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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Corinne Gendron

L’entreprise comme vecteur du progrès social. Débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise (III)

Texte publié le 15 mars 2011

Partout dans le monde désormais les entreprises, qu’elles soient privées, publiques, semi-publiques, mutualistes ou coopératives, se retrouvent sommées et se déclarent fières d’assumer leurs responsabilités sociales et environnementale... Simple trompe-l’œil ou progrès véritable ?

Depuis quelques années, l’entreprise est devenue « responsable » et contribue au développement durable. Du moins, c’est ce que prétendent les grandes corporations tout comme les associations industrielles qui ne cessent d’en faire la démonstration dans des mémoires ou des rapports de performance « extrafinancière » aussi appelés « de responsabilité sociale » ou « de développement durable ».

Est-ce à dire qu’une nouvelle ère s’est ouverte, alors que ces entreprises auxquelles les libellés de missions corporatives donnent des allures d’ONG, viennent remplacer une génération d’organisations autrefois exclusivement axées sur le profit et la production ? Cette simple affirmation suscite d’emblée un malaise qui invite à plusieurs questionnements. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui de responsabilité sociale ? L’appel unanime à la nécessaire responsabilisation sociale des entreprises est-il révélateur d’une rupture avec une génération précédente d’organisations ? Pour répondre à ces questions, il faut bien entendu rendre compte du phénomène de la responsabilité sociale, mais ceci suppose préalablement de s’accorder sur le sens à donner à cette expression, étant entendu qu’un tel sens déterminera, le cas échéant, la portée et la nature de la rupture.

Or, l’opération consistant à comprendre ce que signifie la responsabilité sociale va bien au-delà d’un exercice sémantique. Il s’agit en fait de révéler le processus de construction sociale dont est issue l’idée d’une nécessaire responsabilisation des entreprises. Une telle démarche permet de constater, et cela constitue l’argument premier de cette intervention, que la compréhension de l’expression « responsabilité sociale » requiert que le chercheur se penche moins sur « l’interface entre l’entreprise et la société » comme cela a souvent été proposé, que sur l’entreprise comme fait social, et ce non pas tant sur un plan organisationnel mais bien à l’échelle de la structuration des rapports sociaux globaux. Bref, nous avançons que le phénomène de la responsabilité sociale est révélateur de l’éclatement du compromis à la base de l’entreprise capitaliste et plus largement du modèle de développement traditionnel dont elle est au cœur.

Notre réflexion s’articule en deux temps. En premier lieu, nous tenterons de révéler les processus de construction sociale de l’idée d’une responsabilité sociale de l’entreprise en retraçant l’évolution de la notion dans un cadre historique plus large et en analysant les différentes formes sous lesquelles elle se manifeste aujourd’hui, pour aboutir à une conception sociologique de la responsabilité sociale. Cette démarche devrait nous permettre de mieux saisir la signification de la responsabilité sociale à l’échelle de la société afin de proposer en conclusion une perspective des mutations en cours ; sans aller jusqu’à esquisser la nouvelle « entreprise sociale » qui pourrait s’imposer au cours des prochaines décennies, nous évoquerons les conséquences des aménagements comptables que supposera sa nécessaire inscription dans un système économique en phase avec « le progrès social » tel que défini à l’ère des sociétés post-écologiques.

1. Vers une définition de la responsabilité sociale

Une large part de la littérature sur la responsabilité sociale encore majoritairement issue des sciences de la gestion, s’est attachée à définir la responsabilité sociale sans véritablement parvenir à ce jour à une définition universelle. Il est vrai que depuis ses premières manifestations il y a plusieurs décennies, les pratiques de responsabilité sociale ont changé, incitant les chercheurs à constamment ajuster leur lecture. Mais plus fondamentalement encore, la responsabilité sociale qui était portée exclusivement par les gestionnaires il n’y a pas si longtemps a été accaparée par d’autres acteurs sociaux qui n’ont pas hésité à contester les acceptions jusqu’alors admises dans la pratique et à démultiplier les angles sous lesquels aborder la question ; jusqu’à convenir récemment d’une définition, la norme ISO 26 000 [1], qui va bien au-delà de la conception réductrice que nous allons étudier ici.

