Le point de départ de cet ouvrage, c’est un diagnostic convergent sur la « psychologisation de la culture » dans les sociétés occidentales après la deuxième guerre mondiale par de nombreux auteurs, de diverses disciplines et d’orientations différentes. On peut résumer ce phénomène en évoquant l’émergence d’un « homme psychologique » [2] dans les sociétés postindustrielles, venant relayer l’ « homme économique » qui a caractérisé les sociétés industrielles.
L’émergence de l’Homme psychologique
Ce diagnostic a d’abord été porté sur la société Nord-américaine des années 1940 par des néo-freudiens puis par des sociologues critiques dont le point commun était une approche culturaliste.
Pour les néo-freudiens, il s’agit principalement de Karen Horney [3] et d’Erich Fromm [4], formés en Europe avant guerre, qui ont découvert aux États-Unis une culture caractérisée par des types de personnalité différents de ceux qu’ils avaient pu rencontrer en Europe dans leur formation psychanalytique : des personnalités adaptées à la société du marché généralisé, dont le « Moi » est la principale valeur d’échange sur ce marché, et qui souffrent principalement d’anxiété : leur trait majeur est la quête anxieuse de conformité aux attentes d’autrui. C’est autour de ces pathologies qu’ont été identifiées les « névroses de caractère », distinctes des « névroses de transfert » classiques. Aux yeux des néo-freudiens, la culture américaine apparaissait déjà travaillée par des questions psychologiques, et l’émigration massive de « psys » fuyant l’Europe vers les États-Unis a répondu à une demande importante de la société américaine.
Quant aux sociologues, ce furent David Riesman [5] et Wright Mills [6], qui ont poursuivi dans le même sens en proposant leurs idéaux-types de la société d’après-guerre : des « personnalités compétitives » selon Wright Mills, en concurrence permanente sur un « marché de la personnalité », qui en même temps sont « extro-déterminées » (other-directed) selon Riesman, c’est-à-dire psychiquement très dépendantes de leurs interactions avec leurs compétiteurs-partenaires et avec leur environnement social.
Ces types de personnalité étaient adaptés à une société qui était en train d’émerger, et qui serait appelée plus tard société « post-industrielle », « de consommation », « de loisirs », « de services ». Une société dans laquelle l’essentiel de la vie sociale — travail, éducation, consommation, loisirs — se joue au sein de grandes structures, dont l’atmosphère est animée par les mass media et la publicité, et dans laquelle chaque individu tend à être en compétition dans tous les domaines sur de grands marchés. Le tableau de la culture américaine qui ressort de ces travaux dès les années 1940, c’est celui d’une dépendance psychique croissante de l’individu vis-à-vis de son environnement, et d’une montée de l’anxiété comme manifestation affective majeure, en même temps signe de la dépendance et moteur de la conduite.
Un peu plus tard, dans les années 1960-70, d’autres intellectuels critiques américains ont insisté sur la dimension morale de cette psychologisation du social : Philip Rieff [7], Richard Sennett [8] et Christopher Lasch [9].
Rieff et Lasch ont mis en évidence la signification de la montée du phénomène « psy » dans la culture : la perte de substance des systèmes symboliques, religieux ou idéologiques, qui transcendaient l’individu. L’accomplissement de soi devient le seul idéal vraiment mobilisateur, et la progression vers cet idéal est une transformation de la personnalité par des « technologies du Moi ». Lasch désignait ainsi l’ensemble des méthodes qui, en psychothérapie ou en développement personnel, sont censées permettre à l’individu de « changer » pour aller mieux et progresser dans la réalisation de soi. L’idéal-type de caractère devient le « narcissique » selon Sennett et Lasch, ou le « thérapeutique » selon la formulation bizarre de Rieff. Il est lui-même sa propre référence idéale, et il consacre ses ressources à s’accomplir imaginairement, c’est-à-dire à bonifier son image, tout en étant complètement dépendant du regard des autres et des institutions : car l’idéal individualiste se poursuit dans une société de dépendance, marquée par le rôle croissant de l’État au sens large dans la socialisation des individus, et par l’industrialisation de tous les modes de satisfaction des besoins. Un imaginaire individualiste se connecte à la massification du réel grâce aux médias et à la publicité. Selon Rieff et Lasch, nous sommes donc entrés dans une culture « thérapeutique ». Le développement de soi est un équivalent psychique de la mobilité socio-professionnelle. L’avènement de l’homme psychologique, c’est donc aussi le « triomphe du thérapeutique » (Rieff), dans la mesure où thérapie et développement personnel reposent fondamentalement sur les mêmes bases : que l’on veuille se libérer d’un mal-être, d’une souffrance psychique, d’un « dysfonctionnement », ou que l’on veuille maximiser ses chances, optimiser ses performances dans la réalisation de son potentiel, on suit la même démarche et on utilise les mêmes technologies du Moi. La contribution de Sennett, c’est de voir dans la psychologisation des relations sociales l’invasion de l’espace public par le Moi, autrement dit la « tyrannie de l’intimité », le « communautarisme intimiste ». Pour exister socialement, l’individu doit manifester publiquement ses affects (sentiments et émotions). Pour atteindre ses buts sociaux, il doit donner constamment des preuves de son authenticité. Pas seulement de sa sincérité morale, mais de sa sincérité psychologique : des preuves de l’authenticité de ce qu’il ressent. À la limite la vie publique devient un « striptease psychologique ».
