Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Eylem Ozkaya

Se laisser mourir pour que l’autre puisse vivre

Texte publié le 23 novembre 2010

Le résumé de la thèse en sociologie de Eylem Ozkaya, sur le thème de la grève de la faim et du don. Le terrain d’enquête est la Turquie et le mouvement de protestation qui a touché les prisons à partir de l’année 2000.

par Eylem Ozkaya, docteur en sociologie.

La grève de la faim en tant que relation de don : le cas des grévistes de la faim turcs


Le 20 octobre 2000, la gauche radicale illégale [1] en Turquie a commencé, dans les prisons turques, une grève de la faim illimitée qui est devenue un jeûne de la mort [2]. Ce jeûne s’est poursuivi jusqu’en 2007 et a causé la mort de 123 détenus. Au total, 600 personnes sont devenues handicapées suite à l’alimentation forcée de l’Etat. [3] L’affaire commence en août 2000, lorsque le gouvernement turc exprime encore une fois sa décision de transférer les détenus dans des prisons de haute sécurité, communément appelées prisons de type F, qu’il juge plus modernes. Ce faisant, le gouvernement déclare son souhait de reconquérir les prisons qui se trouvent sous le contrôle des prisonniers appartenant à des groupuscules de la gauche radicale et surtout de préserver les jeunes militants de la pression de ces groupes. Pour protester contre ce changement dans les prisons, trois organisations de la gauche radicale commencent une grève de la faim à durée illimitée. Ces organisations sont : le DHKP-C, le TKP (M-L) et le TKİP. Ce sont 816 prisonniers qui entament la grève dans toute la Turquie : ils sont organisés en « équipes » formées de trois à quatre grévistes qui commencent la grève l’un après l’autre.
Ce jeûne de la mort n’est pas un fait inédit : en Turquie, la grève de la faim est un moyen de contestation très pratiqué chez les détenus. Les prisonniers turcs, comme ceux de bien d’autres pays, ont adopté cette façon de contester surtout à partir de 1984. En Turquie, nous avons quatre dates importantes concernant les grèves de la faim : 1981, 1984, 1996 et 2000. [4] Ces dates sont essentielles car elles indiquent comment les grèves de la faim sont devenues jeûnes de la mort pour protester dans un premier temps contre les conditions de détention des prisonniers et par la suite pour mener une action politique à partir des prisons. En 1981, les prisonniers entament une grève de la faim dans la prison de Diyarbakır contre les tortures, les tabassages et les mauvaises conditions de vie en prison. En 1984, une grève de la faim éclate car l’administration oblige les prisonniers à porter des uniformes [5]. Ce jeûne de la mort vise tout à la fois à dénoncer les mauvaises conditions de vie dans les prisons, les tortures et les isolements dans des cellules pour des durées indéterminées. En 1996, les prisonniers font la grève de la faim pour arrêter les transferts dans les prisons de haute sécurité communément appelées « prisons de type F ». Ces prisons sont spécialisées dans l’isolement des détenus dans des cellules appelées « chambres ». Après la mort de douze personnes lors de cette grève, l’Etat arrête les transferts. Hormis ces jeûnes de la mort, il est possible de compter soixante -dix grèves de la faim non mortelles, réalisées par les militants appartenant aux organisations de la gauche radicale turque dans l’espace carcéral turc.

Comprendre, au sens wébérien du terme, ces grèves de la faim, devient vite un défi difficile à relever avec les paradigmes dominants dans les sciences sociales, notamment avec les théories du choix rationnel selon lesquelles les acteurs sont à la recherche de leur propre satisfaction et de leur intérêt. Dans ce cadre, la question posée par Mary Douglas devient tout à fait intéressante pour l’étude des grèves de la faim :
« Si lon fait lhypothèse que les individus sont rationnels et recherchent leur propre satisfaction, leur arrive-t-il de faire des sacrifices au nom du groupe ? Et sil leur arrive effectivement dagir contre leur propre intérêt, quelle théorie des motivations humaines est susceptible de l`expliquer ? [6] ».