C’est en s’attardant à l’évolution historique de même qu’aux manifestations actuelles de la responsabilité sociale qu’il devient possible d’appréhender le phénomène dans sa globalité et de faire ressortir les tensions et les transformations qui le sous-tendent. Cette démarche permet de restituer le processus de construction sociale de la responsabilité sociale susceptible de mettre au jour les luttes, mais aussi les transformations sous-jacentes à l’émergence du phénomène et à la généralisation de ce discours de responsabilisation des entreprises.

2.1 Historique de la responsabilité sociale

Nous ne sommes pas de ceux qui insistent sur le caractère séculaire de la responsabilité sociale au point de nier toute nouveauté au phénomène. Si l’expression n’est pas nouvelle, sa généralisation dans les discours, mais aussi la prolifération des postes de gestionnaires au sein des entreprises et la multiplication des programmes et des cours de responsabilité sociale au sein des cursus en sciences de la gestion datent d’une décennie à peine. Il n’en reste pas moins que la responsabilité sociale telle qu’elle s’institutionnalise aujourd’hui est le fruit de débats et de questionnements s’étalant sur pas moins d’un siècle. Par conséquent, il est intéressant de s’y attarder pour voir comment l’idée d’une responsabilité sociale de l’entreprise s’est progressivement construite et imposée.

Les historiens de la responsabilité sociale et de l’éthique des affaires dressent un parallèle entre l’évolution du système économique capitaliste et le questionnement éthique et social de l’entreprise [2]. Trois facteurs auraient contribué à ce questionnement qui émerge dès le début du siècle : la désillusion rattachée aux promesses du libéralisme, la volonté de l’entreprise de se montrer sous un meilleur jour alors que quelques privilégiés bénéficient de profits monopolistiques, et la naissance des sciences de la gestion (McHugh, 1988, p. 8). À partir des années 1920, la montée du socialisme stimule les critiques adressées au capitalisme ainsi que les débats sur la distribution de la richesse et le rôle de l’État. Les pratiques monopolistiques issues du mouvement de concentration des entreprises favorisent l’émergence d’un important mouvement antitrust qui mènera au renforcement du cadre législatif. Selon certains chercheurs, c’est pour répondre à l’inquiétude soulevée par le pouvoir grandissant des entreprises et au vu de réponses législatives potentiellement drastiques que les gens d’affaire commencent à discourir sur la responsabilité sociale de l’entreprise (Frederick, 1987, p. 143).

Quelle forme prend alors ce discours ? D’après Banner, la responsabilité sociale de l’entreprise reste attachée à l’époque aux fonctions traditionnelles de l’entreprise : il s’agit de produire des biens et des services utiles, de réaliser des profits, de créer des emplois et d’aménager un espace de travail sécuritaire (1979, p. 21). D’autres chercheurs caractérisent la responsabilité sociale de cette époque comme étant typiquement paternaliste, alors que l’accent est mis sur la charité et la gouvernance : l’entreprise doit être généreuse vis-à-vis les défavorisés et tenir compte des autres acteurs sociaux en les considérant comme faisant partie intégrante de son rôle de mandataire (Frederick, 1987, p. 143-144). Enfin, un dernier courant de recherche estime que cette époque reste marquée par des questionnements entourant la moralité des gens d’affaires, et que par conséquent il s’agit moins d’« éthique des affaires » où l’attention porterait sur l’activité de l’entreprise, que d’« éthique en affaires » qui s’intéresse avant tout au comportement individuel des dirigeants (De George, 1987, p. 201). Même si le questionnement éthique et social de l’entreprise commence à se faire jour, cette période s’apparente davantage à ce qu’on pourrait appeler une préhistoire de la responsabilité sociale.

