Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Pierre Verdrager

Pour une anthropologie pragmatique, à propos de Myth, Ritual and the Oral, de Jack Goody

Texte publié le 24 janvier 2011

Cambridge, Cambridge University Press, 2010

Les chapitres qui composent l’ouvrage de Jack Goody sont issus de neuf articles publiés sur une période qui s’étend de 1961 à nos jours. Ceci explique les redites, à peu près inévitables dans ce genre de compilation, dont on ne se plaindra pas car elles permettent parfois d’approfondir la compréhension du propos de l’anthropologue. Certains de ces chapitres constituent une réponse aux objections qui ont été formulées, depuis quelques années, à l’encontre de certaines théories de l’anthropologue de Cambridge, jugées coupables de ne pas avoir envisagé l’oralité d’une façon suffisamment positive. Goody entend ici apporter un démenti à ces objections, notamment en prenant appui sur sa longue expérience d’ethnographe en Afrique, tout particulièrement au nord Ghana, où il a étudié les LoDagaa.

Jack Goody introduit son ouvrage par une réflexion sur la question du mythe. On a longtemps pensé que les mythes étaient une caractéristique des sociétés « primitives » et de la « pensée irrationnelle » ou « mythopoïétique », selon le terme de Cassirer. L’anthropologue préfère adopter une attitude plus cognitiviste et constate que la pluralité des versions des mythes n’a pas suffisamment été prise en considération. Or cette variété peut fournir la mesure de la créativité des peuples sans écriture et apporter une réfutation de l’idée selon laquelle ces sociétés seraient non évolutives et sans histoire.

Mais qu’appelle-t-on exactement « mythe » ? Goody propose de distinguer trois sens principaux. Le mythe peut, d’abord, être considéré comme un récit des origines ; il peut, ensuite, renvoyer à une somme de récits compilée par un observateur (une « mythologie »). Le mythe peut signifier, enfin, une histoire spécifique, comme le mythe d’Œdipe, pouvant faire l’objet d’une récitation.

La deuxième acception fait l’objet d’une étude approfondie. Dans la conception lévi-straussienne, la « mythologie » est composée de variantes opérant à l’intérieur d’un cadre commun, les « structures ». Goody conteste l’existence d’un tel cadre, tant dans sa dimension universelle qu’inconsciente et s’en prend violemment à ce sujet à Amber Jacobs, auteure d’un ouvrage intitulé On Matricide (Columbia UP, 2007). Il faut entendre le terme « structure » au sens de cadre général susceptible de subsumer les variantes d’un mythe. Or, objecte Goody, dans les cultures orales, il est impossible de mettre au jour un tel cadre car les variations sont à la fois considérables et imprévisibles. Les mythes n’y sont pas des textes mais des performances à chaque fois différentes. Et ce qui est vrai pour les LoDagaa, l’est également pour les Grecs : ce que nous appelons « mythe » n’est jamais qu’une sélection arbitraire d’un « événement » qui devient, par le truchement de sa transcription, un « monument ». D’où l’importance de bien tenir compte de la manière dont les mythes ont été collectés et consignés par écrit. Mais si Goody rejette Jacobs, c’est aussi parce qu’elle estime que le récitant ne les comprend qu’« inconsciemment ». L’anthropologue juge cela complètement inacceptable, de même que l’idée selon laquelle les mythes renverraient à un « inconscient collectif ». Le mythe des sociétés orales doit bien plutôt se comparer à un acte de création consciente. La bonne compréhension de ce qu’est un mythe dépend très étroitement de l’attention que nous accordons à sa situation d’énonciation et de la capacité que nous avons à répondre aux questions pragmatiques qui se posent alors comme : quelles sont les circonstances de son énonciation ou quels en sont les destinataires ?

De la religion et du rituel

Dans le premier chapitre, Goody reprend un article datant de 1961 où il traite de la question de la religion et du rituel de Tylor à Parsons. Le chercheur tente ici de rendre compte des problèmes complexes que pose la traduction des termes relatifs à la « croyance » des autres sociétés et des catégories qu’il convient d’utiliser pour en parler. Toutes les oppositions cruciales sont passées en revue : naturel vs surnaturel, magie vs religion (et son opposition prétendument corolaire privé vs public), religion vs science, sens commun vs discours savant. Goody examine successivement les débats qui, dans ce domaine, ont agité des chercheurs tels que Durkheim, Evans-Pritchard, Frazer, Malinowski, Marett, Parsons, Radin ou Warner. À titre d’exemple, Goody estime qu’on a généralement accordé trop de poids, comme chez Durkheim ou Eliade, à l’opposition entre « sacré » et « profane ». Evans-Pritchard considérait que cette opposition n’était pas universelle, puisque difficilement applicable chez les Azande. Si cette opposition n’est pas universelle, elle n’est pas non plus essentialisable. Goody reproche ainsi à Parsons d’avoir considéré le « respect » comme une caractéristique du sacré, de même que la relation moyens-fins qui lui serait intrinsèque. Or, selon lui, le « respect » n’est en rien propre au sacré : tout ce qui est respecté n’est pas sacré et, inversement, tout ce qui est sacré ne requiert pas nécessairement le respect. Ce qu’il convient donc de faire est d’analyser à la fois les catégories des acteurs et les catégories de l’observateur. Pour autant, l’observateur ne peut se limiter aux catégories des acteurs eux-mêmes. Selon Goody, on voit mal comment ceux qui soutiennent cette position peuvent en assumer toutes ses implications. Ce chapitre se referme sur un post-scriptum écrit en 2010 dans lequel il attire l’attention des chercheurs sur la menace que la tendance dichotomisante ou trichotomisante fait peser sur la pensée. Il indique que l’article d’où provient ce premier chapitre avait été écrit dans un contexte dominé par Durkheim – il a été écrit en 1961 –, cette influence ne se faisant jamais si bien sentir que chez Lévi-Strauss. Il conclut qu’aux dichotomies ou trichotomies caractérisées par leur attirante netteté, il convient la plupart du temps de substituer une analyse en termes de polarités se distribuant sur un continuum.

