Les notes de lecture de la Revue du Mauss. Ci-après les « notes » du n°35 (« La gratuité. Eloge de l’inestimable »).
DUBET François, Les Places et les chances. Repenser la justice sociale, Paris, Seuil, 2010, « La République des idées », 120 p., 11,50 €.
SPITZ Jean-Fabien, Pourquoi lutter contre les inégalités ? Paris, Bayard, 2009, 253 p., 15 €.
(par Alain Caillé)
Il est désormais de plus en plus clair que la Gauche ne renaîtra pas de ses cendres, qu’elle ne sera plus jamais à hauteur d’époque si elle ne parvient pas à repenser à nouveaux frais son rapport aux inégalités sociales, qui est en quelque sorte sa raison d’être, son essence, comme l’avait bien suggéré N. Bobbio. Les livres de François Dubet et Jean-Fabien Spitz ont en commun de rouvrir le débat en partant du constat de l’échec de la position de gauche traditionnelle qui se borne à imputer toutes les inégalités à des causes exclusivement sociales et à prôner, en conséquence, une politique de redistribution systématique.
C’est cette position qui a été battue en brèche par la contre-révolution néo-libérale avec quelques arguments qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux. Sous un titre bizarre (Pourquoi lutter contre les inégalités ? La question laisse entendre que ce serait incongru, ou incite à se demander : « à quoi bon ? ». On a presque envie de répondre : « Pour rien, comme ça, juste pour le plaisir ». Peut-être aurait-il mieux valu dire : « Pour quoi lutter contre les inégalités ? »), l’ouvrage de J.-F. Spitz est pour l’essentiel consacré à une discussion post-rawlsienne des thèses de W. Kymlicka (W. Kymlicka, « Left-liberalism revisited », in C. Sypnovitch, The Egalitarian Conscience, Oxford, 2006) qui posent qu’une des grandes raisons de la désaffection envers la Gauche est que « un système de transferts qui ne se soucie pas de poser et de résoudre les questions de responsabilité et de contribution personnelle » amène les non-bénéficaires à se demander : « Est-il légitime que certains se voient transférer des ressources alors qu’ils ont consenti peu d’efforts pour mener une existence indépendante appuyée sur leur propre travail ? Est-il bien normal de taxer de la même manière la richesse acquise par le travail et par l’épargne… et celle qui est due à la chance sociale ou génétique ? ». Ce à quoi, en tout cas, il est de moins en moins cru, « c’est à la vieille idée de la gauche selon laquelle tous ceux qui sont dans une situation difficile le doivent nécessairement à leur origine sociale, ni à celle, tout aussi ancienne, que tous ceux qui sont dans une situation plus favorable sont des héritiers » (p. 86-87). C’est sensiblement la même question qu’affronte F. Dubet (abstraction faire de la question de la loterie génétique) en distinguant de manière idéal-typique deux grandes conceptions de la justice et de l’égalité. La première, qui vise à l’égalité des places, entend réduire les écarts entre les positions sociales. La seconde, qui veut faire droit au mérite, vise à l’égalité des chances. Appuyée sur Rawls, proposant de dépasser l’égalité par l’équité, et révisant ainsi l’antienne de la méritocratie républicaine, la gauche tétanisée par les sirènes néolibérales a progressivement donné la priorité à l’égalité des chances sur l’égalité des places. François Dubet entreprend de montrer qu’elle a eu largement tort. La démonstration, qui mobilise toutes les données sociologiques nécessaires, est minutieuse et équilibrée. Un premier chapitre met en lumière les splendeurs de l’idéal de l’égalité des places (très lié à l’idéal du modèle institutionnel si bien analysé autrefois par le même auteur dans son beau livre, Le déclin de l’institution). Un deuxième analyse sans complaisance ses failles, ses faux-semblants et ses échecs. Symétriquement, un troisième chapitre expose les mérites de l’idéal méritocratique, et un quatrième ses effets pervers. Les deux conceptions de la justice, montre Dubet, sont en elles-mêmes légitimes, mais, parfois complémentaires, elles tirent aussi fréquemment dans des directions opposées. Il faut donc choisir à laquelle accorder la priorité. Et il n’y a pas de doute que ce doit être à l’égalité des places. D’abord parce qu’un excès d’inégalité (égalité ne veut pas dire égalitarisme) est intrinsèquement nocif. R.G. Wilkinson, (The Impact of Inequality, Routledge, 2007, et L’inégalité nuit gravement à la santé, Paris, Cassini, 2007) montre par exemple que, dans une société inégalitaire, non seulement les plus pauvres sont en plus mauvaise santé qu’ailleurs mais que cela est vrai de l’ensemble de la population (cité par F. Dubet, p. 96). Par ailleurs, il importe de remarquer que le plaidoyer pour l’égalité des chances et le mérite « est plus sensible au succès et aux parcours glorieux de quelques-uns qu’à l’échec du plus grand nombre » (p. 75). Quand bien même, en effet, on atteindrait dans les « grandes écoles », par exemple, un pourcentage de 15 % d’enfants de pauvres, conforme à leur part dans la population globale, cela ne concernerait jamais que quelques centaines d’individus (dont rien n’assure d’ailleurs qu’ils seraient plus sensibles au sort des pauvres que les enfants de riches…) et ne changerait rien au sort des autres. Si « les élèves des grandes écoles se comptent par centaines, les pauvres se comptent par millions » (p. 76). Par ailleurs, « parce que l’égalité des chances ouvre une compétition générale, elle met d’emblée les victimes en situation de concurrence » (p. 78). Et si les inégalités entre les places provoquent de la jalousie, « l’égalité des chances qui repose sur un impératif de compétition… développe l’envie… sentiment plus inextinguible que la jalousie » (p. 106). Plus généralement, le meilleur argument en faveur de l’égalité des places tient au fait que plus les inégalités entre les places sont réduites, plus l’égalité des chances est élevée : en effet, la mobilité sociale devient beaucoup plus facile » (p. 100), comme l’atteste le très intéressant graphique de la page 101 qui montre l’étroite corrélation entre degré d’inégalité et taux de reproduction sociale. Contrairement aux idées reçues, les États-Unis apparaissent donc ainsi comme une des sociétés les moins ouvertes au mérite qui soit. F. Dubet peut donc conclure que « la priorité donnée à l’égalité des places vient de ce qu’elle provoque moins d’« effets pervers » que sa concurrente et, surtout, qu’elle est la condition préalable à une égalité des chances plus aboutie. L’égalité des places accroît plus l’égalité des chances que bien des politiques visant directement cet objectif. Il faut défendre l’idée d’un « égalitarisme soutenable » (P. Savidan), de la plus grande égalité possible tant qu’elle reste fonctionnelle et tant qu’elle fait place aux mérites et aux chances, lesquelles demeurent une véritable exigence » (p. 114).
C’est sur une conclusion symétrique que J.-F. Spitz termine son livre. Oui, il faut faire sa place à la chance, au hasard et à l’aléa, d’une part, au travail, à l’effort et à l’épargne de l’autre, au mérite, donc, dans ce second cas, à supposer qu’on puisse le mesurer. Mais il ne faudrait pas que les chanceux ou les méritants s’imaginent avoir doit à tout. L’importance de leur part doit être subordonnée au souci de maintenir l’association de tous avec tous.
