Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

RDMP

Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous
Donner, recevoir, rendre

Texte publié le 16 juin 2007

Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, avril 2007

Notre bonus :
. trois notes de lecture
. un entretien réalisé avec Jacques T. Godbout sur Radio Canada le 7 juin 2007 (en bas de page)

Quatrième de couverture

"La pensée dominante assure que ce qui circule entre les hommes se définit essentiellement par l’échange marchand. Or le lien social n’est pas seulement fait de calculs et d’intérêts réciproques. Fondateur de la pensée libérale, Adam Smith l’avait pressenti il y a deux siècles, et avançait le concept de sympathie, puissant ressort de l’action humaine que les neurosciences mettent aujourd’hui en évidence. Plus tard, c’est Marcel Mauss qui posera les bases théoriques d’une véritable pensée du don.

Sur le bénévolat, le don d’organes, certes ; mais aussi sur la famille, l’art, la justice et même, pourquoi pas, la rationalité instrumentale ; sur la théorie des jeux et l’analyse stratégique, que nous apprend aujourd’hui ce modèle du don ? Pourquoi le don est-il toujours et partout présent ? Même quand, apparemment, il n’a plus de raison d’être, nous constaterons qu’il est là, malgré tout. Car le don ne se réduit pas à la bienveillance qui fonde la morale, ni à la pitié ou la compassion de Schopenhauer décriée par Nietzsche. Le don est dangereux, comme le rappelle ce mot de Confucius : « Pourquoi m’en veux-tu autant ? Je ne t’ai pourtant rien donné. »

Le don fait appel à une multitude de « passions » : honneur, prestige, image de soi... En se bornant à étudier la seule circulation marchande, les théoriciens du libéralisme occultent tout un pan de la réalité sociale et contribuent, sans le vouloir, à la désespérance générale.

Fruit de dix années de recherches, cet ouvrage, en s’intéressant aux échanges humains qui ne passent pas par le marché ou la redistribution publique, veut nous aider à mesurer les limites de la mondialisation marchande."

Ci-dessous, trois notes de lecture de l’ouvrage de Jacques T. Godbout : une première de Denis Clerc paru dans le mensuel Alternatives économiques de juin 2007 ; une deuxième de Philippe Arnaud publiée dans le journal Le Monde du mardi 29 mai 2007 ; et une troisième de Michel Terestchenko.

Denis Clerc, Alternatives économiques juin 2007 n° 259

Admirable livre, malgré un titre à coucher dehors (même s’il s’explique à la lecture). Un livre qui, espérons-le, fera référence, y compris chez les économistes, notamment orthodoxes, persuadés que le modèle de l’homme rationnel à la poursuite de son intérêt est la seule clé de compréhension efficace de nos sociétés contemporaines. Car Jacques Godbout - un universitaire québécois qui, avec Alain Caillé, nous avait déjà donné un remarquable Esprit du don - s’intéresse dans ce livre à la question du don. Plus précisément, il s’efforce de nous convaincre, et il y parvient assez largement, que la compréhension de nos sociétés serait grandement améliorée si, au lieu du modèle rationnel-utilitariste hégémonique, les économistes et l’ensemble des analystes en sciences sociales faisaient une place au modèle du don, un modèle bien plus présent dans la vie sociale qu’on ne le croit habituellement, y compris des entreprises.

Question de méthode.L’intelligence de ce livre réside largement dans la méthode. Au lieu d’attaquer bille en tête l’approche économique standard, comme il est de règle habituellement quand on conteste un paradigme en sciences sociales, l’auteur lui rend un hommage a priori surprenant. « Le marché, écrit-il, nous sauve des systèmes totalitaires » : il laisse au consommateur seul le soin de décider des préférences qui sont les siennes, et il s’appuie sur ces préférences (« révélées » lors de l’acte d’achat) pour décider de ce qui sera produit.