En d’autres termes, à la lumière des théories du choix rationnel, comment expliquer le cas des grévistes de la faim dans les prisons en Turquie ? Comment les prisonniers politiques turcs acceptent-ils de faire la grève de la faim qui peut, en outre, se transformer en jeûne de la mort ? Car dans les deux cas, ils « encaissent » des coûts physiques et matériels importants alors qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir profiter du résultat.
Il est patent que cette constatation est aux antipodes du phénomène de passager clandestin [7] fondé sur la rationalité calculatrice de la participation à une action collective. L’existence de tels cas n’implique pas l’irrationalité des acteurs. Cet état peut révéler un autre type de rationalité. Les exemples donnés plus haut illustrent parfaitement le concept de l’altruisme qui relève effectivement d’un autre type de rationalité.
C’est pour cette raison que nous considérons les grèves de la faim (limitée, illimitée) et les jeûnes de la mort comme des actions altruistes. Car avant tout, selon les témoignages des détenus, les prisonniers appartenant aux différentes organisations d’extrême gauche donnent leur vie pour que leurs camarades puissent vivre. En outre, cet altruisme ne vise pas seulement le groupe des grévistes mais toute la société. Dans ce sens, les grévistes produisent une sorte de « bien commun ». [8] Par exemple, dans le cas des détenus turcs, les droits obtenus par les grèves de la faim illimitées ou les jeûnes de la mort ne concernent pas seulement les détenus politiques qui font la grève mais aussi les détenus de droit commun ainsi que les futurs détenus politiques.
Deux arguments peuvent être utilisés pour classer les grèves de la faim dans la catégorie des relations de don. D’abord, la correspondance entre les relations que l’on observe au sein des grèves de la faim et des jeûnes de la mort et le cycle de donner, recevoir et rendre. Ensuite, la finalité des grèves de la faim et des jeûnes de la mort qui consiste à construire et à reconstruire les liens idéologiques et sociaux au sein des organisations de la gauche radicale turque, conformément à la définition du don proposée par Alain Caillé et Jacques T. Godbout [9]. Plus précisément, l’acte de donner la vie, les grèves de la faim et les jeûnes de la mort visent à créer et recréer les liens sociaux et idéologiques au sein de la gauche radicale turque et peuvent être considérés comme des relations de don.

La grève de la faim et le cycle de donner, recevoir et rendre

En évoquant les associations, Alain Caillé souligne le fait qu’« entrer en association, c’est d’abord donner de son temps et de sa personne [10]  ». Ceci voudrait dire que la participation à une organisation implique toujours un don. Cependant, il existe une sorte de hiérarchie parmi les dons des militants, selon qu’il s’agit de leur argent, de leur temps, de leur corps ou de leur vie comme l’explique le concept de l’engagement différencié [11]. Les militants donnent d’abord leur sympathie, puis leur argent et ensuite leur temps. Dès lors qu’ils deviennent plus que des sympathisants et qu’ils adhèrent donc à l’organisation, ils font alors don de leur corps comme dans le cas de la torture ou de l’emprisonnement. L’ultime don est celui de leur vie. Dans le cas des grèves de la faim illimitées ou des jeûnes de la mort des détenus de la gauche radicale turque, il s’agit d’un don du corps ou de la vie. Dans cette perspective, les militants affirment que le gréviste met en péril sa vie ou donne sa vie pour que les autres puissent vivre.
« …Je savais que cette victoire allait venir avec les morts. J’ai pensé que ‘ mes amis ne doivent pas mourir. Il faut que je meure pour empêcher leur mort.’ Il y a une partie de sentimentalisme dans cela. Tu sais que la mort va venir vers toi ou vers quelqu’un à côté de toi. C’est ce sentimentalisme qui te pousse à dire qu’il vive, que je sois mort pour que l’autre vive. Tu es content parce que tu sais que tes amis vont vivre …Lorsque les personnes choisies pour entamer le jeûne sont affichées sur une liste, ceux qui sont choisis volent en l’air. Car chacun pense : « Si quelqu’un tombe, que cela soit moi ». Pour que les gens qui restent derrière moi vivent heureux. Car je sais que je ne serai pas le dernier. Mes pieds ne touchaient plus le sol tellement j’étais content [12]  ».

Derrière cette envie de donner sa vie pour que les autres puissent vivre, se trouve une comparaison avec les autres militants. Lors de cette comparaison, ils constatent qu’ils ont reçu plus qu’ils n’ont donné. Ainsi, ils évoquent une sorte de dette positive [13]. C’est une dette qui est reçue avec reconnaissance et qui donne envie de répondre avec tous les moyens que l’individu a sous la main. Cet état peut être résumé de la façon suivante : « Mon camarade a tellement fait pour moi qu’il faut qu’il vive. Je peux mourir mais pas lui [14] ».
Cette phase de don de vie ou de corps par les militants est suivie par celle de recevoir. Si le gréviste est décédé, il reçoit la distinction de martyr. Ainsi, son nom est glorifié. Ses photos et l’histoire de sa vie sont publiées dans les journaux officiels. L’organisation aide sa famille matériellement et psychologiquement. Les membres de sa famille aussi reçoivent une sorte de prestige [15]. Si le gréviste survit, il est perçu autrement, comme étant « différent des autres ». Il est respecté par les autres militants et, dans la hiérarchie de l’organisation, il fait partie des militants qui ont fait leurs preuves. Ainsi, il reçoit une sorte de distinction même quand il est désigné pour devenir le gréviste de la faim.
« (…) Dès que tu es choisi on t’applaudit. Même les regards des gens changent vis-à-vis de toi [16]  ».

