Coup d’Etat au Brésil.

Inversion et corruption du cycle du don

Depuis cinq siècles, le Brésil est perçu comme une « terre d’avenir ». Pendant un moment, on a même pu croire que l’avenir était enfin arrivé. Avec une croissance à la Chinoise, la pauvreté et l’inégalité en réduction significative, le consensus social semblait assuré et le pays était euphorique. En 2013, l’idée d’organiser un “séminaire avec et pour Alain Caillé” autour de la réception du convivialisme au Brésil, nous était venue avec évidence et la conviction de sa fécondité. En effet, le Brésil offrait alors l’apparence d’un parfait alignement entre 3 dimensions qui sous-tendent le projet convivialiste : une qualité des relations interpersonnelles, le respect et l’expression des affects dans l’espace public, et une orientation des politiques publiques vers le bien commun.

Connu souvent au prix du cliché pour la cordialité de sa population, le Brésil semblait avoir institutionnalisé la première dimension dans les pratiques de la vie quotidienne. Un malentendu avait bien été relevé. Le fameux “homme cordial”, dépeint par Sérgio Buarque de Holanda, [1] est celui qui agit par le cœur (cordis). On avait oublié que les raisons du cœur pouvaient parfois conduire à la discorde et la violence. L’arrivée au pouvoir en 2002 du président Luiz Inácio Lula da Silva, universellement connu sous le sobriquet de Lula, semblait permettre enfin l’alignement entre la qualité (supposée) des relations interpersonnelles avec un projet politique permettant d’inclure ces relations dans un cadre plus égalitaire, inclusif et démocratique.

Le personnage de Lula lui-même semblait incarner cet alignement : débordant d’affect et pleurant souvent dans ses discours, le cordis était particulièrement expressif. Dépeint comme affable et soucieux de son entourage, il exprimait bien la qualité relationnelle prêtée au peuple brésilien. Conduisant un projet politique de redistribution et d’inclusion démocratique des masses dont il était lui-même issu, cet ancien métallo mettait en résonance sa personnalité, son comportement envers les autres et sa vision politique. En dépit d´un premier scandale dit du “mensalão” (paiement mensuel) qui avait éclaté pendant son second mandat et avait mis au jour des mécanismes de paiement de salaires fictifs aux députés de l’opposition afins qu’ils approuvent certaines propositions de lois, Lula a quitté le pouvoir en 2009 avec une popularité inouïe (87% d’opinion positive). Il a aussi garanti la continuité de son projet politique en œuvrant avec succès à l’élection de sa dauphine, Dilma Roussef.

Les révoltes de 2013

Tout semblait aller bien. La crise de l’économie mondiale n’avait pas fait de secousses. Ce n’avait été, comme le disait Lula à l’époque, qu’une « petite vague ». Le Brésil avait rejoint les BRICs comme puissance émergente, le plein emploi était presque assuré et la découverte d’énormes gisements de pétrole dans les profondeurs océaniques garantissait des ressources pour l’avenir. Tout en éradiquant la misère et la famine, surtout au Nord-Est du pays (sans pour autant affronter directement le capital), l’inclusion du sous-prolétariat par le travail, par l´accès au crédit et la consommation, prouvaient que la croissance économique pouvait aller de pair avec une décroissance de l’inégalité sociale lente, mais sûre et consensuelle. Le développement économique conjugué à la réduction des inégalités par l´inclusion du peuple, voilà la synthèse du « Lulisme ». [2] Tout indiquait que ce projet réformiste pouvait se pérenniser pendant des années encore.

Quelques mois après le séminaire de 2013, consacré au convivialisme en terre brésilienne, un premier conflit d’une ampleur inédite éclate pourtant. Ce sont les « révoltes de Juin », dont le point de départ fut l’augmentation de 20 centimes de réais du prix des transports publics. [3] Ces journées ont vu se précipiter dans la rue une foule socialement hybride, porteuse de messages hétéroclites, et tenaillée entre l’expressivité pure de mécontentements « multiplex » et le ralliement à des formes nouvelles d’organisation politique. Par-delà la fragmentation des slogans et l´individualisation des messages comme autant de selfies politiques sur Facebook, semblait s’ébaucher un mouvement de convergence des problématiques entre les secteurs populaires et les classes moyennes. Bloquée dans son ascension sociale par l’effet plafond de verre et atteinte dans son portefeuille par l’inflation et la spéculation, la « nouvelle classe moyenne » (classe populaire D en ascendance) et la petite bourgeoisie (classe moyenne C) en perte de pouvoir d’achat, partageaient pour la première fois des problèmes objectifs d’accès à la santé, à l’éducation et au transport public. Les unes se plaignant de la piètre qualité des services publics et les autres de ne plus avoir les moyens de payer les services équivalents dans le secteur privé.

