Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Lynda Champagne et Jean-François Marçal

Hausse des droits de scolarité (Québec) : Les enjeux occultés

Texte publié le 12 octobre 2012

« Si vous trouvez que l’éducation
coûte cher, tentez l’ignorance
 »
Abraham Lincoln



Une société véritablement démocratique aspire à ce que tous ses membres bénéficient d’une égalité des chances sans discrimination attribuée au hasard de la naissance [1]. Si nous pensons d’emblée aux discriminations fondées sur la couleur de la peau ou le genre qui connaissent un recul au Québec, d’autres par contre sont tenaces. Et l’une d’elles, plus insidieuse, resurgit dans le débat actuel concernant la hausse des droits de scolarité universitaires, soit la discrimination fondée sur l’origine socio-économique.
On peut soutenir que toute société demande que toutes et tous s’investissent dans la chose publique. Les étudiants ne font pas exception et doivent faire leur part et celle-ci est avant tout d’étudier. Mais faut-il que cette part soit strictement comprise comme économique quand nous savons qu’une hausse des droits de scolarité agirait comme un désincitatif aux études universitaires, appauvrissant ainsi l’ensemble de la société ? Rappelons que selon diverses études, au moins 7000 étudiant.e.s par année [2] se verront contraints d’abandonner leurs études non pas par manque de motivation ou de talent, mais simplement par manque d’argent. On ne peut comprendre cette mesure régressive que comme une forme insidieuse d’exclusion sociale marginalisant ainsi une partie de la population [3]. Cette tendance est caractéristique des mutations de fond qui travaillent notre société. Depuis, une trentaine d’années, nous assistons à une réorientation du rôle de nos institutions collectives qui, d’instruments d‘intégration et de progrès social, se cantonnent de plus en plus en un outil de gouvernance économique. Toute la logique de l’utilisateur-payeur, qui sert d’assise théorique à la hausse proposée, s’inscrit dans cette atomisation des rapports sociaux par une sur-responsabilisation des individus. Cette optique se traduit par l’oubli des conditions sociales influençant les opportunités réelles [4] qui sont offertes aux citoyens et, par conséquent, leurs attitudes face à la collectivité (engagement politique, implication civique, vertus sociales, solidarité directe et indirecte, etc.) [5].
En ce sens, il est bien plus équitable et responsable de favoriser les études supérieures pour tous et toutes en délestant les étudiant.e.s du poids des droits de scolarité minant autant l’accessibilité que le taux de réussite scolaire. Ils feront assurément leur part en renvoyant l’ascenseur à la génération suivante avec leurs impôts lorsque leurs salaires le permettront [6]. Si tous doivent faire leur part pour faire société, cela n’implique pas que tous doivent le faire de la même manière en même temps. C’est le cœur des principes d’équité et de réciprocité qui sous-tendent une vision de la société comme pacte social visant l’avantage mutuel entre les individus et les générations.
Ces revendications ne sont pas nouvelles. Déjà, le Rapport Parent entrevoyait l’éducation supérieure comme formidable moyen de mobilité sociale ainsi que d’enrichissement collectif et ce, contre tout privilège. L’idée directrice étant qu’une société éduquée est une société prospère, mais aussi une société dans laquelle les citoyens sont mieux à même de comprendre les enjeux sociaux et de prendre part aux décisions collectives. Et cet outil collectif fût un grand succès. Les cégeps et universités se sont remplis, la société québécoise s’est modernisée et notre situation actuelle en est le résultat.
Mais peut-on encore dire que le Québec valorise l’éducation ? Peut-on affirmer que ce levier politique, social et économique est encore une priorité ? À la lumière des dernières politiques du gouvernement libéral en matière de financement, il serait illusoire de le croire. A contrario, l’esprit du Rapport Parent visait l’accessibilité aux études supérieures pour tous et toutes sans discrimination de statut social ou économique. L’augmentation brutale de 75% des droits de scolarité (à laquelle nous devons ajouter des frais afférents toujours en hausse) vient s’ériger contre ces valeurs qui, croyait-on, faisaient partie de notre héritage politique et du legs social que nous espérions pour nos enfants. Ce que propose le mouvement populaire mené par les étudiants est de finalement repenser l’avenir du Québec et de lui donner un sens. Un sens équitable, démocratique et intergénérationnel.
La société québécoise doit avoir pour souci de penser nos défis collectifs sous le mode de l’équité et de la responsabilité intergénérationnelle. De la même manière que les générations passées ont bâti le Québec moderne, nous avons le devoir et la responsabilité de préparer l’avenir de nos enfants. Dans cette optique, la hausse anticipée des droits de scolarité nous semble un subterfuge afin de faire avaler une vision politique à courte vue à ceux qui ont le moins de moyens et de pouvoir économique et politique. Nous savons comment il est facile de faire passer comme une fatalité ce qui ultimement dépend de choix politiques. Nous savons comment il est attrayant d’insister sur les gains à court terme sans évoquer ni les groupes sacrifiés pour ces gains, ni les dommages à long terme. Nous savons aussi que c’est ce manque d’imagination politique et de solidarité sociale qui mine la capacité d’une société à assurer à ses membres dignité et respect.
L’augmentation des droits de scolarité imposée par le gouvernement libéral actuel perpétue un modèle de société où les privilèges socio-économiques ont encore leur mot à dire. Le mouvement étudiant de 2012 propose pour sa part de construire l’avenir sur l’équité et la solidarité intergénérationnelle. C’est au nom de ces valeurs et du projet qu’elles proposent que nous sommer fiers, en tant que professeur.e.s, de porter le carré rouge.