Le martyre rend ce don de deux façons. D’abord, il crée la cohésion au sein du groupe [17] parce que, du point de vue des liens qui lient les militants aux autres, le martyr est la perfection de ce lien, son apogée, dans le sens où il accomplit le « devoir » [18] de se sacrifier à la cause lorsque celle-ci l’exige. Cette idée de cohésion obtenue au prix de la vie des martyrs est soulignée par un des prisonniers de la façon suivante :
« …De plus en Turquie, à partir de 1995, nous avons vu grandir des générations qui ne connaissaient pas le socialisme. Il n’y avait plus de foi dans le socialisme. Il fallait le recréer de façon mystique. Dans la mesure où tu t’affaiblis idéologiquement, il n’y a plus de socialisme mais une foi mystique : la culture de l’organisation, les liens d’amitié, l’attachement au parti, aux martyrs, aux camarades. Quand je parle de camaraderie, il s’agit de camarades morts. Ils se sont sacrifiés. Le sacrifice est quelque chose comme cela. Tout le monde doit suivre leur chemin. Comme si les yeux des martyrs étaient sur nous. Comme si c’était les yeux de Dieu. Dieu vous suit tout le temps. C’est très sentimental les yeux des martyrs [19]  ».

Ensuite, le martyr crée un lien intergénérationnel par lequel les militants de différentes époques peuvent se sentir comme faisant partie de la même organisation, même si l’organisation initiale se scinde et change, ce qui est souvent le cas pour les organisations de la gauche radicale en Turquie. Par exemple, un martyr-jeûneur de la mort appartenant à l’organisation DHKP-C [20] donne le sentiment que les militants de cette organisation sont les descendants de THKP-C et de ses leaders tués dans une embuscade avec les forces de l’ordre turc et donc devenus martyrs par le fait de s’être sacrifiés pour une cause. [21] Dans cette perspective, le martyr concrétise les liens idéologiques, leur donne du sens et les situe dans l’histoire. D’ailleurs, c’est cette question de création des liens qui est au cœur des grèves de la faim des détenus appartenant aux organisations de la gauche radicale turque.

La grève de la faim et le lien social

Les grèves de la faim illimitées et les jeûnes de la mort dans l’espace carcéral turc constituent d’abord une réponse aux difficultés de la gauche radicale à récréer les liens idéologiques [22], affaiblis par le processus d’emprisonnement après le coup d’Etat des militaires du 12 septembre 1980, et à garantir leur continuité pendant les années 1990 et 2000.
Reconstituer des liens idéologiques est une recherche récurrente au cours de l’histoire récente de la gauche radicale turque. Depuis la fondation de la République en 1923, la gauche radicale turque éprouve des difficultés à créer et à pérenniser les liens idéologiques entre ses militants, c’est-à-dire à assurer la stabilité de ces liens [23]. De plus, cette gauche extrêmement fragmentée connaît dans les années 1980 de nouvelles difficultés. En effet, la gauche radicale se trouve confrontée au problème de reconstruction des liens dans les prisons. Cette reconstitution ne s’avère pas être une tâche facile. Le coup d’État avec ses emprisonnements non sélectifs et les interrogatoires musclés qui s’ensuivent, finit par provoquer des aveux des cadres, ce qui brise ces liens et met à mal les organisations d’extrême-gauche.
En somme, le besoin de recréer des liens sociaux naît à la suite de deux sortes de modification des conditions de vie des militants. L’une est le changement de milieu des militants et de leurs organisations, qui passent de la liberté de mouvement du monde externe aux contraintes imposées par l’emprisonnement. L’autre est induite par le changement de la représentation de l’organisation chez les militants-détenus, ce que les organisations ont plus de mal à surmonter.
Ainsi, le besoin de créer des liens sociaux dans l’espace carcéral est d’abord issu des longues durées d’emprisonnement auxquelles sont condamnés les militants de la gauche radicale à partir du coup d’État de 1980. Ces longues durées d’emprisonnement ne sont pas seulement valables pour les condamnés mais aussi pour les prévenus, parce que les procès durent longtemps [24]. Cela entraîne le besoin de recréer des liens de camaraderie à l’intérieur des prisons.
En outre, lorsque les leaders et les cadres supérieurs des organisations entrent en prison, ils y trouvent certes un mouvement de résistance, mais dont les militants sont de moins en moins nombreux. Les grèves de la faim de décembre 1978, d’avril et d’août 1980 ou de janvier et de mars 1981 ne parviennent pas à entraver cette diminution du nombre des résistants [25]. De plus, ces militants qui vivent chaque jour de nouvelles épreuves doivent être encadrés pour éviter qu’ils ne se transforment en « collabo » ou en « traîtres » [26]. Cela implique la reconstitution de ces organisations dans le cadre des prisons. C’est ainsi que naît le premier jeûne de la mort de la gauche radicale turque en 1984.
Le changement de représentation de l’organisation se caractérise principalement par la perte de confiance que subissent les organisations d’extrême-gauche, comme le précise un des anciens détenus :
« C’est vrai, il était nécessaire de préserver les équilibres internes propres à l’organisation. (…) D’un seul coup, des centaines, des milliers de cadres ont été emprisonnés et jugés. De plus, ces personnes que l’on respectait beaucoup, qui étaient des idoles à nos yeux, se sont livrées à des aveux pendant les interrogatoires. Ceci représente une rupture très sérieuse pour les personnes, si on essaie de comprendre en prenant leur monde en considération [27] ».

