Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Paul Russier

Philippe Chanial versus Philippe Corcuff, La sociologie comme philosophie politique vs Où est passée la critique sociale ?
Un débat organisé par le MAUSS

Texte publié le 10 octobre 2012

A propos de la dernière réunion du MAUSS, quelques mots sur un débat entre Philippe Chanial et Philippe Corcuff qui viennent de publier, à quelques mois d’intervalle, deux ouvrages en forme de bilan sur la crise de la sociologie et des sciences humaines.

1. Comme le titre du livre l’indique « La sociologie comme philosophie politique et réciproquement », septembre 2011, P. Chanial s’intéresse à la philosophie dominante des sciences sociales. Il souligne l’émiettement, la production toujours plus spécialisée, la multiplication des revues et des cercles de travail fermés qui poussent à une spécialisation de plus en plus impuissante à parler de la société, à la comprendre et à agir sur elle. La sociologie qui avait prétendu joué un rôle central avec Weber ou Durkheim se trouve maintenant battue en brèche, sur sa droite par une économie politique généralisée qui s’arroge le monopole de la scientificité et sur sa gauche par une philosophie politique qui s’assure le discours sur les valeurs.
A partir d’une relecture des grands classiques (Weber, Durkheim, Tocqueville, Cooley, Dewey, Parsons) ou des modernes connus (Habermas, Ricoeur, Honeth, Bourdieu) et moins connus (Gouldner, Gauthier), P. Chanial propose de reconstruire le projet d’une science de l’homme générale. On voit bien en quoi cet objectif correspond au fil historique du travail du MAUSS puisqu’il évoque une retotalisation et une resynthétisation des savoirs partiels et la mise en oeuvre « d’une anthropologie normative qui aurait des allures de science » formule qui emprunte à la fois à A. Caillé et à M. Freitag.

P. Corcuff qui présentait son dernier livre : « Où est passée la critique sociale, penser le global au croisement des savoirs », juin 2012, vise aussi la représentation et la connaissance que nous pouvons nous donner de la société. Avec une démarche tout autre, venant d’un marxisme critique, instruit des courants principaux de la sociologie moderne, il se centre sur la « critique sociale émancipatrice », la volonté de réexaminer les « logiciels de la critique » et de retravailler autant les « réponses que les problèmes et les questions » voire, pour ne pas se payer de mots, entrer dans les ficelles du métier et procéder à l’examen de la « tuyauterie conceptuelle ».
Cette ambition, P. Corcuff la conduit par l’examen des concepts qui sont à la base du travail intellectuel de sciences sociales, les couples de notion et les schèmes de pensée (par exemple individualisme et holisme), les anthropologies philosophiques, les modèles d’historicité à la base des productions sociologiques ou encore les orientations pragmatiques des deux disciplines, pessimisme de la sociologie versus optimisme de la philosophie politique. La convergence des deux auteurs n’est pas seulement un effet d’éditeurs et de collection, même si Corcuff travaille plus les contemporains, sociologie et philosophie politique, quand Chanial part des classiques pour revenir à l’actualité.

2. Un des points forts de cette rencontre, c’est la question des valeurs et du rapport aux valeurs, selon la formule archi connue de Weber. Pour P. Chanial qui relit Weber avec et en préfaçant S. Kalberg, spécialiste de Weber, il faut sortir du discours mou sur les valeurs, il ne faut pas confondre neutralité axiologique (Wertfreiheit) et rapport aux valeurs (Wertbeziehung). Comprendre l’action sociale ne peut se faire sans prendre en compte les valeurs pour deux raisons, parce qu’il est impossible de comprendre l’écheveau infiniment complexe des actions humaines sans ce guide et parce que les hommes sont des êtres symboliques et qu’on ne peut les comprendre comme des choses. Cette position de principe ferme et subtile à la fois permet de construire une science tout en n’esquivant pas la question de la normativité. C’est une science générale, la science sociale, qui allie exigence scientifique maximum et modestie théorique : il n’y a pas de théorie générale, il n’y a que des conceptualisations provisoires et révisables. Weber refuse les théories générales et le sens de l’histoire, il s’appuie sur les sciences particulières, droit, économie, histoire,..., tout en cherchant leur dépassement comme on peut le voir avec ses travaux sur l’économie et la religion, le droit, la ville. Inutile de rappeler que cette science est distincte du discours politique et de la prophétie politique.