Il est tentant de rassembler les conclusions respectives de F. Dubet et J.-F. Spitz dans une formulation inspirée de celle que nous avons utilisée, Philippe Chanial et moi-même (A. C.) dans notre postface au livre de F. Fistetti, Théories du multiculturalisme. Nous y écrivions : « Le bon régime politique est celui qui tend à favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec son propre maintien. Ou encore, qui permet la plus grande compatibilité possible entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit des cultures et inégalités de fait » (p. 191). Transposons au problème de l’égalité et posons que le bon régime politique est celui qui tend à donner la plus grande place possible à la chance et au mérite qui soit compatible avec son propre maintien de communauté démocratique fondé sur le principe de l’égalité de droit des citoyens. Ou encore, qui permet la plus grande compatibilité entre égalité des places et égalité des chances, entre l’égalité de droit générale et les inégalités dues à la chance, au talent et au mérite.
Reste à savoir ce que cela implique concrètement quant au degré souhaitable d’égalité des places. Point sur lequel ni F. Dubet ni J.-F. Spitz ne nous donnent aucune indication. On sait que pour le MAUSS il implique la définition conjointe d’un revenu minimum et d’un revenu maximum tolérables. Plus concrètement encore, il semble hautement souhaitable d’amorcer le retour le plus rapide possible au taux d’inégalité qui existait aux États-Unis en 1970 entre les cent patrons les mieux payés et leurs employés, soit 39 à 1, contre 1 000 à 1 aujourd’hui. Inutile de se dissimuler que ce ne sera pas chose aisée. Mais ô combien nécessaire !
BOBINEAU Olivier, Le Religieux et le politique. Douze réponses de Marcel Gauchet, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, « Religion & Politique », 130 p., 14 €.
BOBINEAU O. (dir.), Former des imams pour la République. L’exemple français, Paris, CNRS édition, 108 p., 10 €.
(par Alain Caillé)
Le parachèvement du processus démocratique passe-t-il par l’émancipation définitive du politique de sa gangue religieuse ? On l’a longtemps cru, même après avoir constaté les ravages du retour du refoulé sous la forme des religions séculières qui ont nourri les totalitarismes du XXe siècle. On en est moins sûr aujourd’hui : sauf en Europe et, plus particulièrement en France, la sécularisation n’est pas vraiment au rendez-vous. Mais la religion, soutient Marcel Gauchet, a désormais perdu son rôle instituant, et cela change tout. Il a pourtant écrit, on le sait, une histoire politique de la religion (Le désenchantement du monde) qui figure parmi les plus importantes contributions à la sociologie des religions. N’appelle-t-elle pas une histoire religieuse du politique, une histoire dont il n’est nullement avéré qu’elle soit désormais terminée ? On trouvera dans le premier livre d’O. Bobineau un exposé très clair et utile des analyses de M. Gauchet. Bizarrerie des liens entre religion et politique : après que deux universités parisiennes eurent refusé, c’est finalement l’Institut catholique de Paris qui, depuis 2007, dans le cadre de la délivrance d’un diplôme intitulé « Interculturalité, laïcité et religion », forme les imams français tant à la laïcité qu’à l’histoire et à la sociologie des religions. O. Bobineau, qui est responsable de cette formation, en retrace l’histoire.
JORION Paul, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 384 p., 26 €.
(par Alain Caillé)
Au MAUSS, on connaît P. Jorion principalement pour ses analyses iconoclastes du marché et de l’économie, ainsi que pour ses anticipations, désormais universellement saluées, de la crise des subprimes (Vers la crise du capitalisme américain ? La Découverte-MAUSS, 2007, réédité aux éditions du croquant). Mais Jacques Godbout avait déjà salué dans L’esprit du don ses réflexions sur l’intelligence artificielle (Principes des systèmes intelligents, Dunod), délibérément inscrites à contre-courant de toutes les modes dans le sillage de Lévy-Bruhl. C’est cette même inspiration que l’on retrouve ici, mise au service d’une ambition anthropologique encore plus considérable. Il s’agit en effet de rien moins que de repenser tout le statut épistémologique de la science contemporaine en mettant en évidence le caractère douteux de son hyper-mathématisation qui procède d’une confusion toujours plus poussée entre le réel et sa représentation (cf. par ex. p. 268), liée à une confusion entre non-contradiction et vérité (p. 211). À la racine de ces dérives, certaines propriétés de la langue grecque qui, à la différence du chinois, met en scène entre les termes de la langue des relations d’association anti-symétrique (p. 86), i.e. hiérarchique. Aristote, auquel l’auteur, à la suite de Duhem, suggère que nous fassions retour, avais su résister aux dérives inhérentes à la pensée anti-symétrique, hiérarchique, fondée sur les propriétés de la copule être. Ce qui ne fut pas le cas de la science moderne depuis la Renaissance. En conclusion, P. Jorion plaide de façon intéressante pour une éthologie des idéalités mathématiques. Il serait abusif de dire que la lecture de ce livre est aisée, tant elle regorge d’analyses et ouvre de pistes (pas toujours clairement hiérarchisées… plutôt en associations symétriques). Mais à découvrir ainsi sans cesse de nouveaux paysages de pensée, on ne s’ennuie pas un instant. Que de discussions à venir !
RIST Gilbert, L’Economie ordinaire entre songes et mensonges, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2010, 250 p., 16 €.
ARIES Paul, La Simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010, 302 p., 16 €.
MOUCHOT Claude (coordonné par), Pour que l’économie retrouve la raison, Paris, Économica, 2010, 228 p., 23 €.
(par Alain Caillé)
Le catastrophisme éclairé passe-t-il par la décroissance ? Oui, estime G. Rist, auteur notamment de Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, qui nous livre ici une critique d’inspiration anthropologique de l’économie ordinaire des économistes ordinaires, très nourrie par la lecture de la Revue du MAUSS. La question centrale est : puisque rien ou presque ne tient des croyances des économistes, pourquoi donc restent-elles si puissantes (p. 185) ? Comme certains auteurs proches du MAUSS (et moi-même parfois…), G. Rist cherche la réponse du côté de la dimension religieuse de l’économie et de la science économique. L’explication est séduisante mais il conviendrait de lui donner davantage de consistance théorique (le reproche vaut d’ abord pour moi…). En tout cas, à une des formulations favorites de son ami (et de notre ami S. Latouche), G. Rist objecte à bon escient que le mot d’ordre de la décolonisation de l’imaginaire économique ne suffira pas, à en juger par les difficultés des régimes postcoloniaux actuels. Faut-il, plutôt, poser comme idéal la sobriété volontaire ?
De même que S. Latouche présente la décroissance comme devant être conviviale, P. Ariès, l’autre théoricien principal de la décroissance, plus soucieux peut-être de sa plausibilité politique, insiste pour la dissocier de tout prophétisme ascétique. « Combien de nos amis objecteurs de croissance, écrit-il, se veulent les nouveaux Parfaits, les nouveaux Cathares, combien jouent à plus décroissant que moi tu meurs ? » (p. 219). L’inspiration d’une nouvelle maîtrise des usages est à rechercher au confluent du principe espérance d’E. Bloch, du principe responsabilité de H. Joas et du oui à l’existence de Nietzsche (p. 223). Concrètement, le mot d’ordre premier doit être celui de la gratuité, vecteur de démarchandisation (p. 291). Ce qu’il s’agit de développer, c’est un « paradigme de la gratuité de l’usage et de renchérissement du mésusage » qui ne peut aller sans une lutte énergique contre les inégalités et l’adoption d’un revenu minimum et d’un revenu maximum. Sur tous ces points, l’auteur rejoint très directement et explicitement les positions du MAUSS (p. 296) et se retrouve en belle congruence avec les thèmes développés dans ce numéro 34. Ce qui donne envie de conclure ainsi : objecteurs de croissance anti-utilitaristes et objecteurs anti-utilitaristes au flou de la « notion obus » de décroissance, unissez-vous dans la lutte pour la cause de la gratuité. Sûrement avec le renfort d’un autre courant de pensée, celui qui, dans le sillage de François Perroux, gravite autour de la revue Économie et humanisme ou de la Fondation pour le Progrès de l’Homme.