Après avoir étudié la raison pour laquelle il est nécessaire que ces organisations de la gauche radicale reconstituent des liens sociaux, il s’agit de se concentrer sur la façon dont ces liens sont créés. En d’autres termes, ayant abordé le pourquoi, il faut s’intéresser au comment. L’analyse de nos données montre que certaines organisations utilisent les grèves de la faim illimitées et les jeûnes de la mort pour créer ces liens. Car tout d’abord, le jeûne a pour effet de réduire l’intervention et les sanctions de l’administration sur les détenus et, de ce fait, il laisse la place libre à l’association des détenus.
« En outre, dans la mesure où la grève de la faim se prolongeait, ils arrêtaient plus ou moins les tortures « dures ». Lorsque nous disions que notre ami était en grève de la faim et que c’était pour cela qu’il ne se levait pas, les premières jours, ils essayaient de le faire bouger, mais après ils le laissaient tranquille [28]  ».

De plus, dans un contexte où faire oublier – autrement dit effacer la mémoire collective et recréer une nouvelle mémoire – est crucial pour la survie physique mais aussi pour la survie des organisations, les sacrifices en termes de vie permettent de retrouver l’unité des années antérieures au coup d’État. Car la défaite créée non seulement par le coup d’Etat mais aussi par les aveux qui donnent plus d’informations que nécessaires doit être oubliée ou transformée en victoire pour empêcher le désengagement des militants emprisonnés. Il suffit de se référer aux réflexions de Renan sur l’importance de l’oubli dans la création des nations pour comprendre l’importance de l’oubli dans la reconstitution de ces liens au sein de l’espace carcéral. D’ailleurs, Philippe Braud [29] souligne aussi le rôle des temps morts et des inattentions de la mémoire collective dans la fusion des individus avec les organisations et dans l’idéalisation de ces organisations. Ainsi, ces sacrifices, en occasionnant par leur altruisme un temps mort ou une rupture de la défaite, ouvrent une nouvelle ère grâce à l’oubli et facilitent l’émergence des résistances futures.
« (…) On vivait un tel processus. Dans ces conditions, les organisations avaient besoin d’oublier certaines choses et de se souvenir d’autres. Pour préserver l’unité de l’organisation et pour créer les raisons de la maintenir unie, il fallait écrire un manifeste de la résistance. (…)Ils avaient donc besoin de la réussite et des effets d’une telle manifestation de résistance, à la fois pour mettre fin aux doutes sur leur pouvoir au sein de l’organisation, pour motiver leurs partisans et pour redresser l’organisation ». [30]