Ce tableau de la « psychologisation de la culture » aux États-Unis dans la deuxième moitié du XXe siècle fait donc ressortir deux traits majeurs :
- L’idéal d’accomplissement de soi devient à la fois une liberté, une nécessité et un devoir : une liberté dans une société démocratique d’opportunités individuelles, une nécessité sur un marché de la personnalité, un devoir dans une culture individualiste où déclinent les idéaux collectifs. Cet idéal s’exprime dans une éthique de transformation de la personnalité.
- L’émotion (exprimée et ressentie) devient le premier critère d’authenticité de l’expérience vécue. La quête de soi-même n’a plus de repères symboliques transcendants, elle se fonde sur le ressenti : c’est une quête de l’authenticité psychologique du Moi, et l’expression de soi-même dans la vie sociale doit témoigner de l’authenticité de ce ressenti.
Qu’est-ce qui distingue alors l’homme psychologique de l’homme économique ? La gestion de ses affects (sentiments-émotions) et plus seulement celle de ses intérêts économiques, devient décisive dans toutes les sphères de sa vie sociale, sans discontinuité entre vie publique, vie privée et vie intime.
L’Homme psychologique est-il un produit du néolibéralisme ?
Ce tableau s’est élaboré entre les années 1930 et 1970, et il concerne une réalité qui a émergé dès le début de ce que nous avons appelé les « Trente Glorieuses ». Il faut insister sur ce point parce que nous avons tendance, dans notre contexte français, à voir ces traits comme « hypercontemporains », à les attribuer au capitalisme néolibéral.
Il est vrai que ces tendances n’ont fait que s’affirmer au cours des dernières décennies. Ainsi, la sociologue Eva Illouz a repris ce tableau il y a quelques années [10] pour le généraliser au monde des médias globaux et de la sociabilité virtuelle sur internet. Son idéal-type, c’est un « homme sentimental » qui évolue dans un « capitalisme émotionnel » dans lequel se déversent des « intimités froides ». Dans un registre plus anecdotique, la Harvard Business Review a publié tout récemment, en janvier 2015, un article de fond sur le paradoxe de l’authenticité dans la vie professionnelle, qui se résume ainsi : « You have to fake it before you make it » (Pour réussir, il faut d’abord faire semblant). Ces paradoxes de l’intimité froide et de l’authenticité fabriquée avaient déjà été soulignés par Mills en 1950, puis par Sennett en 1977. C’est dire qu’il y a là quelque chose de bien antérieur à la mondialisation néolibérale.
En France, dans les années 1970, ce phénomène avait été identifié et critiqué comme « psychologisme », par Robert Castel notamment. Le titre même de son livre, Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir (1973), indique que ce point de vue s’inscrivait dans une critique globale du capitalisme. Castel exprimait l’inquiétude devant l’effacement des idéaux d’émancipation collective et l’instauration d’un contrôle social thérapeutique et individuel.
Plus tard Luc Boltanski et Ève Chiapello en ont fait un trait du « nouvel esprit du capitalisme » [11]. Le nouveau paradigme est celui du monde en réseaux, dans lequel chacun de nous est son propre projet. La condition de la « connexion », c’est de manifester la sincérité de son engagement personnel, tout en restant perpétuellement disponible et adaptable, ceci dans un contexte de soupçon de simulacre généralisé et de marchandisation de tout, y compris des sentiments.
Dans la même période, Alain Ehrenberg a analysé cette nouvelle configuration comme le « tournant personnel de l’individualisme ». Il a mis en évidence les « pathologies de l’idéal » qui en sont l’effet, autour de l’anxiété et de la dépression [12]. Son analyse a fait l’objet d’un certain malentendu, comme en témoignent plusieurs échanges publics avec Robert Castel. On lui a reproché de vouloir importer en France le modèle libéral américain… En fait, il adopte une perspective comparatiste pour identifier dans les expériences historiques singulières de la France et des États-Unis une différence d’approche de la « personnalité » et des problèmes psycho-affectifs.
Mon point de vue n’est pas éloigné de celui d’Ehrenberg, bien que ma démarche ait été plutôt généalogique que comparative. Aussi je crains d’être reçu avec le même malentendu, c’est pourquoi j’insiste sur ce point : le phénomène qui a été mon point de départ, et que l’on peut appeler psychologisation de la culture, émergence d’un homme psychologique ou tournant personnel de l’individualisme, n’est pas un phénomène « hypercontemporain ». Il a des racines anciennes, il était déjà manifeste et observé dès avant les Trente Glorieuses, même s’il nous a atteint plus tard en France, et même si nous le superposons à la « Crise » qui nous sert de cadre de discours depuis le tournant des années 1980. Ce modèle culturel, nous l’avons importé sans le savoir il y a déjà longtemps avec le plan Marshall, et nous le « consommons » sans vraiment le reconnaître comme un produit d’importation depuis les années d’après-guerre, sous ses divers aspects : le management des entreprises basé sur des techniques de relations humaines ; le contrôle social « thérapeutique » qui transforme le conflit social en conflit personnel et la culpabilité en souffrance psychique ; la mobilisation des affects par le marketing publicitaire, la « communication » ; la généralisation des prestations de type thérapeutique assurées par les psys, les travailleurs sociaux puis les coaches, etc.