C’est lui qui s’exprime dans l’ouvrage coordonné par C. Mouchot, qui montre bien comment les prétentions à la rationalité de la science économique débouchent in fine sur la déraison générale du monde et qui cherche à retrouver et réhabiliter une pensée du bien commun. Mais peut-être n’est-elle pas autre chose qu’une pensée de la gratuité. Cela étant, une pensée du bien commun passe, aussi ou d’abord, par une pensée en commun. On regrette ici que les travaux du MAUSS ne soient pas mobilisés (alors qu’ils semblent connus). Cela permettrait de gagner du temps et de la force.
GARRAU Marie, LE GOFF Alice, Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du care, Paris, PUF, « Philosophies », 151 p., 12 € ;
NUROCK Vanessa (dir.), Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 174 p., 15 € ;
MOLINIER Pascale, LAUGIER Sandra, PAPERMAN Patricia (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, 302 p., 9 €.
(par Philippe Chanial)
Sous la plume d’auteur(e)s qui, pour certaines d’entre elles, y ont contribué, voici trois ouvrages qui constituent d’excellents prolongements aux n° 31 et surtout 32 du MAUSS (« L’amour des autres. Care, compassion et humanitarisme »). Avec la récente traduction du livre de Joan Tronto, Moral Boundaries (Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte) et la réédition du texte désormais classique de Carol Gilligan (Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion), le lecteur français dispose désormais de précieux éléments pour découvrir et discuter les théories du care.
Le court ouvrage de Marie Garrau et Alice Le Goff en propose la première synthèse systématique dont on doit saluer tant la clarté que l’effort de problématisation et d’ouverture. Car plutôt que de ne voir là qu’une « affaire de bonnes femmes », voire de « bonnes sœurs », elles montrent que l’enjeu essentiel est bien celui de la dépendance et, à travers elle, de notre commune vulnérabilité. Comment alors rendre justice à cet aspect fondamental de la vie humaine ? Et peut-on le faire dans le langage même de la justice, si empêtré dans un bien étroit contractualisme et une valorisation si exclusive de l’autonomie personnelle ? Les théories du care nous invitent ainsi à dessiner les contours d’une anthropologie alternative à celle d’un certain libéralisme. Une anthropologie qui non seulement permettrait de rendre compte de la constitution relationnelle des agents moraux mais aussi, suggèrent-elles dans la perspective du néo-républicanisme de Philip Petit, de redéfinir l’idéal d’autonomie comme un idéal de non-domination.
Si l’ouvrage collectif dirigé par Vanessa Nurock explore et approfondit, dans un large débat pluridisciplinaire, les thèses de Carol Gilligan et son analyse de la texture morale des relations humaines, celui que propose Pascale Molinié, Patricia Paperman et Sandra Laugier, pionnières de ce courant en France, privilégie la voie, plus politique, tracée par Joan Tronto. L’introduction générale de ce recueil et les articles de leurs trois responsables en explicitent très clairement les enjeux. Pour éviter de faire du care une activité spécifiquement réservée aux femmes, ainsi « asservies au don » (cf. l’article en ce sens d’Elena Pulcini dans Ph. Chanial, La société vue du don, Paris, La Découverte, 2008), Joan Tronto montre comment le care recouvre toutes les activités qui permettent de porter remède à notre fragilité constitutive et comment celles-ci ne sont pas toujours et nécessairement accomplies par les femmes. Ce qu’il importe dès lors de reconnaître, ce n’est pas l’importance de la sollicitude féminine (car cette reconnaissance enfermerait à nouveau les femmes dans une position subalterne et aliénée) mais l’importance vitale – et presque toujours déniée – de toutes les activités de care, qu’elles soient effectuées par des femmes ou par des travailleurs assignés à des positions subalternes. La difficulté, cependant, est qu’à se donner ainsi une définition trop générale du care (l’ensemble des activités qui se soucient de la reproduction du monde) et à trop insister sur la commune fragilité-vulnérabilité de tous les humains, on laisse échapper le tranchant de l’affaire, qui a rapport à ce type de vulnérabilité particulière dans laquelle le bénéficiaire des soins est ou sera à jamais incapable de rendre une quelconque contrepartie au don de soin et d’attention qui lui est prodigué. Le care est lié à des situations de don asymétrique, dans lesquelles il ne peut pas y avoir de contre-don. Autant l’assumer et regarder les choses en face plutôt que de tenter de le résorber dans une forme de travail, « à partir du moment où le care commence à se penser comme ce qu’il est, c’est-à-dire un travail… », écrivent nos trois auteures (p. 20). Mais est-il vraiment, peut-il être seulement un travail ? Le care des infirmières, par exemple, s’il se réduisait à un travail, excluant toute dimension de don interhumain, serait mortifère et deviendrait un travail particulièrement contre-productif. Rien ne le montre mieux d’ailleurs que le très beau récit que nous donne Pascale Molinier du cas de Monsieur Georges, vieillard atteint de démence sénile et qui n’acceptait de se calmer durant les soins de nursing que si les aide-soignantes l’autorisaient à toucher une partie plus ou moins érotique de leur corps. Alors, disaient-elles, M. Georges « devenait mignon ». Il convient d’ajouter qu’il survécut étonnamment longtemps, et que les infirmières célébrèrent son décès avec émotion.
C’est donc, nous semble-t-il, en termes de don, là encore, que les choses doivent être reformulées, plutôt que de travail ou même de politique et de démocratie. Travail, salariat et démocratie ne viennent qu’après, qu’après le constat de cette dépendance fondamentale, vitale, première dans laquelle nous nous trouvons tous, à la naissance, en état de maladie, aux abords de la mort. Et puis pour les soins ordinaires de l’existence. À cette demande, il ne peut être véritablement répondu que par du don. Celui-ci, après, peut être plus ou moins rationalisé, fonctionnalisé, salarié, démocratisé etc. Mais s’il disparaît comme don, alors le care s’évanouit avec lui. Quel Maussien(ne) s’attellera à la tâche de reprendre tous ces débats essentiels en clé de don ?
COHEN Gérard Allan, Pourquoi pas le socialisme ? , Paris, L’Herne, « Carnets anticapitalistes », 58 p., 12 €.