Enfin ces sacrifices de vies humaines permettent de recréer des liens par l’altruisme qu’ils véhiculent, car, en donnant leur vie ou en s’infligeant de graves blessures, les militants prouvent aux autres détenus l’existence de liens idéologiques, de leur force et de leur croyance en ces liens. Comme le disait un poète nationaliste turc « le sol est la patrie s’il y a des gens qui meurent pour lui  » [31]. Une logique similaire est à l’œuvre pour les organisations d’extrême-gauche. Les liens sociaux et par conséquent les organisations de la gauche radicale existent justement parce qu’il y a des militants qui donnent leur vie pour elles. En effet, ces sacrifices constituent des preuves de l’existence de ces liens pour ceux qui en doutent. D’ailleurs, cette violence sur soi des militants crée une communauté fondée sur l’échange de la violence, en réponse aux « passages à tabac » et aux tortures pratiquées par l’administration des prisons [32].D’autres formes de violence, notamment celle de la violence sur les autres – qu’il est presque impossible de mettre en œuvre dans les prisons des années 1980 – ne peuvent clairement pas aboutir au même résultat, à la fois parce qu’elles n’ont pas une telle portée symbolique et parce qu’elles ne véhiculent pas d’altruisme.
En outre, cette relation de finalité entre la construction et la reconstruction des liens sociaux et idéologiques et les grèves de la faim peut être constatée à travers la réaction des organisations vis-à-vis des mesures de l’administration des prisons.
Pendant les années 1990, l’État turc et l’administration des prisons ont essayé de défaire ces liens entre les militants par la promulgation de lois et de circulaires et par la mise en œuvre d’opérations. À chaque tentative de séparation des détenus par l’État, les prisonniers répondaient par des grèves de la faim et des jeûnes de la mort. Dans ce contexte, il faut souligner que les détenus ont eu recours aux grèves de la faim, ou dans les cas les plus sérieux, aux jeûnes de la mort, uniquement dans les cas où l’État a tenté de défaire ces liens. Les autres tentatives de l’État ou de l’administration des prisons visant à regagner leur autorité dans l’espace carcéral et à maintenir l’ordre, n’ont pas entraîné le même type de réponse des prisonniers. Ainsi, les opérations dans la prison de Buca (İzmir) en septembre 1995, dans la prison d’Ümraniye (İstanbul) et dans la prison de Diyarbakır en 1996 et en septembre 1999 dans la prison d’Ulucanlar [33](Ankara) ont incité les détenus à un mouvement de résistance générale. Aussi, quatorze organisations dans différentes prisons, ont-elles eu recours à diverses actions collectives (violentes ou non-violentes). Organisées par la coordination centrale des détenus, ces actions collectives n’ont pas inclus de grèves de la faim illimitées ou de jeûnes de la mort [34].
Par conséquent, nous pouvons affirmer que la grève de la faim se distingue des autres actions collectives par son effet sur les liens. Ainsi, plus l’attaque contre les liens idéologiques sera forte et dangereuse pour leur continuité, plus la réponse sera violente en termes de degré de la grève de la faim.

Penser autrement les grèves de la faim :

Les grèves de la faim réalisées dans le cadre de l’institution carcérale turque visent à la fois la construction ou l’activation des liens et les relations sociales [35] en même temps qu’elles obéissent au schéma de donner, recevoir et rendre.
Dans l’état actuel des sciences sociales où les grèves de la faim sont traitées dans le cadre du choix rationnel et essentiellement à partir des théories de la mobilisation des ressources, l’étude des grèves de la faim par une approche centrée sur l’altruisme, en particulier dans le cadre des théories du don, laisse entrevoir de nouvelles possibilités d’analyse que ce travail de recherche tente de dégager. Cependant, nous sommes conscients du fait que cette démarche pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Du reste, ce travail, qui s’efforce d’apporter un début de réponse à la question de l’altruisme des grèves de la faim, révèle combien le sujet doit être approfondi et, de préférence, dans le cadre de travaux collectifs fondés sur le paradigme de don. C’est à partir de ce moment que nous pourrons comprendre pleinement les secrets de ce que signifie « se laisser mourir pour faire vivre ».


BIBLIOGRAPHIE RESTREINTE :

BARKAN Steven E., COHN Steven F. et WHITBAKER William H., « Beyond Recruitement : Predictors of Differential Participation in a National Antihunger Organization », Sociological Forum, no10, 1995, p. 113-133.
BOZARSLAN Hamit, « La figure du martyr chez les kurdes », in MAYEUR-JAOUEN Catherine (dir.), Saints et Héros du Moyen-Orient Contemporain, Paris, Maisonneuve& Larose, 2002, p. 335-347.
BRAUD Philippe, L’émotion en politique : problèmes d’analyse, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1996.
CAILLE Alain, « Don et association », MAUSS, no11, 1988, p. 75-83.