Une pragmatique du sens

Dans le second chapitre, Goody affronte l’épineuse question de la « littérature orale ». En bon pragmaticien, il fait dépendre l’interprétation du sens du message de son contexte d’énonciation. Car, bien souvent, ces éléments essentiels sont oubliés, de sorte qu’une bonne part de la littérature anthropologique n’a souvent pas fait la différence entre des récits pour enfants et des récits pour adultes. Et dans bien des cas, on a considéré que des récits pour enfants étaient représentatifs de la pensée ou de la « mentalité » d’un peuple. Il fait ce reproche à des chercheurs importants tels que Robert Darnton (chapitre 5) – on y reviendra – ou Denise Paulme (chapitre 6). Les récits pour les enfants, estime Goody, ne sont nullement représentatifs de la « pensée primitive ». Toutes les fois qu’on fait dépendre l’interprétation d’un énoncé de ses seuls traits sémantiques et non de ses caractéristiques pragmatiques, on a été conduit à s’engouffrer dans un piège herméneutique qui peut avoir des conséquences dramatiques. Cela explique en partie pourquoi tant de chercheurs, comme Piaget ou d’autres, ont été amenés, en télescopant les ordres ontogénétique et phylogénétique, à penser l’opposition entre « pensée primitive » et « pensée civilisée » sur le mode du contraste entre pensée enfantine et pensée adulte. Par ailleurs, ajoute Goody, il convient toujours de pouvoir déterminer si les acteurs considèrent comme vrai ou non un récit déterminé. Si les mythes sont considérés comme vrais par les acteurs – c’est le cas du Bagré considéré comme vrai par les LoDagaa –, ce n’est pas le cas des contes.

Quant au mot « littérature », Goody consent désormais à appliquer le terme aussi bien aux productions écrites qu’orales, ce qui n’a pas été toujours le cas. En effet, le mot « littérature » vient de « lettre », et la lettre renvoie à l’écrit. Il n’empêche que, dans les cultures orales, il existe certaines formes de discours qui s’éloignent du discours quotidien. L’expression « littérature orale », pense Goody, est typiquement une formulation d’un regard lettré cherchant des équivalents dans une culture orale. Là encore, il est difficile de dire si c’est la subsomption des diverses productions orale et écrite sous la catégorie « littérature » qui est ethnocentrique, ou l’inverse, à savoir, son refus, au nom du rejet de la « projection » lettrée.

Dans ce chapitre, Goody explore les relations entre oralité et écriture. L’auteur fait, d’abord, le constat que, sur la longue durée, la maîtrise de la lecture et de l’écriture a été réservée à une petite élite. Ce n’est que depuis très peu de temps que cette maîtrise est devenue à peu près universelle en Europe. Ensuite, il observe que, lorsqu’il y a passage de l’oral à l’écrit, la transcription change toujours quelque chose. Inversement, l’écriture a une influence elle-même sur les récits oraux. L’épopée homérique, par exemple, est souvent vue comme la simple transcription de contes populaires. Pour Goody, cela n’est pas un bon exemple de production d’une culture orale, contrairement à ce que l’on pense parfois. Il complète ici utilement les propos de Florence Dupont dans Homère et Dallas (qu’il ne cite pas) qui a défendu, en 1990, l’idée que l’épopée était une production orale artificiellement monumentalisée dans la culture occidentale. Goody constate que les épopées semblent rares en Afrique. Au Sahara, elles sont présentes, mais elles paraissent devoir leur existence à l’influence des cultures écrites. Dès qu’une épopée est couchée par écrit, mais c’est vrai de tout récit oral – voir le cas de Kalevala en Finlande –, elle se comporte comme un texte : on peut l’apprendre par cœur, se référer à l’« original », etc. Les récits oraux, eux, sont généralement anonymes. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y a création collective : chaque récitant innove, de sorte que des changements interviennent continuellement. Quant au théâtre, c’est un héritage de la tradition écrite, aussi bien en Orient qu’en Occident. Son origine est religieuse et rituelle. Dans les sociétés orales, le théâtre séculier existe peu.