(par Philippe Chanial)
« Vous et moi et tout un groupe partons en camping ». Dans son tout dernier texte, Gerald Allan Cohen, grande figure du marxisme analytique, emporté l’année dernière par une attaque cérébrale, propose un plaidoyer bien singulier en faveur du socialisme. Il y montre, avec humour, combien « l’esprit du camping » réalise concrètement l’idéal socialiste. Mettre en commun, entre amis, casseroles et popotes, huile et café, ballons de foot et cartes à jouer, refuser tout rapport hiérarchique, se donner pour seul objectif de passer du bon temps en s’adonnant à ses activités favorites, n’est-ce pas en effet souscrire, implicitement, au « mode de vie socialiste fondé sur la propriété collective et l’échange consenti » ? Il ne s’agit là, bien sûr, que d’une expérience de pensée, à la mode analytique anglo-saxonne. Mais si elle nous parle autant – et tout autrement que la position originelle rawlsienne –, n’est-ce pas en raison de sa trivialité même ? Ou mieux, cette thought experiment ne nous invite-t-elle pas avant tout à banaliser le socialisme ? Il n’est pas en effet interdit de lire ce court ouvrage comme une cure de désintoxication idéologique particulièrement précieuse aujourd’hui. Il nous convie en effet à tirer d’une autre façon la morale de l’histoire, tumultueuse, du socialisme. Justement en en retenant l’essentiel, son noyau dur, son roc, c’est-à-dire sa morale. Non pas, ou non plus, une morale de l’Avenir Radieux, héroïque ou dialectique – à l’instar de celle défendue par Trotski dans son fameux pamphlet « Leur morale et la nôtre » (1938) – mais une morale tout ordinaire. Comme si, à l’instar d’un autre grand auteur anglais, George Orwell, l’universel s’était en fait réfugié dans les interstices de la vie quotidienne. Comme si, dans l’existence (la plus) commune, de simples mots, gestes ou attitudes œuvraient déjà à l’émancipation sociale et politique. Cette idée selon laquelle le socialisme serait d’abord une affaire (de) morale n’est guère originale. Elle fut même, longtemps, un lieu commun, notamment de Owen, Leroux, Saint-Simon à Malon, Andler, Kropotkine ou même Jaurès. Et l’hypothèse, conjointe, que la vie et les pratiques quotidiennes recèlent en elle-même un pouvoir critique et une puissance normative autochtones n’est-elle pas au cœur de toute théorie de la praxis, tant chez Marx que Proudhon, bref de tout matérialisme conséquent ? En ce sens, comme nous y invite implicitement Cohen ; renouer, aujourd’hui, avec cette tradition d’un socialisme moral et pragmatiste (ou praxéologique), n’est, en soi, aucunement irénique. Du moins si l’on tente d’affronter sa difficulté principale. Et c’est justement ce que propose l’auteur dans une veine très maussienne. En effet, cette difficulté n’est pas avant tout liée au fait qu’au regard de l’idéal socialiste, « les hommes sont, comme on le dit souvent, par nature trop peu généreux et solidaires pour satisfaire à ses critères, aussi généreux et solidaires soient-ils dans le cadre ponctuel et intime du camping ». N’avons-nous pas, en effet, tantôt des penchants égoïstes, tantôt des penchants généreux ? « Le problème, poursuit l’auteur, c’est que nous savons faire tourner l’économie sur la base de l’égoïsme le plus effréné, mais que nous ne le savons pas en tirant parti de la générosité ». Bref, pour poursuivre l’invitation de Cohen, si le socialisme a pour ambition légitime d’étendre les principes du camping à l’échelle nationale, voire internationale – ou, pour le formuler dans les termes d’Orwell, le souci d’universaliser la common decency –, prendre au sérieux l’idéal socialiste au XXIe siècle ne suppose-t-il de réfléchir avant tout aux moyens permettant de faire un usage efficace de cette force productive que constitue la solidarité ? Bref de frayer une voie neuve, alternative tant à la planification globale et à ses « failles » qu’à l’exclusive régulation marchande, à ses injustices et sa « moralité douteuse » ? Campeurs (anti-utilitaristes) de tous les pays, unissez-vous !
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COULON Pascal, Les Groupes d’entraide. Une thérapie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2009.
(par Jacques T. Godbout)
Ce livre vise à expliquer la philosophie des groupes d’entraide au public français. Pour ce faire, l’auteur est conduit à présenter et à discuter de manière originale et souvent passionnante du pragmatisme américain, des conceptions anglo-saxonnes de la communauté et de la démocratie qui ont conduit à l’éclosion de ces groupes de soutien, lesquels rejoignent aujourd’hui plus de deux millions de personnes. Les « fraternités » accueillent des personnes de toute nationalité, religion, condition sociale. Contrairement à ce que tendent à croire certains professionnels, « ces groupes ne présentent aucun des traits caractéristiques des sectes » (p. 44). Tout en étant favorable à cette pratique, l’auteur est nuancé et reconnaît la pertinence de certaines critiques. Il compare cette approche aux autres types de thérapie psychosociale et explique les résistances que suscite ce mouvement en France. Il intéressera non seulement ceux qui veulent en savoir plus sur les groupes d’entraide, mais également tous ceux qui souhaitent mieux comprendre les différences entre les philosophies américaine et française. S’inspirant de Mauss et du MAUSS, l’auteur conclut que les groupes reposent sur le don. C’est un beau livre, nuancé, porteur de vie.
BAUMAN Zygmunt, L’Identité, Paris, Editions de L’Herne, 2010, « Carnets », 136 p.
(par Hervé Marchal)
Ce livre résulte de l’initiative de Benedetto Vecchi, qui a en effet décidé d’entamer une conversation avec Zygmunt Bauman sur la problématique de l’identité à partir de courriers électroniques. Cette dernière précision a son importance car les échanges par mails ont permis l’aménagement d’un temps de réflexion et la formulation de demandes d’éclaircissements, ce qui donne au final un ouvrage dense, très plaisant à lire et entrecoupé de quelques questions de fond posées par l’initiateur de cette discussion. Pour Bauman, il est clair que nous sommes entrés dans l’ère de la « modernité liquide » marquée par la multiplicité des croyances et des idées et, par voie de conséquence, par la nécessité de faire des choix d’identité, d’opérer des réajustements, de comparer et de négocier ; autant dire que les identités individuelles, ainsi que les appartenances qui les sous-tendent, ne sont jamais gravées dans le marbre. « Dans notre modernité liquide, insiste Bauman, le monde se découpe en tranches dépareillées, nos vies individuelles s’émiettent en une succession de moments incohérents. Tout autant que nous sommes, nous traversons successivement des « communautés d’idées et de principes », qu’elles soient authentiques ou illusoires, consistantes ou éphémères » (p. 22). Il en résulte une difficulté d’appréhender l’identité subjective en termes de continuité dans le temps (mêmeté) et de cohérence (ipséité). Autrement dit, c’est le sentiment de soi qui est ici contrarié dans son existence même.
L’impossibilité de savoir que l’on est vraiment à sa place, que l’on est enfin soi est déroutant, fatiguant, psychiquement douloureux. L’identité a perdu les apparences du naturel avec la fin des sociétés d’interconnaissance où le sens de la vie apparaissait évident, allant de soi. Mais l’identité a aussi perdu ses garanties holistes avec la remise en cause de l’État-nation. On ne croit plus d’une façon générale à la fable selon laquelle être né là, c’est être de facto français par exemple. L’État, qui s’était érigé en instance de sens, ne peut plus revendiquer une emprise décisive et exclusive sur des existences individuelles articulées autour de multiples cadres de références, et ce d’autant plus qu’il s’est lui-même désengagé en partie de nos vies, sans compter qu’il se trouve dépassé par des enjeux et des questions qui débordent son champ d’intervention. Si cette nouvelle situation explique en partie le succès des intégrismes quels qu’ils soient, il n’en reste pas moins qu’elle est surtout à l’origine de cette figure centrale et caractéristique de la société liquide, « l’homme sans attaches » (p. 87), successeur de cet « homme sans qualités » dépeint par Robert Musil. L’individu liquide est en perpétuelle quête de soi, d’un soi évanescent à la recherche d’ancrages éphémères mais nécessaires pour exister. Il est pris dans des ambivalences profondes : d’un côté il veut être libre ; de l’autre il est désireux d’obtenir des cautions de sens, des garanties sécuritaires. Mais plus encore, l’individu moderne se voit animé d’un désir profond de ne pas être dissout, diffracté par le monde qui l’entoure : « L’identité, c’est le combat simultané contre la dissolution et la fragmentation, une pulsion vorace couplée à un refus obstiné de se laisser dévorer… » (p. 107). Pour autant, souligne Bauman, il ne faut pas croire que l’individu liquide veut à tout prix se forger une identité stable, unifiée et cohérente, car elle serait vécue comme « un fardeau, une contrainte, une restriction de liberté et de choix. Elle empêcherait de laisser la porte ouverte aux nouvelles opportunités. En un mot, elle induirait l’inflexibilité [...] » (p. 75). En d’autres termes, l’heure n’est plus à la défense de valeurs auxquelles on consacrerait sa vie tout entière, au respect de règles appréhendées comme immuables et non négociables. L’intégrité personnelle n’est plus de ce point de vue très à la mode, « mieux vaut surfer sur la vague des opportunités mouvantes et éphémères » (p. 76).