Il en va autrement de l’époque débutant pendant les années 1960 où la responsabilité sociale devient une thématique beaucoup plus explicite chez les gens d’affaires. Sur le plan économique, les trente glorieuses qui font suite à la seconde guerre mondiale viennent consacrer les politiques providentialistes et la consommation de masse. Le système productif répond à des impératifs de progrès technique et scientifique, de standardisation et d’économies d’échelles propres à la production de masse tandis que les principes tayloriens d’organisation du travail sont à l’honneur. La structure interne des entreprises se complexifie jusqu’à en faire de véritables bureaucraties organisationnelles, et leur contrôle passe aux mains d’une nouvelle classe de dirigeants dissociée des actionnaires. Au fur et à mesure qu’elles se transnationalisent et qu’apparaissent de nouveaux conglomérats, les entreprises semblent jouir d’un pouvoir renouvelé, qui n’est pas étranger à une montée des revendications sociales. Vers la fin des années 1960 en effet, de nouveaux mouvements sociaux interpellent directement les entreprises au sujet de la pollution, des droits de l’homme et de la consommation. En 1972, le rapport du Club de Rome expose les dangers d’épuisement des ressources qu’entraîne une croissance économique illimitée [3]. Ces mouvements dits de contre-culture favorisent le développement d’un courant anti-affaires qui inquiète le milieu économique (Hoffman, 1988 ; Mahoney, 1990, p. 7).

The demands for action and for reform were central and mainstream, not marginal or discretionary. Social critics wanted to change business’s production technology, the design of products, the pricing of goods an services, its personnel practices, the market served, the allocation of capital, and the make-up of the corporation’s official governing body, the board of directors » (Frederick, 1987, p. 149)

Le questionnement éthique et social de l’entreprise prend alors la forme d’un débat polarisé entre les partisans d’une conception élargie de la responsabilité des entreprises et les tenant d’une perspective strictement économique de cette responsabilité, sur fond de « défense du système de la libre entreprise » face à la menace communiste. Il est intéressant de se remémorer les faits à l’origine de la controverse tels que rappelés en introduction du célèbre article de Milton Friedman qui dénonçait de façon cinglante les propositions mises de l’avant par les gestionnaires de GM :

TAMING G.M. – Chairman James Roche of General Motors replies to members of Campaign G.M. at the corporation’s stockholders’ meeting in May. Representatives of the campain demanded that G.M. name three new directors to represent « the public interest » and set up a committee to study the company’s performance in such areas of public concern as safety and pollution. The stockholders defeated the proposals overwhelmingly, but management, apparently in response to the second demand, recently named five directors to a « public-policy committee ». The author calls such drives for social responsibility in business « pure and unadulterated socialism », adding : « businessmen who talk this way are unwitting puppets of the intellectual forces that have been undermining the basis of a free society » (introduction de l’article A Friedman doctrine – The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, The New York Times Magazine, 1970).

Les arguments de Friedman reposent sur une perspective smithienne de la société selon laquelle c’est en se consacrant à ses objectifs privés que la firme concourre à l’intérêt général. Les partisans de la responsabilité sociale rétorquent que le contrat social à la base du système de la libre entreprise a changé, et que les obligations de l’entreprise ne se limitent plus à faire des profits mais consistent aussi à répondre à de nouveaux enjeux. D’autres rationalisations de la responsabilité sociale se développent avec les nouvelles théories de l’organisation qui proposent de délaisser la métaphore taylorienne de l’entreprise-machine au profit d’une entreprise-organisme dont la survie est tributaire de la constante adaptation à son environnement. En plus de faire de la responsabilité sociale un problème de gestion, ces théories donneront notamment prise à une perspective morale de l’entreprise appréhendée comme sujet, et selon laquelle ses activités ne peuvent être exclusivement jugées d’un point de vue économique. En vertu de ces nouvelles représentations, la responsabilité sociale ne se limite plus à la charité ou au comportement moral de ses dirigeants, mais concerne, et donc interroge, les conséquences du fonctionnement ordinaire des entreprises.