NOTES

[1Nous allons, dans le cadre de ce travail, étudier les organisations qui se définissent comme communistes ou socialistes, ne participent pas aux élections, usent de moyens non institutionnels et sont dans le prolongement des trois organisations de la lutté armée à savoir THKP-C (Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi Parti-Front de libération du peuple de Turquie), THKO (Türkiye Halkçı Kurtuluş Ordusu - Armée de libération populaire de Turquie) et TKP-ML/TİKKO (Türkiye Komünist Partisi-Marksist Leninist- Parti Communiste de la Turquie-Marxiste Léniniste/Türkiye İşçi Köylü Kurtuluş Ordusu- Armée de libération des ouvriers et des paysans de Turquie). Ces organisations sont la plupart du temps de tendance stalinienne.

[2La grève de la faim limitée, qui est appelé süreli açlık grevi en turc, signifie des grèves de la faim à durée limitée et le refus de l’alimentation donnée par l’Administration pour une durée précise. Dans ce cas, les grévistes précisent les raisons et la durée de la grève de la faim dans une pétition adressée à l’administration pénitentiaire. La grève de la faim illimitée que l’on nomme süresiz açlık grevi en turc part de ce même principe de refus d’alimentation mais pour une durée indéterminée. La grève de la faim illimitée ne vise pas la mort bien que la mort puisse survenir à cause de la sous-alimentation. Cette grève de la faim illimitée vise à répondre à une mesure ou une sanction de l’Etat ou encore à faire arrêter ces mesures pour une durée plus longue. Autrement dit, de faire entendre sa voix sans aller jusqu’à la mort. Dans cette expression, le qualificatif illimité concerne la durée de l’action. Il ne veut pas forcement dire grève illimitée d’une seule personne mais grève ininterrompue pendant un certain laps de temps par l’ensemble de l’organisation. Il est possible ainsi de faire la grève de la faim à tour de rôle. Dans ce type de grève de la faim, certains grévistes arrêtent la grève de la faim au bout d’un certain nombre de jours et d’autres la reprennent. Finalement, le jeûne de la mort que l’on désigne par l’expression ölüm orucu en turc, est le refus de l’alimentation venant à la fois de l’Etat et du propre stock des prisonniers jusqu’à la satisfaction de leurs demandes ou jusqu’à la mort. La prise de tisanes, de sel, d’eau sucrée ainsi que de vitamine B1 est permise pendant le jeûne de la mort. Cependant, même si certaines organisations ont parfois cessé d’en prendre, la prise de vitamine B1 pendant le jeûne de la mort de 2000, est un facteur primordial. C’est en effet grâce à cette vitamine que le cerveau reste intact. Ce qui explique les longues durées de jeûne, allant parfois jusqu’à 300 jours.

[3Selon les médecins interviewés, un gréviste de la faim, surtout celui qui fait la grève depuis longtemps ne peut pas être alimenté normalement dès la fin de sa grève. Il faut l’alimenter par des sérums spéciaux sinon les grévistes attrapent la maladie Wernicke-Korsakoff qui se caractérise par l’amnésie partielle, la difficulté d’élocution et la difficulté de déplacement.

[4Certes il y a d’autres grèves de la faim dans l’histoire de la Turquie mais elles ont été à durée limitée.

[5L’uniforme n’est pas considéré par les détenus comme un simple vêtement. Pour eux, il signifie un déni de leurs identités (gauche radicale turque et kurde) considérées comme une pathologie. Ainsi, le port de l’uniforme est utilisé par les autorités carcérales non seulement pour créer la rupture de l’engagement dans les organisations de la gauche radicale turques et kurdes mais aussi pour modifier les identités des détenus conformément aux principes défendus par le régime mis en œuvre par les militaires.

[6Mary Douglas, Comment pensent les institutions Paris, La Découverte, 1999, p. 41.

[7Voir le fameux travail de Mancur Olson. Mancur Olson, The Logic of Collective Action : Public Goods and Theory of Action, Cambridge, Harvard U. P., 1965.

[8Nous faisons cette analogie en nous basant sur l’analyse de l’ordre social comme un bien public faite par Michael Taylor. Cité par Douglas, Comment pensent…, op. cit., p. 47.

[9« Qualifions de don toute prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir et récréer le lien social entre les personnes. » Alain Caillé, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte, 2005. p. 247. Caillé déclare que cette définition est donnée par lui et Jacques Godbout dans leur ouvrage collectif. Pour cet ouvrage voir Jacques T. Godbout en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992, p. 32.