Enfin, le mythe est une forme particulière de la culture orale. Souvent, sa thématique est cosmologique. Les mythes ont fait l’objet de multiples interrogations, depuis la psychanalyse jusqu’à l’analyse structurale. Certains ont considéré qu’ils visaient à justifier l’ordre du monde. On considère parfois que le mythe est la plus haute réalisation de la culture orale. Ils sont à la fois très attractifs et difficiles à comprendre. Fréquemment, ils sont réservés à un seul sexe.

La révolution du magnétophone

Les changements dans les moyens de communication ont grandement modifié notre vision des choses quant aux mythes, qu’il s’agisse du magnétophone ou des voyages en avion. C’est là tout l’objet du troisième chapitre. Ces changements technologiques ont permis aux chercheurs de retourner périodiquement faire des observations et les enregistrer. Avec l’apparition du magnétophone, on s’est rendu compte que, dans les sociétés orales, ces mythes variaient considérablement d’une énonciation à l’autre. Les conséquences sont considérables : il n’est plus possible d’envisager, comme Lévi-Strauss l’avait fait pour ses études de mythologie sud-américaine, le « mythe » comme une simple récitation fournissant des clés de compréhension de la culture. L’artefact anthropologique de la culture sans histoire découlait pour une part de technologies de communication qui ne permettaient pas au chercheur d’avoir une vision évolutive des phénomènes. Goody explore plus avant la question du magnétophone dans le chapitre suivant (« L’anthropologue et le magnétophone ») en tentant d’inventorier tout ce que cet instrument a pu changer dans sa vie d’anthropologue. La transformation fut considérable. Le magnétophone a permis de capter des informations nouvelles. La nouveauté première fut qu’on pouvait dorénavant enregistrer plusieurs versions. Or il apparut très vite que les variations du Bagré étaient bien plus grandes que ce qu’on avait pu imaginer jusqu’alors, à commencer par les acteurs pour lesquels les récitations étaient les « mêmes » d’une énonciation à l’autre. Or, affirme Goody, les énoncés n’étaient pas identiques. Le magnétophone mit clairement au jour la créativité orale, chose que ne pouvait faire aussi bien la prise de notes au moyen de crayons et de papier. En effet, celle-ci exigeait une décontextualisation de la récitation par une personne, par définition atypique, qui acceptait de trahir le secret – Le Bagré était réservé aux initiés – sur un mode qui permettait la prise de note. Or un tel dispositif changeait tout. L’informateur se conformait à l’idée qu’il se faisait des attentes de l’anthropologue et, parlant plus lentement pour faciliter le recueil de l’information, avait davantage le temps de penser à ce qu’il disait que dans le feu de l’action de la cérémonie. Une telle prise de note n’aurait pas été possible en observation participante tout simplement parce que ce récit était secret et réservé aux initiés. Il était impensable de faire répéter le discours aux acteurs afin de mieux transcrire leurs propos. Ainsi, tout ce que nous appelons littérature orale avant les années 1940 n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec ce qui s’est passé en réalité pendant les cérémonies elles-mêmes. Au mieux, c’était une traduction décontextualisée, libre des contraintes de la récitation publique. C’est ce qui explique pourquoi nous avons si peu d’informations sur les circonstances de leur énonciation.

En conclusion, selon la manière dont on enregistre les choses, le résultat n’est pas le même. C’est pourquoi l’enregistreur a tant changé notre manière de voir. Tous les détails pouvaient désormais apparaître et, par-dessus tout, on pouvait comparer les versions des « mêmes » cérémonies. Et c’est là qu’on s’est rendu compte que les variations étaient énormes. Auparavant, les anthropologue ne prenaient appui que sur une seule version. Cela a été au principe de graves erreurs d’interprétation. On raisonna sur des relations mythes/société, sans voir que la version du mythe n’était qu’une version parmi d’autres. Certes, il y a toujours un niveau auquel on peut réduire un mythe comme le faisait Propp. Mais dans le cas du Bagré, les variations étaient trop importantes pour pouvoir disposer d’une quelconque unité de ce genre. Des éléments que Goody pensait fondamentaux avant le magnétophone disparaissaient bel et bien au gré des versions, si bien qu’il en devenait impossible de dire de quoi était constituée la « structure fondamentale » du mythe.

Le magnétophone a obligé l’anthropologue à élaborer une nouvelle théorie capable de mettre en évidence la « créativité orale », question qu’il aborde de façon approfondie au chapitre 4. On a coutume de considérer les sociétés sans écriture comme étant « statiques » et « rivées aux traditions ». Cette conception a été encouragée par certains anthropologues ou sociologues, à commencer par Weber, que Goody critique toujours vivement depuis de nombreuses années maintenant. Et ils ont parfois été encouragés par les acteurs eux-mêmes, tels les LoDagaa qui considéraient que la récitation du Bagré était toujours « la même », comme on l’a vu. S’il est vrai que dans le domaine des technologies, notamment agricoles, les changements pouvaient être lents, cela n’est pas le cas dans le domaine culturel où ceux-ci sont radicaux, notamment parce que, la mémoire humaine étant imparfaite, l’innovation est requise à chaque performance. Et si certains chercheurs avaient doté les gens des sociétés plus simples de capacités mnésiques extraordinaires, c’était avant tout pour donner un fondement à l’idée fausse que leur culture restait immobile. Or, lorsqu’un objet sacré ne donne pas satisfaction ou manque d’efficacité, on en change. C’est également vrai dans le domaine de la parenté où les métamorphoses peuvent être considérables.

