Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Paul Cary

Politique ou gestion ?

Texte publié le 1er décembre 2007

Paul Cary se livre à une observation raisonnée des expériences de démocratie participative au Brésil. D’où l’on voit que la démocratie instituée (le régime politique, avec ses stratégies de pouvoir, ses pratiques gestionnaires, clientélistes et paternalistes) peut jouer contre l’institution de la démocratie que représente l’irruption des classes populaires dans le jeu politique.

Cet article est l’un des chapitres de l’ouvrage de Paul Cary, La politique introuvable ? Expériences participatives à Recife (Brésil) , L’Harmattan, 2007. Ici la quatrième de couverture ainsi qu’une note de lecture plutôt élogieuse de Naïri Nahapétian (Alternatives économiques)

Nos observations ont souligné la relation ambiguë entre le paternalisme (où s’arrête-t-il ?) et la participation effective (où commence-t-elle ?) mais cette ambiguïté n’est pas un obstacle à l’analyse. Elle est au contraire, nous semble-t-il, un élément fondamental de la compréhension des évolutions en cours. Cette ambiguïté saute aux yeux notamment dans les actions de la « société civile organisée ». Certaines ONG de Recife souhaitent en apparence promouvoir la participation politique des classes populaires, mais les résultats aboutissent parfois à l’inverse de ce qui est annoncé ; c’est-à-dire à la démobilisation politique, comme c’est manifeste dans le cas de Caranguejo. En outre, les financements internationaux ouvrent la porte à de larges dérives, donnant la priorité à des logiques de projets à court et moyen termes, modelant les interventions en fonction de leurs propres priorités.

Dans cette partie, nous reviendrons sur l’apparition d’une scène politique démocratique dans le Brésil post-dictature, en tentant d’identifier le rôle qu’y jouèrent les ONG, puis, à la lumière des descriptions précises que nous venons de mener, on tentera de dégager quelques conclusions théoriques.

Les espaces démocratiques de la société brésilienne et les ONG

Il existe une abondante littérature sur le thème de la redémocratisation de la société brésilienne dans les années 80. La discussion sur les concepts de mouvements sociaux, de société civile et d’espace public est importante parce qu’elle tend aussi à refléter des interprétations discordantes de la société brésilienne actuelle. Ana Maria Doimo décompose en trois temps la lecture des mouvements sociaux au Brésil. La première matrice, « structurale-autonomiste » reposait sur deux postulats : les contradictions urbaines étaient le déclencheur du conflit central de la société, d’une part ; les mouvements urbains s’organisaient spontanément, contre l’État, d’autre part (Doimo, 1995). Cette matrice fut rapidement concurrencée par une autre, de type « culturelle-autonomiste » dans laquelle on mettait l’accent sur la pluralité des revendications (en matière de santé, de culture ou d’éducation – alphabétisation – notamment pour les minorités) et sur les nouvelles significations qu’elles impliquaient. Néanmoins, ces interprétations, optimistes quant à la puissance des mouvements populaires et sous-estimant notamment leur caractère assez peu autonome [1], furent peu à peu remplacées par une approche mettant l’accent sur la participation institutionnelle, notamment au travers des nombreux canaux de participation ouverts dans les années 80. Ainsi, « La propre notion de « populaire » a commencé à perdre du terrain au profit de l’idée de société civile organisée et la posture de négativité complète vis-à-vis de la sphère institutionnelle, qui avait marqué la période précédente, a laissé la place à des relations de sélectivité positive avec la sphère politico-administrative » (ibid., p. 223).

L’analyse des trente dernières années est complexe car le Brésil a certes connu la redémocratisation politique mais n’a pas non plus échappé aux tendances mondiales et à la montée du paradigme libéral dans les conceptions politiques. Pour Dagnino, qui opère une relecture critique de la période, il est impossible de surestimer le rôle de la société civile : « Le processus de construction démocratique n’est pas linéaire, mais contradictoire et fragmenté. En outre, cela démontre aussi que ce processus est lié à une multiplicité de facteurs, éliminant toute possibilité de concevoir la société civile comme le démiurge de l’approfondissement démocratique » (Dagnino, 2002, p. 279). En clair, le Brésil a dû tenter d’approfondir sa démocratie politique au même moment où était prôné un désengagement de l’État. Dès lors, les interprétations doivent être prudentes, d’autant que la situation est différente selon les régions du Brésil. En outre, les évolutions récentes autour du Président Lula et du PT tendent à amoindrir l’optimisme de ceux qui avaient vu dans l’élection de l’ancien métallurgiste une « revanche de l’histoire [2] ».