L’institutionnalisation de la responsabilité sociale débute au tournant des années 1990, en plein processus de mondialisation. Les États poursuivent de vastes politiques de déréglementation et de privatisation et se prêtent à un contrôle serré des finances publiques dans un esprit de lutte au déficit. En impulsant des modes de communication inédits, les nouvelles technologies transforment la gestion de la production et l’organisation du travail. Couplé au développement de nouveaux produits financiers et aux politiques « des 3 D » (décloisonnement, désintermédiation, déréglementation), ces nouvelles technologies participent à l’intégration des marchés et à la financiarisation de l’économie mondiale. La structure du capital change alors que s’imposent les investisseurs institutionnels, de grands opérateurs financiers en quête de rendements élevés. Les entreprises adoptent des configurations réticulaires et s’incorporent en holdings financiers. La fonction finance y prend le pas sur les fonctions production et marketing (Jones, 1996, p. 18), faisant du rendement financier la principale variable de performance. À l’ère de ce nouveau capitalisme « patrimonial » (Aglietta), les organisations semblent s’émanciper de leur attache territoriale pour être de plus en plus sujettes aux diktats des marchés financiers.

Sur le plan social, si l’effondrement du bloc soviétique semble consacrer le système capitaliste, ce dernier fait face à des critiques renouvelées devant l’accroissement des inégalités, la persistance de la pauvreté et la montée du chômage, mais aussi la multiplication des problèmes environnementaux qui commencent à s’imposer dans l’agenda international ; en 1987 est signé le protocole de Montréal concernant la couche d’ozone, et Gro Harlem Brundtland publie le rapport Notre avenir à tous qui popularise le concept de développement durable. En 1992 se tient le Sommet de Rio lors duquel les États prendront une série d’engagements en matière de protection de l’environnement dont la convention sur les changements climatiques qui donnera lieu au protocole de Kyoto en 1997.

C’est pendant cette période que la responsabilité sociale s’impose comme pratique mais aussi comme principe managérial. Dans la foulée de l’ouvrage de Freeman publié en 1984 sur l’importance stratégique d’une gestion des « parties prenantes », l’idée que la responsabilité sociale va de pair avec la pérennité de l’entreprise, bref qu’elle est une bonne pratique d’affaires, s’impose peu à peu. Et si la recherche s’ouvre sur de nouvelles questions (la mise en œuvre de la responsabilité sociale au sein de l’entreprise et les outils de mesure et de divulgation de la nouvelle « performance sociale » de l’entreprise), une part importante de la littérature s’attache toujours à démontrer la pertinence de la responsabilité sociale pour l’entreprise, en insistant davantage sur son intérêt plus spécifiquement économique. Ainsi, bien qu’ils mettent en garde les entreprises contre la menace de législations plus sévères ou qu’ils insistent sur les impératifs moraux qui s’imposent à l’entreprise, c’est de plus en plus sur des arguments économiques que les chercheurs se basent pour légitimer les politiques de responsabilité sociale ; au point de développer une véritable rationalisation économique en vertu de laquelle la responsabilité sociale est rentable, magnifiquement résumée par l’adage « Good ethics is good business ». Même si elle n’est toujours pas prouvée et fait encore l’objet de vifs débats entre certains chercheurs, cette concordance annoncée entre la performance sociale de la performance économique et même financière de l’entreprise, a certainement contribué à la diffusion des pratiques et des comportements responsables auprès des milieux d’affaires et des écoles de gestion. Mais elle justifie également une nouvelle perspective de l’entreprise privée : la possibilité pour elle de prendre en charge l’intérêt commun sans renier sa mission première de maximisation des profits.

Cette perspective très optimiste de la responsabilité sociale est ébranlée au tournant des années 2000 alors qu’à la faveur d’un important mouvement de diffusion, de nouveaux acteurs s’invitent dans la discussion : État, ONG et syndicats. Si les mouvements sociaux commencent par rejeter le concept de responsabilité sociale, ils choisissent ensuite de se l’approprier et le réinterprètent en évoquant notamment l’idée d’une nécessaire « responsabilisation » des entreprises. Tributaire d’un nouveau cadre réglementaire qui puisse être opérant dans le contexte de la mondialisation économique, cette responsabilisation repose notamment sur le respect des normes universelles édictées à l’échelle internationale. On constate à quel point cette perspective est à l’opposé d’une conception non seulement volontaire mais relativiste de la responsabilité sociale où les normes de performance sociale sont négociées à la pièce avec chaque partie prenante. La Commission européenne a pris la pleine mesure de ces antagonismes lorsqu’elle a lancé son livre vert et ouvert en 2002 un espace de débat où se sont exprimés les multiples points de vue des différents acteurs sociaux, au point où elle a renoncé à tout cadre réglementaire, qui aurait nécessairement été controversé.

