Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Serge Latouche

La catastrophe de Fukushima sera-t-elle pédagogique ?
Une objection de Serge Latouche

Texte publié le 28 avril 2011

« Est-ce qu’une catastrophe quelconque – écologique, par exemple – amènerait un réveil brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires ? Personne ne peut répondre à ce type de questions ». Castoriadis [1]

« Je sens venir, écrivait en 1977 Denis de Rougemont, un des premiers penseurs de l’écologie, une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer de « psychose d’Apocalypse » toute dénonciation d’un facteur de danger bien avéré mais qui rapporte » [2]. François Partant, autre précurseur de la décroissance, a repris l’expression et comptait, lui aussi, sur le sursaut engendré par les menaces pour sortir du délire de la société productiviste. Cette pédagogie des catastrophes rejoint « l’heuristique de la peur » du philosophe Hans Jonas. « Il vaut mieux, écrit Jonas, prêter l’oreille à la prophétie du malheur qu’à celle du bonheur » [3]. Cela, non par goût masochiste de l’apocalypse, mais précisément pour la conjurer, la politique de l’autruche étant en tout état de cause une forme d’optimisme suicidaire.

A l’inverse, Naomi Klein, dans son livre fameux, La stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre [4], soutient que l’oligarchie néolibérale et néoconservatrice profite des catastrophes, voire les provoque, afin d’imposer ses solutions, désastreuses pour les couches populaires mais juteuses à court terme pour la world company. Son livre s’ouvre ainsi de façon spectaculaire par l’exemple de la dévastation de la Louisiane par le cyclone Katrina et la gestion calamiteuse de la désolation par l’administration Bush : destruction du système scolaire public, exclusion urbaine des pauvres, spéculation débridée pour la reconstruction, etc. De nombreux autres exemples, du 11 septembre 2001 à la guerre en Irak, sont analysés et renforcent sa démonstration.

En fait, les deux thèses sont vérifiées. La raison en est que ce n’est pas l’humanité qu’il s’agit de rendre plus sage mais l’oligarchie qu’il s’agit de désarmer et de neutraliser. En décembre l952, le smog londonien, qui aurait tué 4 000 personnes en cinq jours, provoqua une réaction telle qu’on se décida à voter le clean air act de l956 ! Les dysfonctionnements inéluctables de la Mégamachine (contradictions, crises, risques technologiques majeurs, pannes), sources d’insupportables souffrances, sont des malheurs qu’on ne peut que déplorer. Cependant, ce sont aussi des occasions de prise de conscience, de remise en cause, de refus, voire de révoltes. L’histoire de la vache folle, en même temps qu’un bon témoignage de la déraison du système, a été un signal fort qui a contribué à freiner l’emballement du productivisme agricole insensé.

Malheureusement, il ne s’agit pas d’avertissements sans frais et les conséquences peuvent aller dans le bon comme dans le mauvais sens, suivant le rapport des forces en présence. Si l’inquiétante canicule de l’été 2003 a fait beaucoup plus que tous nos arguments pour convaincre de la nécessité de s’orienter vers une société de décroissance et populariser le thème d’un dérèglement climatique, elle a aussi poussé les Italiens et les Espagnols à s’équiper massivement de climatiseurs qui ne peuvent qu’aggraver le phénomène… Malgré une note colossale dont on n’a pas fini d’évaluer le montant et encore moins de la payer, l’explosion du quatrième réacteur de la centrale atomique de Tchernobyl, dans la nuit du vendredi au samedi 26 avril 1986, a permis à un certain nombre de pays démocratiques de sortir du nucléaire. Malheureusement pas à la France ni au Japon, pays où le lobby nucléocrate s’est révèlé plus puissant que la volonté populaire.

Alors, qu’en sera-t-il de Fukushima ? Des signes favorables pour sortir du nucléaire, ou tout au moins pour ouvrir un véritable débat, se manifestent un peu partout, mais le poids des intérêts et des routines, et l’addiction à une société de gaspillage énergétique jouent pour maintenir et à terme relancer cette industrie mortifère. Le nucléaire n’a jamais été mis en place et administré de façon démocratique. Il a toujours été le domaine de l’opacité et de la désinformation, une sorte d’îlot totalitaire au sein des sociétés pluralistes. Certes, nous savons tous que nous sommes condamnés à sortir de la société de consommation, mais nous rechignons à rompre avec l’addiction consumériste. L’enjeu aujourd’hui est de savoir si nous allons en sortir de façon positive en allant vers l’abondance frugale d’un système écosocialiste, ou laisser faire la gestion écofasciste de l’austérité par l’oligarchie. Si la catastrophe de Fukushima provoque un sursaut de l’opinion assez fort pour engager la sortie définitive du cauchemar nucléaire, nous aurons fait un pas dans la bonne direction. On pourra dire que l’optimisme de Denis de Rougemont a prévalu sur le pessimisme de Naomi Klein et que le choc aura été pédagogique. Toutefois, fallait-il pour cela que le Japon paye, et pour la deuxième fois, un si lourd tribut au Moloch atomique ?

Serge Latouche, Professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay, objecteur de croissance

NOTES

[1Cité par Miguel Benasayag, Introduction à Etienne de la Boétie « De la servitude volontaire », Paris, Le passager clandestin, 2010, p 84.

[2Denis de Rougemont, Foi et vie, avril 1977, cité par F. Partant, La Réforme du 3 mars 1979.

[3Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Le Cerf, l990, p. 54.

[4Leméac/Actes Sud.