P. Corcuff réinterroge aussi ce dogme épistémologique dans la troisième partie de son livre, « cheminements pluriels de la critique, sciences sociales, valeurs et engagement » après l’avoir déjà travaillé dans d’autres articles et ouvrages. Loin du discours neutre et paresseux de la « neutralité » scientifique, il propose une dialectique d’objectivation et de distanciation qui tient compte des attachements au monde et des valeurs. Ce qu’il résume par cette image, les valeurs agissent sur la visibilité et l’invisibilité des objets sociologiques, elles constituent à la fois un « carburant et un obstacle dans la recherche ».
Cette condition de possibilité de la science est même reprise et généralisée avec Elias, dans « Engagement et distanciation » et avec les écrits politiques de Merleau Ponty. Ce dernier stigmatisait cette forme française du savant apolitique et dégagé et le philosophe engagé ; quant à Elias, il nous permet d’envisager une distanciation compréhensive, un processus artisanal de rigueurs scientifiques partielles et toujours à reconstruire.

Loin des travaux spécialisés, qui moulinent la réalité sociale avec des problématiques et des méthodologies toutes faites, tout en évitant soigneusement la confrontation avec la richesse des faits, nous avons là deux discours qui rappellent la complexité du réel. Avec ces deux ouvrages, nous retrouvons l’inspiration originelle des sciences sociales, la question de la scientificité et de l’action, que peut-on penser et que doit-on faire ? Ces livres rejoignent une tradition ancienne et une des interrogations ancienne ou récente de la sociologie. Pensons seulement au discours critique interactionniste, Whose side are we on ?, changement de regard qui produira de nombreux travaux ou aux réflexions développées actuellement par L. Boltanski sur la sociologie et sa fonction critique. [1]

3. Il faut dire cependant où les deux auteurs se séparent, préciser les différences entre ces deux (plus tout jeunes) chercheurs, presque de la même génération. On a du côté de P. Corcuff un discours critique, une véritable caisse à outils et un manuel à usage de tous les lecteurs, sociologues professionnels ou personnes ordinaires. De l’autre côté, P. Chanial avance une proposition forte de construction de la sociologie autour du paradigme du Don et une autre vision de la société, un monde constitué tout autant par les relations de sympathie et que par les calculs d’intérêt.

On comprend la raison de l’insistance de P. Corcuff sur les diverses sources de connaissance et de critique sociale, la connaissance ordinaire ou ce qu’il appelle avec Wittgenstein « les jeux de langage ». Impliqué dans les mouvements politiques (le NPA ou ATTAC), actif dans les travaux des universités populaires, présent dans la presse, il a souvent été confronté à la multiplicité des discours sur la société, celui des syndicalistes, des journalistes ou des artistes. L’attention aux critiques des cultures populaires provient de cette expérience. Elle se fonde aussi théoriquement sur l’analyse de la culture populaire thématisée dans les travaux de Passeron et Grignon ou de Rancière. D’où la proposition finale, il faut développer un échange croisé et une dialectique, un aller-retour de la critique sociale sur la posture scientifique, du savoir savant sur les discours engagés. En ce sens, on peut parier que Où est passée la critique sociale sera « un livre-atelier ». On peut penser qu’il sera lu et recopié, utilisé de toutes les façons. Cet ouvrage s’inscrit d’ailleurs dans la continuité du travail de P. Corcuff, auteur de manuels déjà maintes fois réédités.
A défaut de citer toute une série d’analyses et de mises en tension d’auteurs et de points de vue, on peut lire les pages de conclusion qui reprennent, en une dizaine de propositions, les points auxquels « l’intellectuel-militant transfrontalier » est parvenu. On découvrira « les formes d’intelligibilité à la frontière de différents champs de savoirs et de pratiques ». Ce qui ne doit pas empêcher pas le lecteur de revenir au développement de chaque partie et chapitre [2].

