que ce Dernier soit nommé les Ancêtres, Dieu ou le Destin. Si mon voisin s’est laissé faire par des croyances qui paraissent stupides à l’esprit scientifique, et qui furent condamnées comme des superstitions sataniques par la mentalité missionnaire, c’est parce qu’elle activait une philosophie et pratique de la solidarité intergénérationnelle : « personne n’aura de la tôle ondulée, tant que tout le monde n’est pas en mesure de se la procurer ». C’est ce frein au gain immédiat et à l’avancement individuel à tout prix que le calvinisme a enlevé chez nous au XVIIe siècle. Une carte blanche était donné ainsi à l’égocentrisme économique des âmes imbues d’un esprit entrepreneurial et qui se sentaient personnellement prédestinées à profiter du capitalisme naissant. Ce feu vert théologique à l’individualisme effréné a provoqué le massacre par centaines de milliers de vieilles pauvresses dans lesquelles les nantis du Moyen Age avaient vu non pas des sorcières, mais des incarnations du Christ lui-même. Enfin, puisqu’au grand séminaire on nous a expliqué comment en produire et non pas comment éviter d’en faire, j’ai eu quatre enfants sans savoir pourquoi et surtout sans penser qu’ils allaient contribuer à payer ma pension, je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais ou pourrais incriminer des parents konongo de prévoyance intéressée sinon de calculs cyniquement mercenaires en matière reproductive. Le fait que par certains côtés ils devront dépendre sur leur progéniture davantage que nous, tout en colorant le caractère affectif des rapports intergénérationnels en les « privant du luxe » (à supposer que ce soit un apogée en matière familiale) des (grands)parents qui ne servent plus à grande chose sinon de « gâter » les leurs (ce pourrait être le cas de le dire), ne les rend pas plus inhumains que des humains qui cotisent pour que des structures se soucient d’autrui à leur place.
« Nécessité et vertu » ou « nécessité est vertu » ?
Même sans avoir lu Bourdieu, l’esprit moderne estimant que les Primitifs dans leur horde n’étaient pas plus positivement solidaires que des sardines dans leur boite et que la charité religieuse se faisait aux dépens de la justice distributive, trouve qu’on ne peut guère faire mieux que l’Occident en matière de sécurité sociale. D’un côté, grâce à des ponctions obligatoires dans les avoirs des plus nantis, les nations démocratiques se sont organisées pour garantir et de gérer le droit naturel à la survie d’au moins leurs citoyens nécessiteux. De l’autre, une fois ce strict minimum vital assuré, éventuellement par une allocation aussi universelle qu’individuelle, cette fois-ci sans nécessairement avoir lu Rawls, même les plus socialistes des mutualités ou les plus populistes des Welfare States laissent aux privilégiés la liberté de tirer leurs plans de profit personnel comme bon leur semble. Une obligation en justice mâtinée d’une obole occasionnelle.
Le respect effectif de ces concrétisations légales de Liberté, Fraternité et Egalité révolutionnaires que sont les Droits de l’Homme paraît tellement nécessaire que le retour ou le recours au vertueux gratuit donne des boutons à certains engagés enragés. Idéalement, dans une société enfin capable de sécuriser humainement tous les contractants individuels qui la constituent, il ne devait plus y avoir de Télévies pathétiques ou de collecte forcée pour les Restos du Cœur (Imagine, 108, 2015, p.61). A bas l’aumône paternaliste qui inféode et infantilise. Finies les œuvres de charité qui empêchent les injustement riches d’avoir la mauvaise conscience de leurs privilèges parasites. Que vivent le droit et le devoir de la solidarité élémentaire. La satisfaction systématiquement obligatoire des besoins naturels de tout le monde finira par rendre l’altruisme vertueux superfétatoire.
Ce que les indignés et assoiffés de justice ignorent est le caractère excessivement ethnocentrique des Droits de l’Homme et l’équivoque extrême des mots d’ordre révolutionnaires. Même si par « homme » on a fini par comprendre non seulement des mâles non censitaires mais aussi les créatures féminines, il reste qu’en Occident le Droit des Peuples est plutôt symbolique et celui du non humain purement métaphorique.