Les indignados semblaient finalement arrivés en Amérique Latine [4]. Rapidement pourtant, l’indignation fut canalisée par les grands médias dans une direction national-populiste (« Tous pourris ») et récupérée par les conservateurs. A l’extrême gauche, les anarcho-communistes prenaient le dessus. Avec l’arrivée des Black Blocks sur la scène, le mouvement fut débordé par la violence. Catalysée par une frange de radicaux, la révolte s´est terminée après qu’un journaliste ait été mortellement atteint par le cocktail Molotov d’un manifestant masqué.

Rétrospectivement, on comprend que les manifestations et agitations de 2013 signifient que le PT avait perdu le contrôle des forces politiques progressistes (Mouvement des sans terre (MST), Mouvement des travailleurs SDF (MTST), Mouvement Noir, Mouvement des femmes, etc.) qu’il avait jusque là réussi à coopter dans un projet néo-développemental de croissance et de redistribution. [5] Aussi bien à gauche qu’à droite, les protestations fusaient et se dirigeaient contre Dilma, le PT, l’Etat, le système politique, la corruption.

Scandales de corruption en série

Depuis la réélection de Dilma en 2013, rien ne va plus. Mauvais perdant, Aécio Neves n’accepte pas sa défaite aux élections et, comme les républicains aux Etats-Unis, son parti, le PSDB, demande l’annulation de l’élection et fait une opposition radicale, bloquant, tous azimuts, les propositions du gouvernement. Le climat politique devient de plus en plus tendu.

La grande presse capitaliste, contrôlée par quelques familles, orchestre une campagne contre la corruption, les impôts et Dilma. Comme toujours, la toute puissante chaine Globo (télévision, journaux, magazines) prend les devants. Entre infotainment et partisanship, elle détermine l’agenda médiatico-politique et ne rate aucune occasion pour ouvertement critiquer le gouvernement. Le scandale des mensualités s’était terminé en 2012 avec la condamnation par la Cour Suprême des anciens caciques du Parti des Travailleurs (PT) de l’ancien président Lula. En 2014 éclate un scandale d’une ampleur bien plus large encore autour de la Petrobras. Le géant pétrolier est au cœur d’une gigantesque affaire de détournement de fonds qui pourrait bien s’élever à 50 milliards de réais (12,5 milliards d´euros). La plus grosse affaire de corruption que le Brésil n’ait jamais connue implique les principales entreprises de construction du pays et une quarantaine de politiciens de premier plan ayant touché des rétrocommissions lors de l’octroi de marchés publics. Ici comme ailleurs, la « postdémocratie » arrive par la rétroalimentation mutuelle du business et de la machine politique, du rent seeking des entrepreneurs et de la vénalité des dirigeants politiques.

Le système politique et les marchés forment un système unique et intégré se rétroalimentant. Formant un cartel, les entreprises de construction s’organisaient entre elles pour distribuer les demandes d’offre, simuler la compétition, coordonner les surfacturations et récompenser les politiciens avec des commissions de 4 à 5 % pour services rendus. Si l’argent ne disparaissait pas dans les fonds obscurs de campagne des principaux partis politiques (la « caisse 2 ») – non seulement le PT et les autres partis qui forment la base du gouvernement, mais aussi les partis d’opposition – il disparaissait dans les poches des politiciens (la « caisse 3 »). L’impact des dénonciations est d’autant plus fort que l’économie est profondément touchée par la crise chinoise, l’effondrement du prix du baril de pétrole et la gestion hasardeuse des comptes publics au niveau national ainsi que dans certains états de la fédération. Ultime indicateur, le Brésil prend la tête mondiale en 2015 de la violence par le nombre absolu d’homicides : plus de 50.000 officiellement recensés.