Rédacteur en chef de la revue, P. Chanial s’inscrit dans la tradition et le patrimoine de pensées du MAUSS et la prolonge en se confrontant aux grandes théories, notamment à celle de Bourdieu qui constitue le fond commun de beaucoup de travaux sociologiques, ou à des auteurs aujourd’hui complètement oubliés, comme Parsons et Wright Mills, ou encore à des auteurs qui réapparaissent à l’occasion de traduction, par exemple Dewey et la tradition pragmatique américaine.
On connaît la question générale de la sociologie, comment une société est possible : qu’est-ce qui fait tenir les sociétés, malgré le flot des générations et la multitude des individus ? Et le fond commun des réponses de renvoyer à Hobbes, la peur de la mort et l’intérêt. Cette représentation pessimiste, réaliste ou cynique, mille fois déclinée, est aujourd’hui battue en brèche par plusieurs rappels et propositions dans l’histoire de la sociologie ou la philosophie politique ; ainsi la théorie des sentiments moraux et la notion de sympathie, l’aptitude native à ressentir les autres, l’empathie ou le processus ordinaire de l’interaction qui fondent la société. Dans les faits et dans l’action sociale et politique, l’altruisme a aussi joué un rôle, comme le montrent les mouvements socialistes que Chanial connaît bien.

A la fin de son livre P. Chanial propose une analyse générale dans le chapitre « pour une anthropologie normative de la relation humaine ». Le schéma n’est pas sans similitude avec la théorie anti-utilitariste de l’action proposée par A. Caillé mais il se précise avec les travaux empiriques rassemblés par l’auteur dans le Manuel de sociologie anti utilitariste. Ainsi P. Chanial conclut sur une proposition positive, dogmatique pourrait-on dire malgré les connotations négatives du mot, une analyse des relations et situations sociales, au-delà de l’affirmation d’une part manquante de la société, des relations positives fondées sur le Don. Il mentionne le couple intérêt-sympathie qui parcourt toute l’histoire de la représentation de la société, des philosophes aux économistes et jusqu’aux sociologues. Il rappelle le Don, « moment parfait » de la société, celui où la triple obligation, de donner, recevoir, rendre reconstitue et célèbre la société. Et il tente d’opérationnaliser sur nos sociétés l’intuition fondamentale de Mauss et du courant qui s’inscrit dans cette histoire.

On voit bien la différence entre les deux auteurs, une méthodologie générale pour comprendre et agir dans la société contre une proposition de reconstruction, non une vision irénique de la société, « aimables sauvages » !, mais une vision plus complète et plus large qui englobe le discours utilitariste, bruit de fond de la sociologie et de la philosophie politique. Et chez les deux auteurs, il n’est pas difficile de voir les parallèles et les convergences ou différences avec certaines des tendances sociologiques actuelles. Ainsi que les linéaments de ce que pourrait être la recomposition plurielle de notre discipline, une ou plusieurs sociologies pour un monde réflexif.

A suivre donc. Il faut lire et faire lire ces deux ouvrages aussi utiles et riches l’un que l’autre, livres programmes chacun à leur manière et avec leur style ; car avec ces quelques pages, nous avons fait qu’effleurer le débat, comme les deux auteurs, par manque de temps.

Jean Paul Russier
Sociologue. La Rochelle.

NOTES

[1L’article de HS. Becker, Whose side are we on ? 1967, Social problems, pose explicitement la question des valeurs dans le basculement des analyses de la déviance à la délinquance. Quant à Boltanski, les questionnements théoriques sur le rapport sociologie – société sont notamment développées dans l’introduction de « L’amour et la justice comme compétence, 1990 » et dans l’ouvrage, « De la critique, 2009 ».

[2On pourrait commenter l’allusion à la « sociologie publique réflexive » proposée par Burawoy lors d’une récente réunion de l’Association Américaine de sociologie.