Dans le chapitre suivant (chapitre 5), Goody se focalise sur la question du conte. C’est l’occasion pour lui d’entrer en controverse avec Robert Darnton, comme on l’a déjà esquissé un peu plus haut. Goody reproche à Darnton de faire signifier son matériel ethnographique de façon inappropriée dans Le Grand Massacre des chats [1]. Il l’accuse en outre de faire un certain nombre de généralités sur les Français très malvenues. Goody considère qu’il a tort d’utiliser la fiction comme une donnée représentative de la « mentalité » d’une époque ou d’une classe déterminée. Le problème est que, comme beaucoup d’anthropologues, Darnton a tendance à traiter la culture comme un tout indifférencié. « Le peuple » y est envisagé alors comme quelque chose d’unifié, homogène et détemporalisé. Ce à quoi il faut s’intéresser, estime Goody, ce sont toutes les stratifications, notamment par âge et sexe, et non seulement les structures de classe. Et dans les structures par âge, il faut distinguer les adultes des enfants. Aujourd’hui, comme hier, les adultes ne prennent pas au sérieux Le Petit Chaperon rouge. Si Goody est aussi virulent avec Darnton, c’est aussi parce que ce dernier l’avait accusé de soutenir une théorie du « Grand Partage », ce dont il se défend absolument : l’auteur de La Raison graphique a toujours insisté sur le caractère multidimensionnel des changements induits par les moyens de communication. Si Darnton préfère l’expression « conte populaire » à « conte pour enfant », c’est parce que cela lui permet de faire plus facilement le lien entre la mentalité des paysans et ce qui se trame dans les contes. Pourtant, la notion de « conte populaire » ne semble pas avoir été une catégorie des acteurs eux-mêmes. Pour Darnton, certains contes étaient destinés aux enfants parmi les élites, et aux adultes parmi les illettrés. Goody conteste cette interprétation qui disqualifie la culture paysanne. Lors des veillées dont il a été témoin dans la France rurale qu’il connaît bien, il a vu les gens échanger tout type d’information – des nouvelles, des ragots, etc. – mais certainement pas des contes pour enfants. Il ne voit aucune raison de penser que les choses aient été différentes dans des temps plus anciens. Les folkloristes qui ont principalement traité des cultures paysannes ont eu tendance à les traiter comme étant « arriérées », hors de tout progrès, « traditionnelles ». Souvent, ils ont relié l’activité paysanne à la « mentalité primitive ». Goody considère que Darnton a eu tort de s’appuyer sur Propp et son idée de structures profondes inchangées. Cela l’a conduit à affirmer des choses fausses concernant la transmission à l’identique des éléments ressortissant à la culture orale. Si les contes peuvent se transmettre d’une manière plus stable, c’est essentiellement parce qu’ils sont par définition courts et peuvent donc être facilement mémorisés. En tout état de cause, penser que des contes à la Perrault donnent une bonne idée des « mentalités » d’une époque ou des « paysans », est particulièrement douteux. C’est comme si l’on disait que les meurtres dans les écoles aux États-Unis étaient symptomatiques de la culture ou de la « mentalité » américaine. L’usage anthropologique des fictions mérite avant tout des précautions et l’on a tort de les considérer comme des documents qui donnent en toute innocence des informations sur des événements.

Au chapitre 6, Goody revient sur la question de l’enfance mais en décalant la perspective : de même que les anthropologues doivent savoir faire la distinction entre des récits pour adultes et des récits pour enfants, ils doivent être capables de se rendre compte que, eux-mêmes, en tant qu’observateurs, se retrouvent parfois dans la position de l’enfant. D’une part, ils ont généralement une compréhension limitée de la langue, d’autre part, ils ont tendance à poser des questions étranges que les adultes ne se posent pas : les réponses qu’ils obtiennent ressemblent à celles qu’on donne aux enfants. En outre, lorsqu’ils analysent leurs notes, ils ont tendance à les considérer comme représentatives de l’« esprit primitif », alors que les simplifications qui caractérisent ces récits sont liées à la situation de communication pédagogique. En tout état de cause, il serait erroné de considérer le mythe du Bagré comme donnant accès à la signification de la société des LoDagaa et il serait tout aussi erroné de comprendre la société d’Homère en se contentant de L’Iliade et L’Odyssée.

La grande rupture moderne n’a pas eu lieu

Dans le chapitre qu’on pourrait traduire par « Le Bagré dans tous ses états » (chapitre 7), Goody revient en détail sur les conditions de collecte des récits du Bagré. Il constate que dès sa parution, la version qu’il avait publiée commença a être considérée comme la version de référence, le « vrai » Bagré. Pourtant, le Bagré réel est mobile. Les chansons qui accompagnent sa récitation sont également éminemment variables.