L’opération Kärcher 

Appuyé par la totalité des médias conservateurs, et transformé en héro par une partie du peuple, le Juge fédéral Sérgio Moro s’inspire de la campagne « Manite pulite » qui avait fait tomber la social-démocratie italienne [6]– avant que Berlusconi ne prenne le pouvoir… - pour diriger « l’opération Kärcher » (Lava-jato) contre la corruption [7]. En Mars 2015, Avril, 2015, Août 2015 et Mars 2016, arborant le drapeau national et vêtu de la chemise officielle de la Confédération brésilienne de football (la CBF, tout autant sinon plus corrompue que la FIFA), des millions de gens descendent dans la rue pour protester contre la corruption et demander la destitution de Dilma. Le pixuleco, une poupée gonflable géante, représentant Lula en tenu de prisonnier, défile dans les rues.

Lors des allocutions à la télévision, Dilma se fait systématiquement huer par des concerts de casseroles dans les quartiers huppés des grandes villes. Pour la première fois depuis le coup d’Etat de 1964, le tabou sur les manifestations de la droite s’est rompu. La droite est décomplexée et n’arrive pas toujours à contrôler les franges extrêmes qui souhaitent le retour de la dictature militaire, justifient la torture et la peine de mort, attaquent le marxisme culturel et le multiculturalisme, dénoncent l’homosexualité et les études sur le genre, etc. Ex-parachutiste, le député Bolsonaro du Parti Progressiste (sic) défend des positions d’extrême droite et fait l’apologie de la dictature. Selon un sondage récent, si cette caricature tropicale de Jean-Marie Le Pen se candidatait aux élections présidentielles, Bolsonaro pourrait compter sur le soutien de 10 % de la population (parmi les plus riches, 23 % voteraient pour lui).

Realpolitik

Le système politique du « présidentialisme de coalition » est en débandade. [8] Pour gouverner, l’exécutif a besoin de l’appui du parlement. Pour obtenir un tel appui, le PT a fait des alliances notamment avec le PMDB, un parti non pas idéologique, mais « physiologique », clientéliste et opportuniste, qui se désolidarisera du gouvernement Dilma et deviendra le fer de lance de sa destitution. [9] Au nom de la gouvernabilité, le PT entend construire une large coalition et former une majorité législative. Tous les compromis idéologiques et tous les marchandages politiques sont permis. En échange de leur appui au parlement, les partis de la coalition obtiennent systématiquement des postes d’influence aux ministères, si ce n’est des ministères entiers. C’est ainsi que le PMDB a pu obtenir non seulement la vice-présidence de la République (Michel Temer), mais aussi la présidence de la Chambre des députés (Eduardo Cunha) et du Sénat (Renan Calheiro). Le donnant-donnant propre au clientélisme politique n’explique pas seulement les fortes tendances conservatrices et le niveau intellectuel déplorable des élu(e)s, mais également leur vénalité et leur cynisme. Des 513 députés de la Chambre, 273 (53%) sont sous investigation pour corruption, formation de bande criminelle, lavage d’argent, crime électoral, voire même pour trafic de drogues, enlèvement et meurtre. Le cas d´Eduardo Cunha, protestant évangélique, fin tacticien et président de la Chambre, est symptomatique de la corruption des élites. Depuis qu’il s´est vu accuser de divers crimes de corruption, parjure, possession illégale de comptes en Suisse et au Panama, il s´est désolidarisé du gouvernement et fait de l’obstruction systématique. C’est lui qui a ouvert la procédure de destitution de Dilma et c’est encore lui qui l’a menée jusqu’à son terme à la chambre, avant que son propre mandat ne soit finalement cassé par la Haute cour.