Ce modèle est aujourd’hui dominant dans l’ensemble euro-américain, ou plus généralement dans l’ « Occident », mais ce n’est pas un produit de la mondialisation néolibérale : il a des racines beaucoup plus anciennes, et il est issu d’une expérience historique singulière que nous connaissons mal. C’est en cela que la critique de Castel à Ehrenberg procède d’un malentendu : il ne s’agit pas pour Ehrenberg de « proposer » un modèle libéral mais de rendre compte d’une expérience collective et individuelle qui est déjà devenue la nôtre et qui se développe depuis des dizaines d’années par acculturation, comme une greffe qui a — plus ou moins — pris. Ainsi, selon Ehrenberg, l’autonomie individuelle n’est pas seulement une norme contraignante ou une valeur désirable, elle est devenue notre condition.
Sur le phénomène lui-même — la psychologisation de la culture, l’émergence de l’homme psychologique — ou sur le modèle culturel qu’il exprime, ce livre n’a pas grand chose à dire d’original. La première partie est une sorte de recension et une proposition de synthèse de ce que l’on sait depuis plus d’un demi-siècle à ce sujet. Sa proposition est celle d’une hypothèse sur l’origine de ce phénomène et sur sa rationalité. Cette hypothèse est que les deux traits majeurs que j’ai mentionnés — éthique de transformation de soi et valorisation de l’émotion — ont une origine commune, qu’ils sont intimement liés et interdépendants : ils se conditionnent l’un l’autre.
L’éthique de transformation de la personnalité qui sous-tend l’idéal d’affirmation et d’accomplissement de soi n’est pas seulement une injonction de la nouvelle raison du monde néolibéral. La culture de l’émotion dans laquelle nous vivons, le « capitalisme émotionnel » selon Eva Illouz, n’est pas seulement un produit de l’emprise des médias, de la communication publicitaire et des technologies de production des images. La proposition que j’ai développée, c’est que la dimension éthique de la psychologisation — l’éthique thérapeutique — a quelque chose à voir avec la dimension éthique de l’esprit du capitalisme selon Max Weber — l’éthique « protestante » de la vocation.
L’Homme psychologique est un héritier paradoxal du puritanisme
Si l’ « ascète protestant » était l’idéal-type de l’homme économique, celui de l’homme psychologique serait le « thérapeutique », autrement dit un ascète narcissique. Quelques précisions me semblent indispensables pour éviter les malentendus sur cette proposition, autant que faire se peut.
Sur la notion d’ascétisme
Parler d’un « ascétisme narcissique » ou d’un « ascétisme hédoniste » a quelque chose de paradoxal, de contre intuitif. Rappelons cependant que pour Weber, l’ascétisme désigne une conduite de vie rationnelle, méthodique, systématique, orientée vers un but moral, « rationnel en valeur ». Aujourd’hui, cette notion d’ascétisme caractérise assez bien, comme l’avait déjà suggéré Sennett, le style de vie « californien » qui tend à devenir la référence. En caricaturant un peu, on peut dire que l’ascète contemporain, avec des pratiques encore plus massivement importées qu’au siècle dernier, s’applique à :
- purifier et cultiver son corps par diverses pratiques de fitness (activités physiques, nutrition, hygiène de vie),
- développer ses capacités relationnelles et son estime de soi par la thérapie et le coaching,
- s’épanouir dans sa sexualité en suivant les conseils d’un sexologue ou d’un sexothérapeute, en participant à des séminaires et workshops divers (exploration du point G, orgasme tantrique, etc.),
- parfaire son image par le relooking et la chirurgie esthétique, etc.
Ces pratiques sont ascétiques dans la mesure où elles visent à réaliser des performances morales : s’améliorer dans ces divers domaines, au prix d’un effort méthodique, c’est progresser vers un Bien [13]. L’accomplissement de soi est défini comme un ensemble de performances à réaliser, qui tendent à devenir des performances morales comme pouvait l’être l’accomplissement d’une vocation selon Max Weber. Une telle éthique d’accomplissement-transformation de soi peut être qualifiée de thérapeutique parce que son but tend à s’identifier avec la santé, et elle a accompagné l’émergence de ce que l’on a pu appeler le phénomène « psy ».
Sur l’éthique protestante
Quand Weber construit sa thèse autour de l’« éthique protestante », il se réfère en fait à l’éthique qu’il attribue aux calvinistes, c’est-à-dire l’un des courants de la Réforme. Et quand il attribue au dogme calviniste de la prédestination un rôle central dans cette éthique, il cite le plus souvent des auteurs puritains, tel Richard Baxter. Or ce courant puritain, quoique issu du calvinisme, avait dépassé le dogme de la prédestination et ne lui accordait plus une place centrale dans sa doctrine. D’où une confusion et un malentendu autour d’une éthique « protestante » qui est en fait une éthique puritaine. Pour préciser cette distinction dans un cadre de référence européen, il convient de rappeler que les conditions d’entrée dans la modernité ont été différentes dans les diverses parties de l’Europe.
La France est entrée dans la modernité en restant dans un cadre catholique, plus précisément sous le double absolutisme des Bourbons, politique et religieux, qui a suivi l’échec de la Réforme. La situation était comparable dans presque toute l’Europe latine et une partie de l’Europe germanique sous la domination directe des Habsbourg.