À cet égard, la métaphore du puzzle pour décrire et mieux comprendre la subjectivité liquide n’est pas très heureuse. Car même si on est aujourd’hui amené à composer son identité un peu à la manière d’un puzzle, il reste que l’on ne possède pas, loin s’en faut, toutes les pièces du puzzle de notre vie dans une boîte qui serait prédonnée. Et surtout, personne ne conduit sa vie en ayant en tête une image de soi définitive et aux contours parfaitement délimités comme on peut en trouver sur les couvercles des boîtes de puzzle. La société n’est plus en mesure de nous offrir un horizon de sens défini une fois pour toutes. Nous ne cherchons pas, selon Bauman, à coller à une image de soi préfigurée en assemblant des morceaux parcimonieusement découpés. Et cela serait de toute façon impossible dans la mesure où, outre le fait qu’il nous manque plus ou moins un certain nombre de pièces, aucun emboîtement cohérent et totalement finalisé n’existe désormais – si tant est que cela ait déjà existé. Pour le dire autrement, on ne part pas d’une image finale pour être soi, mais d’un certain nombre de supports glanés ici et là à partir desquels on va tenter de bricoler, tant bien que mal, une définition de soi et d’éprouver un sentiment de soi plus ou moins durable et supportable. Dans une société de consommation qui enchaîne les vérités, supprime les prothèses sociales, flexibilise le travail, cultive les paradoxes, accroît sans cesse l’offre de biens, d’images et d’informations, multiplie les risques et continue à nous exposer à des questionnements humains, trop humains, sur l’infinité du Cosmos par exemple, l’avenir devient plus que jamais incertain. Il devient même « l’autre absolu » (p. 94), c’est-à-dire une dimension impénétrable, imperméable, inconnaissable et donc incontrôlable. Sur un plan plus fondamental, c’est notre être-au-monde qui est mis à mal. D’où l’importance de l’autre présent dans le présent qui seul peut nous proposer des points d’ancrage, de la reconnaissance, de la légitimité… Mais une relation durable peut être synonyme d’engagement, lequel peut limiter les possibilités d’un monde infini offrant-imposant en permanence de nouvelles stimulations. L’individu liquide est décidément un être pris dans les « tourments de l’ambivalence » (p. 95), oscillant entre repli et ouverture, authenticité et superficialité, durabilité et éphémérité, liberté et sécurité, stabilité et versatilité, etc.
Mais l’identité, ce sont aussi des revendications collectives destinées à se démarquer de l’autre, à le stéréotyper, à le dénier… Quand l’identité se radicalise à travers toutes sortes de discours dépouillant l’autre de son humanité, il reste une solution, celle proposée par E. Kant, lorsqu’il faisait du respect de l’universalité du genre humain la seule règle morale à appliquer. Mais force est de constater que l’humanité comme support de sens est plus que jamais prise dans des contradictions délétères. Il suffit d’être lucide sur le coût humain de la mondialisation pour voir que les êtres humains n’ont pas toujours à l’esprit le fait d’être porteurs de dimensions universelles et de partager un même sort, celui de vivre sur la même planète. À bien y regarder, l’humanité n’est pas absente des horizons de sens individuels et collectifs, elle est simplement une échelle identitaire parmi d’autres, parmi bien d’autres… Parfois, il est vrai, elle peut être oubliée, voire sacrifiée sur l’autel de la différence exigée pour mieux se protéger des exclus de la mondialisation. Il faut dire qu’à partir du moment où, comme le souligne Bauman, « les ports d’attache officiels ne sont plus protégés par aucun brise-lames, les marins pris dans la tourmente cherchent une rade où jeter l’ancre et abriter leurs fragiles identités à la dérive. Se défiant des couloirs de navigation, ils vont jalousement défendre l’accès de leurs petits îlots privés et refouler les intrus » (p. 66). Ainsi se dessine ici, à la fois en creux et en saillance, l’un des enjeux de demain, celui de ne pas oublier notre commune humanité dans les tourments de la modernité liquide, peut être trop liquide pour être en mesure d’arrimer les êtres humains à un point d’ancrage aussi solide que leur propre universalité ou, mieux, leur propre humanité…
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LAVAL Christian, Marx au combat, Paris, Ed. Thierry Magnier, 2009, « Troisième culture », 149 p., 8,90 € ;
DOSTALER Gilles, Keynes par-delà l’économie, Paris, Ed. Thierry Magnier, 2009, « Troisième culture », 153 p. , 8,90 €.
(par Sylvain Dzimira)
Conçue pour « rendre accessibles les sciences humaines et sociales à un large public novice, et particulièrement aux lycéens et jeunes adultes », la collection Troisième Culture (Édition Thierry Magnier), dirigée par Guy Dreux, tient toutes ses promesses. Il faut dire qu’il sait choisir ses auteurs. Christian Laval avec son Marx au Combat, et Gilles Dostaler avec son Keynes, par-delà l’économie, mettent toute leur érudition et leur talent au service de ces deux illustres figures des sciences économiques et sociales effectivement rendues accessibles à un très large public. Mais ils intéresseront aussi les lecteurs plus férus de sciences sociales parce que les auteurs ne se contentent pas de proposer une énième présentation de Marx et de Keynes. Ils leur posent des questions originales qui font de leurs ouvrages bien plus que des petits manuels. Christian Laval interroge ainsi sans concession l’actualité de la pensée de Marx, qu’il voit moins dans sa théorie – dont il souligne quelques écueils – que dans le sens de la vie et de l’œuvre de Marx : celui d’un combat contre une « forme sociale d’oppression dont il a cherché à penser la disparition » (p. 139). Pour C. Laval, l’intérêt de Marx aujourd’hui réside finalement moins dans les éclairages forcément datés qu’il apporterait sur notre société et la crise qu’elle traverse, que dans les questions qu’il nous pose : que faisons-nous aujourd’hui pour comprendre les nouvelles formes d’oppression que nous connaissons, et pour les combattre ? Le lecteur curieux et motivé pourra prolonger utilement l’ouvrage de C. Laval par la lecture de son article récemment publié dans la Revue du MAUSS semestrielle n° 34, « Que faire, que penser de Marx aujourd’hui ? », article intitulé « Le progressisme de Marx et la politique athée. Quatre rapports possibles à Marx ».
Gilles Dostaler, l’un des meilleurs connaisseurs de Keynes au monde, interroge quant à lui l’économiste anglais dans ses rapports à l’économie. Les lycéens de la filière ES (notamment) et les étudiants en sciences économiques découvriront un Keynes qui ne leur est pas enseigné. Non pas que les idées économiques de Keynes ne soient pas présentées. Elles le sont, et d’une manière à ce point limpide que la trentaine de pages consacrées à l’économie suffisent à elles seules à justifier la lecture de cet ouvrage. Mais on y découvrira un Keynes autrement plus étoffé que celui habituellement présenté. Un Keynes féru de psychologie, de psychanalyse freudienne, de philosophie, d’arts, qui donnent à ses analyses économiques leurs fondements et à ses prescriptions leur sens. Fondements et sens d’une œuvre qui sont donc à rechercher en deçà et « par-delà l’économie ». Le lecteur curieux et motivé pourra encore prolonger la lecture de ce petit livre par celle de son ouvrage paru en 2005 : Keynes et ses combats (Albin Michel). Dostaler concluait cette somme en soulignant que la vision du monde de Keynes est « fondamentalement anti-utilitariste, anti-matérialiste et anti-économiciste » [p. 457]. Ce qui n’était pas pour nous déplaire… avoir un tel allié ! Mais à vrai dire, l’anti-utilitarisme de Keynes ne nous était pas paru toujours évident (faute peut-être d’une définition de ce que Dostaler entend par utilitarisme). Ce gros livre, Keynes et ses combats, gagne à être lu sous l’éclairage de Keynes, par-delà l’économie qui en constitue, en quelque sorte, une excellente introduction.