Le parlement brésilien, qui compte un authentique clown parmi ses députés, offre le spectacle d´une farce permanente. Comptant pas moins de 28 partis officiellement au pouvoir, le congrès est fragmenté. S´y ajoute le « pittoresque » de formations comme le Parti de la femme brésilienne qui ne compte aucune femme parmi ses élus. Lors du vote de la destitution de Dilma à la chambre de députés, les brésiliens ont pu voir apparaître sur leur poste de télévision des parlementaires surexcités, corrompus critiquant la corruption, invoquant Dieu de manière incantatoire, défendant l’ordre moral ou saluant « maman, la tante Maria et mon fils Pedro », avant de vociférer un « sim, sim » en faveur de la destitution.

Entretemps, « l’opération Kärcher » continuait et la justice ne s´est pas toujours montrée exempte de partialité. Ayant découvert que Lula avait reçu un appartement triplex avec vue sur la mer, le juge Moro envoie la police fédérale et les médias pour un interrogatoire musclé. Le public est choqué. On croyait la justice et la police fédérale au-dessus de la politique, on la voit maintenant teintée par une sélectivité des procès. Les théories du complot fusent. Les entrepreneurs et les industriels de São Paulo, les latifundistes de l’intérieur, les juges de Curitiba, les grands médias, à commencer par l’empire de la Rede Globo et les élus corrompus de l’opposition donnent effectivement l’impression d’un coup monté et savamment orchestré contre Dilma. Tout se passe en effet comme si tous les pouvoirs (législatif, juridique et médiatique) conspiraient contre le pouvoir exécutif avec une hargne qui laisse entrevoir qu’il s’agissait autant de tirer Dilma du pouvoir que de détruire la « machine » PT.

Coup d’Etat légitimiste

Arrêtons ici cette chronique. Comme un mauvais feuilleton, le drame continue. Au rythme des révélations, surprises et délations, il est difficile de prévoir son dénouement. La seule chose que l´on sait de cette « farce », c’est qu’elle se terminera mal. Venons en maintenant au coup d’Etat « légitimiste ». Tout en maintenant les formes de la légalité constitutionnelle, le pouvoir a bel et bien changé de mains sans qu’aucun « crime de responsabilité » n´ait été démontré à l’encontre de Dilma. En attendant le jugement final de sa destitution, Michel Temer, son vice-président et ancien co-équipier aux allures gothiques, devient président par intérim. Tout en appelant à une réconciliation nationale et en saluant le début d’une nouvelle ère libre de corruption, il nommait dans la même semaine 9 ministres corrompus, ou, en tous les cas, soupçonnés de malversations financières. Lui-même d’ailleurs devient le premier à occuper la fonction de Présidence de la Fédération tout en étant inéligible sur le plan pénal. Alors même que sa popularité est extrêmement basse (entre 2 et 4 %) et que le gouvernement est largement perçu comme illégitime, Michel Temer a commencé par mettre des hommes de confiance aux postes clés politiques, industriels et financiers. En nommant un ex-ministre du premier gouvernement de Lula à la finance, il voulait calmer les marchés en promettant une politique d’austérité. L’ouverture à la diversité ethnique et de genre qui avait caractérisé les années Lula voit un point d’arrêt immédiat : pas une femme, pas un non-blanc dans ce gouvernement de transition qui se comporte comme s´il était pourvu d´une légitimité électorale.

Une machine de détricotage des acquis sociaux du Lulisme se met immédiatement en route, n’épargnant aucun des projets phares de la politique de redistribution et d’égalité sociale des années Lula. D’un coup de trait, les ministères du développement social, de la culture, des femmes, de la jeunesse, des droits humains sont abolis. Pas même le Système Universel de Santé et la politique de redistribution des terres aux communautés indigènes n’ont été épargnées. Il s’agit clairement d’un retour de bâton. Un retour aux politiques néolibérales des années 90 (avec privatisations, flexibilisation des emplois, augmentation de l’âge de la retraite, etc.), associée à une politique néo-, voire même théo-conservatrice et autoritaire qui rappelle les années sombres de la dictature. Ce n’est pas hasard si le nouveau gouvernement a tout de suite remplacé le slogan officiel du gouvernement fédéral (« Le Brésil, un pays pour tous ») par le vieux slogan d´Auguste Comte : « Ordre et progrès » (ordre moral et progrès économique). Si l’on ne peut pas dire que les années Lula ont pleinement institutionnalisé la vision du convivialisme, le retour du pouvoir oligarchique en constitue le plus parfait éloignement. Le convivialisme a été rompu par le haut et par la force, non pas par le bas et la révolte.

