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Denis Clerc

Sur le quasi-manifeste pour une économie politique institutionnaliste

Texte publié le 15 septembre 2008

Nous publions ici le commentaire de Denis Clerc sur le quasi manifeste pour une économie politique institutionnaliste, initialement paru dans le numéro d’Alternatives économiques du mois de mai 2008. Nous le remercions de nous avoir autorisés à le reproduire.

On pourra lire ici ce quasi-manifeste, auquel s’est associé le mensuel Alternatives économiques en le publiant sur le site de L’économie poltique. À ce jour, 236 signataires en ligne. SD

C’est une initiative importante. Ce « quasi-manifeste institutionnaliste » [1], ainsi que le qualifie son auteur, Alain Caillé, est une des premières tentatives effectuées pour donner un socle intellectuel commun aux approches qualifiées d’hétérodoxes en économie. Ils sont nombreux, en effet, les économistes qui ne se reconnaissent pas dans ce qui est devenu la vulgate théorique dominante, souvent qualifiée de « néoclassique », ou d’approche standard, et qui repose essentiellement sur trois piliers : des acteurs rationnels (donc calculateurs), cherchant chacun à maximiser leurs intérêts matériels et parvenant à se coordonner de façon optimale grâce à un processus de marché (prix et incitations amenant à prendre les bonnes décisions).

Dans le schéma néoclassique de base, les acteurs sont monomaniaques, ne s’attachant qu’à la satisfaction de leurs intérêts, et les institutions – au sens large du terme, c’est-à-dire les règles, les organisations, les normes sociales issues de l’histoire ou de la culture – n’interviennent pas, ou seulement comme autant de perturbations qui gênent le « bon fonctionnement » des mécanismes économiques. Certes, au fil du temps, et notamment depuis une trentaine d’années, ce schéma s’est complexifié et a intégré certains des éléments de la critique hétérodoxe : l’information des acteurs peut être imparfaite, la rationalité des acteurs peut être incomplète, le marché peut aboutir à de mauvaises coordinations, l’intérêt de chacun peut ne pas se réduire à la seule dimension matérielle ou monétaire, etc. Toutefois ces inflexions, qui ont modifié en profondeur l’analyse néoclassique [2] et certaines de ses conclusions, ont paradoxalement servi à la renforcer plus qu’à l’affaiblir : vous voyez bien que nous ne sommes pas « autistes », que nous ne nous appuyons pas sur un monde éthéré ou imaginaire – parfait -, mais que nous regardons le monde tel qu’il est, soulignent les tenants « modernistes » de l’approche dominante [3].

En face, si l’on ose dire s’agissant d’un débat intellectuel au fort contenu idéologique, les hétérodoxes s’avancent en ordre dispersé, chaque courant de pensée privilégiant ses concepts et ses marottes. Ainsi, pour s’en tenir aux courants actuellement un peu organisés en France, les régulationnistes (Robert Boyer) insistent sur la nécessité d’une coordination macroéconomique, les néo-institutionnalistes (Eric Brousseau) sur l’importance des réseaux, les conventionnalistes (Olivier Favereau) sur le rôle déterminant des règles, de la confiance et des compromis sociaux, les socio-économistes (Alain Caillé) sur l’importance des relations non marchandes, sans parler des marxistes et des keynésiens, confrontés aujourd’hui à un doute existentiel en tant que courants structurés et autonomes, même s’ils influencent peu ou prou certains des courants précédents. Et si nous tentions d’approfondir nos points communs plutôt que de nous ignorer ou, pire encore, de nous critiquer pour tenter d’agrandir notre « part de marché » au détriment des autres ? Et si les hétérodoxes, plutôt que de se définir négativement, par opposition au courant dominant, tentaient de se définir positivement, par affirmation d’un ensemble de positions communes capables de faire « bouger les lignes » et d’ouvrir le jeu au sein de l’analyse économique contemporaine ? D’où l’initiative d’Alain Caillé [4].

Le « quasi-manifeste » développe trois points principaux, en opposition frontale avec les trois piliers du courant dominant mentionnés plus haut. D’abord, il récuse l’idée que l’analyse économique puisse se réduire à une démarche de type optimisatrice à caractère mathématique, et affirme haut et fort qu’il s’agit d’une « discipline ayant des liens étroits avec la science sociale générale et la philosophie morale et politique ». Les acteurs n’ont pas pour seul objet de maximiser leur utilité individuelle, mais « aussi de trouver du sens à ce qu’ils font », ce qui implique qu’ils partagent des valeurs communes de nature morale. Ce n’est pas l’intérêt seul qui guide les gens, mais aussi ce qu’ils pensent être le bien commun et l’idée qu’ils se font de la « bonne société », de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. D’où le caractère largement indissociable de l’économie et du politique.

