Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Hervé Marchal

A propos de Pierre Bourdieu. Une vie dédoublée, de Michel Cornaton

Texte publié le 10 juin 2011

Paris, L’Harmattan, collection « Une vie, une oeuvre », 2010, 155 pages.

C’est au printemps 1964 que l’auteur de l’ouvrage, Michel Cornaton, a pour la première fois (et la dernière) rencontré Pierre Bourdieu. C’était au Centre de sociologie européenne, fondé par Raymond Aron, lequel avait fait venir Pierre Bourdieu qui était alors assistant à la Faculté des Lettres d’Alger. Pour Michel Cornaton, l’objectif de cette rencontre était d’aborder la question des centres de regroupement, ces centres que l’auteur avait pu observer au cours des mois qu’il venait de passer en Algérie. Cette rencontre avec Pierre Bourdieu a de toute évidence laissé un goût amer dans la bouche de l’auteur, étant donné que celui qui allait devenir le sociologue le plus lu au monde lui a affirmé que cette question était une « fausse piste » (p. 16) dépourvue d’intérêt politique et sociologique. Plus encore, Pierre Bourdieu lui a affirmé qu’après la fin de la guerre en 1962, beaucoup d’Algériens allaient quitté de tels centres, ce qui était en totale contradiction avec ce que l’auteur venait d’observer sur le terrain. Pourquoi un tel acceuil de la part de Bourdieu s’interroge l’auteur ? Manifestement, cette question n’a pas cessé de travailler Michel Cornaton, en témoigne cet ouvrage écrit plus de 40 ans après cette première rencontre. L’ouvrage a été écrit suite à la publication, six ans après la mort de Pierre Bourdieu, d’Esquisses algériennes, où ce dernier affirme que les centres de regoupement survivraient pour la plupart à l’indépendance (p. 18). « Ou Bourdieu dit la vérité dans son Esquisse et, dans ce cas, a-t-il voulu m’écarter de ce qu’il considérait comme son terrain de recherche ou bien s’était-il lourdement trompé et a-t-il alors changé d’avis après notre entretien, s’appropriant sans scrupules non pas des intuitions mais mes premières observations s’interroge l’auteur ? » (p. 18).

Michel Cornaton, qui a tout fait conscience de la modestie de sa carrière par rapport à celle de Pierre Bourdieu (même si l’auteur n’a pas à rougir de son parcours universitaire), tente dans cet ouvrage de montrer en quoi Pierre Bourdieu a certainement connu une vie dédoublée, non pas dans le sens où il a fait preuve de stratégie et de duplicité pour s’imposer dans le champ universitaire, mais dans le sens où il est, selon l’auteur, un ethnologue qui n’a pas choisi la sociologie avec enthousiasme, preuve en est ses propos dans son « journal posthume » Esquisse pour une auto-analyse, où Bourdieu parle de la sociologie en termes de « science plébéienne et vulgairement matérialiste des choses populaires, communément perçue comme attachée à des analyses grossières des dimensions les plus vulgaires, communes, collectives, de l’existence humaine » (p. 37). Pour Michel Cornaton, Le sens pratique est un livre d’ethnologie, la « grande oeuvre ethnologique » de Pierre Bourdieu même (p. 36). Le problème est que Bourdieu s’est initié à l’ethnologie en Algérie sans faire du terrain, d’où, précise Michel Cornaton, les généralités et les images toutes faites qui se succèdent dans l’ouvrage de Bourdieu Sociologie de l’Algérie. Ce dédoublement de soi et cette passion pour l’ethnologie vient en fait d’un premier clivage intérieur, celui du temps où Bourdieu prend ses distances par rapport à la philosophie alors qu’il est en Algérie. Pour tuer le temps mais aussi pour conjurer sa mauvaise conscience d’assister impuissant à une guerre atroce, « il décide de s’intéresser à l’ethnologie et, au culot, d’écrire un petit livre ; ce sera son Que sais-je ? sur l’Algérie, n’imaginant pas qu’un jour il quittera la philosophie pour l’ethnologie » (p. 51). Pour Michel Cornaton, au regard même des propos de Pierre Bourdieu sur son amour de l’Algérie, celui-ci ne s’est jamais vraiment remis de son passage à la sociologie.

Ce clivage disciplinaire central dans la vie intellectuelle de Pierre Bourdieu vient se superposer au clivage intitial du théoricien de l’habitus, clivage résultant de l’effet durable produit par un « fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale » (Bourdieu, cité page 121). Autant dire que Pierre Bourdieu est habité par un habitus clivé, un habitus fait de tensions, de contradictions et de dilemmes. Ici, insiste Michel Cornaton, Pierre Bourdieu se retrouve dans une position sans doute unique en sciences sociales, celle d’un chercheur qui devient lui-même son propre objet de connaissance, celle d’un sujet qui est pris dans l’objet à connaître. Le sous-titre de l’ouvrage prend alors tout son sens.

Sur le plan théorique, si l’auteur reprend à son compte des critiques connues de l’oeuvre de Pierre Bourdieu, nous retiendrons ici celle qui concerne plus précisément les centres de regoupement en Algérie qui, selon Michel Cornaton, ne peuvent pas être analysés uniquement à travers la problématique du déracinement comme l’a fait Pierre Bourdieu. En fait, le problème résiderait dans une lecture structuraliste du phénomène concentrationnaire qui, par définition, fait fi de l’histoire et n’hésite pas à subsumer sous un même type des situations pourtant différentes. Car les centres de regoupement mis en place à la fin du processus de colonisation en Algérie se comprennent au regard d’une recherche de sécurité, affirme Michel Cornaton, ce qui n’est pas le cas pour les centres de regroupement prenant sens dans une optique colonialiste qui, eux, ont en effet pour objectif de déraciner les populations. Pour l’auteur, dont on comprend aisément l’hypersensibilité à ce propos, il est clair qu’ « une lecture structuraliste, donc plus ou moins a-historique, conduit à de graves erreurs d’analyse et d’interprétation des faits d’histoire. Ici, les excès de la thèse sociologique [bourdieusienne] finissent par gommer les particularités de l’histoire et les singularités géographiques, avec comme conséquence majeure la banalisation du phénomène concentrationnaire, en assimilant le regroupement forcé d’une population à un simple déracinement » (p. 79-80). On devine en filigrane que Michel Cornaton aurait préféré que le Bourdieu ethnologue l’emporte sur le Bourdieu sociologue, cèdant aux théorisations parfois un peu trop abstraites...

NOTES