L’interprétation des mouvements sociaux ou populaires a donc eu, selon la plupart des analystes, deux grandes phases : une période d’optimisme suivie d’un désenchantement plus ou moins prononcé. La démobilisation progressive des classes populaires, alliée à une forte cooptation / récupération, alors que les associations sombraient peu à peu dans la gestion du quotidien sans réussir à maintenir leur dynamique revendicative, a succédé à leur irruption répétée et têtue sur la scène politique des années 70, au travers de mouvements réclamant des droits au logement, aux transports collectifs ou à la santé, le tout dans un souhait prononcé d’ouverture démocratique comme le montreront les importantes mobilisations pour l’élection au suffrage direct du Président de la République (diretas ja) dans lesquelles le PT joua un rôle important [3]. Or, ces mouvements ont dû peu à peu se réorienter vers des stratégies de participation (notamment dans les mairies gagnées par les partis « progressistes ») et cette coopération institutionnelle a créé des ruptures et des désenchantements au regard de la spontanéité qui les avait animés. Pour Maria Célia Paoli, la société civile a eu deux visages successifs : l’un montrant la prédominance de mouvements sociaux autonomes et politisés, avant que l’autre ne révèle la présence massive des ONG professionnelles.

Si l’orientation tracée par les mouvements sociaux était fortement politisée et impliquait la revendication directe de biens publics par la population pauvre organisée, celle des ONG était de représenter les demandes populaires, dans des négociations pragmatiques, techniquement formulées, avec les gouvernements, en se dispensant de la large base de la participation populaire (Paoli in Santos, 2002a, p. 378).

Néanmoins, on peut se demander jusqu’à quel point il n’y a pas eu, de la part des observateurs, une sur-interprétation des mobilisations des plus pauvres, au point de les considérer comme l’élément majeur de la redémocratisation politique d’un pays lourdement autoritaire. Les faits montrent que la transition démocratique brésilienne a en grande partie résulté de négociations au sommet de l’État entre les élites et les partis politiques (Goirand, 2000). Cette logique d’accord partisan, dans le cadre d’une démocratie représentative, est aussi l’illustration du fait que l’irruption du peuple dans le jeu politique était perçue comme dérangeante et qu’il a fallu la contrer, notamment par des mécanismes institutionnels favorables aux dirigeants sortants.

Il faut néanmoins bien voir que les mouvements populaires furent appuyés par de larges coalitions d’ex-syndicalistes et de militants qui avaient dû entrer dans la clandestinité, mais aussi et surtout par l’Eglise, ce qui donna naissance à une multitude d’organisations d’assistance aux classes populaires. Le caractère hétérogène des revendications, selon Telles et Paoli, eut le grand mérite de diffuser « la conscience du droit à avoir des droits » (Telles et Paoli in Alvarez et al., 2000, p. 105). Ce foisonnement permit aussi l’émergence de multiples champs de préoccupation dans les revendications, qui ne se limitèrent pas aux droits politiques. La citoyenneté fut entendue dans un sens large, celui d’une société plus égalitaire, avec des membres investis de droits et soucieux de participer à la gestion de la société, notamment sous l’influence des mouvements sociaux. Cette définition ample de la citoyenneté ne fut pas de caractère éphémère :

On aurait pu argumenter que l’espace du quotidien était, sous la dictature militaire, l’unique alternative d’organisation devant la fermeture des canaux institutionnels de participation, mais on a vu que la dictature s’était terminée et que le même répertoire discursif avait continué à être reproduit au long des années 90 (Doimo, 1995, p. 88).

Dès lors, à la revendication d’une citoyenneté active (droit de pétition obtenu, mobilisation dans les canaux ouverts notamment par la Constitution de 1988) se sont adjointes d’autres requêtes, portant notamment sur la question du droit foncier (régularisation de la situation juridique des habitants des zones précaires) ou sur l’amélioration des conditions de vie (exigence d’infrastructures publiques). En outre, on ne saurait oublier l’éclosion de mouvements plus particularistes, féministes, noirs ou indigènes (notamment les quilombeiros, descendants de ces communautés noires et indiennes qui se structurèrent en marge, fuyant l’esclavage et la domination des Blancs), cherchant à faire reconnaître leurs droits dans une société peu tolérante. Ainsi, c’est peut-être davantage par leur disposition à briser un certain nombre de barrières symboliques liées à l’imaginaire autoritaire brésilien que les mouvements sociaux ont joué un rôle crucial dans de nombreux secteurs de la vie sociale (santé, droits de l’homme, logement), plus que par leur capacité à influencer profondément le jeu politique. Néanmoins, avec les années 90 et la diffusion en profondeur du paradigme néo-libéral, les mouvements sociaux populaires allaient se faire plus discrets, notamment parce que la société civile organisée et professionnalisée commençait à monopoliser la parole.