La rupture institutionnelle montre l’indécence de l’hubris. Lorsque le pouvoir s’impose avec force et n’hésite pas à utiliser la corrélation de forces en sa faveur, la stabilité démocratique n’est pas assurée. En tant que régime présidentiel, le Brésil ne dispose ni du mécanisme du recall, ni du vote de méfiance. Il n’y a d’alternative que dans la tenue des élections ou la destitution du président pour crime de responsabilité. Certes, techniquement, il ne s’agit pas d’un coup d’Etat, mais d’un impeachment. Il n´empêche que la procédure de destitution ne permet pas de déposer un gouvernement élu du simple fait que son assise parlementaire s´est réduite ou que sa popularité est en baisse. Le mécanisme de l’impeachment est supposé protéger la république et la démocratie contre ses ennemis. Lorsqu’il est activé pour des raisons politiques et opportunistes, afin de provoquer un changement anticipé de régime, il enfreint l’esprit de la constitution. La constitution de 88, une des plus progressistes au monde, a été respectée dans les formes, mais pas dans l’esprit. Au bout du compte, les perdants des élections de 2014 ont usurpé le pouvoir. Sans enfreindre ouvertement la légalité, avec l’appui d’une fraction des magistrats, des médias et des entrepreneurs, ils se sont approprié l’Etat sans manifester le moindre embarras, pour aussitôt le remettre aux marchés (y compris politiques) et en disposer au détriment de la majorité (54 millions d’électeurs qui ont voté pour Dilma en 2014). Le gouvernement n’est peut-être pas illégal, mais il est sans aucun doute illégitime. C’est finalement ce qu’exprime l’idée que la destitution de Dilma est un coup d’état, un putsch. Pour sauver la Nouvelle République et rétablir l’esprit de la constitution, le gouvernement de Michel Temer doit tomber à son tour.

La clé du don

L’alignement entre les trois dimensions du convivialisme mentionnées au début de ce texte s’est rompu, attestant rétrospectivement de sa fragilité et/ou de sa superficialité. La « cordialité » s’est trouvée polarisée par l’expression de la colère et du ressentiment. Les passions tristes ont pris le dessus sur les passions joyeuses. Les sentiments moraux de la sympathie se sont transformés en sentiments politiques de revanche. La qualité relationnelle a été bradée et l’espace public s’est transformé en théâtre de la cruauté à l’instar de la grand-messe de la cérémonie de destitution à la chambre de députés, laquelle s’est déroulée entre huée, jurons, crachats et apologie d’un général tortionnaire du temps de la dictature. Le projet politique de la réduction des inégalités et d’inclusion démocratique des « minorités » (en réalité majoritaires) a été abandonné. Très Nietzschéennement, la loi des plus forts s’est retournée contre les plus faibles, comme s’il fallait les punir en improbables responsables du dévoiement des élites. La loi n’a été respectée que pour être minée de l’intérieur.

Une fois encore, le don nous semble offrir une clé de lecture féconde. Ou plutôt son refus, son dévoiement et sa perversion. Perversion lorsque les élites limitent le don à l’entre soi et pratiquent une corruption où les rétro-commissions sont des dons anticipant des contre-dons privés. Le Lulisme a tenté d’ouvrir au peuple une logique de distribution / redistribution dont elle avait été largement exclue. C’est bien ainsi que les secteurs conservateurs ont perçu les grands programmes d’assistance comme le « fome zero » (‘faim zéro’, garantissant la sécurité alimentaire), la « bolsa familia » (‘bourse de famille’, équivalent à un revenu de base), « minha casa, minha vida (‘ma maison, ma vie’, construction d’immobilier social à grande échelle) ou les programmes de discrimination positive, comme les quotas raciaux dans les universités : comme des « cadeaux » faits au peuple. Des cadeaux indus pour un peuple indigne. Lorsque les classes moyennes sifflaient Lula dans les stades de foot, ou qu’elles tapaient sur des casseroles à chaque apparition de Dilma à la télévision, elles exprimaient une cordialité dominée par le ressentiment qui, comme l’avait bien vu Nietzsche, empoisonne l’âme.