Ce chapitre est l’occasion pour Goody d’évoquer le fameux livre de Jean-Louis Siran, L’Illusion mythique [2] où celui-ci substitue à une définition substantielle du mythe une définition relationnelle : le mythe, soutient Siran, c’est la croyance de l’autre en tant que j’ai le sentiment d’échapper à ses illusions. Goody considère pour sa part que les « croyances scientifiques » lui paraissent relever d’un autre ordre. En effet, elles mettent le surnaturel de côté et sont sujettes à confrontations continuelles. Des méthodes techno-scientifiques existent dans d’autres cultures mais elles n’ont pas acquis cette puissance descriptive des sciences modernes. Quoi qu’il en soit, Goody considère que Siran a raison de refuser de caractériser les sociétés simples de « mythiques » ou « mythopoïétiques » comme totalement distinctes des « scientifiques » ou « rationnelles ». S’il existe des différences, elles ne peuvent s’exprimer en ces termes. Goody privilégie une conception gradualiste des différences interculturelles car elles ne résident pas dans les « mentalités » mais dans les « technologies de l’intellect ». Cela n’implique pas un grand partage, mais des développements différentiels. L’idée que les sociétés d’Afrique sont « sans histoire » et n’agissent pas de façon réflexive – la réflexivité étant le propre de la modernité – doit être absolument abandonnée. Arrivé à ce moment de l’argument, Giddens fait l’objet de très violentes attaques. Il lui est reproché de reprendre la tradition dichotomisante qui oppose « modernité » et « tradition » en considérant la réflexivité comme un monopole de la modernité. Goody considère que Giddens fait, de ce point de vue, pire que Lévy-Bruhl puisqu’il envisage les pré-modernes comme des agents passifs avalant la tradition sans broncher et non comme des acteurs actifs. S’il est clair que l’écrit encourage la réflexivité, Goody considère qu’elle caractérise toute communication humaine.

Les effets de l’écrit

Dans le huitième et avant dernier chapitre, Goody évoque principalement le roman. Il entend montrer que le récit narratif est moins une caractéristique humaine, comme certains psychologues ont pu le soutenir, qu’une chose plutôt propre à la culture écrite. Goody utilise le terme au sens d’une histoire ayant un début, un milieu et une fin. Cela le conduit à rejeter les propositions de Derrida qui n’opéraient pas une telle distinction. L’autre distinction à laquelle tient Goody, est celle qui oppose le récit tenu pour vrai et le récit tenu pour faux. Contrairement à Stuart Hall, Goody considère cette distinction comme absolument essentielle. Elle est sinon universelle, très largement transculturelle. Les acteurs ont besoin de savoir ce qui est vrai ou non. Et cela ne date pas d’hier : le muthos homérique s’oppose à l’historia. Les LoDagaa disposent d’une telle distinction, entre vérité et mensonge et personne ne croit que les contes disent vrai. Les considérations de Hall et de Derrida, influencées par le post-modernisme, aboutissent à renoncer à ces distinctions pourtant utiles. La distribution entre récits vrais et récits faux ne se fait pas tout à fait au hasard. L’anthropologue considère en effet que la fiction se destine en général aux jeunes, les adultes demandant des histoires plus sérieuses et véridiques.

Comme il a été vu précédemment, Goody constate de nouveau que l’épopée est peu présente en Afrique. L’idée que l’épopée ressortit à la culture orale a peu de bases tangibles. Certes, les récits fictionnels ne sont pas absents des cultures orales. Simplement, les longs récits sont rares. Ils s’associent davantage aux cultures où domine l’écriture. S’il y a peu de longues récitations dans les cultures orales, cela tient à l’attention que cela demande. Le fait de se rassembler longuement pour écouter un récit est un fait plutôt rare. Et, la plupart du temps, ces récits sont de type dialogique : les auditeurs interviennent. Le monologue peut fonctionner en tant que tel lorsque le surnaturel intervient. Et alors là, il ne s’agit pas de fiction pour celui qui écoute. L’écrit a à voir avec le privé. Il est en lien avec la construction. L’écrit peut aussi devenir public et fournir un modèle à l’oral. Il peut engendrer des reconstructions biographiques à partir desquelles pourront travailler les anthropologues ou les sociologues. Il encourage le monologue, les longs récits, l’autobiographie. L’explosion tardive du roman est attachée elle-même à la grande diffusion de l’écrit. Le fait de raconter une histoire, vraie ou fausse, est encouragée par l’écriture. L’écrit instaure une distance entre l’émetteur et le récepteur, par opposition à la communication orale, en face à face. Une page blanche est une invitation au récit. Dans la situation orale, il y a interaction. Un flux continu en oralité est plus rare. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde dominé par la fiction à un point qui n’a jamais existé. En Angleterre, à l’origine, novel ne renvoyait pas à la fiction. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le terme désigne un long récit en prose. Au XVIIIe siècle, le roman était ambivalent : on craignait parfois que la fiction ne dérègle le cerveau. La critique de la fiction a duré pendant une bonne partie du Moyen Âge. Elle a freiné la production de récits narratifs qui étaient pourtant présents à l’époque gréco-romaine.