Une grande partie du Nord de l’Europe continentale est entrée dans la modernité sous la Réforme « protestante » proprement dite, c’est-à-dire luthérienne, qu’on peut qualifier a posteriori de « modérée ».
Quelques régions comme la Suisse, les Pays-Bas, la Bohème et la Grande Bretagne, ont été profondément touchées par une Réforme plus radicale, sous l’influence de Calvin, Zwingli, Knox, etc. Cette Réforme a eu des conséquences sociales, politiques et culturelles plus importantes dans cette partie du monde protestant, que l’on appelle « réformé » pour le distinguer de l’autre.
Dans un des centres de ce monde « réformé », la Grande Bretagne, un courant de « réforme dans la Réforme » s’est singularisé autour d’une doctrine religieuse particulière : la « Théologie de l’Alliance » ou Covenant Theology. C’est ce courant, qui était au départ un mouvement de purification interne à l’Église anglicane, que l’on a appelé le « puritanisme ».
Le puritanisme n’a pas triomphé en Angleterre, à l’inverse de l’Écosse, mais il y a nourri un courant permanent de dissent, et sa Théologie de l’Alliance a été la matrice des courants religieux les plus actifs par la suite en Grande Bretagne et en Amérique : Quakers, Baptistes, Méthodistes, etc. De plus, et surtout, il a été le principal courant inspirant les colonies du Nord de l’Amérique, la Nouvelle Angleterre, qui a été la matrice culturelle des États-Unis.
Il faut donc bien comprendre que lorsque l’on parle de puritanisme, on se réfère à un courant très spécifique à l’intérieur même du monde protestant, dont l’influence est restée marginale en Europe continentale et plutôt minoritaire en Grande Bretagne, mais qui a structuré la culture américaine. On peut même dire qu’il a façonné la « psyché » des Américains, et que son héritage façonne aussi la nôtre, maintenant que cette culture d’origine puritaine est devenue dominante. En bref, l’ « éthique protestante » invoquée par Weber était pour l’essentiel une éthique d’origine puritaine, dont le ressort n’était pas l’angoisse produite par le dogme de la prédestination mais la dynamique volontariste et optimiste du Covenant of grace, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Sur l’ « éthique de la vocation »
Dans les premières traductions françaises de L’Éthique protestante, on a formé l’expression « éthique du métier », à partir des mots de Beruf et Calling sur lesquels Weber s’appuie. Dans les nouvelles traductions, il est question d’ « éthique de la profession-vocation » [14]. Je propose d’aller encore plus loin dans ce sens et d’entendre les mots Beruf et Calling dans leur sens premier pour dire « éthique de la vocation ».
Autrement dit, il s’agit de prendre en compte le moteur psycho-affectif de l’ « éthique protestante » et pas seulement ses effets socio-économiques. Car si l’on applique aux puritains la thèse de Weber, c’est de cela qu’il est question. Weber ne précise pas, dans L’Éthique protestante, en quoi consiste la « prime psychologique » que pouvait procurer au croyant la confirmation (Bewährung) de l’élection dans sa conscience. S’agit-il d’une « idée » ou d’un « sentiment », d’une cognition, ou de l’affect positif qui l’accompagne ? Or la doctrine puritaine, à laquelle Weber se réfère indirectement, permet de répondre à cette question quand on la regarde de près. Elle est construite autour de la notion biblique d’Alliance de grâce (Covenant of grace) qui formule une promesse de salut pour ceux qui seront capables d’un acte de foi authentique, dans des termes que je détaillerai plus loin. C’est la mise en œuvre de cette promesse, par une dynamique interactive entre le croyant et son Dieu conjuguant le penser, le ressentir et le vouloir, qui produit la confirmation du salut porteuse de la « prime psychologique » postulée par Weber.
Le double legs du puritanisme : éthique de transformation de soi, valorisation de l’émotion
Ces précisions étant données, revenons à l’hypothèse centrale de ce livre. Elle propose d’interpréter l’éthique thérapeutique d’aujourd’hui comme un héritage lointain de l’éthique puritaine de la vocation, en avançant que l’expérience thérapeutique est en grande partie une sécularisation et une rationalisation de l’expérience religieuse.
Les expériences de transformation de soi vécues dans l’une et l’autre pratique peuvent se situer sur un continuum, comme les variétés d’un phénomène de même nature que j’ai proposé de nommer « expérience thérapeutique », à la manière de William James parlant des variétés de l’expérience religieuse. La « guérison » thérapeutique serait donc au fond un phénomène de même nature que la « conversion » religieuse, qui viserait la santé en guise de sainteté. D’où le titre de ce livre. Il reste à montrer en quoi consiste précisément cet « héritage » puritain et comment il nous a été transmis. C’est l’objet des deuxième et troisième parties du livre.
La notion de « legs » revient à Stephen Kalberg, qui a tenté de systématiser la sociologie historique comparative de Max Weber [15]. Un legs, c’est alors, dans le jargon kalbergo-wéberien, une « configuration de l’action sociale » remontant à un lointain passé qui se perpétue « dans les interstices du présent » pour influencer les pratiques d’aujourd’hui, parfois sous des formes et dans des domaines différents. Je me suis attaché à montrer que nous avons hérité du puritanisme un double legs — l’ethos de transformation de soi et la valorisation de l’émotion comme critère d’authenticité de l’expérience personnelle — et que ces deux legs sont intimement liés. Voici comment je propose de « tracer » sommairement la transmission de ce double legs.
