Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Quelques considérations sur le siècle nouveau

Texte publié le 6 décembre 2010

Un article d’Alain Caillé paru dans les pages « Rebonds » du journal Libération, le 9 novembre 2010. Sur les différents problèmes posés par l’interprétation utilitariste de la démocratie.

En 1797, Thomas Paine, le principal champion et théoricien des droits de l’homme, dédie au Directoire un libelle dont l’argumentation reste plus actuelle que jamais. Se demandant si « l’état de société... a augmenté ou diminué le bonheur de la race humaine en général », il conclut que la question politique première est de savoir comment rendre la civilisation préférable à l’état de nature aux yeux de la grande majorité des êtres humains. Qui peut douter que ce sera là la question première du XXIe siècle également : comment éviter qu’une partie de l’humanité, rendue d’autant plus pauvre que l’autre sera toujours plus riche, ne préfère systématiquement « l’état de nature », autrement dit la guerre de tous contre tous, à l’état de société ?

Au-delà des multiples réponses particulières possibles à ce défi, il importe d’appréhender le problème ainsi posé dans sa plus grande généralité. Il réside très probablement dans le fait que les fondements de notre conception héritée de la démocratie se révèlent de plus en plus inadaptés à l’état du monde globalisé. Ces fondements utilitaristes sont organisés à partir de la question : « A quoi ça [me] sert ? » Dès lors, la démocratie est vue comme le fruit d’une libre association entre des individus mutuellement indifférents, cherchant tous à maximiser leur avantage individuel. Le but en est la recherche du plus grand bonheur du plus grand nombre, et le moyen, la croissance économique.

Cette interprétation utilitariste de la démocratie pose trois séries de problèmes :

1) A mesure que l’idéal démocratique se mondialise il rend de plus en plus insupportables l’inégalité et la dissymétrie entre les anciens dominants occidentaux - qui sont souvent les anciens colonisateurs - et les autres pays, nations, cultures ou civilisations. Sans une reconnaissance de l’égale dignité de tous les peuples et de toutes les cultures, plus facile à dire qu’à réaliser, on n’évitera pas la guerre de tous contre tous.

2) L’acceptation de la démocratie de marché a été largement conditionnée par une croissance économique sans précédent qui offrait à tous la perspective d’une mobilité sociale ascendante. Or en Occident les ressorts de cette forte croissance sont désormais brisés. La question, redoutable, sera de savoir si l’idéal régulateur démocratique va pouvoir y rester vivace en présence d’une croissance faible ou quasi nulle.

3) Enfin, tout le monde voit bien que là où la dynamique de la croissance reste encore puissante, dans les Bric et les pays émergents, rien n’assure qu’elle sera facteur de démocratisation effective et pérenne. Et surtout, tout porte à croire qu’elle ne sera possible qu’un temps relativement bref, au prix et en raison d’une dégradation dramatique et irréversible de l’écosphère. On le sait, il faudrait plusieurs planètes pour rendre possible l’universalisation du standard de vie occidental.

Tout ceci se résume en une question dramatiquement simple : l’espoir utilitariste porté par l’Occident depuis des siècles aura été celui d’un dépassement du conflit entre les hommes par l’accroissement de la prospérité matérielle. Une telle croissance sans limites devient désormais de plus en plus problématique : saurons-nous, en l’absence d’une croissance infinie, trouver les moyens de vivre ensemble, démocratiquement et d’une vie digne, sans nous massacrer les uns les autres ?

Que pourrait donc signifier le projet de trouver à la démocratie des fondements non utilitaristes, anti-utilitaristes, ou supra anti-utilitaristes ? Dans l’Essai sur le don (1924), Marcel Mauss établit que les sociétés archaïques ne reposaient nullement sur le marché ou le troc, l’achat, la vente ou le contrat mais sur ce qu’il appelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Sur l’obligation, autrement dit, de rivaliser de superbe et de générosité pour être reconnu comme pleinement humain. Ce qu’expose Marcel Mauss est donc une conception politique du don, et réciproquement. Le don - mieux vaudrait dire le défi du don - est cet opérateur paradoxal qui permet aux guerriers de transformer les ennemis en alliés, de passer de la guerre à la paix, donc, et, complémentairement, de la mort et de la stérilité à la vie et à la créativité. Si le don a cette vertu pacificatrice, c’est parce qu’il symbolise la reconnaissance que les hommes en conflit se donnent de leur valeur humaine réciproque. Il affirme qu’avant de produire et échanger des biens matériels utiles, il faut commencer par faire la paix en s’accordant mutuellement une reconnaissance première inconditionnelle.

C’est ce que devra apprendre à faire une idéologie politique d’un nouveau type qu’il est possible d’identifier par provision sous l’étiquette de « convivialisme ». Libéralisme, socialisme ou communisme auront été autant de modalités d’une philosophie politique utilitariste faisant de la croissance indéfinie de la prospérité matérielle la réponse par excellence à l’aspiration démocratique. Le convivialisme pose la question de savoir comment « bien vivre ensemble » et comment faire vivre la démocratie même s’il n’y a pas ou plus de croissance économique continue. Il s’affronte donc directement à la question cruciale de notre temps qui est celle des moyens de lutter contre la démesure, l’ubris : comment l’humanité peut-elle apprendre à s’autolimiter ? Le principe de base du convivialisme et de la lutte contre l’illimitation consiste dans l’affirmation de la « commune humanité » et de la « commune socialité » de tous les êtres humains. Sa prise au sérieux implique la subordination de toute mesure politique au respect prioritaire de la dignité humaine, matérielle et morale. Le principe de commune humanité a deux corrélats nécessaires : éviter que certains ne tombent dans un état de sous-humanité, et que d’autres n’aspirent à basculer dans un état de suprahumanité.

Concrètement, le premier corrélat rejoint la proposition développée par Thomas Paine dans son libelle. Le seul moyen, écrivait-il, de convertir l’immense majorité des humains à la certitude que la civilisation est préférable à l’état de nature est de leur accorder sans condition un revenu minimum leur permettant d’échapper à la misère. Généralisons : dans la société conviviale à édifier, la source première de la légitimité des Etats et des gouvernements résidera dans leur capacité à assurer effectivement aux citoyens les conditions matérielles de leur existence de base, proportionnées à la situation générale du pays ou de la région, quelles que soient leur race, leur religion ou leurs croyances.

Symétriquement, la première mesure à prendre pour lutter contre l’esprit de démesure qui s’est abattu sur le monde ces trente dernières années est de poser qu’aucun être humain n’est autorisé à jouir de richesses potentiellement infinies. Ce propos n’est en lui-même porteur d’aucun égalitarisme radical ou dogmatique. C’est au débat démocratique qu’il appartiendra de déterminer quel est l’écart de richesse et de revenus désirable et acceptable. Mais il suffit de constater que l’écart de revenu entre les cent patrons américains les mieux payés et leurs salariés de base a été multiplié par 25 depuis 1970 pour se convaincre qu’il y a de la marge. Posons donc que, pour les pays occidentaux, le retour le plus rapide possible aux normes d’égalité-inégalité qui prévalaient encore dans les années 70 doit désormais devenir une priorité absolue.

Seule l’affirmation du principe inconditionnel de commune humanité et l’institution conjointe d’un revenu minimum et d’un revenu maximum peut nous donner de vraies chances d’éviter la double catastrophe qui nous guette à brève échéance : celle d’une dégradation dramatique et irréversible de l’environnement naturel et celle du déchaînement de la guerre de tous contre tous.

NOTES