Considérations sur le roman

Chose étonnante, l’apparition tardive du roman s’est faite à de multiples endroits dans le monde, aussi bien en Europe qu’en Chine. Cette grande popularité, qui commence au XIXe siècle n’est pas facile à expliquer. La fiction en prose apparaît presque simultanément en Chine et en Europe au XVIe siècle. Autrement dit, ce n’est pas uniquement un phénomène occidental. Or, les discussions eurocentriques se concentrent de façon générale de façon abusive sur l’apparition du roman en Occident. Une question demeure : pourquoi une apparition aussi tardive et aussi inégalement distribuée ? Le fait de raconter une histoire a toujours été ambigu car elle implique toujours un degré de facticité qui peut être l’objet de critique. Le roman moderne, après Defoe, est essentiellement séculier et réaliste. Dans les textes plus anciens, la présence de Dieu était plus forte, même si les acteurs ne faisaient pas nos distinctions entre « naturel » et « surnaturel ». C’est avec la Renaissance et l’apparition de l’imprimerie que le roman séculier s’est fortement développé. Pendant longtemps la lecture des romans a été ridiculisée et considérée comme des loisirs de femmes plutôt que des choses sérieuses pouvant concerner les hommes. Les principaux lecteurs étaient en effet des lectrices, et ceci à partir du XVIIe siècle en Europe. Les fictions étaient réputées avoir des effets négatifs sur les lecteurs, en l’occurrence les lectrices. Avec Defoe, en Angleterre, les romans deviennent plus sérieux. La stratégie de légitimation fut de parler d’histoire (history) plutôt que de raconter des histoires (stories). Le souci de Defoe était très réaliste. C’est pourquoi la nature fictionnelle de ces récits est parfois effacée. Pourtant, certains romans prétendument historiques de Defoe étaient largement imaginaires. C’est essentiellement pour des raisons puritaines que le roman était critiqué, et ceci pendant tout le XVIIIe siècle. Il était accusé de détourner les gens d’activités plus sérieuses. Les puritains rejetaient le roman car il était réputé encourager la paresse, la paillardise, tout comme le théâtre. Le fait que des femmes prisaient particulièrement le roman était en outre bien fait pour le disqualifier. Simulacre de la vie réelle, il inspirait méfiance. L’exemple le plus connu de cette critique fut incarné par Madame Bovary. Le problème de ce personnage était moins lié au roman qu’à la lecture en général. Elle se construit elle-même une réalité virtuelle, elle vit totalement dans le monde des livres. Tout cela semblait caractéristique de la paresse des femmes qui s’adonnent à la fiction. Flaubert manifeste ici son ambivalence par rapport aux femmes. En critiquant cela, il vise aussi, pense Goody, sa propre disposition féminine.

Mais la critique de la fiction n’est certainement pas apparue avec le roman. Au XVIIe siècle, Pierre Nicole considérait le théâtre et la poésie comme un « poison ». Au XVIIIe siècle, la science d’alors, comme dans le Traité des affections vaporeuses du Dr Pomme, considérait que la multiplication des romans était en cause dans l’affaiblissement de la santé des femmes. Certains jugeaient que la lecture des romans abîmait leurs yeux. Ce rejet du roman a perduré jusqu’au XXe siècle. Cette critique n’était ni un monopole européen, ni le seul fait du roman lui-même. Elle a eu lieu en maints endroits et à des époques très différentes. Au Japon, le roman suscita le même genre de critique, notamment des savants confucéens qui voyaient d’un mauvais œil les intrigues amoureuses. Ces derniers méprisaient la fiction qui était réputée alimenter la crédulité. Cette critique eut lieu également en Chine. La question du wen, de l’imitation, était posée dans les récits aussi bien fictionnels qu’historiques. Bien souvent la forme préférée de fiction était la fiction historique car la littérature purement « fictive » était potentiellement suspecte. Re-présenter n’est pas présenter : la première action implique l’illusion. Cette critique de la fiction se faisait jour dans les fictions elles-mêmes. Les romans chinois avaient souvent une dimension didactique, avec des moines bouddhistes ou taôistes chargés de représenter le message de l’auteur concernant la renonciation aux choses de ce monde. Ce message moral posait problème lorsque le contenu des ouvrages manifestait une certaine indulgence par rapport aux choses condamnées. Un tel phénomène pouvait encourager une méfiance vis-à-vis de la fiction, tout particulièrement dans l’usage que les jeunes pouvaient en faire. De fait, les romans chinois ont souvent été frivoles et obscènes.