L’espace euro-américain, l’ « Occident » si l’on veut, a connu une évolution d’ensemble dont les traits principaux sont souvent résumés ainsi : rationalisation des rapports à la réalité et sécularisation de la culture, selon deux polarités explicites entre Raison et Passions, Culture et Nature. Ces tendances dominantes ont été exprimées depuis l’âge des Lumières par des courants rationalistes, matérialistes, naturalistes, positivistes, utilitaristes, etc. Dans ce mouvement d’ensemble, le monde anglo-américain a suivi un itinéraire particulier, marqué par l’empreinte qu’a laissée dans la culture — et pas seulement dans la religion — la dynamique puritaine du Covenant of grace. En effet, les Lumières anglaises et écossaises (puis américaines) n’ont pas construit une vision rationaliste du monde au détriment des affects (sentiments-émotions) selon le dualisme cartésien. Elles ont conjugué « raison et sentiment », avec les concepts de « sympathie », de « sens commun », de « sentiments moraux », etc. Si le débat fut intense au XVIIIe siècle entre « Anglais » et « Écossais », ce fut sur l’équilibre entre ces deux composantes de la nature humaine plutôt que sur la suprématie absolue de l’une sur l’autre.
À l’intérieur de ce sous-ensemble, les colonies Nord-américaines puis les États-Unis ont connu une expérience historique singulière qui a popularisé, parallèlement à la « sécularisation » et à la « rationalisation » des conduites, un habitus particulier, que j’appellerai pour simplifier un « habitus revivaliste ». Cette expérience singulière, c’est celle des « Grands Réveils religieux ». Certes, la sécularisation des buts de vie a été une évolution commune aux sociétés des Lumières. Dans le monde protestant, l’œuvre de Benjamin Franklin offre une illustration fameuse de cette sécularisation de l’éthique. Elle fait partie du fond commun transatlantique depuis la Révolution, et Franklin apparaît, à tort ou à raison, comme un proto-utilitariste emblématique de l’esprit d’entreprise. Il a été aussi un précurseur dans la littérature populaire d’accomplissement de soi. Mais qui connaît chez nous, en dehors des cercles spécialisés, John Wesley et Jonathan Edwards ? Ce sont deux théoriciens et artisans du premier Grand Réveil religieux qui ont eu une influence décisive sur l’évolution des sociétés dans l’ensemble anglo-américain. C’est par cette expérience historique — populaire et massive — des deux premiers Grands Réveils religieux que le noyau de la doctrine puritaine a pu se diffuser au-delà de la sphère religieuse pour imprégner toute la société. Ces deux moments se situent autour des années 1740 pour le premier, et entre 1800 et 1850 pour le second.
Par la suite, l’optimisme thérapeutique et l’habitus revivaliste ont été les principales contributions américaines à l’interaction transatlantique qui débouchera, au tournant du XXe siècle, sur l’émergence du phénomène social des psychothérapies avec son paradigme « psychodynamique » [16]..
Le Covenant of grace comme moteur psychodynamique
En quoi consistait cette doctrine puritaine, dont j’ai dit qu’elle se construisait autour d’une Alliance de grâce ou Covenant of grace ? Une bonne partie de la deuxième partie du livre y est consacrée, et il ne peut s’agir ici que d’une présentation sommaire. La Covenant Theology est une élaboration de puritains anglais à partir d’une base produite par des théologiens réformés continentaux, pendant la période de grande tension religieuse qu’ont connue l’Angleterre et les Pays-Bas au tout début du XVIIe siècle. L’apport des puritains a été de transformer une construction de théologiens en une doctrine pratique permettant aux croyants de parvenir à la conversion : une « théologie expérimentale » en quelque sorte. L’auteur de référence est William Perkins, qui a décrit la mise en œuvre du Covenant of grace comme une « Chaîne d’or du Salut » (A Golden Chain of Salvation, 1600). Le « cœur du réacteur », c’est un syllogisme pratique volontariste, qui entraîne un autre syllogisme pratique, optimiste celui-là.
Le syllogisme volontariste se formule ainsi :
« Ceux qui croient seront sauvés » (c’est la promesse générale de l’Évangile) ;
« J’ai peur de la mort et de la damnation » (c’est l’angoisse personnellement ressentie par le croyant) ;
« Donc je crois » (plus exactement je veux croire : c’est l’acte de foi).
Le syllogisme optimiste s’ensuit :
« Ceux qui croient seront sauvés » (c’est encore la promesse de l’Évangile) ;
« Je sens en moi des signes, des témoignages de ma foi » (c’est l’attention du croyant à ce qu’il ressent) ;
« Donc je suis sauvé » (c’est la confirmation du salut et sa « prime psychologique » selon Weber, qui est une gratification intense).
La « Chaîne d’or du Salut » de William Perkins, c’est la mise en œuvre du Covenant of grace pour chaque croyant personnellement, par une suite de syllogismes qui vont tour à tour produire du volontarisme et de l’optimisme, l’un nourrissant l’autre. Le volontarisme optimiste devient un optimisme volontariste. Chaque nouveau palier à franchir est un nouveau défi à relever, selon la maxime : « si tu sens que tu le peux , tu le dois », et chaque progrès dans la foi est un nouveau « témoignage », un encouragement à poursuivre.