Certes - ce que ne dit pas Godbout -, il y a de l’hypocrisie dans cette « souveraineté du consommateur », comme l’ont abondamment montré, chacun dans son registre, Veblen, Galbraith ou Dupuis, le premier en analysant la finalité ostentatoire de notre consommation, le second le rôle manipulateur des firmes, et le troisième l’importance des phénomènes mimétiques. Mais le fait que les préférences émanent des individus, et non du chef ou des firmes, et qu’elles soient respectées « empêche le monde de la croissance de la production d’absorber le reste de la société », comme ce fut le cas dans le système socialiste. De même, la dette économique est libératrice, parce qu’elle peut être acquittée, à la différence de la dette traditionnelle, qui vous liait pour la vie. C’est d’ailleurs lorsque la dette ne peut plus être remboursée, qu’elle ne peut plus exercer la fonction libératrice apportée par l’argent, qu’elle devient illégitime.

Une dette positive. Le problème, c’est que l’intérêt tend à prendre toute la place dans la démarche des économistes. Même les actes désintéressés y sont analysés comme si leur finalité était bien de participer à la maximisation de l’intérêt personnel : je donne parce que j’espère un retour. Le chef d’entreprise se montre social à l’égard de ses salariés, parce qu’il espère en retour un travail plus efficace et de meilleure qualité. L’altruisme lui-même serait en réalité au service de l’égoïsme. A travers les autres, ce serait toujours le bénéfice du moi qui serait visé. C’est ce que conteste notre auteur, s’appuyant sur de nombreux travaux.

Le don n’a pas pour finalité le retour, parce qu’il laisse au bénéficiaire la liberté de rendre ou de ne pas rendre. Et si le bénéficiaire choisit la première solution, ce n’est pas forcément au donateur qu’il rend, et ce qu’il rend n’est pas forcément de valeur similaire. Il y a, souligne Godbout, une « valeur de don » qui ne repose pas sur le calcul, sur le retour espéré ou sur le contentement de soi, mais sur le lien que le don est susceptible d’instaurer. Le don, c’est-à-dire ce qui circule d’une manière désintéressée, encourage le don - c’est le mécanisme de la « dette positive » -, et la société tout entière s’en porte mieux. Intégrer le don à l’analyse ne permettrait pas seulement d’enrichir la compréhension de la société, cela rendrait aussi la société plus conviviale. Et c’est cela, au fond, que vise, avec raison, Jacques Godbout, même si le lecteur regrette parfois que ce souci normatif laisse un peu trop de place à l’approche universitaire.

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Philippe Arnaud publiée dans le journal Le Monde du mardi 29 mai 2007

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Michel Terestchenko

Jacques Godbout, la respiration du don

N’y a-t-il pas comme un entêtement un peu imbécile à nous asséner que l’homme agit dans la seule visée de son intérêt propre ou bien en fonction de préférences qui sont pour lui autant de « bonnes raisons » d’agir, ainsi que le postule la dogmatique utilitariste qui domine le champ des sciences humaines depuis des décennies ? Une imbécillité – le mot est à peine trop fort - qui tient d’une réduction à ce point aveugle à la pluralité des fins et des motivations de l’agir humain qu’on peine à devoir la dénoncer, et qui repose, de surcroît, sur un postulat purement tautologique. Bien sûr, que nous avons de « bonnes raisons » pour faire ce que nous nous faisons, même si nous ne savons pas toujours quelles elles sont – mais cela la théorie l’admet bien volontiers. Songez à l’homme du sous-sol de Dostoïevski qui préfère à l’utilité la destruction, le chaos ou le pur caprice, le plaisir de la souffrance plutôt que le bien-être, et refuse par là-même, délibérément, le « deux plus deux égal quatre » - comprenons : la conduite rationnelle utilitaire [1] -, ce choix, qui doutera qu’il s’explique par des raisons, seraient-elles contre toute raison ? La belle affaire : on tourne en rond ! De toute manière, il faut être un peu fou ou détraqué pour s’y prendre ainsi avec les appétits de la vie. L’hypothèse de la folie, ce n’est peut-être pas le meilleur point de départ pour réfuter cette version morale de la rationalité qu’est le calcul égoïste du plus grand bonheur. Jacques Godbout, dans son beau livre, Ce qui circule entre nous , s’y prend autrement pour attaquer une conception qui réduit l’homme à n’être qu’un « idiot rationnel », pour reprendre l’expression d’Amartya Sen, à laquelle personne, pas même un économiste un peu intelligent ou honnête, puisse vraiment croire. Il faut penser pourtant qu’il y avait encore du chemin à faire pour nous déniaiser d’une platitude qui résiste à ses élaborations les plus sophistiquées. Et le chemin du don qu’emprunte Godbout, c’est tout de même une voie plus gaie que la descente dans le sous-sol, où l’homme se complait dans l’humiliation et l’offense perverse de soi et d’autrui.