[10Alain Caillé, « Don et association », MAUSS, no11, 1988, p. 75.

[11Les différences de degré de ce qui peut être donné à une organisation ou à un mouvement sont désignées par l’expression de l’engagement différencié par les théories des mouvements sociaux et très souvent celles qui défendent l’idée de choix rationnel. Voir par exemple Florence Passy, L’action altruiste, Genève, Droz, 1998, p. 8 et également, Steven E. Barkan, Steven F. Cohn et William H. Whitbaker, « Beyond Recruitement : Predictors of Differential Participation in a National Antihunger Organization », Sociological Forum, no10, 1995, p. 113-133.

[12Entretien avec Emin, İstanbul, 2007. Pour souligner notre propos en ce qui concerne l’altruisme, il convient de souligner que cet ancien détenu et jeûneur de la mort n’arrive plus à marcher tout seul ni à parler longtemps.

[13Jacques T. Godbout définit la dette positive comme un état où la dette est impossible à supprimer e où cela ne constitue pas un problème pour les partenaires. Il ne s’agit pas de donner plus que l’autre mais de donner le plus possible. Cet état de dette est souhaitable et vécu comme une joie, une reconnaissance. Il n’y a pas d’obligation de rendre mais de donner plus. Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l’identité. Homodonator vs. homooeconomicus, Paris, La Découverte, 2000, p. 56

[14Entretien avec Emin, İstanbul, 2007.

[15Entretien avec Alper, İstanbul, 2007.

[16Entretien avec Emin, İstanbul, 2007.

[17Selon Hamit Bozarslan, « Les martyrs sont des repères spatio-temporels permettant à la nation de construire son unité à travers l’alliance de ses membres vivants et ses victimes… ». Hamit Bozarslan, Hamit Bozarslan, Violence in the Middle East…, op. cit., « La figure du martyre chez les Kurdes », in Catherine Mayeur-Jaouen (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 338.

[18À part cette fonction de cohésion, les martyrs montrent le niveau d’engagement demandé par l’organisation, qui est de consacrer chaque minute à la révolution et, en cas de besoin, d’être prêt à donner sa vie pour celle-ci « Les organisations ont systématisé l’accent mis sur les martyrs. Cela veut dire que les martyrs ont donné leur vie pour pouvoir faire vivre le mouvement. Donc, vous aussi vous devez vous conduire ainsi » Entretien avec Alper, İstanbul, 2007

[19Entretien avec Alper, İstanbul, 2007. Ce témoignage évoque un sentiment de ce qu’on pourrait presque qualifier de dette intergénérationnelle. C’est cette dette ressentie envers les anciens martyrs qui a permis à ces militants de vivre dans des conditions convenables en prison, en leur faisant ressentir la nécessité d’être à la hauteur du courage des martyrs.

[20Devrimci Halk Kurtuluş Partisi/Cephesi- Front/Parti de libération du peuple révolutionnaire. Ce parti est la continuité du mouvement de Dev-Yol.

[21Les leaders et les cadres de THKP-C ont trouvé la mort au cours d’un conflit avec l’armée turque. Mahir Çayan et ses amis prennent en otage trois techniciens anglais qui travaillaient sur la base de radar d’Ünye. Ils demandent la libération de trois leaders de THKO en échange de la libération des otages. Or, dans un affrontement armé à Kızıldere avec les gendarmes il est tué, avec tous les cadres du parti, à l’exception d’Ertuğrul Kürkçü.

[22Les effets de la greve de la faim sur sur les liens ne sauraient etre réduits aux relations entre les militants. En effet, ils concernent les liens entre les militants et les divers personnels carcéraux ainsi qu’avec les autres acteurs de la société tels que les parents ou les proches des déténus, les organisations non gouvernementaux nationaux ou internationaux (les associations des droits de l’homme et les associations professionnels), les média.