L’autre problème de la fiction et du récit réputé vrai (story/history) et qu’il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ils se chevauchent. Certaines œuvres furent interdites, comme Water Margin, tout particulièrement lorsqu’on pensait qu’elles prenaient le parti de gangsters. Dans ce texte, fiction et réalité étaient mélangées. Certains rebelles paysans de la fin de l’ère Ming (1368-1644) prirent le nom de personnages de fiction, chose qui valut au roman d’être interdit en 1642. En bref, l’opposition au roman était très analogue aux oppositions qu’il pouvait y avoir par rapport aux images, au théâtre, aux reliques et aux fleurs. D’où l’idée que nous avons affaire à des choses comparables. Dans l’histoire récente de la Chine, cette critique généralisée s’est de nouveau produite, avec la suppression des fleurs, des images religieuses et du théâtre. Lire autre chose qu’un texte marxiste était considéré comme frivole au cours de la révolution culturelle. Dans les mondes juif et islamique, il semble que les critiques soient allées encore plus loin. Dans le monde islamique, on différenciait nettement, d’une part, vérité historique et mythe religieux, et, d’autre part, fiction et imaginaire. On admettait la fiction, pour autant qu’elle avait une vertu distractive. Il y avait une hostilité générale face à l’affabulation dans les récits historiques. L’objection résidait dans l’ambivalence de la fiction qui « représente » la réalité et n’est pas en elle-même la vérité. Cela étant, les fictions pouvaient être considérées comme appropriées pour faire découvrir la réalité aux enfants.

Une autre critique récurrente fut d’accuser les être réels d’imiter les êtres de fiction. La défense du roman passa par l’idée qu’il arrive à sonder en profondeur la réalité. Mais cet argument ne tient pas pour tous les romans où c’est l’évasion qui prime.

L’ère de la fiction

Le mouvement des cent dernières années en faveur de la fiction a quelque chose d’étonnant. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la plupart des textes disponibles étaient religieux. La lecture de romans n’est plus aujourd’hui aussi sexuée, même si des différences entre hommes et femmes perdurent [3]. Aujourd’hui, le genre est complètement accepté. Il n’est plus guère critiqué, sauf lorsqu’il s’agit de représenter des sujets aussi graves que l’holocauste. La « critique du roman » a changé de sens. Ce que l’on critique maintenant, c’est sa position de domination en tant que genre. Ce succès est-il imputable aux objets traités, à commencer par les sujets sulfureux comme le meurtre ou l’amour ?

Dans le même temps, les images se sont diffusées dans toute la société et l’iconoclasme s’est raréfié. Dans la période récente, l’attitude par rapport à l’ambivalence de la représentation a pu prendre différentes formes, de l’impressionnisme à l’abstraction. Goody fait même la supposition que les animaux plongés dans le formaldéhyde de Damien Hirst relèvent du même phénomène de résistance : seule la « vraie chose » est authentique, non pas la nature morte. Certes, des tentatives ont été faites de proposer des récits moins linéaires, de Woolf au Nouveau Roman. Mais, au fond, la narration a largement survécu à tout cela.

L’ambivalence de la représentation s’est traduite pendant des siècles par le rejet d’un grand nombre de représentations au cours du Moyen Âge européen. Cela représentait une rupture avec le monde classique, comme il s’en explique longuement dans son livre précédent, Renaissances [4]. On ne trouve presque aucune sculpture tridimensionnelle ou même bidimensionnelle en contexte séculier pendant tout le Moyen Âge européen. Il en alla de même du théâtre. Ce rejet incarnait également la critique du luxe propre à toutes les cultures issues de la révolution urbaine de l’âge du Bronze. Les activités gratuites, au premier rang desquelles figuraient les activités esthétiques, ont suscité le rejet des moralistes, des théologiens et des philosophes. Mais il y a un second aspect qui est inhérent à la fiction : toute re-présentation est ambivalente au sens où elle interroge le statut de ce qui est re-présenté dans sa relation à l’original. Cela est propre au langage et aussi à la narration : le mot cheval n’est pas un cheval. De même un récit d’événements n’est pas l’événement lui-même. Et lorsque le récit ne prétend même pas rendre compte d’événements, la situation est « aggravée ». La fiction, et donc le roman, a connu une histoire très semblable dans toutes les cultures issues de la Révolution urbaine de l’âge du bronze.

Écriture et oralité

Dans son dernier chapitre, Goody revient sur l’importance que peut avoir l’écriture pour la mémorisation orale. L’apprentissage par cœur semble être, en effet, une caractéristique des cultures écrites car réciter la Bible, ce n’est pas la même chose que réciter le Bagré. Lorsque l’écriture intervient nouvellement dans une société, les choses en sont grandement modifiées. Cela réduit notablement la communication entre parents et enfants. Lorsque l’écrit gagne du terrain, par exemple dans le domaine religieux, cela peut produire un retrait de la spontanéité dans la prière. Pourtant, malgré l’apparition de l’écrit, on continua de raconter oralement des histoires aux enfants. Les longs récits écrits s’y ajoutèrent sans s’y substituer.