Egologie oblige, le Moderne parle de sécurité sociale là où son allologie obligeait le Primitif à agir en fonction d’une solidarité cosmique : non pas que les WaKonongo et consorts reconnaissaient que c’était dans leur intérêt de respecter les droits des animaux ou de gérer prudemment les ressources naturelles – en l’absence de tout anthropocentrisme (même écologiquement éclairé) et de notre dichotomie « nature vs culture(s) », ils savaient que la faune que nous imaginons « sauvage » étant le cheptel domestique du Seigneur de la Forêt il fallait invoquer une nécessité urgente pour négocier l’une ou l’autre ponction parcimonieuse dans les biens d’Autrui et que la pluie (et donc la fertilité des champs et par conséquence la vie tout court) était la nue-propriété d’Ancêtres qui veillaient au bon usage de leur grain.
Ethnocentrisme pour ethnocentrisme, rien de plus ethnocentrique donc que le « social » de notre sécurité qui est synonyme d’un dépannage que par malheur un individu en panne (de santé ou de sous) n’est plus en mesure de remédier comme idéalement il aura dû pouvoir le faire. Le citoyen normal contribue à la sécurité sociale come le conducteur typique à Touring Assistance – dans l’espoir de ne devoir jamais y avoir recours. Même si avec Serres le postmoderne envisage désormais l’éventualité d’un contrat naturel en sus du social de Rousseau, il s’agit toujours d’une option intéressée non pas d’une obligation désintéressé qui s’impose d’emblée et d’office. Le colloque de Milan qui occasionna le texte présent était organisé par les membres et les sympathisants nombreux du comité technico-scientifique de la région lombarde pour les « philosophies et pratiques bio-naturelles » (discipline bio-naturali). En entendant cette expression, un MuKonongo aurait spontanément pensé à des symbioses et synergies destinées à promouvoir les intérêts réciproques de l’humain et du para-humain. En fait il s’agissait d’associations de naturopathes, d’herboristes et autres praticiens de Qi Gong et Shiatsu, toutes instrumentalisant des ressources naturelles au service du ressourcement humain ! Le même MuKonongo averti du projet d’une allocation universelle tout en se demandant si les milliards de l’Asie allaient en être aussi les bénéficiaires, supposerait d’instinct qu’il s’agit de subsidier les responsables du bien commun de leurs collectivités respectives (chefs de famille comme Jakobo ou d’autres associations d’entraide et de fraternité) et non pas (à l’instar des lopins de terre alloués aux ouvriers des villes lors de la Révolution – industrielle plus qu’humaine) tout juste ce qu’il faut à une poignée de profiteurs privilégiés pour diviser et régner sur les Misérables en étouffant dans l’œuf toute velléité d’un renversement radical du désordre mondialement établi.
Que de Messies dont le message millénariste a laissé le réalisme de masse rêveur. Jésus descend du Ciel en proclamant sa Bonne Nouvelles sur Terre : « Vous êtes sauvés ! » et les terriens de répondre « Monsieur Jésus, nous n’avions pas l’impression d’être à ce point perdus, mais puisque vous le dites et cela n’engage pas à grande chose, allons-y gaiment ». Je débarque chez les WaKonongo en leur promettant que les projets de mon Projet de Développement allaient les sortir de leur sous-développement multimillénaire et eux de me rappeler qu’ils en étaient sortis à leur satisfaction depuis Lucy mais que mes projets étant gratuits ils en feraient la fête avant de leur faire un sort et reprendre leur aller de l’avant nomade comme si de rien n’avait été. … et les âmes de bonne volonté gauchiste de donner parfois l’impression de vouloir imposer une allocation qui épargnerait à tout individu le devoir de travailler quand le monde ouvrier ne rêve que du travail [1]. Le Peuple n’est jamais là où d’en haut ou d’à côté, que ce soit à gauche ou à droite, on l’imagine ou voudrait qu’il soit.
En outre, loin de représenter une réalité universelle et univoque, l’homme en question n’est autre que la monade moderne suintée par un parti pris égologisme onto-épistémologique sous mainmise gréco-latine et tutelle judéo-chrétienne. Un Jaïn, pour qui le moindre insecte mérite autant de respect que l’humain, un Asmat qui voit dans les villageois voisins des simples comestibles, un MuKonongo dont le grand-père était un simba mtu (homme-lion) ne se reconnaîtraient pas dans l’Homo sapiens occidentalis aux relents d’un solipsisme substantialiste qui voit l’esprit faire fi idéalement de la chair corrompue et du carcan culturel pour imposer à la volonté la seule ligne de conduite garantissant son intérêt individuel.