Au terme de la procédure de destitution de Dilma, on apprend que mêmes les mécanismes politiques de la redistribution ne sont pas parvenus à s’affranchir des logiques de don-contre-don au niveau des élites. La cooptation des mouvements sociaux progressistes au sein des dispositifs de « l’état lulopétiste » par la fameuse gestion tripartite (Gouvernement / Parlement / société civile) a fini par corrompre, par la logique du don entre soi, les intentions initiales de don pour les autres. Lorsque la corruption institutionnalisée était en passe d’être révélée, les élites se sont dégagées de la coalition gouvernementale et se sont emparées du pouvoir. Une fois de plus, la corruption a servi de prétexte aux manœuvres politiques pour en garantir la pérennité. [10] Getúlio Vargas a été renversé en 1954 sous l’accusation d’avoir créé « une mer de boue au Catete ». En 1964, le coup d’Etat a été justifié au nom de la lutte contre la subversion et la corruption. La dictature militaire a pris fin en 1985 sous les accusations de corruption et de despotisme. Suite au retour de la démocratie, Fernando Collor a non seulement été élu en 1989, mais aussi destitué au nom d’une lutte contre la corruption. En rattachant la corruption à l’État, et non pas aux marchés, la construction médiatique des scandales en série a systématiquement affaibli l’Etat. Cette mise au blâme récurrente du système politicien instille le cynisme et jette le soupçon sur la démocratie. La délégitimation de l’Etat justifie son démantèlement au profit du marché. La démoralisation de l’Etat au nom de la lutte contre la corruption stimule la corruption elle-même, car l´on sait bien que la privatisation des entreprises crée un climat propice au détournement. Le cercle est, en effet, vicieux : « La corruption alimente la crise de légitimation qui, à son tour, alimente la corruption ». [11] Maintenant qu’elle a fait tomber le gouvernement élu de Dilma et aboli la Nouvelle République, l’élite peut désormais reprendre ses droits. Il fallait tout changer pour que plus rien ne change, une forme de révolution passive-agressive.

La cordialité est réversible et peut passer de la générosité au ressentiment - « ces braves gens qui s’aiment de détester ensemble » dont parlait T. Todorov à propos de l’électorat du Front National. La qualité relationnelle peut servir les petits intérêts des grands patrons aussi bien que l’intérêt général. L’intérêt général qui constitue le repoussoir politique absolu de la portion favorisée de la population qui ne cherche qu’à s’en extraire : en fuyant les services publics comme la malédiction ultime, en se claquemurant dans des condominios fechados (résidences privées fermées, type gated communities), en rejetant l’anonymat de l’individu au profit d’une quête permanente d’affirmation de la distinction, du « vip ». Dans cette perspective d’appropriation privatiste, la politique ne sert pas à renforcer le publique mais à se l’approprier. Ce n’est pas la colonisation du monde vécu par les systèmes économique et politique dont parlait Habermas, c’est l’inverse. Ce n’est pas la logique systémique et froide qui s’infiltre dans les espaces privés et publiques du monde vécu, mais c’est la logique privée, domestique, qui s’empare du système politique et s’investit dans le public pour le dégrader et l’instrumentaliser. On voit bien qu’au bout du compte, la res-publica n’est investie que pour être détournée de son universalisme vers des fins éminemment privées, voire même familiales. On affiche le respect des moyens de la démocratie, mais, à défaut d’une véritable culture civique démocratique, on en refuse les finalités. Dans le contexte actuel où les élites s’emparent des symboles patriotiques (l’hymne national, le drapeau, le vert-jaune) pour obnubiler les masses, on pourrait appeler cette colonisation du système politique par le monde vécu de « national-patrimonialisme ».