Les textes des grandes religions étaient inévitablement propres à des cultures écrites. C’est avec l’écrit qu’arrive la possibilité de la canonisation. Mais la généralisation de l’écrit ne signifie pas que la transmission orale disparaît pour autant. Il n’y a pas une relation de remplacement, mais de modification. Les moyens de communication s’ajoutent. Ainsi par exemple, la communication mère-enfant ne fonctionne jamais par écrit. À l’origine, toute communication humaine, y compris dans les cultures à écriture, était orale. Et, paradoxalement, les parents lettrés communiquent sans doute oralement avec leurs enfants davantage que les parents non lettrés. Jusqu’il y a un siècle, les sociétés étaient divisées entre ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas. De sorte qu’une grande part de la communication devait être orale. Mais le fait que l’oralité ait été maintenue dans bien des scènes de la vie ne veut pas dire qu’elle n’ait pas été influencée par l’écriture. Le discours est influencé dans sa prononciation, sa syntaxe et son contenu. Le conte qu’une mère raconte à son enfant peut dériver d’une source écrite, comme un conte de Perrault. Le processus de transmission diffère des sociétés orales puisque le récitant ne peut se référer au texte écrit. La culture écrite a encouragé l’aptitude à la mémorisation. La mémoire est quelque chose de valorisé dans les cultures écrites. Certains mémorisent la Bible ou le Coran, alors même que la culture écrite a rendu cette mémorisation inutile. C’est la raison pour laquelle, les récitations dans les cultures orales ont, de nos jours, tendance à moins varier : le contact avec la culture écrite les a comme « gelées ». Aujourd’hui encore, connaître un poème signifie la plupart du temps le connaître par cœur. La connaissance est souvent liée à la mémoire et à la capacité de faire des performances orales. L’auteur de l’écrit peut toujours avoir copié et ne pas vraiment savoir ce qu’il a écrit. C’est sur ces critères que sont bâtis la plupart des concours de recrutement. De même, nous savons une langue quand nous connaissons les mots qui la composent et que nous les avons mémorisés et non parce que nous savons les chercher dans le dictionnaire. Pareillement, nous savons l’histoire quand nous sommes capables de nous remémorer des dates. La compétence est très fortement liée à la mémoire. Savoir l’alphabet par cœur ou les tables de multiplication est essentiel. Dans certaines circonstances, la connaissance intériorisée n’est pas nécessaire : certains traducteurs peuvent être incapables de parler la langue qu’ils traduisent par écrit. Mais dans d’autres circonstances, religieuses par exemple, elle est totalement requise. Ainsi, l’apprentissage par cœur des texte religieux, dans les écoles coraniques ou les Yeshiva, qui dévorait beaucoup de temps des élèves et empiétait sur l’apprentissage de l’apprentissage lui-même, pouvait aussi représenter une forme de fermeture. Cela entraînait une littératie restreinte, juge Goody, puisque l’aptitude à la lecture était cantonnée aux textes religieux.

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Arrivé au terme de ce parcours, on comprendra pourquoi l’on recommande chaudement la lecture de cet ouvrage. Il soulève des questions essentielles en apportant des réponses toujours pénétrantes qui s’adossent à une expérience de terrain intense et prolongée et à un savoir encyclopédique proprement gigantesque. Ce texte très riche est bien fait pour susciter les débats. J’en esquisserai ici un seul. Goody considère que les LoDagaa se trompent lorsqu’ils affirment que le Bagré est toujours « le même ». En effet, le magnétophone prouve que les versions divergent fortement d’une occurrence à l’autre. Il est dommage, à mon sens, que Goody réfute les acteurs en affirmant qu’ils ont, d’une certaine manière, égaré les anthropologues en affirmant cela. Il était possible de faire autrement, me semble-t-il, en insistant non pas tant sur « l’erreur » des LoDagga que sur les changements que le magnétophone opérait dans l’établissement des critères qui permettent de définir ce qu’est un « même ». Or ce que produit le magnétophone est une littéralisation des critères de l’équivalence, au sens où le critère qui permet de statuer sur l’équivalence entre deux choses s’établit désormais à la lettre, au mot près, tout en créant parallèlement un œil ethnographique sensible aux différences apparaissant à ce niveau. Les DoDagaa disposaient d’un autre critère d’équivalence, où « la lettre », sur laquelle se focalise le magnétophone, n’avait pas force de loi pour statuer sur l’équivalence. Traiter le magnétophone comme un instrument qui encourage une littéralisation des critères d’équivalence aurait permis, à mon sens, d’éviter toute réfutation des acteurs tout en ouvrant des perspectives anthropologiques fondées sur la mise en évidence de la pluralité des principes d’équivalence sur lesquels les acteurs se fondent pour opérer, ou refuser, des rapprochements. Cette brève remarque n’enlève pas grand-chose à ce livre important qui pourrait par ailleurs jeter un certain froid dans l’extravagant mouvement de mode actuel qui tend à considérer la fiction, et ceci sans guère de précautions pragmatiques, comme le nec plus ultra du matériel ethnographique.

NOTES

[1Robert Darnton, Le Grand Massacre des chats, tr ad. fr., Paris, Robert Laffont, 1985 (1984).

[2Jean-Louis Siran, L’Illusion mythique, Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

[3Cf. Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2009, p. 157.

[4Jack Goody, Renaissances. The One or the Many ?, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.