Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Baptiste de Foucauld

Le don anthropologique, fondement de la relation

Texte publié le 30 décembre 2007

J.-B. de Foucauld nous invite à nous faire plus donnants, en commençant par voir le don là où il est. Une synthèse très claire de la conception du don - de la triple obligation de donner, recevoir et rendre - développée par Alain Caillé dans son Anthropologie du don.

Cet article est un extrait du chapitre 4 intitulé « Un développement matériel, relationnel, et spirituel » de l’ouvrage de J.-B. de Foucauld, Les trois cultures du développement humain, résistance, régulation, utopie, Odile Jacob,2002.

« L’anthropologue américain Nicolas Mc Dowell nous relate la scène d’une rencontre entre deux tribus qui ne se connaissaient pas. L’une et l’autre croit avoir à faire à des monstres, jusqu’au moment où l’une des parties propose à l’autre un don. C’est alors qu’ils reconnurent qu’il s’agissait bien d’hommes ». Cette citation extraite de la revue du Mauss illustre à quel point le Don, ici l’échange des présents, est intimement lié à la socialité primaire, avant même le contrat et le jeu des intérêts. Le problème est que nous avons oublié, ou peut-être même jamais reconnu.

Dans nos représentations courantes, en effet, le don est étroitement cantonné : c’est un bel acte, généreux et désintéressé, mais rare, et nécessairement inspiré de motifs humanitaires ou religieux. Voilà ce que nous pensons communément.

C’est à une toute autre lecture que nous invite Alain Caillé dans son Anthropologie du Don . Développant les réflexions du célèbre « Essai sur le Don » de 1924 de Marcel Mauss, à partir des travaux de la revue éponyme qu’il anime, il met en valeur un phénomène sociologique et psychologique autrement plus complexe.

Donner ce n’est pas seulement donner. Ce ne peut pas être un acte purement unilatéral : il faut pour donner que le destinataire accepte de recevoir. Or, recevoir un don ne va pas de soi car cela aboutit, qu’on le veuille ou non, à reconnaître une sorte de dette. Il va donc falloir s’acquitter de celle-ci, donc rendre. Certes, l’obligation de rendre n’est pas juridique, elle ne fait pas l’objet d’un contrat. Elle est en quelque sorte morale : il y a bien quelque chose à rendre, mais à un terme qui n’est pas déterminé, pas plus d’ailleurs que sa forme ; c’est le récipiendaire qui choisira, à moins d’impossibilité de sa part, ou de volonté de rupture. Le Don n’est donc pas un acte isolé. Il s’inscrit dans une chaîne, celle qui conduit à Donner, Recevoir et Rendre et qui, une fois lancée, s’alimente toute seule tant que chacun joue à peu près le jeu. C’est précisément ce circuit de dons et de contre-dons qui nous lie les uns aux autres par un jeu de créances et de dettes jamais soldées. Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous passons notre temps à donner, à recevoir et à rendre, non seulement dans nos relations familiales, amicales, associatives (dans ce qu’il est convenu d’appeler la socialité primaire), mais également à l’occasion de nos relations professionnelles, même si celles-ci sont prioritairement marquées par le souci d’efficacité qui caractérise la socialité secondaire : nous donnons, recevons, rendons en permanence, des biens, des services, des idées, des symboles, des rites, des attentions, des sourires, des sentiments. Nous l’avons tout simplement oublié tant sont devenues puissantes les représentations utilitaristes de nous-mêmes et de la société.

Ce qui explique cette relative universalité du don, c’est qu’il n’est pas totalement désintéressé : on en attend presque toujours quelque chose en retour, ne serait-ce que la reconnaissance d’une créance et la simple constitution du lien qui en résulte. Et pourtant, il présente aussi une part de gratuité : il pourrait ne pas être. Il est créatif, spontané, libre. Jusqu’à un certain point cependant : libre quant à ses formes mais souvent obligé sans être obligatoire : que l’on pense simplement aux cadeaux de Noël. Ainsi apparaît la caractéristique essentielle de cet enfant de bohême quelque peu insaisissable qui, comme l’énergie vitale, nous mène par le bout du nez, sans toujours se montrer : son ambivalence, son caractère hybride, libre et obligé, désintéressé et intéressé tout à la fois. Ce qui explique que Levi-Strauss ait pu -à tort selon A.Caillé- y voir la première forme de l’échange. Le don est à l’image même de la nature humaine, ambiguë. Il est en bonne partie ce que nous voulons en faire !