Lynda Champagne et Jean-François Marçal, Collège de Maisonneuve et membres de PCLH.

NOTES

[1Une version écourtée de ce texte est parue dans le journal Ceci n’est pas la Matraque édité par le collectif Profs contre la Hausse (PCLH). À noter que ce texte fût écrit pendant la grève étudiante. L’ensemble des textes est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.profscontrelahausse.org/journal/la_matraque-A2012-Web.pdf.

[2Comité consultatif sur l’accessibilité financière aux études (CCAFE) rattaché au Conseil supérieur de l’éducation du Québec. Le Devoir, « Droit de scolarité. Une étude chiffre les impacts de la hausse », 23 septembre 2011. (Site consulté le 19 juin 2012). Les propositions du gouvernement à la table de « négociation » n’ont aucunement démontrées qu’une telle exclusion serait résorbée.

[3Notons que cette exclusion/discrimination procède d’une double injustice. Premièrement, elle réitère les injustices structurelles infra- et inter-familiales en ne questionnant pas les inégalités économiques transmises intergénérationnellement. Deuxièmement, en mettant des barrières économiques à l’accessibilité aux études supérieures, la hausse prive les plus défavorisés d’un outil de mobilité sociale ascendante en bloquant arbitrairement les opportunités au savoir. Cette double inégalité (et la structure institutionnelle qui la soutient) peut être tenue partiellement responsable des pièges de pauvreté (poverty traps).

[4Pour être plus précis, notre position diffère de l’égalité des chances traditionnellement associé à l’État-providence. Celle-ci est avant tout formelle et suppose qu’une juste égalité consiste en une série de mesures visant à faire tomber les barrières dans l’accès à certains biens, services et fonctions. Par exemple, une politique d’égalité des chances luttera contre toute forme de discrimination basée sur des critères arbitraires (race, genre, orientation sexuelle, appartenance religieuse, etc.) qui minerait l’accessibilité aux études supérieures. L’égalité d’opportunités réelles va plus loin en soulignant que les origines sociales et familiales des individus peuvent affectées de manière inégale les options réelles qui s’offrent aux individus ainsi que leurs capacités de profiter équitablement de ces options dans des conditions d’égalité des chances. Or, ces facteurs d’exclusion discriminatoires sont moralement arbitraires (car dû au hasard) et de ce fait demandent à être sinon supprimer du moins compensés par des mesures politiques.

[5La position exposée dans ce texte est d’inspiration institutionnaliste. Elle implique que la structure de nos institutions collectives et les principes moraux guidant leur mise en place influencent non seulement les types d’interactions sociales entre citoyens (fonctions de coopération et de coordination sociale) mais aussi la psychologie des individus.

[6Dans l’esprit de ce texte, nous privilégions l’imposition comme outil fiscal, car plus progressif et modulable. Traditionnellement, les taxes et tarifs sont conçus comme des mesures incitatives/ désincitatives visant à promouvoir la (non-) consommation de certains biens et services. En ce sens, ce texte n’est pas un argumentaire contre la tarification en tant que telle.