Bref, la période actuelle est marquée à la fois par une généralisation de l’idée de responsabilité sociale de l’entreprise, et par des antagonismes fondamentaux concernant la signification et le modus operandi de cette responsabilité. Toute entreprise se dit aujourd’hui responsable, et la responsabilité sociale est désormais inscrite dans les cursus de diplômes de gestion comme un principe stratégique incontournable. Mais derrière cette apparente unanimité les positions sont on ne peut plus polarisées, comme l’illustre la démarche avortée de la Commission européenne, qui a fait craindre à plusieurs le dérapage du processus ISO 26 000, qui a néanmoins été adoptée non sans suspense en novembre dernier. Reste à voir néanmoins le sort que lui réserveront les législateurs nationaux qui ont la responsabilité de l’adapter sur leur territoire. L’institutionnalisation de la responsabilité sociale s’avère donc difficile dans la mesure où la conception volontariste et relativiste mise de l’avant par les gestionnaires demeure largement controversée. Il n’en reste pas moins que ces controverses fleurissent sur des transformations fondamentales de l’imaginaire économique de l’ensemble des acteurs sociaux que l’on peut synthétiser en trois points :

Corinne Gendron est Professeur titulaire, Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, à l’École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal (UQÀM).

Bibliographie

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Freeman, Edward. 1984. Strategic Management : A stakeholder approach. Boston/Toronto : Pitman, 276 p.
Friedman, Milton, « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits », 13 septembre 1970, The New York Times Magazine, pp. 32-33, 122-124.
Gendron, C. 2006. Le développement durable comme compromis. La modernisation écologique de l’économie à l’ère de la mondialisation, Collection Pratiques et politiques sociales et économiques, Presses de l’Université du Québec (Québec), 284 p.
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Kapp, William K. et John E. Ullmann. 1983. Social Costs, Economic Development and Environmental Disruption. Lanham (Mar.) : University Press of America, 208 p.
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ANNEXE : ISO 26000 : vers une mondialisation de la responsabilité sociale ?

En novembre 2010, au terme de près de cinq ans de discussions, était adoptée la nouvelle norme sur la responsabilité sociale des entreprises ISO 26000. Rassemblés dans une organisation de normalisation transformée en véritable lieu de débats, des représentants des consommateurs, des syndicats, des ONG, des gouvernements, des entreprises et des experts provenant du Nord comme du Sud on été invités à construire les éléments d’une définition universelle de la responsabilité sociale. En résulte un document d’une centaine de pages qui précise à la fois le contexte, les concepts et le rôle de la responsabilité sociale.

Contrairement aux normes de gestion ISO 9000 (qualité) et ISO 14001 (environnement) qui l’ont précédée, ISO 26000 n’est pas destinée à la certification. C’est à dire que ni un produit, ni une entreprise ne pourront, à l’échelle internationale, prétendre respecter les « critères » de responsabilité sociale qu’elle définit. Malgré cela, ISO 26000 pourrait avoir un impact important pour les entreprises au cours des prochaines années, non seulement parce que l’interdiction d’une certification internationale par ISO n’empêchera pas le développement de certifications 26000 nationales, mais aussi parce que le texte a une portée qui dépasse celle des normes ISO antérieures.