Si cette vision extensive de la citoyenneté permet de mieux comprendre le caractère parfois fragmentaire des revendications, il faut aussi bien mettre en évidence la tension permanente régnant entre autonomie et collaboration des associations (populaires ou non) avec les pouvoirs publics. Cette tension traverse l’ensemble des mouvements sociaux. De nombreux analystes tendent à penser que les mouvements populaires ont été pris au piège de la co-gestion et ont ainsi vu leur influence se réduire alors que s’éteignait la spontanéité. Ce n’est pas le quotidien de certaines associations recifenses, décrit plus haut, qui permettrait de dire le contraire. Dagnino souligne que la dépolitisation est le principal risque qui guette la société civile car elle aurait, dans sa grande majorité, tout simplement oublié la dimension conflictuelle nécessaire au jeu politique, omettant que les espaces institutionnels où sont prises les décisions ne sont qu’un des nombreux espaces du politique.

Certes, la participation de représentants issus des classes populaires aux organes de gestion, puis leur élection au suffrage universel direct, ont été chargées d’une symbolique très forte. Si les transformations opérées dans les années 80 ont été profondes bien qu’incomplètes, d’autres facteurs extérieurs à la propre dynamique interne brésilienne ont dans le même temps contribué à fragiliser l’approfondissement démocratique (crise financière, mondialisation accélérée). Mais il faut peut-être aussi interpréter la transition politique comme le moment crucial où, suite à des marchandages politiques, les mouvements populaires ont été renvoyés à la gestion des dimensions dites sociales de la citoyenneté, tandis que les mécanismes institutionnels d’accès au jeu politique ne se démocratisaient pas en profondeur.

Pour conclure ce bref tour d’horizon, il faut nous pencher plus précisément maintenant sur un acteur décisif de la société civile organisée qui, s’il n’a pas effacé les mouvements populaires, a néanmoins joué un grand rôle dans leur affaiblissement progressif. Les ONG ne se sont pas contentées du rôle d’appui aux mouvements populaires qu’elles s’étaient attribuées durant les dernières années de la dictature. Elles sont progressivement devenues des partenaires stables des pouvoirs publics, le soutien aux associations populaires n’étant plus que l’une de leurs nombreuses fonctions. Elles ont développé des propositions en matière de politiques publiques, devenant ainsi une force politique à part, notamment grâce aux avancées de la Constitution de 1988 et à l’obligation faite aux villes de prendre en charge certains secteurs (santé, éducation) et de mettre en place des mécanismes de participation (par exemple, les conseils sectoriels ou les Plans directeurs). On pourrait rapprocher leur rôle de celui qu’Habermas confère aux espaces publics : pour le philosophe allemand, ils permettent de « percevoir et de formuler les problèmes qui affectent la société dans son ensemble » (Habermas, 1992, p. 392). L’espace public vise « à formuler les problèmes de façon convaincante et influente, les appuyer par des contributions et les dramatiser de façon à ce qu’ils puissent être repris et traités par l’ensemble des organismes parlementaires » (ibid., p.386). Cette influence, fabriquée dans l’espace public, ne devient pouvoir politique que si elle affecte les « convictions de membres autorisés du système politique », hommes politiques, fonctionnaires etc. (ibid., p.390).

Les capacités techniques des ONG, qui font cruellement défaut aux mouvements populaires, sont devenues la clé justificative de leur implication dans tous les espaces où ces derniers doivent faire des propositions à l’État. L’augmentation du poids des ONG correspond à l’avènement d’une démocratie dans laquelle la compétence technique est considérée comme fondamentale : si les ONG avaient pu bâtir leur légitimité originelle sur leur représentativité, en tant qu’institutions appuyant les mouvements populaires, cette légitimité est aujourd’hui essentiellement d’ordre technique. Leur « pratique » du terrain leur donnerait une compétence dont ne peuvent se prévaloir ni l’État – trop loin du peuple – ni les mouvements populaires – trop loin de l’État et sans capacité d’expertise. Les cadres de nombre de ces organisations, notamment ceux qui étaient issus des classes moyennes aisées, n’ont souvent pas résisté à leur désir de participer eux-mêmes aux gestions des mairies dites progressistes. À Recife, on notera que l’équipe municipale élue en 2000, même si elle abritait d’anciens membres d’ONG, a imprimé une distance critique avec ces organisations, en remettant en cause leur légitimité à exprimer les demandes populaires face à la procédure de budget participatif, dotée, elle, d’un fort appui populaire.