Plus courant et prégnant qu’on ne le croit, le don a également plusieurs visages et plusieurs champs d’application.

Dans le don agonistique et concurrentiel, chacun rivalise dans le montant ou le luxe du don, selon le phénomène bien connu du « potlatch ». Dans cette perspective, le don est ce qui fait cesser la guerre de tous contre tous, une manière de poursuivre la guerre par les moyens de la paix, par la rivalité dans la générosité plutôt que par la violence. Il faut y rattacher le mécanisme plus original et tonique d’endettement mutuel positif, lorsque différents protagonistes se croyant, à tort ou à raison, en retard de don par rapport aux autres relèvent simultanément le niveau et la qualité de leur don ce qui aboutit à une surenchère mutuellement profitable. Ainsi, le couple dans lequel chacun se sent endetté vis-à-vis de l’autre, verra le niveau de ses dons mutuels s’accroître et les liens se consolider, alors qu’à l’inverse, le couple ou chacun croit donner plus qu’il ne reçoit verra l’intensité de ses échanges se réduire de part et d’autre et risquera de se délier peu à peu, par grippage mutuel du circuit des dons. Le don-partage est une seconde forme assez évidente qui répond à une demande ou un besoin, explicite ou non. Et bien sûr il y a le don inspiré par les religions, dont la caractéristique notable est d’être soumis en permanence à une triple exigence : d’intériorisation d’abord, de radicalisation ensuite et d’universalisation enfin, comme en témoignent la plupart des grandes religions. En outre, l’on ne donne pas seulement aux hommes et femmes de sa génération qui peuvent d’ailleurs eux-mêmes être proches ou lointains (l’impôt, de ce point de vue peut-être considéré comme une forme de don s’il est consenti de bonne grâce) ; on donne aussi aux générations qui précèdent ou qui suivent. Et aussi aux Dieux, aux valeurs et à ce qui les symbolisent.

Ainsi, par bien des aspects, le donner-recevoir-rendre est à la société ce que l’inconscient est à l’individu. Nous avons à le reconnaître, ce qui n’est pas si agréable que cela et remet en cause une certaine conception moderne de l’autonomie et de l’autosuffisance. Pour une bonne part de notre existence, peut-être pour la totalité, nous n’existons que par et pour les autres. Nous sommes, là encore, aux antipodes de la pensée borgne.

Non pas, bien entendu, que le donner-recevoir-rendre constitue à lui tout seul la société. Ce serait passer d’un extrême à l’autre. Il y a l’inverse : prendre-refuser-garder. Ce symétrique négatif du don, s’il fonctionne à l’état pur provoque la déliaison sociale. Il fonctionne, comme le don lui-même, de façon plus ou moins tempérée, plus ou moins vive : Le fonctionnement de l’économie de marché en fournit un bon exemple. Celle-ci a socialisé le prendre-refuser-garder : prendre des parts de marché et des bénéfices (plutôt que prendre par la contrainte), refuser la dépendance vis-à-vis d’autrui (pour ne rien lui devoir), garder ce que l’on a gagné (et que l’on a donc pas à rendre ou à redistribuer). Le risque est que ces mécanismes froids évincent peu à peu la chaleur et la fécondité du Don anthropologique.

Le rehaussement du lien social dans notre société passe donc par une prise de conscience de l’importance du donner-recevoir-rendre dans les relations interpersonnelles, dans la construction de la personne, et dans la vie collective. En ce qui concerne cette dernière, on peut mettre en avant quatre apports possibles :

NOTES