A la Liberté de tirer son plan néo-libéral tout seul comme un grand tout en évitant dans son propre intérêt de trop marcher sur les pieds d’autrui, un MuKonongo préférerait, et de loin, la responsabilité : non pas tant, une fois ses propres besoins satisfaits, les responsabilités qu’on assume à l’égard d’autrui et des choses en général, mais le fait (levinassien) de naître et être « réponse » à Autre que soi-même. Fraternité ? Ce n’est pas qu’une MuKonongo se plaindrait de l’absence du terme « sororité », mais ferait remarquer qu’on ne peut pas être frère ou sœur sans reconnaître d’abord son père et sa mère. Egalité ? L’égalité légale est une chose conventionnée qu’Homo hierarchicus active volontiers ; l’égalité essentielle est une chimère poursuivie par le seul Homo aequalis occidentalis. Si le fieri d’Héraclite est primordial est l’esse de Parménide une illusion d’optique ontologique, la diachronie, le fait devenir toujours autre, ne peut que donner à des semblances synchroniques un air de famille factice. Quand même des jumeaux pour un MuKonongo ne sont pas symétriques (puisque faits d’un aîné et un cadet) on comprend qu’il agit foncièrement en fonction d’asymétries acceptables. Jeune il sait que pour arriver il doit suivre des vieux qui se trouvent déjà au but ; agriculteur débutant ou chasseur novice, il va de soi qu’il profite de l’existence de spécialistes chevronnés. Les WaKonongo m’ont donné l’impression que malgré son affaiblissement organique, seul le vieillard actualisait pleinement le potentiel humain. En matière d’anthropologie ontologique, le MuKonongo n’ayant jamais réfléchi ou agi en fonction d’une prétendue nature essentiellement identique depuis Lucy en tout être humain dès sa conception et jusqu’à sa mort, des différences de sexe et d’âge, de caractère et de condition, lui paraissaient non pas des accidents de parcours mais des étapes aussi irréductibles qu’irréversibles. Tout choix induit des effets pervers, mais il reste à prouver qu’agir en fonction des noms propres plutôt que d’une nature profonde soit particulièrement inhumain. Comme disait un des Frères Karamazov : plus j’aime l’Humanité, moins j’aime mes voisins.
C’est pourquoi, quitte à trouver des synonymes pour les mots galvaudés de « charité » et d’« amour », tels que « sympathie », « compassion » ou tout simplement « humanité », l’Apôtre des Gentils a plus raison que Robespierre ou Rawls de fonder la solidarité sur un sentiment de bienveillance : « quand je distribuerais tous mes biens en aumônes ou si je me sacrifie par souci d’autrui, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert à rien » (I Cor 13.3). Un bémol, néanmoins : le télescopage paulinien de l’altruisme qui fait du bien avec le bien de l’altruiste lui-même ! En étant serviable, mon ami Jakobo ne pensait pas faire du self-service ! Avec Marion et contre Mauss, le MuKonongo a raison de privilégier le don gratuit sur l’échange intéressé. Il se peut qu’un jour, bientôt, Godot instaurera au Sud comme au Nord ses mille ans d’une justice parfaitement paradisiaque. En attendant, au lieu de se contenter d’une solidarité fiscalement inévitable mais tout aussi anonymement abstrait que distribuée à des atomes fantômes, il est permis de faire preuve, avec un Jakobo Kasalama, d’une empathie aussi émouvante qu’efficace à l’égard des victimes du destin. Plus réaliste que les doux rêveurs ou les révolutionnaires virulents qui projettent un autre monde pour l’essentiel absolument égalitaire, bien avant Gandhi, l’homme de Nazareth savait que sur terre on ne pourrait tout au plus que rendre l’asymétrie entre riches et pauvres moins inacceptable. N’en déplaise aux anarchistes, seule la mort nous « libèrera » des institutions et des imaginaires dont l’altérité contraint aussi bien notre corps social que notre corps propre. En attente de cette (d)échéance il est permis de recoloniser les imaginaires de manière aussi peu impérialiste que possible et d’inclure aussi humainement que possible dans nos institutions des exclus dont l’exclusion sent la mauvaise foi – tels nos chômeurs culpabilisés pour ne pas avoir trouvé du travail inexistant.