[23La gauche radicale turque qui a vécu dans l’illégalité jusqu’aux années 1960 a toujours eu des difficultés à s’organiser et à recruter dans un pays où la méfiance vis-à-vis du communisme est fortement établie. Cette méfiance d’abord liée à la façon dont le lien social est fondé au sein de la République est aussi influencée par la proximité géographique de l’URSS. La jeune république turque n’a pas voulu accepter le socialisme comme idéologie officielle et, à partir des années 1950, un partenariat s’est développé avec les Etats-Unis d’Amérique sur le plan économique et militaire. Le nombre d’associations de lutte contre le communisme en Turquie, qui ont frôlé la centaine peu après la fondation de la première association, est une autre preuve de cette méfiance. Cette méfiance semble influencer le recrutement des militants ainsi que leur fidélité c’est-à-dire la construction des liens idéologiques et leur continuité. Le TKP, l’un des plus anciens partis du pays, en constitue la preuve. Après les vagues d’arrestation en 1932 puis en 1951 ce parti n’a pu se reconstituer qu’à partir de 1974. Cette difficulté qui a été surmonté par la création de TİP (Türkiye İşçi Partisi- Parti ouvrier de Turquie), le seul parti légal de la gauche radicale pendant les années 1960, est réapparu avec la naissance des trois nouvelles organisations (TKHO, THKP-C et TKP/ML-TIKKO) défendant la lutte armée. Ainsi, le THKP-C se réunit autour de Mahir Çayan alors que le THKO est guidé par Deniz Gezmiş, Hüseyin İnan et Yusuf Aslan. La branche armée de TKP-ML se nomme TİKKO et se regroupe autour d’İbrahim Kaypakkaya. C’est ainsi que prend fin la période d’unité au sein de la gauche radicale turque. C’est dès lors la multiplicité qui sera le mot d’ordre de la gauche radicale. Les emprisonnements de longue durée suite au coup d’Etat du 12 septembre 1980 ainsi que les politiques de criminalisation (la loi anti-terrorisme, et certains articles supprimées de l’ancien code pénal qui sont utilisables parce qu’ils se trouvent dans la constitution) et la marginalisation (isolement des militants dans les prisons de haute sécurité ou dans certains quartiers de la ville) de l’Etat turc rend plus grave cette situation.

[24Certains procès durent dix ans. Ceci est lié en partie au caractère commun des procès. Ainsi, les détenus ne sont pas jugés individuellement mais selon leur appartenance aux organisations, comme ce fut le cas des procès de Dev-Yol(Devrimci Yol-La voie révolutionnaire) ou de Dev-Sol (Devrimci Sol-La gauche révolutionnaire). (Ces deux organisations sont issues de la tradition de THKP-C)

[25Ces grèves de la faim se distinguent par leur spontanéité et leur courte durée. Ceci peut être à la fois expliqué par les conditions de détention et par le manque d’encadrement et d’organisation d’une action collective par des militants ‘professionnels’. En d’autres termes, les grèves de la faim qui ont débuté spontanément n’ont pas bénéficié en amont d’une organisation minutieuse. Ces grèves de la faim sont alors des grèves de la faim d’‘amateurs’. Cependant, ces grèves de la faim contribuent à créer une solidarité qui facilite par la suite la reconstruction des liens idéologiques.

[26En outre, un raisonnement en termes de traîtres et collaborateurs est en affinité avec les liens de camaraderie qui montre qu’il y a justement un problème avec ce type de lien.

[27Entretien avec Cihan, İstanbul, 2007.

[28Entretien avec Cihan, İstanbul, 2007.

[29Philippe Braud, L’émotion en politique : problèmes d’analyse, Paris, Presses de Sciences Politiques, 1996.

[30Entretien avec Cihan, İstanbul, 2007

[31« Ce qui fait un drapeau est le sang qui est sur lui/ le sol est la patrie s’il y a des gens qui meurent pour lui ». Ces vers sont écrits par Mithat Cemal Kuntay, écrivain et poète turc qui a vécu entre 1885- 1956.

[32Comme le note Jonathan Spencer à propos de la création d’une communauté des Sinhalas au Sri Lanka. Jonathan Spencer, « On not Becoming a ‘Terrorist’. Problems of Memory, Agency, and Community in the Sri Lankan Conflict » in Veena Das, Arthur Kleinman, Mampela Ramphele, Pamela Reynolds (eds.), Violence and Subjectivity, Berkeley, University of California Press, 2000,
p. 133.

[33Le nom officiel de cette prison est Ankara Prison centrale, fermée No :1.

[34Cependant, parmi les demandes de jeûne de la mort de 2000, certaines concernent la punition des responsables de ces actes.

[35En effet, il nous semble que cette action collective fonctionne à la fois comme un indicateur de la faiblesse ou du manque de liens sociaux et comme un moyen d’y remédier. Ainsi, la grève de la faim semble être efficace en cas de liens sociaux difficiles à construire ou à pérenniser comme c’est le cas pour les prisonniers, les sans-papiers, en tant qu’étrangers et/ou immigrés, ou encore les salariés licenciés. Cependant ceci constitue le sujet d’un autre article.