Bien que l’adhésion à la démocratie au Brésil est un mouvement fondamentalement populaire, on ne peut rester sourd aux traits d’humour sur le registre : « Nous aussi on aimerait bien pratiquer la corruption, mais on a jamais eu l’opportunité ». Les grandes mesquineries des classes moyennes et les petits « jeitinhos » [12] des secteurs populaires sont les épiphénomènes de mécanismes plus profonds et bien enracinés : le grand capital urbain, les latifundios et l’empire médiatique sont les orchestrateurs de la débandade du don à la Lula. S’ils veulent écarter le PT du pouvoir en manipulant les sentiments des gens « do bem » (du bien), c’est parce qu’ils veulent en revenir à l’ancien régime, sans la dictature des militaires mais avec les diktats du marché qui privilégient le capitalisme prédateur des rentiers. Sinon comment peut-on expliquer qu’ils préfèrent réduire les budgets de l’éducation, de la santé et de la culture plutôt que d’augmenter les impôts sur les fortunes, de taxer les bénéfices de banques ou de baisser les intérêts sur la dette de l’Etat ?

Au bout du compte, pour instaurer une logique de partage à l’échelle nationale, il a fallu concéder une logique de confiscation propre à l’exercice traditionnel du pouvoir. C’est là le paradoxe que l’instauration d’une logique vertueuse du don envers le peuple n’a été possible qu’au prix de compromissions reproduisant la logique du don privé au sein des institutions de l’Etat. On voit bien la conclusion en forme de potlatch, de “don agonistique” comme le dirait Marcel Mauss, c’est-à-dire l’annulation généralisée des biens par la destruction somptuaire des ressources, en l’occurrence publiques et symboliques. Le politique s’est auto-détruit dans une gigantesque dépense.

// Article publié le 11 juin 2016 Pour citer cet article : Jean-François Véran & Frédéric Vandenberghe , « Coup d’Etat au Brésil., Inversion et corruption du cycle du don », Revue du MAUSS permanente, 11 juin 2016 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Coup-d-Etat-au-Bresil
Notes

[1Holanda, B.S. (1995) : Raízes do Brasil (Racines du Brésil), São Paulo, Companhia das letras.

[2Cf. Singer, A. (2012) : Os sentidos de Lula. Reforma gradual e pacto conservador, São Paulo, Companhia das letras.

[3Pour une reconstruction complète des “Journées de Juin”, cf. l’article de Wikipedia <https://pt.wikipedia.org/wiki/Prote...> .

[4Cf. Sampaio, Jr., ed. (2014) : Jornadas de Junho. Revolta popular em debate, São Paulo, ICP et Cidades rebeldes : Passe Livre e as manifestações que tomaram as ruas do Brasil, São Paulo, Boitempo (disponible sur <https://blogdaboitempo.com.br/jornadas-de-junho/>).

[5Sur la cooptation des mouvements de base par “l’état PT”, cf. Werneck-Vianna, L. (2011) : A modernização sem o moderno. Análises de conjuntura na era Lula. Brasília, Contraponto.

[6Voir son article : Moro, S. (2004) : “Considerações sobre a operação mani pulite”, Revista CEJ, América do Norte, vol. 8, no. 2/ 09, pp. 56-62.

[7Pour un aperçu de l’ampleur de l’opération Kärcher, voir l’historique sur Wikipedia <https://pt.wikipedia.org/wiki/Operação_Lava_Jato>.

[8Pour une bonne analyse des impasses du présidentialisme de coalition, voir Avritzer, L. (2015) : Impasses da democracia no Brasil. São Paulo : Companhia das Letras.

[9Sur le “PMDB-isme”, voir le livre prémonitoire de Nobre, M. (2013) : Imobilismo em movimento : da abertura democrática ao governo Dilma. São Paulo : Companhia das Letras.

[10Cf. Murilo de Carvalho, J. 2008) : “Passado, presente e futuro da corrupcão brasileira”, pp. 237-242 in Avritzer, A. et al. (org.) : Corrupção. Ensaios e críticas. Belo Horizonte : UFMG.

[11Cf. Filgueiras, F. (2008) : Corrupção, democracia e legitimidade, p. 196. Belo Horizonte : UFMG.

[12Sur le “jeitinho” (le petit geste) en tant que mécanisme sympathique et cordial qui permet à une personne d’atteindre un objectif en contrevenant à une règle établie en faisant appel à des arguments émotionnels pour obtenir une faveur, un passe-droit, voir Barbosa, L. (2006) : Jeitinho Brasileiro ou a Arte de Ser Mais Igual que os Outros. Rio de Janeiro : Elsevier.

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