Ensuite, les institutions comptent et jouent un rôle central dans le fonctionnement des systèmes économiques. L’idée que ces derniers ont besoin des institutions est désormais intégrée, on l’a vu, par le courant mainstream ou au moins une partie de ses composantes. Mais, alors que pour ce courant, leur finalité est de rendre le marché plus efficace et l’échange davantage créateur de valeur, le manifeste insiste sur l’idée que les institutions ne se jugent pas seulement, ni même, au moins dans certains cas, principalement sur leur capacité à améliorer le fonctionnement du marché. Leur rôle est aussi d’aider à ce que les valeurs morales, qui sont au fondement de la société, puissent se concrétiser et devenir ce bien commun évoqué plus haut. Elles servent donc autant, sinon davantage, à la cohésion sociale qu’à l’efficacité économique. Ce qui implique, par exemple, de « lutter tout autant contre la richesse privée excessive et illégitime que contre l’extrême pauvreté ».

Enfin, « il n’existe pas de one best way économique », pas de recette universelle – par exemple contre le chômage ou pour dynamiser l’activité économique – que chaque pays aurait intérêt à mettre en œuvre. Tout dépend des institutions existantes, mais aussi de l’histoire particulière de chacun des groupes qui composent une société économique. L’économique est un construit social, un assemblage composite qui se modifie avec le temps, et qui intègre, de façon différenciée selon les sociétés, leurs règles et leur histoire particulières, à la fois de l’échange marchand, de la redistribution et de la « réciprocité sociale ». Le problème est de parvenir au « meilleur agencement institutionnel pour une société donnée à un moment donné », sachant que l’histoire ne revient pas en arrière : le champ des possibles d’aujourd’hui dépend en partie des choix (implicites ou explicites) effectués hier. Ainsi, le passé colonial d’un pays détermine pour une part le type d’institutions (ou de culture) qui est le sien, mais aussi certains des problèmes auxquels il est confronté aujourd’hui.

Tout cela reste, bien entendu, extrêmement général. C’était sans doute inévitable, puisque le but recherché était de trouver le plus grand dénominateur commun entre des courants aux analyses parfois concordantes, mais souvent aussi divergentes ou, au moins, différentes. Mais, on le voit, cette volonté « œcuménique » risquerait fort de se transformer en affirmation ectoplasmique [5] si des travaux complémentaires ne viennent pas préciser et approfondir ces points de convergence. Nicolas Postel propose, dans le même numéro de La Revue du MAUSS, quelques pistes prometteuses dans ce sens, visant notamment à analyser en quoi les institutions permettent d’expliquer fonctionnement ou dysfonctionnements de systèmes économiques concrets.

Toutefois, un autre obstacle, plus redoutable encore, devra être aussi levé pour permettre à ce type d’analyse de concurrencer le courant dominant, ou, mieux encore, de s’y substituer. En effet, si, malgré toutes ses insuffisances conceptuelles ou ses bases contestables, l’analyse de type néoclassique l’a emporté, c’est qu’elle a l’énorme avantage de permettre une modélisation de la société ou des acteurs. Modélisation fruste, voire caricaturale, certes. Mais pouvant déboucher sur des simulations, donc des conclusions du type : « si vous faites ceci, alors … ». Par exemple, si vous flexibilisez le marché du travail si vous baissez le Smic, tant d’emplois seront créés. Même hypothétiques et contestables, ces calculs s’appuient sur une approche qui se veut scientifique, car mathématisée. Rien de tel avec l’approche institutionnaliste, qui est de l’ordre du qualitatif et du complexe, pas du quantitatif et de l’unidimensionnel. Ce qui suppose donc que nos instruments d’évaluation changent : que, au lieu de la croissance économique soit privilégiée la cohésion sociale ou la qualité de la vie. Ce n’est pas tâche impossible. Mais un sérieux travail nous attend. Raison de plus pour que les économistes soient nombreux à s’y atteler.

PS : cet article a été publié initialement le 14 mai 2008 dans la RDMP.

NOTES

[1Publié dans La revue du MAUSS, n° 30 (4è tr. 2007), éd. La Découverte, et disponible sur le site de L’économie politique (http://www.leconomiepolitique.fr/Vers-une-economie-politique-institutionnaliste_fr_art__33473.html), la revue éditée par Alternatives économiques et dirigée par Christian Chavagneux, avec la liste des signataires.

[2Pascal Combemale l’explique avec talent dans un texte publié à la suite du « quasi-manifeste institutionnaliste dans le même numéro de La Revue du MAUSS.

[3Mainstream en anglais, terme également souvent utilisé.

[4Robert Boyer et Olivier Favereau ont signé le texte, ainsi qu’un certain nombre de représentants éminents de courants économiques hétérodoxes d’autres pays (Geoffrey Hodgson, Peter Hall, Michaël Piore, Ronen Palan notamment)

[5L’ectoplasme désigne une forme vide de contenu : par exemple, la représentation courante d’un fantôme.