William Perkins, puis bien d’autres théologiens puritains, ont ainsi formulé un modèle psychologique de la conversion, qui consiste à traduire constamment de la pensée en sentiment et du sentiment en pensée, pour produire un acte de foi. En termes psychologiques modernes, ce qui se joue entre penser, ressentir et vouloir est une dynamique entre des cognitions et des affects, qui produit des volitions. On peut aller jusqu’à parler d’une boucle d’autosuggestion. Ce qui est compris produit un ressenti, ce ressenti est interprété comme un signe, et ce signe produit une approbation, une adhésion par un syllogisme intérieur. En progressant dans la chaîne d’or du salut, le croyant répond, par la foi, à un appel, une vocation (calling), pour parvenir à une sanctification qui est une re-naissance. Par cette seconde naissance, il devient un homme neuf. La conversion est une nouvelle naissance, et pas seulement une metanoia au sens strict — pas seulement un changement de point de vue du croyant sur sa vie et le monde mais une transformation de toute sa personne — parce qu’elle est surtout une guérison de sa volonté : le converti devient capable de vouloir le Bien. Observons en passant que ces notions de re-birth, de born again, ne sont pas une invention des évangélistes, ni même des puritains, puisqu’elles sont au cœur même de la Réforme depuis Luther. Les puritains n’ont fait qu’articuler une théologie pratique et pragmatique pour y parvenir.
Le point essentiel est que, dès le début du XVIIe siècle, les puritains ont élaboré, à partir de la Covenant Theology, une psychologie de la conversion qui proposait une éthique de transformation de soi et qui a été en quelque sorte un précurseur de ce que les psychothérapeutes du XXe siècle ont appelé la « psychodynamique ». Cette éthique de transformation de soi est le noyau de ce que Weber appelait « éthique de la vocation » et qu’il attribuait aux calvinistes. C’est là qu’il faut chercher, me semble-t-il, le « moteur psychologique » de l’ascétisme des puritains, et non dans le dogme de la prédestination qui était secondaire pour eux [17].
L’habitus revivaliste : l’émotion comme critère d’authenticité
Mais qu’en est-il de l’autre legs du modèle psychologique de la conversion des puritains : la valorisation de l’émotion comme critère d’authenticité de l’expérience ? Eh bien, elle est le « moteur » même du syllogisme pratique : le croyant en quête de son salut est en permanence attentif à ce qu’il ressent. Ses affects ont une valeur de signes, ce sont eux qui témoignent de l’authenticité de son expérience religieuse, mais ils sont aussi les déclencheurs de la conclusion du syllogisme volontariste (« j’ai peur de la damnation, donc je veux croire ») et optimiste (« la joie de l’Esprit est en moi, donc je suis sauvé-e »). L’éthique de transformation de soi et la valorisation de l’émotion sont donc intimement liées, elles se conditionnent l’une l’autre dans la psychologie de la conversion puritaine.
C’est dans le cours du second Réveil (autour des années 1830) que l’émotionalisme est devenu un élément central dans la quête de la nouvelle naissance qui s’était popularisée avec le premier Réveil. Les prédicateurs itinérants, principalement d’inspiration méthodiste, ont mis au point des techniques destinées à favoriser les revivals, c’est-à-dire des expériences individuelles et collectives de conversion publique, notamment lors de grands festivals religieux, les camp meetings. C’est à travers ces pratiques de religiosité populaire que s’est diffusé un habitus revivaliste caractéristique de la culture américaine, qui a fait de l’expression des émotions un objet d’attention comme critère d’authenticité et qui a contribué à son entrée dans le champ des valeurs. On peut observer là une divergence importante avec l’évolution du statut de l’émotion en Europe continentale : après le reflux de la vague romantique, soit après 1850, l’émotion a été affectée d’une valeur plutôt négative, comme « perturbation » des processus rationnels élevant l’Homme au-dessus de l’animal.
Le revivalisme peut être considéré comme une « technologie » de mobilisation des affects, individuellement et collectivement, pour promouvoir une adhésion volontaire, un acte de foi. Les méthodes revivalistes semblent préfigurer les « technologies du Moi » du XXe siècle que l’on a qualifiées de psychodynamiques, le « changement » en dynamique de groupe, l’ « actualisation » du psychodrame, l’ « abréaction » psychanalytique, etc.
De l’âme à la psyché, de l’expérience religieuse à l’expérience thérapeutique
La troisième partie du livre rend compte de la transmission du double legs puritain évoqué plus haut, et présente les principaux jalons de l’interaction qui a débouché, au tournant du XXe siècle, sur l’émergence du phénomène social des psychothérapies. Le modèle psychologique de la conversion sous ses deux aspects — éthique de transformation de soi et attention au ressenti dans l’expérience personnelle — s’est d’abord diffusé massivement, bien au-delà des Églises constituées, dans le cours des Réveils religieux qui ont touché tous les milieux. Puis cet habitus revivaliste s’est sécularisé au long du XIXe siècle et sa rencontre avec les courants de la psychologie européenne a contribué à produire le phénomène psychothérapeutique à la fin du siècle, dans une intense interaction transatlantique. Deux points sont à souligner concernant cette interaction.