Egologie élémentaire versus allologie allophanique
En invoquant des philosophies d’antan et des pratiques d’ailleurs, il ne s’agit évidemment pas de renoncer à nos justement acquis en matière de sécurité sociale en retournant aux formes de la charité d’antan ou en renouant avec la lettre de la solidarité primitive. Il s’agit tout simplement de renouer avec une intentionnalité qui, ignorant notre distinction entre vertu et nécessité, n’avait même pas à les faire tourner indissociablement en rond dans une boucle à la Morin. Il serait encore trop ethnocentrique d’insinuer que les deux étaient encore indistincts dans le vécu primitif. A l’absence de notre chose répond chez autrui la présence de toute autre chose. Un phénomène qui avait interpellé les premiers observateurs des cultures « primitives » me frappa encore chez les WaKonongo : de la même manière qu’ils avaient été obligé d’emprunter des mots arabes (dini et sadiki) pour désigner ce que nous entendons par « religion » et « croire », pour nous dire « merci » ils avaient recours à des expressions également d’origine arabes asante et shukran. Entre eux, ils se disaient tout au plus vyema ou vizuri. Ce n’est pas le moment de nous lancer dans un excursus ethnolinguistique. Néanmoins on trouverait dans le latin (liturgique) vere dignum et iustum est une expression plus ou moins équivalente de l’intentionnalité qui anime les échanges entre indigènes : bien que ce qui se passe représente un (r)apport de réciprocité asymétrique, il est beau et fait plaisir à tout le monde, tout en n’étant que correct et convenable. En vizuri il n’y a aucun accent de cette humble mais humiliante reconnaissance que nos pauvres étaient censés témoigner à l’égard des charités qui leur étaient faites par des dames d’œuvre ; et en vyema on captait peu d’écho d’obligation morale. –zuri évoque l’agréable, l’aimable, le beau et –ema indique du travail bien fait ou de la nourriture savoureuse. Bien que « les veuves et les orphelins » secourus par Jakobo ne tenaient ni discours obséquieux ni ne témoignaient de dispositions serviles, ils ne se montraient pas pour autant ingrats ou inconscients mais n’avaient tout simplement rien à redire sur le fait obvie de se retrouver intégrés dans des réseaux vitaux
De nouveau on risque de me dire que cet allant de soi du devoir primitif de solidarité ressemble à s’y méprendre au droit légal du nécessiteux civilisé à être secouru. Comment répondre si ce n’est en invoquant des épaisseurs vécues ? En 1969, totalement démuni lors de mon installation chez les WaKonongo, j’ai été l’objet de toutes les sollicitudes aussi généreuses que gratuites de la part de Jakobo et les siens. En 1979, si j’ai eu droit pendant quelques semaines à des allocations de chômage c’était à condition de pointer tous les jours avec mes compagnons de fortune devant un fonctionnaire bougon dans le bureau local des chômeurs à des heures chaque fois différentes pour éviter qu’en mauvais coucheurs nous ne travaillions en noir non déclaré. Pour moi, il y avait là toute la différence au monde entre ce qui m’était dû en stricte justice individuelle et ce qui me fut donné par pure humanité. En conséquence, quand j’y réfléchis, s’il y a quelque chose qui me paraît vrai dans le cliché qui opposait l’anonymat de la horde primitive à l’autonomie de l’individu moderne, c’est que tout langage et logique humaine ont lieu quelque part entre les pôles extrêmes ou les idéaltypes abstraits de l’allologie (allos « autre ») et de l’égologie. On sait que le Soi en tant que sujet spirituel, substantiellement solipsiste, avant de culminer ( ?) dans le « selfie » contemporain, est conventionnellement né avec le Socrate de Platon. Avant, des élans enthousiastes et des états d’âmes extatiques était le lot du commun des mortels et non seulement le fait des héros homériques ou des pythies delphiques. On sait aussi que l’esprit platonicien, étincelle du divin, emprisonné dans son enveloppe charnelle, est devenu le pilote de la Modernité dirigeant son monoplace comme bon lui semble. Ce n’est pas le lieu de retracer l’émergence de l’ego occidental et encore moins de détailler le milieu (petit) bourgeois qui a rendu cette mutation anthropo-logique possible et plausible du moins pour un pan relativement restreint de l’humanité. Notons tout simplement qu’en l’absence d’un étalon (sur)naturel faisant universellement loi et univoquement foi, la logique de cet ego-là n’est