Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Hervé Marchal

A propos de : Jocelyn Lachance, Socio-anthropologie de l’adolescence. Lecture de David Le Breton

Texte publié le 11 mars 2013

Presses universitaires de Laval, collection « Lectures », Québec, 2012, 114 pages, ISBN : 978-2-7637-9710-6

L’ouvrage de Jocelyn Lachance est le bienvenu tant il parvient à proposer une synthèse claire et précise de l’ɶuvre du socio-anthropologue français David Le Breton, professeur à l’Université de Strasbourg. La tâche n’est pas si aisée quand on sait combien l’entreprise de David Le Breton a donné lieu à de très nombreuses publications, s’articule autour d’un vaste appareillage conceptuel et se caractérise par de multiples emprunts relevant aussi bien des « sciences » humaines (anthropologie, sociologie, psychanalyse, psychologie, sciences de l’éducation, philosophie...) que de l’art, la littérature ou encore du cinéma.

Pour autant, David Le Breton est avant tout un socio-anthropologue dans la mesure où il considère ces deux disciplines comme des « promesses de lectures du monde » (p. 2) permettant de se dégager de sa propre expérience pour mieux saisir l’altérité de la réalité humaine dans toute son épaisseur, dans toute sa complexité. À l’anthropologie, David Le Breton reprend ce souci de dégager des anthropo-logiques, entendons des logiques d’humanité, des ritualisations et autres nécessités symboliques qui rappellent à quel point derrière la diversité des situations observées réside un fond commun, humain, trop humain, tellement humain. À la sociologie, David Le Breton doit cette façon d’inscrire les comportements individuels dans le contexte contemporain d’une hypermodernité dépourvue de grands récits de sens, de mythes fondateurs, d’orientations sociétales indiscutées.

Jocelyn Lachance, qui mène ses travaux et ses réflexions dans le sillage de David Le Breton, a choisi de retenir la problématique de l’adolescence pour nous introduire dans l’ɶuvre de celui qui fut son directeur de thèse. Ce choix s’impose d’autant plus que le travail du socio-anthropologue strasbourgeois est parti d’une anthropologie du corps pour aboutir à une socio-anthropologie de l’adolescence. L’anthropologie du corps a consisté ici à insister sur un renversement anthropologique : du corps au fondement naturel de l’identité du sujet, on serait passé à un corps maîtrisé, modelé, instrumentalisé par le sujet. Si tous les êtres humains sont de fait un corps, tous ne le vivent pas, ne le pensent pas et ne le ressentent de la même façon, tant s’en faut. Loin du registre de l’être, le corps est pensé dans notre hypermodernité occidentale à partir du registre de l’avoir. Dès lors, mon corps est à moi, tel un objet sur lequel je peux agir à ma guise. Jocelyn Lachance rappelle que David Le Breton aime à prendre l’exemple de la sexualité pour caractériser concrètement ce renversement anthropologique. S’il a été une époque où le corps sexué déterminait radicalement l’identité sexuelle du sujet, il peut en être tout autrement aujourd’hui étant donné que le sujet peut se « décoller » de son corps (pour reprendre un terme sartrien) pour choisir dans une autonomie a-corporelle son identité sexuelle. L’exemple extrême du transsexualisme est tout à fait parlant à cet égard, tant le corps est ici modifié pour le conformer à la volonté du sujet. Le sentiment de soi, en l’occurrence celui d’être un homme ou une femme, s’affranchit de toute condition corporelle originaire pour s’imposer à un corps devenu objet de soi et du soi. De fondement indiscutable et naturel de l’identité, le corps est devenu un support identitaire parmi d’autres.

Quant à la socio-anthropologie de l’adolescence, elle s’inscrit dans une continuité manifeste avec l’anthropologie du corps développée initialement puisqu’elle vise à rendre visible et à comprendre de quelle façon le corps adolescent va se trouver au service du sujet pour être modelé en fonction d’une image ou d’un sentiment de soi. Le corps devient avec d’autant plus de force un accessoire de soi, un support de soi, que le contexte contemporain de la modernité avancée, en n’offrant plus de modèles identitaires prêts à l’emploi, immerge les adolescents, en intense recherche de sens, dans une incertitude identitaire. Mais le corps est un objet du soi pour le meilleur et pour le pire : pour le meilleur quand il est vécu comme une expression favorable de soi ; pour le pire quand il devient un obstacle à la reconnaissance de sa singularité. Dans ce cas, le corps est mis à l’épreuve : ici violenté (scarifications), la refusé dans ses limites (sports extrêmes), ailleurs marqué dans sa chair (tatouages, piercings...). À défaut de maîtriser sa vie, l’adolescent en souffrance – celui qui intéresse tout particulièrement David Le Breton – cherche à maîtriser son corps...