Dans la deuxième partie du XIXe siècle, des pratiques populaires de « guérison mentale » ou mind-cure se sont développées aux États-Unis, dont les principaux courants ont été la Christian Science et la New Thought. Ces mouvements, qui affirmaient le pouvoir de la pensée et de l’esprit sur la réalité, donc leur pouvoir de guérison des souffrances humaines, ont été le produit de la rencontre entre les retombées du second Réveil religieux et les pratiques de magnétisme puis d’hypnotisme importées d’Europe.
En Europe, tout au long du XIXe siècle, les phénomènes traditionnels de possession démoniaque ont été sécularisés et rationalisés successivement comme magnétisme animal, hypnotisme, hypnose suggestive, phénomènes « subconscients » puis « inconscients », pour aboutir à des modèles d’interprétation psychodynamiques. La fin du siècle a été une période d’échanges intenses entre les deux rives de l’Atlantique, bien au-delà des cercles médicaux et philosophiques, dont les acteurs majeurs ont été William James, Pierre Janet et Sigmund Freud.
En recherchant les origines possibles de l’éthique thérapeutique du côté de la culture puritaine, j’ai exploré un univers dans lequel les champs thérapeutiques et religieux ne sont pas disjoints, alors que cette continuité est difficile à admettre dans notre tradition française, que nous qualifions volontiers de « laïque ». Celle-ci s’est affirmée comme un arrachement à l’emprise d’une Église absolutiste, et elle veille à cantonner le « religieux » dans des limites bien tracées. Alors que l’anglais courant distingue, avec mind et spirit, les dimensions « mentale » et « spirituelle » de l’expérience humaine, l’« esprit » ne renvoie pour l’essentiel qu’au « mental » en français contemporain. Le « spirituel » est difficile à appréhender en France hors d’un cadre défini comme religieux, et de ce fait sa prise en compte dans une démarche sociologique rencontre de fortes objections. Tout le monde admet que l’action du thérapeute « ressemble » à celle du prêtre mais cette appréhension reste dans la limite d’une métaphore. À chacun son métier : le prêtre traite l’âme, le thérapeute traite la psyché, a pu dire en substance Pierre Janet pour critiquer les thérapies « moralisantes » d’inspiration religieuse en vogue aux États-Unis au tournant du XXe siècle [18].
Rien de tel dans le monde anglo-américain. Si la nature y a supplanté la surnature dans la « sortie de la religion » comme ailleurs en Occident, un spirituel non surnaturel est resté bien présent dans la culture sécularisée : le champ lexical est riche des emplois de dérivés non religieux de l’Esprit des Évangiles, du Pneuma, autrement dit du « Souffle », dans le registre de l’inspiration des conduites, des motivations de l’action, et plus généralement dans la dimension affective-émotionnelle de l’expérience humaine, entre sentiment, feeling et emotion. Thérapie et religion y sont distinctes mais non disjointes. Les mind-cures s’inspirent de l’action thérapeutique du Christ selon les Évangiles : « va, ta foi t’a sauvé/guéri ». Les pasteurs ne font pas de la « direction de conscience » mais proposent une « cure d’âme » qui n’est pas éloignée d’une thérapie. Le fait que la foi sauve et/ou guérit est reconnu comme phénomène social et même comme valeur, sans être nécessairement entaché de « superstitions ». L’utilisation du mot même de psyché à partir des années 1850, en dehors de toute implication surnaturelle, a marqué une réintroduction de l’âme dans une époque dominée par le positivisme rationaliste : les troubles de l’âme ont été réinterprétés en troubles psychiques, et la cure d’âme est devenue psychothérapie.
William James a joué un rôle essentiel dans cette compréhension d’une continuité entre les expériences religieuses et thérapeutiques par leur commune dimension émotionnelle. Il a été un passeur entre les deux rives de l’Atlantique autour des années 1900, à l’interface entre philosophie, médecine, psychologie et religion, et il a contribué à créer une nouvelle profession légitime, celle de « psychothérapeute ». Mais surtout, il a analysé l’ « expérience religieuse » comme un fait psychologique. Il a montré de façon convaincante qu’une conversion religieuse est de même nature qu’une guérison psychologique : dans les deux cas le moment central est une metanoia, un changement dans l’attention du sujet, dans les « choix » de son esprit [19]. Comme je l’ai observé plus haut, le modèle psychologique de conversion des puritains était celui d’une guérison d’un trouble de la volonté, dans la tradition augustinienne. Cette analyse de James permet, me semble-t-il, de considérer l’ « expérience religieuse » et l’ « expérience thérapeutique » comme deux « variétés » d’une même expérience de base, d’un point de vue non plus seulement psychologique, mais sociologique.