Une belle livraison de cette jeune collection, consacrée à deux auteurs qui ont assumé les implications normatives de leurs découvertes scientifiques. Un choix qui nous convient bien…
HEINICH Nathalie, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Hourvari-Klincksieck, 2009, 154 p.
(par Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé)
Le pari de relever les sophismes, les erreurs de raisonnement et d’une façon générale les bêtises que l’on observe dans les réflexions et les analyses des sociologues est assez osé, d’autant plus que l’auteur, Nathalie Heinich, appartient à la communauté des sociologues. Pour mener à bien son projet, l’auteur, qui n’aimerait pas que l’on féminise sa fonction, et donc que l’on ajoute un « e » au mot auteur sous peine « de laisser entendre que ce qu[’elle] écrit a un rapport direct avec [son] appartenance catégorielle à un sexe » (p. 117), use de précautions langagières et stylistiques, notamment en refusant de nommer qui que ce soit (aucun nom de sociologue n’est relié aux bêtises relevées) ou encore en se limitant à chaque démonstration à un seul exemple, ce qui lui permet d’échapper à l’« effet catalogue ».
L’auteur organise son « bêtisier » autour de sept entrées allant, entre autres, du « goût des généralités » aux « manipulations rhétoriques » en passant par « les erreurs de raisonnement » et « les croyances aux arrière-mondes ». Relevons quelques-unes des « bêtises » épinglées par Nathalie Heinich.
D’abord, lorsque les sociologues analysent une situation sociale quelle qu’elle soit, ils ont tendance, selon elle, à recourir à des mots-valises sans chercher véritablement à savoir ce que ceux-ci recouvrent. Ainsi en est-il du « concept-phare » de « pouvoir » (p. 19-20), qu’elle décrit comme un « mixte de culture néo-marxiste et d’un foucaldisme retaillé à usage militant ». En effet, s’il ne s’agit pas de nier l’existence du pouvoir dans les différents univers sociaux, il reste qu’il faut s’interroger sur la nature, l’objet et les détenteurs du pouvoir. Ensuite, les chercheurs en sociologie se montrent souvent trop enclins, au moment de leurs analyses, à proposer des catégories ou des classifications qui figent la réalité en différentes entités autonomes. L’auteur relève qu’il y a ici certainement un abus de « pensée discontinuiste » (p. 63-64), pensée incapable de penser le monde dans toute son épaisseur. Elle se demande si cela ne vient pas d’une confusion entre typologie et classification : alors que la première est continue et autorise des déplacements sur un continuum délimité par des pôles (correspondant à des situations radicales), la seconde est exclusive, disruptive et enferme les objets humains et non humains dans des cases distinctes. Nathalie Heinich note ainsi que « si l’on raisonne en termes classificatoires, […], on aura beaucoup de mal à traiter la réalité humaine, car la plupart de ses objets pourront entrer dans plusieurs cases ; en revanche, une approche typologique permet d’intégrer les croisements, et les positions plus ou moins typiques (ou pures) ». Par ailleurs, sur le plan méthodologique, il ressort que les sociologues font parfois dire beaucoup de choses à la réalité en fonction de la méthode et de l’échelle d’investigation retenues. Ainsi, le cas individuel est quelquefois mobilisé pour invalider des probabilités établies à partir d’enquêtes statistiques, comme si l’exception devenait la règle. Mais encore, les débats et les réfutations s’appuient sur des résultats différents, lesquels s’expliquent en réalité par les méthodes utilisées. Par exemple, la méthode quantitative par questionnaire tend à aplanir les pluralités et les nuances par l’exagération des grandes tendances, alors que la méthode qualitative par entretiens restitue davantage la pluralité des conduites et des logiques d’action en donnant une place plus importante aux marges. À bien y regarder, conclut Nathalie Heinich, il suffit « de changer de méthode, en passant de l’enquête statistique à l’enquête par entretiens, pour voir les résultats modifiés par la multiplication des exceptions individuelles à la régularité statistique […] ».
De même, les sociologues recourent parfois à des métaphores qui laissent entendre qu’à l’arrière-plan de la vie sociale se cacheraient des entités dotées d’une force structurante. L’auteur recense quelques bribes de discours allant dans ce sens (p. 39) : « La société veut que », « l’Humanité croit que », « l’État a décidé que », autant de formules raccourcies entretenant des accointances avec le réalisme ontologique. L’auteur en appelle sans ambages à une rupture avec toute forme d’anthropomorphisme théorique : « Cessez de faire de l’anthropomorphisme conceptuel, en traitant les concepts comme des êtres vivants, animés d’intentions, fussent-elles les meilleures ! ». Enfin, les gender studies font de plus en plus d’émules en France parmi les sociologues, notamment féministes, qui « se croient obligés de nier la différence des sexes (notamment en la dénaturalisant) » (p. 91). En effet, il semble, précise Nathalie Heinich, que pour ces chercheurs la différence des sexes soit à bannir de façon systématique dans la mesure où elle organise des hiérarchies et donc des inégalités. Or, ce raisonnement revient à substituer la notion de discrimination de nature normative à celle de différence de nature factuelle, autrement dit à mélanger le prescriptif et le descriptif. À ce propos, ailleurs dans l’ouvrage (p. 41), l’auteur montre combien il est surprenant de voir que certains intellectuels insistant sur le caractère construit de la féminité défendent en fait « une conception profondément naturaliste du monde ». En effet, ce raisonnement procède d’un « naturalisme inversé » qui mélange le naturel avec le nécessaire, et le social avec le contingent. Car n’observons-nous pas parfois que ce qui est établi socialement est plus difficile à changer que le naturel ? « Si l’on se fait très bien aux bouleversements physiologiques des conditions de la procréation depuis une génération, précise l’auteur, on a beaucoup plus de mal à gérer leurs profondes répercussions institutionnelles, juridiques, affectives. »
Voici donc un petit opuscule décapant à conseiller aussi bien aux étudiants en sciences sociales qu’aux sociologues les plus aguerris, qui ne donne pas de leçons mais qui dispense quelques enseignements utiles sur les travers de notre profession et sur les bêtises que nous sommes souvent amenés à commettre…
POLICAR Alain, Bouglé. Justice et solidarité, Paris, Michalon, 2009, « Le bien commun ».
(par Isabelle de Mecquenem)
En inscrivant résolument l’œuvre de Célestin Bouglé dans les débats contemporains sur la justice et le pluralisme démocratique, Alain Policar ne revendique pas seulement le choix d’une « lecture au présent » redonnant vie aux idées et aux engagements de l’un des premiers « sociologistes » de la Troisième République. Dans un ouvrage précédent, consacré aux différents modèles de justice sociale, l’auteur avait déjà souligné l’originalité de Bouglé, figure de proue d’un « libéral-républicanisme moderne » qui le rapprocherait de Rawls et l’inciterait aujourd’hui à discuter du bien commun avec Charles Taylor. Le fait que Bouglé ait été négligé dans la longue histoire de la philosophie morale et politique axée sur la chose publique jusqu’aux interrogations actuelles sur le vivre ensemble, et que ses analyses puissent notamment introduire des nuances dans le dualisme réducteur du libéralisme et du communautarisme, forme l’argument de cette invitation à redécouvrir une œuvre dont la pertinence intrinsèque apparaît également sous-estimée.