Le don, tel que Jacques Godbout le présente – il est heureux qu’il n’en donne pas une définition théorique univoque, réductrice - c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange, et qui n’est ni calculateur ni marchand, ni intéressé ni désintéressé, ni égoïste ni altruiste, mais qui tisse du lien selon une liberté – j’aurais plutôt dit une « libéralité » - une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu’au monde marchand lui-même. L’ouvrage est tout à la fois savant et léger, comme amical. On s’y attache par la belle science dont il fait montre. Déployée dans une langue simple, l’argumentation n’instruit pas de procès, le procès, par exemple, du libéralisme. L’invention de l’économie politique au XVIIIe siècle, c’était, on l’oublie trop souvent, une belle utopie pour nous délivrer du machiavélisme politique : le commerce, c’est tout de même mieux que la guerre ; le marché, ça ouvre les frontières, ça fait circuler aussi, ça ouvre les portes des Etats-nations dans lesquels on se sent un peu à l’étroit, ça nous protège des dérives totalitaires, de tous ces systèmes politiques, forclos, qui enchâssent l’individu dans l’abstraction du peuple souverain ou, pire encore, de la masse. Le problème avec les utopies, fussent-elles libérales, c’est que quand on passe à l’acte, et qu’on fait table rase du passé – pas moyen de faire autrement – il faut s’attendre au pire. Et là, c’est sûr, on n’a pas fait dans le détail. Mais Godbout n’est pas un procureur, ni un inquisiteur. Il ne dénonce pas, il donne à voir ce qui survit à la réduction économiciste, égoïste, jusque dans nos sociétés mercantiles et s’il discute longuement avec ses adversaires – utilitaristes, théoriciens du choix rationnel ou des comportements stratégiques, nombreux sont les penseurs avec lesquels il débat - c’est autant pour leur rendre justice que pour marquer sa différence.

Entre nous, il y a du don et qui n’est pas sacrificiel – la critique heureuse dans quelques pages de Lévinas et de Derrida : don de temps et d’argent, don d’amitié, dons d’organes, voire de cadeaux, etc. qui sont tout à la fois libres et obligatoires, qui mettent en jeu – en jeu, mais non en péril, du moins généralement – notre identité, et qui échappe à la stérile opposition entre individualisme et holisme. Pas de don sans incertitude, sans risque à courir, le don ouvre la relation à la manière d’un commencement dirait Hannah Arendt, dont le résultat est à l’avance indécidable, c’est justement cela qui en fait la richesse : à charge pour chacun d’y répondre, non par obéissance, non par soumission à une autorité ou à une institution, d’y répondre librement au nom de cet « appât du don » qui n’est pas moins incitatif, nous dit Godbout, que l’appât du gain.