pas moins un construit (intra)culturel que n’importe quel autre « fait » (factum) humain. Bien qu’en soi ce choix égologique s’excepte d’égoïsme et d’égotisme, les conditions psychosociologiques aussi bien de sa sécularisation que de sa sécurisation sont sui generis. A ce titre, elles relèvent d’une situation sociohistorique dont le caractère exceptionnel et excentrique rend impossible sa globalisation à l’identique. C’est dire que le système de sécurité sociale actuellement en cours chez nous et qui en principe est à base d’une justice naturelle et à l’occasion l’effet d’une vertu optionnelle, n’est pas foncièrement plus universalisable que le catholicisme romain ou la croissance capitaliste. Même si (dato non concesso) une logique humaine qui relègue tout rapport entre un soi substantiellement autonome et autosuffisant et autre que lui au domaine accidentel du contractuellement intéressé était la plus crédible des anthropologies, puisqu’il est déjà difficile de la structurer de manière satisfaisante chez nous, il ne faut pas rêver qu’elle puisse un jour faire figure de panacée. Il n’empêche que le Civilisé, par le fait même d’insinuer que le Primitif fait de nécessité vertu, s’imagine lui-même faire le contraire et donc mieux : promouvoir le droit naturel de tout individu à mener une vie au moins minimalement digne de l’homme tout en laissant des créneaux ouvert à la charité gratuite et à des prestations de luxe. La santé pour tous, grâce à des génériques ou l’ingérence humanitaire, et les cliniques privées pour le naître et être mieux d’une poignée de profiteurs prédestinés.
Or jusqu’ici l’institutionnalisation de cet imaginaire néo-libéral (ou égologique, c’est du pareil au même) n’a abouti, et encore, qu’à subvenir aux besoins essentiels (en fait minimalisés) de la partie méritante des laissés pour compte du Nord (à une allocation de survie pour les tire-au- flanc ou pour tous les Damnés de la Terre, il ne faut pas rêver) tout en laissant une élite affairiste tirer d’énormes profits personnels aux dépens de tout le monde. Le fait que certains puissent diminuer la ponction fiscale en créant des Fondations avec leur surplus ne devrait pas leur donner une meilleurs conscience que la veuve des Evangiles qui puisait son obole dans le nécessaire.
Par contre, là où justement la nécessité est vertu, là on trouve aussi un Choix de Société à base d’options et d’optiques allologiques qui rendent le souci d’autrui et de toute chose, congénital et non pas contractuel. Bien avant que les phénoménologues se soient rendu compte que le dual était primordial (la conscience est toujours « conscience de »), les WaKonongo savaient que l’un n’allait jamais sans l’autre. Ils savaient même mieux que les Chinois (pour qui Yin et Yang sont des associés symétriques) que les (r)apports avec autrui et autre chose sont d’emblée et d’office asymétriques. Le même « un » tantôt apporte plus (le sage qui initie son disciple) tantôt reçoit davantage (le même sage secouru dans ses vieux jours par ses initiés). Si j’insère « autre chose » à côté d’« autrui » dans le réseau de réciprocité asymétrique, c’est que l’allogie « primitive » est animiste : les choses que l’égologiste déconsidère comme inanimées puisque sans âme (l’animal, le végétal et le minéral) l’animiste traite comme des interlocuteurs personnels de plein droit. A l’encontre de notre sécurité sociale tout aussi anthropocentrique qu’égologique, la solidarité primitive préserve et promeut la possibilité pour toute chose, jusqu’au moindre caillou, de persévérer dans l’intentionnalité identitaire qui est la sienne. Cet égard du soi pour l’autre est indissociable du droit de regard de l’autre sur soi. Un MuKonongo aurait du mal à comprendre non seulement le solipsisme sexuel d’un Sade mais la gestion exclusive de son corps revendiquée par le militant et surtout la militante moderne. Ce n’est pas que les WaKonongo ignoraient l’infanticide, mais que le devoir d’une femme à se faire un enfant ou à s’en défaire était subordonné aux droits du bien commun. A contrecœur, les sages-femmes konongo éliminaient des nouveau-nés qui, trop faibles ou insolites, risquaient d’hypothéquer le mode de production local. Par contre, allologie oblige, elles auraient trouvé excessivement égologiques les avortements pratiquées par les princesses inca pour empêcher la chute de leurs seins ou par des athlètes russes pour augmenter leurs prouesses sportives.