Au moment où la société contemporaine plonge les adolescents dans une crise du sens et des valeurs, chacun veut montrer ce qu’il vaut, exhiber sa force de caractère et dessiner les contours de son horizon existentiel. Or le sens de la vie se définit notamment à partir de l’expérience de limites, qu’il s’agisse de règles sociales ou de limites physiques. Ces dernières ont pour vertu de tracer les contours d’un contenant permettant de se sentir exister et de se situer dans le monde. L’identité devient plus que jamais une affaire individuelle dans laquelle le corps se retrouve au premier plan. Vécu dans ses limites physiques à travers des pratiques sportives extrêmes, de la consommation de drogue ou d’alcool, le corps permet de s’éprouver dans sa chair : « Je souffre donc je suis » (Le Breton cité p. 67). Quand symboliquement les limites font défaut, c’est physiquement qu’elles sont expérimentées et réhabilitées. L’anthropo-logique relative à l’expérience des limites se décline ici dans une socio-logique contemporaine révélatrice des manières de sentir typiques de l’hypermodernité occidentale.

Poursuivant l’héritage de Marcel Mauss sur les techniques du corps, David Le Breton propose une sociologie des « manières de sentir » des adolescents, sociologie qui invite, plus que Mauss ne l’avait fait en son temps, à relativiser davantage les thèses naturalistes pour montrer in fine combien c’est moins le corps en lui-même qui est la première limite que « ce que la culture en fait » (p. 14). Ici, la socio-anthropologie de David Le Breton, soucieuse de s’appuyer sur la parole des acteurs à l’image de ce que proposaient les sociologues de l’École de Chicago, n’hésite pas à emprunter à des analyses macro-sociologiques qui se tiennent à bonne distance des individus pour rendre visibles des logiques sociales normatives dans lesquelles nous serions tous peu ou prou engagés. C’est peut-être sur ce point que l’on aurait aimé de la part de Jocelyn Lachance des développements supplémentaires pour mettre à l’épreuve l’épistémologie pluraliste de David le Breton, tant il est vrai que la bonne distance épistémologique entre compréhension conceptuelle et compréhension empirique des sujets ne va pas de soi. Le pragmatisme épistémologique de David Le Breton oscillant entre rupture et proximité avec les acteurs (le fameux « sens commun ») est-il une manière de sortir des ornières des schémas binaires opposant inlassablement et de façon simpliste ces deux positionnements idéal-typiques du chercheur ?

À tout le moins, le régime épistémologique original de David Le Breton est fécond sur le plan heuristique. Il suffit ici de rappeler ses emprunts au psychanalyste D. Winnicott qui lui ont permis d’interpréter le corps adolescent dans les termes d’un « objet transitionnel » (p. 27), lequel permet précisément à l’adolescent de se détacher une seconde fois de l’adulte et plus particulièrement de la mère. Comment ne pas penser également à sa réinterprétation de la théorie des « rites de passage » de Van Gennep qui lui a été précieuse pour penser de nouvelles modalités de construction du sens articulées autour de « rites intimes de passage » (p. 38). La réactualisation des notions d’ordalie et de sacrifice est elle aussi importante pour prendre acte du fait que jouer avec la mort peut permettre de se sentir vivre quand personne d’autre que soi ne se trouve en mesure de faire émerger un tel sentiment (p. 44 et sq.).

L’ouvrage de Jocelyn Lachance est une introduction tout à fait intéressante et bienvenue à la socio-anthropologie de David Le Breton. Accessible, le propos va à l’essentiel et peut s’avérer être un précieux viatique pour nombre de travailleurs sociaux, entre autres... Le livre se termine par la formalisation d’une démarche de recherche qui serait typiquement « Le bretonienne » – ce qui ne laisse pas de s’interroger sur ce que sont « les sciences humaines » – et par un questionnement à propos de l’existence d’une « École de Strasbourg ». La question est bien sûr performative tant cet ouvrage participe de la consolidation et de la légitimation de l’héritage socio-anthropologique « Le bretonien »...

NOTES