L’efficacité symbolique des psychothérapies, entre magie et religion
Ce rapprochement m’a semblé pouvoir être étendu jusqu’à inscrire l’expérience thérapeutique dans un champ plus large, entre religion et magie. À la même époque que William James et ses Variétés de l’expérience religieuse, Marcel Mauss et Henri Hubert avaient repris la question des rapports entre magie et religion, après James Frazer [20]. Tout en les distinguant par plusieurs traits, leur approche permet de les analyser dans une même perspective. Le point essentiel est que l’efficacité d’un acte magique n’est pas « mécanique » au sens où l’on peut identifier un rapport cause-effet mais qu’elle repose, selon Mauss et Hubert, sur un « raisonnement syllogistique » [21]. La majeure du syllogisme magique est l’adhésion a priori au pouvoir de l’objet, du rite, du magicien (elle s’exprime dans l’incantation, l’invocation, l’appel aux esprits…). La mineure est le « besoin particulier » ressenti (le trouble, la possession…). La conclusion est un « changement d’état » reconnu par le sujet (le talisman me préserve, les « passes » me soulagent, le breuvage me fait du bien…)
Le syllogisme magique ne semble pas différent du syllogisme pratique des puritains qui a été présenté plus haut, lui-même comparable à celui qui est au cœur de l’ « alliance thérapeutique » dans les psychothérapies que l’on qualifie de psychodynamiques. La diversité des doctrines thérapeutiques peut être envisagée comme une diversité « narrative ». Chaque « récit » présente à sa façon ce qui sera la majeure d’un syllogisme pratique, l’énoncé d’une vérité et de la promesse qu’elle porte. Cette annonce comporte une part de révélation, de dévoilement, de contestation, voire de dénonciation, qui donnent leur tonalité « évangélique » aux discours thérapeutiques. La mineure du syllogisme sera la perception pénible par le sujet de sa situation malheureuse. L’application à cette perception de la grille de lecture proposée pourra déboucher sur une adhésion, un engagement dans la thérapie. [22]. Je propose alors d’inclure l’expérience thérapeutique dans un continuum magico-religieux, en prolongeant une formule qu’Alain Caillé appliquait à la psychanalyse : les psychothérapies sont des « religions séculières de l’individu », plus ou moins dégradées en magie utilitariste. Qu’elles soient plus proches de la religion ou de la magie, les psychothérapies ont comme élément central un acte de foi thérapeutique, qui ne se distingue pas, psychologiquement, d’un acte de foi religieux, pour paraphraser William James. Il y aurait une foi thérapeutique comme il y a une foi religieuse et une foi magique, la foi étant alors définie comme un « acte » plutôt qu’un « état » : une adhésion, un croire (pas seulement « croire que », mais « croire à », « croire en, » « y croire »), autrement dit un vouloir, produit par la conjugaison d’un penser et d’un ressentir, selon une forme syllogistique.
Dans la même perspective, les discours thérapeutiques peuvent être considérés comme « évangéliques », en tant qu’ils présentent trois caractéristiques : ils contestent l’existant et apportent une « bonne nouvelle », une promesse (on trouve cela chez Hahnemann, fondateur de l’homéopathie, chez les mind-curers, chez Freud, chez Jung, mais aussi chez les promoteurs actuels des TCC…) ; ils proposent une « alliance thérapeutique » de forme syllogistique (si tu y crois, tu guériras) ; ils font appel à une adhésion, une sorte d’acte de foi.
L’éthique thérapeutique et le dépassement des limites du Moi
En résumé, j’ai voulu mettre en évidence dans ce livre une interaction entre les deux rives de l’Atlantique qui a contribué à produire deux traits complémentaires de la culture qui est la nôtre aujourd’hui, et par lesquels nous sommes des héritiers paradoxaux du puritanisme :
- volontarisme optimiste de l’accomplissement/transformation de soi
- valorisation de l’émotion comme critère d’authenticité de l’expérience vécue.
Pour ce qui est de la valorisation de l’émotion, ressentie et exprimée, c’est un phénomène qui a déjà été beaucoup étudié. On peut en voir de multiples expressions, que Richard Sennett avaient condensées en parlant de « tyrannies de l’intimité » pour désigner l’invasion de l’intime dans l’espace public. Un développement plus récent se manifeste dans le fait que les signes du ressenti occupent une bonne place dans les nouvelles sociabilités, y compris les sociabilités virtuelles des réseaux sociaux ; c’est ce qu’ Eva Illouz a appelé « cold intimacies », intimités froides caractéristiques du capitalisme émotionnel dans lequel nous vivons.
Quant à l’éthique de transformation de la personnalité, j’ai émis dans le Post Scriptum de ce livre l’hypothèse qu’il s’agit du noyau qui subsiste aujourd’hui de l’éthique puritaine de la vocation, son legs ultime. On peut dire d’elle, à la façon dont Weber évoquait un idéal de sainteté aujourd’hui disparu, qu’elle « erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois ». Cette éthique de transformation de soi est devenue « thérapeutique » en tant qu’elle ne vise d’autre « prime », d’autre « confirmation », que celle d’un perpétuel dépassement des limites du Moi.
La rhétorique du développement personnel présente l’idéal d’accomplissement de soi comme une injonction paradoxale aux résonances nietzschéennes : il faut changer pour devenir soi-même. Une des modalités de cette éthique thérapeutique aujourd’hui, peut-être sa pointe extrême, est la mise en question du genre, qui est par elle-même porteuse d’un dépassement radical des limites du Moi. S’il n’existe pas de « théorie » du genre, tout au moins peut-on entendre un « discours » qui présente les traits d’un évangélisme, en tant qu’il est porteur d’une promesse : pour devenir soi-même, il faut affirmer, « performativement », ce que l’on ressent être au fond de soi. La quête intime des personnes qui se confrontent à la question du genre peut être interprétée comme une conversion à soi-même, dont le cœur est une sorte d’acte de foi…