En effet, tous les travaux de Bouglé, dont les Essais sur le régime des castes (1908) furent érigés en classique de la sociologie française par Louis Dumont, étudient l’articulation de la liberté individuelle à l’interdépendance sociale, à la recherche d’un principe de société respectueux des personnes. Le commentaire d’Alain Policar souligne la dimension éthique et politique qui singularise la production sociologique de Bouglé, pourtant d’emblée classée dans le corpus de la sociologie positive de « l’école de Bordeaux » qui rassemblait les premiers disciples de Durkheim. Une citation incisive de la thèse de 1899, Les Idées égalitaires, formule sans ambiguïté cette démarcation : « Les questions sociales ne sont pas seulement des “questions de faits” mais encore et surtout des “questions de principes” ». En discernant la cohérence des diverses contributions de Bouglé à partir de cet axiome, Alain Policar leur confère une unité sans laquelle un catalogue bibliographique ne peut prétendre au statut d’œuvre. Dans cette perspective, les documents de moindre valeur scientifique, comme les conférences populaires, les articles et les ouvrages didactiques, ne témoignent plus seulement des indéniables talents de vulgarisateur que Bouglé possédait, mais concrétisent son engagement intellectuel indéfectible au service d’une société juste et « la foi en l’éducation » qui permet d’y parvenir.
Cette cause devait le conduire à épouser le grand idéal prophétique auquel le XIXe siècle a donné le nom de « solidarité ». Revenant à ce contexte historique dans le chapitre le plus politique de sa monographie (« Solidarisme, socialisme et citoyenneté »), Alain Policar met en évidence la subtilité des démarcations théoriques qui fondent le positionnement de Bouglé, qui, sur ce terrain saturé de systèmes, se distingue autant du solidarisme de Léon Bourgeois que du mutualisme de Proudhon et du socialisme de Jaurès auxquels il accordait pourtant beaucoup d’importance, tandis qu’il rejetait le marxisme comme une pseudo-science. L’appartenance au courant du social-libéralisme est également discutée dans des pages très denses qui éclairent l’affiliation politique de Bouglé, identifiée au radicalisme. L’analyse d’Alain Policar s’appuie sur des arguments plus précis que l’interprétation de William Logue qui avait déjà statué sur la nouveauté du libéralisme politique représenté par Bouglé.
Au-delà de l’inscription historique de cette question, Bouglé incarne surtout la possibilité d’une politique guidée par le dialogue entre philosophie et sociologie qui n’aura jamais été aussi fécond. La notion d’« égalitarisme », qui n’était pas péjorative, forme la pierre angulaire de sa philosophie politique. La thèse de Bouglé, récemment rééditée [3], interroge ainsi le sens de l’idée d’égalité en se démarquant de l’interprétation léguée par Tocqueville. En effet, la démocratie ne relève ni des lois de l’évolution, ni de la Providence, mais de la volonté des hommes « purement hommes », comme l’écrivait Descartes. En dernière instance, Alain Policar discerne dans cette exigence politique « une sorte d’idéaltype des conceptions républicaines » (p. 75).
C’est à propos des droits de l’homme, dont Bouglé avait une vision vraiment universelle puisqu’il milita ardemment pour ceux des femmes, qu’un aspect bien moins connu de son engagement intellectuel que celui en faveur de Dreyfus, est relaté dans un chapitre au titre surprenant, puisqu’il correspond davantage à un programme épistémologique : « Le combat contre les tendances biologiques en sociologie ». En effet, rivé à l’affirmation de l’égalité essentielle de tous les êtres humains, Bouglé entreprend la réfutation de l’« anthropo-sociologie » en pointant les incertitudes et les extrapolations de l’argumentation du plus offensif doctrinaire de l’époque, Georges Vacher de Lapouge, qui voulait prouver l’hérédité des hiérarchies sociales par la mesure de « l’indice céphalique », divisant l’humanité en dominés « brachycéphales » et dominants « dolichocéphales ». Toute la subtilité de Bouglé consiste à aborder cette « philosophie des races » sur le mode d’une controverse légitime, en ne faisant valoir que des objections méthodologiques qui représentent le moyen le plus sûr pour démolir cette idéologie sur son propre terrain, celui de la revendication de scientificité. Cette partie de l’œuvre de Bouglé est retracée avec d’autant plus de précision par Alain Policar, qu’elle établit une critique rigoureuse, non moralisatrice, de la supériorité de la race aryenne, récapitulée dans l’ouvrage La Démocratie devant la Science (1904).
Le commentaire d’Alain Policar ne poursuit pas la réhabilitation posthume d’un éternel « second couteau » de la sociologie devenue scientifique. Loin de l’infléchissement victimaire qui aurait réduit Bouglé à une figure occultée par le grand Manitou que fut Durkheim, son œuvre est au contraire appréhendée comme celle d’un philosophe néo-kantien intégrant les études sociologiques afin d’affronter rationnellement la question la plus vive soulevée par la montée de l’individualisme délétère, c’est-à-dire celle de la solidarité au sein d’un ordre juste. Le paradoxe est que Bouglé a toujours souscrit à la suprématie de l’analyse morale tout en contribuant au rayonnement de la nouvelle « science des mœurs et du droit ». Il fut en effet le plus actif contributeur de l’Année sociologique. Cette position de go-between a pu justifier que Bouglé soit qualifié de « durkheimien ambivalent » par Paul Vogt [4].
Or, Alain Policar montre que cette perception néglige la critique des postulats de la sociologie durkheimienne figurant dans les premiers textes de Bouglé, qui, loin diffuser la vulgate, rejettent le mécanisme appliqué au social définissant le « sociologisme » et prônent une intelligibilité fondée sur la représentation des fins de l’action, le « polytélisme ». Bouglé juge celui-ci plus pertinent pour poser le problème de la causalité humaine. Alors que Durkheim est obnubilé par les régularités observables sur le modèle des sciences naturelles, Bouglé valorise les facteurs de différenciation qui travaillent les sociétés. Il ne s’agit donc pas de variantes théoriques, mais d’une brèche dans l’objectivisme et le déterminisme naturalistes de Durkheim. Tout le chapitre « Entre sociologie et philosophie » documente « l’hétérodoxie » de Bouglé, tout en évoquant la relation amicale liant les deux hommes, épurant davantage leur conflit, de nature foncièrement épistémologique. Alors que l’histoire de la sociologie a pris l’habitude de personnaliser les divergences de paradigmes en opposant Durkheim à Tarde ou à Simmel, le lecteur découvre ici, au sein même du durkheimisme, une véritable controverse qui s’est jouée « à fleurets mouchetés », plutôt que par anathèmes réciproques. La sociologie selon Bouglé n’avait pas vocation à balancer entre sciences dures et sciences molles, puisque tendre, dès ses principes.
AKTAR Cengiz, L’Appel au pardon. Des Turcs s’adressent aux Arméniens, Paris, CNRS éditions, 2010, 75 p.
INSEL Amet et MARIAN Michel, Dialogue sur le tabou arménien, Paris, Liana Lévi, 2009.