Cela est visible dans la facture même du document, qui n’a pas grand chose à voir avec les quelques pages d’exigences des normes 9000 ou 14001. La norme 26000 est un véritable texte de référence qui situe la responsabilité sociale en regard des défis auxquels nous sommes confrontés, qu’il s’agisse de la précarisation de l’environnement ou de fracture sociale, dans un contexte où la mondialisation économique a bousculé les schèmes régulatoires. Elle reconnaît à l’entreprise sa position hégémonique, et se distance ainsi clairement d’une perspective autorégulatoire de la responsabilité sociale. C’est ainsi qu’elle s’écarte des définitions institutionnelles qui ont encore cours : ISO 26000 n’assimile pas la responsabilité sociale aux initiatives volontaires et à la discrétion managériale. Elle la définit au contraire comme l’ensemble des responsabilités des organisations, que celles-ci soient institutionnalisées dans des lois, le droit et la coutume internationale, ou pas. Ces responsabilités découlent non seulement des interrelations de l’organisation avec les acteurs sociaux - ses parties prenantes - mais aussi de son inscription dans une société traversée par des enjeux comme la montée des inégalités, et aux prises avec des défis tels que la protection de l’environnement.

On trouve, dans cette perspective de la responsabilité sociale, une autre distanciation des définitions institutionnelles antérieures : la responsabilité sociale ne se dissout pas dans un dialogue avec de multiples parties prenantes, où l’entreprise est en position d’arbitrer un bien collectif toujours relatif. Elle s’appuie aussi sur les textes qui ont défini les paramètres de ce bien collectif dans une perspective universelle en matière de droit du travail, droits de l’homme, droit des enfants, droit de l’environnement…

Outre le respect de plusieurs principes de base, la norme recommande aux organisations de tenir compte, pour évaluer leur responsabilité, de : la gouvernance, les droits de l’Homme, les relations et conditions de travail, l’environnement, la loyauté des pratiques, les questions relatives aux consommateurs et les communautés et le développement local. Ces préoccupations vont au-delà des frontières légales de l’organisation et s’étendent à sa sphère d’influence (sous-traitants, fournisseurs…).

Les enjeux et les initiatives qui découlent de cet examen doivent être gérés à même le système de gestion global de l’organisation et intégrés à la gouvernance. Même si 26000 se défend de proposer un système de gestion de la responsabilité sociale, elle n’en suggère pas moins une série d’outils en vue d’identifier la responsabilité sociale, d’évaluer la performance, de la vérifier, d’en rendre compte, etc.

Le texte couvre ainsi toutes les dimensions de la responsabilité sociale, qu’il s’agisse de ses fondements, de son contenu ou des méthodes de gestion qu’elle requiert. Reste à se demander s’il aura un impact sur le comportement des entreprises. À notre avis, la norme 26000 aura une portée qui pourrait surprendre ceux qui seraient tentés d’en minimiser l’importance, et ceci pour au moins trois raisons.

Premièrement, le texte auquel le processus de rédaction élargi, à la fois multipartite et international, a conféré une légitimité qui n’était pas acquise, vient stabiliser le contenu et les contours d’un concept qui était, et est encore aujourd’hui, sujet à d’abondantes controverses. À titre d’exemple, ISO 26000 distingue la responsabilité sociale du développement durable, la première n’étant qu’un outil permettant aux organisations de contribuer à un développement durable qui relève davantage des grandes orientations et politiques publiques. Par ailleurs, cette norme établit clairement les fondements à la fois légaux et volontaires de la responsabilité sociale sans la limiter aux initiatives allant « au-delà de la loi ». Ce faisant, elle met un terme à la principale controverse opposant les gestionnaires aux ONG quant au contenu « obligatoire » de la responsabilité sociale.

En deuxième lieu, la norme pourrait devenir un outil de dialogue et même de négociation entre l’entreprise et les différents acteurs sociaux. En effet, contrairement à ISO 9000 ou à ISO 14001 qui ont été élaborées exclusivement par des experts au sein de comités techniques, ISO 26000 a été modelée par toutes les catégories d’acteurs sociaux qui ont pu y insuffler leurs préoccupations. Parce que le texte porte leur marque tout en ayant acquis le statut de norme universelle, il est probable que ces acteurs s’y référeront dans leurs dialogues avec les entreprises elles-mêmes partie de la démarche.
Enfin, et malgré ce que prétend explicitement son texte, ISO 26000 formalise le droit coutumier international en matière de responsabilité sociale ; elle sera vraisemblablement invoquée dans les tribunaux qui seront saisis d’affaires concernant l’une ou l’autre des questions centrales constitutives de la responsabilité sociale, acquérant ainsi le statut de véritable norme juridique.