Rien de plus ethnocentrique qu’un correcteur d’orthographe. Si le mien accepte sans broncher « égologie », il continue à refuser catégoriquement l’« allologie » et davantage encore l’« allophanique » (allos + phainesthai « apparaître »). Pourtant, cette logique de l’Autre qui est à la base de la plupart des cultures non occidentales ne fait pas écho à un souci altruiste dont le soi aurait tout intérêt à faire preuve, mais à sa relativisation radicale par le caractère autrement plus absolu des apparences voire des apparitions de l’Autre. L’Autre dans tous ses états, humains et para-humains, était là avant moi et sera là quand je ne serai plus ; il surgit sur mon chemin, advient à ma rencontre, se manifeste de et pour lui-même. Il m’interpelle à fond avant que je puisse l’appeler pour la forme. Son envergure a tendance à excéder la mienne. Dans ce cas (sans qu’il faille identifier « allophanie » et « hiérophanie » et encore moins « théophanie » – tel le buisson ardent rencontré par Moïse), comment ne pas me sentir respectueusement redevable de son bon vouloir et reconnaissant envers Lui ? Là où l’égologue cherche à être reconnu, l’allologue se sent reconnaissant.
Enfin !
« Enfin, où est-ce que voulez en venir avec toutes ces excursions ethnographiques et élucubrations excentriques ?! » D’abord, en tant anthropologue académique, j’ai voulu suggérer que l’autre l’est vraiment et que son irréductible altérité interpellante est toujours susceptible de donner non seulement à penser mais à faire. Ensuite, en tant que concerné par la logique humaine tout court, j’ai proposé que la solidarité en général et la sécurité sociale en particulier présupposent une vision et une valorisation du naître et de l’être humain. Or, ce à quoi l’individualisme fondamental et l’anthropocentrisme foncier de l’égologie occidentale ont donné lieu à la fois idéologiquement et institutionnellement ne représente peut-être pas, dans l’interculturel, une apogée absolue que ce soit du côté de l’interdépendance de toutes choses ou celui de la réciprocité humaine. L’allologie me paraît autrement plus inclusivement holistique et humainement responsable que l’égologie. Que ce soit par obligation fiscale ou choix personnel, le souci d’autrui ne doit pas venir en supplément (obligé ou optionnel) à un prétendu souci primordial du soi pour lui-même. Si « Je », incarné d’instant en instant dans son corps propre et incorporé en continu dans sa situation sociohistorique, se doit d’envisager des rapports de sympathie généreuse et de reconnaissance responsable avec les membres de son milieu humain et les interlocuteurs du monde tout court, c’est qu’ab ovo organico et ontologico il se sait appelé à la solidarité par l’Autre. C’est du moins ainsi que Jakobo Kasalama et mes amis konongo voyaient et vivaient les choses. Si j’avais suggéré aux organisateurs du colloque de Milan le titre « insieme », moins ringard que « solidarité », c’était parce que naître et être ensemble définissant la condition sine qua non de toute chose pour les WaKonongo, seul le sorcier pourrait poser la question d’« être ou ne pas être solidaire ? ».
Notice bibliographique (et égologique !). On trouvera dans mon « dernier » livre, Les confessions d’un anthropologue, Paris, L’Harmattan, 2015, des références aux auteurs auxquels je fais allusion – Bourdieu, Levinas, Mauss, Marion, Morin – ainsi que des justifications plus étoffées des affirmations abruptes de ces pages-ci portant sur le nomadisme, l’animisme, le don, la reconnaissance, l’inexistence de la nature humaine, une fondation nominaliste des droits humains, l’onto-épistémologie des données et des faits, du vécu et du conçu.