Ce sont les diverses modalités sociales, familiales, amicales, de la circulation du don que l’auteur analyse dans une perspective qui n’est pas morale, qui ne relève pas, surtout pas, du « devoir » - le devoir au sens kantien d’un impératif inconditionnel-, mais tout à la fois existentielle et empirique. Le fait est que les hommes ne sont pas, dans les relations qu’ils nouent entre eux, seulement des individus calculateurs qui répondent à la stratégie de l’intérêt ou de la compétition envieuse : entre nous, ça donne aussi dans une dynamique créatrice qui va bien au-delà du souci de justice distributive, de la distribution équitable des biens et des charges (on est loin de John Rawls). Le don, c’est de la dette, mais celle-ci n’a pas nécessairement la forme d’une dépendance dont il s’agit de libérer et que la transaction marchande a précisément pour but de liquider. Au caractère aliénant de la dette négative, Godbout oppose « la dette mutuelle positive » qui est une invitation à donner à son tour dans une logique de la réplique, qui n’est pas contraignante mais libre. Tel est le paradoxe du don, et la raison de la dynamique qu’il engendre : il ne s’agit pas tant de rendre, de se libérer d’une dette précisément, que de donner à son tour dans ce que l’auteur appelle « la boucle étrange de la réciprocité », une boucle qui ne remplace pas le postulat de l’intérêt, mais qui siège « à côté, parfois au-dessus, parfois au-dessous de lui ». Tout ne se résume pas à la rationalité instrumentale chère aux modèles classiques : le lien social ne se résume pas à une harmonisation des intérêts, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Ni les théories du contrat, ni celles du marché ne disent le dernier mot sur les modalités du « vivre ensemble ». On dira que c’est là une évidence. Mais les évidences mettent du temps à s’imposer.

Le livre de Jacques Godbout est le fruit d’un travail long et patient, l’expression claire et raisonnée de réflexions et de recherches partagées à plusieurs qui assemblent ceux pour lesquels le paradigme du don constitue un véritable levier d’Archimède pour ébranler l’hégémonie intellectuelle qu’exerce indûment l’idéologie utilitariste. Le plus important est qu’il nous donne à penser autrement que sur le mode du calcul ou de l’intérêt, voire de la stratégie du donnant-donnant, les relations entre les hommes. Mais que le don ne soit pas intéressé n’exclut nullement qu’il y ait un intérêt au don. En dépassant les alternatives trompeuses du « ou bien ou bien » - égoïsme versus altruisme, intérêt versus désintéressement, obligation versus liberté - la pensée du don arrive ici à maturité. Le paradigme du don n’exclut pas le postulat de l’intérêt : « Il ne pose pas que les acteurs seront altruistes ou égoïstes. Il affirme que les deux possibilités existent. Il accroît l’incertitude ». Toute sa force est là. A une vision moniste ou absolutiste des motivations de l’agir humain – c’est là le trait spécifique de la doctrine de l’égoïsme psychologique – est ainsi opposée une conception « pluraliste » qui, sans exclusive, refuse de se prononcer sur la finalité dernière de nos conduites.

Il reste à espérer que la leçon – j’allais dire la « respiration » - que nous livre Jacques Godbout ne convaincra pas seulement le petit nombre de ceux qui, dans le sillage de Marcel Mauss, savent que le don est une des modalités fondamentales de la relation humaine. Dans nos sociétés modernes, non moins que dans les sociétés « archaïques ». En nous offrant une vision élargie des motivations du « vivre ensemble », ce n’est pas seulement un débat théorique qui s’ouvre à nous : la compréhension du lien social en est profondément modifiée et dans ce nouveau regard est contenue la promesse d’une nouvelle politique.

Michel Terestchenko est notamment l’auteur d’Un si fragile vernis d’humanité, MAUSS/La Découverte, 2005

Entretien radiophonique avec Jacques T. Godbout sur Radio Canada réalisé le 7 juin 2007

NOTES

[1Rappelons que le premier numéro de ce qui n’était encore que le Bulletin du Mauss avait ouvert sa critique du paradigme utilitariste pat la publication des Carnets du sous-sol de Dostoïevski.