Le génocide arménien, que les intellectuels turcs qui œuvrent pour sa reconnaissance préfèrent appeler la « grande catastrophe » pour ne pas heurter de front l’opinion publique, est un exemple extraordinaire de l’ambiguïté des rapports entre religion et laïcité. N’est-ce pas un État se réclamant de manière intransigeante de la laïcité qui a organisé les massacres sur des bases au fond ethnico-religieuses ? On ne saluera jamais assez le mérite de nos amis C. Aktar et A. Insel (tous deux anciens secrétaires du MAUSS) qui ont impulsé, avec trois autres intellectuels turcs, la demande de pardon aux Arméniens (désormais signé par trente mille personnes) qui change la donne en Turquie et ouvre la voie à la perspective d’une véritable démocratisation. C. Aktar retrace l’histoire de cet Appel et de sa destinée. A. Insel, dans son débat avec M. Marian, analyse le fond de l’affaire.
MICHON Pascal, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010, 251 p, 35 €.
Les lecteurs du MAUSS connaissent bien les analyses précieuses de P. Michon sur l’importance du rythme dans la vie sociale (qu’on songe aux variations saisonnières des sociétés eskimos étudiées par Mauss). Mais à partir de cette intuition première, d’abord empruntée à la linguistique de Henri Meschonnic, P. Michon développe une réflexion d’une ampleur considérable qui recoupe les interrogations théoriques centrales de la philosophie et des sciences sociales contemporaines pour penser le destin à la fois croisé et souvent opposé de l’individuation (mieux vaudrait dire peut-être l’individualisation) et de la subjectivation. Comment être sujet ? De quoi ? Affaire de fluence et de rythme, répond P. Michon, dont le propos s’affermit et se clarifie de livre en livre. On regrettera malgré tout que les véritables enjeux de cette réflexion ne soient pleinement explicités que dans le dernier chapitre.
MAFFESOLI Michel, Qui êtes-vous Michel Maffesoli. Entretiens avec Christophe Bourseiller, Paris, Bourin éditeur, 2010, 135 p., 16 €.
S’il est un sociologue contesté par la majorité de ses collègues, c’est bien M. Maffesoli. Pourtant, titulaire très jeune d’une chaire à la Sorbonne, directeur de cent cinquante thèses de doctorat, véritable star dans de nombreux pays, il représente incontestablement et au minimum un fait sociologique, un certain type de rapport à l’idée de la sociologie. Ce petit livre d’entretien permet de se faire une bonne idée de son parcours.
COMBEMALE Pascal (dir.), Les Ggrandes questions économiques et sociales, Paris, La Découverte, 2009, « Grands Repères », 442 p., 20 €.
C’est dans un tout autre style que l’ouvrage coordonné par P. Combemale entreprend de montrer tout ce que les sciences économiques et sociales peuvent nous dire, le plus objectivement et le plus scientifiquement possible, sur l’état de notre monde. Réunissant des auteurs aussi reconnus que R. Castel, L. Chauvel, Ch. Chavagneux, J. Gadry, E. Neveu, Th. Piketty, D. Plihon, J-P. Warnier etc., il offre, dans un format maniable, une synthèse particulièrement bien venue. Dont la conclusion, malheureusement, n’est pas des plus optimistes. Seul un catastrophisme éclairé (selon la formule de J.-P.Dupuy) semble pouvoir nous aider à éviter le pire.
CHANIAL Philippe, La Délicate essence du socialisme. L’association, l’individu et la République, Paris, Le Bord de l’eau, 290 p, 22 €.
LAVILLE Jean-Louis, Politique de l’association, Seuil, Économie humaine, 355 p, 20 €.
Bornons-nous pour l’instant, avant d’y revenir de manière systématique, à signaler la parution de ces deux ouvrages, parfaitement complémentaires, et appelés à devenir les deux incontournables de toute réflexion sur la démocratisation de la politique et de l’économie par l’association.
WALZER Michaël, La Soif du gain, L’Herne, 59 p., 10 €.
Saluons une autre heureuse initiative des Carnets anticapitalistes des éditions de L’Herne, avec ce recueil de trois courts textes du philosophe américain, dont deux inédits, publiés dans la revue Dissent. On lira notamment son court article, rédigé en septembre 2008, à l’orée de cette crise majeure du capitalisme mondial, dans lequel il s’interroge sur la cupidité et les responsabilités des idéologues du marché ainsi que son dialogue imaginaire avec l’« ami philosophe » sur la (bonne) définition de la « société bonne » pointant toute la nécessité d’un pluralisme radical où les associations se voient appelé à jouer un rôle essentiel.
LANGLOIS Jacques, Des Causes de la crise. Modèle libéral et projet proudhonien, Paris, Les éditions libertaires, 296 p., 15 €.
Chroniquer régulier au Monde libertaire et auteur d’une dizaine d’ouvrages marqués par un souci constant d’actualiser la pensée de Proudhon dont il est un fin connaisseur, Jacques Langlois propose dans cet ouvrage d’analyser la crise mondiale actuelle en confrontant les fondements notamment moraux et anthropologiques du libéralisme et du proudhonisme. L’exercice est souvent jubilatoire, tant l’auteur renoue avec le pur style « graine d’ananar », mais, plus sérieusement, il permet aussi d’apporter un éclairage stimulant sur certaines questions concrètes – l’éducation, le travail, le mutuellisme, le crédit. Au lecteur ensuite de conclure, s’il a été convaincu par ce vibrant et vivant plaidoyer, qu’ « il n’y pas photo entre le libéralisme pratiqué et le proudhonisme projeté » !
FROMM Erich, La Conception de l’homme chez Marx, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 126 p., 7 €.
En écho au n° 34 de la Revue du MAUSS, ce court texte, publié en 1961, de l’un des premiers représentant de l’École de Francfort, sociologue et psychanalyste, propose de systématiser la conception de l’homme de Marx, du moins du jeune Marx. Beaucoup risquent de fermer rapidement ce livre, tant cette lecture – plus qu’humaniste, existentialiste – peut paraître datée. Mais ils auraient tort, car outre les talents pédagogiques de l’auteur, ce texte pointe bien combien Marx avait à cœur de dégager une anthropologie de « l’homme total », pour employer la formule de Mauss. Et n’est-ce pas à son aune que doivent être jugés à la fois sa critique du capitalisme et son plaidoyer pour le socialisme ?
BERTHON Salomé, CHATELAIN Sabine, OTTAVI Marie-Noëlle , WATHELET Olivier (dir.), Ethnologie des gens heureux, Paris, éditions de la MSH, 206 p., 20 €.
Comme chacun sait, les sciences sociales sont souvent des sciences de malheur, si attachées à la misère du monde qu’elles abandonnent le bonheur aux spéculations des philosophes. Cet ouvrage a le mérite de contester cette division du travail et de rompre avec cette fatalité. Plus encore, tout en soulignant toute la variabilité tant culturelle qu’individuelle de ses manifestations, il vise en quelque sorte à dégager les « formes élémentaires du bonheur ». La richesse des terrains étudiés – la « valeur-bonheur » au travail ; le bonheur par le corps des « ultramarathoniens » ; le plaisir dans l’engagement bénévole ou dans la perception de la qualité du vin ou d’une odeur, la béatitude du musicien ; la banalité du bonheur vacancier, l’air (et les chants) du bonheur en Papouasie etc.) – comme la subtilité des questionnements – que faire du plaisir en sociologie ? Comment s’arrange-t-on avec le bonheur ? Comment partage-t-on la « joie de vire » ? Comment apprend-t-on le « bon plaisir » ? Sentir et penser le bonheur sont-ils à la base de la coopération ? – font de cet ouvrage un livre unique, d’autant plus agréable à lire que l’on ressent aussi le bonheur éprouvé par celles et ceux qui l’ont écrit.