C’est ainsi qu’après avoir fait l’objet de débats académiques interminables ne débouchant sur aucun consensus, la responsabilité sociale est aujourd’hui clairement balisée dans un document susceptible de servir de référence autant aux entreprises désireuses de mettre en œuvre une stratégie de responsabilité sociale qu’aux acteurs sociaux dans leurs revendications auprès des entreprises. Reste à voir à quelle vitesse et comment chacun s’appropriera le document, et si les gouvernements sauront mettre à profit cet outil pour augmenter l’effectivité des mesures visant le contrôle des activités économiques.

- Les sept principes de responsabilité sociale

- Les sept questions centrales et leurs domaines d’action
Gouvernance de l’organisation
Droits de l’Homme

NOTES

[1Présentée en annexe.

[2Citons notamment Mahoney 1990, McHugh 1988, Buchholz 1989, De George 1987, 1990. Cette section s’inspire largement d’une de nos recherches antérieures : Gendron C. 2000. Le questionnement éthique et social de l’entreprise dans la littérature managériale, Cahiers du CRISES, No 0004, 74 p. Précisons que toute périodicité est sujette à caution et que nous ne prétendons pas ici déterminer de façon définitive les différents « âges » de la responsabilité sociale. Notre ambition est plus modestement de présenter quelques grandes configurations de la responsabilité sociale au cours de l’histoire.

[3Meadow The Limith to Growth, Londres, Pan Books, 1972

[4Il est aussi intéressant de noter la différence, lorsqu’on analyse les mémoires issus des acteurs économiques, entre le discours des entreprises généralement très pragmatique et stratégique, et celui de leurs associations industrielles, beaucoup plus idéologique.

[5Les parts de marché des produits responsables demeurent modestes, et une entreprise comme Wal-Mart continue de s’imposer par rapport à ses concurrents. Des études provocatrices ont aussi démontré la profitabilité des « vice funds » pour défier l’argument voulant que la responsabilité sociale est gage d’une plus grande rentabilité.

[6Pour prendre connaissance de ces développements judiciaires, voir : Palmer c. Carling O’Keefe Breweries of Canada Ltd., (1989) 67 O.R. (2d) 161 (Gen. Div.). Teck Corporation Ltd. c. Millar, [1973] 2 W.W.R. 385, 412 (B.C. S.C.). BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, par. 37 ; 1394943 Ontario Inc. v. Roy, [2009] O.J. 922 (Ont. S.C.), Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68.

[7« Novartis avait intenté un procès au gouvernement indien à propos d’un médicament contre le cancer dont le version générique était vendue deux cents dollars contre deux mille six cents pour la version princeps. L’Inde a développé une puissante industrie du médicament générique et est devenue en quelques années « la pharmacie du tiers monde » en fournissant des génériques à des prix abordables. Elle développe parallèlement une industrie pharmaceutique innovante. Cette double ambition la conduit à suivre de façon créative les règles de l’Organisation mondiale du Commerce. (…) Lors de l’affrontement entre Novartis et le gouvernement indien à propos des génériques, des millions de donateurs de Care, d’Oxfam, de MSF, du secours Catholique, ont envoyé des messages électroniques à l’entreprise, bloquant son site. En quatre jours, ils ont fait plier la multinationale ». Marie-Noëlle Auberger, « Entreprises et ONG », La Missive de Gestion attentive, N°31 – juillet - octobre 2008. http://www.gestion-attentive.com/missive31.htm#pap12

[8La principale question qui se pose lorsqu’on évoque les sociétés post-écologiques est celle de la cohésion sociale. Comment penser une telle cohésion hors de la consommation alors que cette consommation est en amont du système productif dans le cadre duquel est redistribué une partie d’une plus value désormais illusoire. La crise économique qui sévit actuellement est emblématique de ce rôle particulier de la consommation que semblent ignorer les utopistes de la simplicité volontaire.