Or, la société civile qui, ne l’oublions pas, doit aussi penser à sa propre survie institutionnelle – i.e. capter divers financements – ne se pose que trop peu la question de sa légitimité et notamment du caractère souhaitable ou non du fait qu’elle en vienne à se substituer à l’État pour un certain nombre d’actions. Face aux nombreuses positions de pouvoir obtenues dans l’ensemble des processus participatifs, le message des ONG est fragilisé. En voulant se faire les traducteurs des problèmes issus des classes populaires, elles ont largement détourné le contenu du message, privilégiant la dimension technique au détriment du conflit politique.

Les stratégies négociées de participation de certains segments populaires aux décisions politiques ont correspondu à une marginalisation des mouvements sociaux et populaires, favorisant leur exclusion du devant de la scène politique. Au fond, le problème semble la conséquence du rabattement de la question politique au problème d’une citoyenneté invoquée pour gérer la question sociale. Cette conception selon laquelle il existerait une sphère sociale « indépendante », dont les problèmes pourraient être résolus dans un cadre plus ou moins participatif, sous l’œil des experts compétents et des médiateurs attitrés, a permis d’évacuer de façon trop rapide le problème du caractère radicalement novateur qu’aurait eu une réelle prise en compte démocratique du peuple dans les institutions du jeu politique.

Quelques réflexions sur les limites des pratiques solidaires

On mettra l’accent, brièvement, sur le fait que les pratiques issues des ONG ou menées au sein d’un cadre « solidaire » n’échappent pas aux enjeux de pouvoir et que leurs effets, sur les populations dites cibles, sont souvent mitigés, pour ne pas dire néfastes.

Enjeux de pouvoir

La sphère de la « solidarité » est aussi traversée par des jeux de pouvoir et des stratégies personnelles, qui ont tendance à décrédibiliser l’action des pouvoirs publics et des ONG et à démotiver la mobilisation populaire, les habitants sombrant dans le scepticisme généralisé. La recherche de l’argent et du pouvoir sont deux motifs majeurs d’intervention dans les favelas. Un représentant communautaire ne cachait d’ailleurs pas son exaspération à propos de la multiplication des projets et enquêtes à Caranguejo Tabaiares : « De toute façon, ils se font de l’argent sur notre dos ». La préparation de projets est lucrative pour les entreprises ou les ONG qui se sont spécialisées en la matière [4]. Les pratiques que j’ai pu observer de visu dans certaines favelas [5] – clientélisme, corruption, abus de biens sociaux, confusion des genres – n’épargnent donc ni les militants associatifs, ni les membres du PT. À cet égard, les différents scandales survenus au somment de l’Etat ne sont guère surprenants.
Les ONG, d’ailleurs, sont au cœur d’instances (PREZEIS, conseils sectoriels), où les stratégies d’acteurs se dévoilent, où « le » pouvoir se donne à voir et se dissimule simultanément par la multiplication des micro-pouvoirs et par la division des secteurs populaires dans de multiples petites instances de délibération ou de décision, par le renvoi au « communautaire » comme mode spécifique de gestion urbaine. Toutes ces tensions et rivalités, toutes les mesquineries dans la recherche des ressources, expriment aussi la profondeur des divisions sociales et la mise en place d’un mode de gestion urbain caractérisé par la parcellisation.

Jeunesse et militance politique

Les jeunes militants socialement défavorisés rencontrent souvent des obstacles dans leur existence quotidienne. Il leur faut en effet mener de front l’activité politique avec les obligations familiales et scolaires. Or, l’investissement personnel dans les actions collectives ne manque pas de se faire au détriment de la recherche d’emploi ou même du temps d’étude. Face aux exigences des ONG, parfois mal sensibilisées à leurs difficultés personnelles, toutes occupées qu’elles sont à vouloir former de nouveaux militants politiques capables de devenir des leaders communautaires, les jeunes se sentent parfois démunis : « Je pense qu’on a tendance à maquiller les problèmes. Par exemple en refusant de voir les forts taux de suicide chez les jeunes. Il faut comprendre que les jeunes qui militent vieillissent beaucoup plus vite que les autres » (Henrique).

Henrique et Joana, tous les deux membres du Forum pour la Jeunesse, ont mentionné, au cours d’entretiens ou de discussions, la tendance à l’alcoolisme chez un certain nombre de leurs jeunes collègues, ainsi qu’une dépendance au cannabis. En outre, ces jeunes ne cachent pas qu’ils se sentent souvent déboussolés, tiraillés entre leurs aspirations militantes et la réalité quotidienne. Les relations avec leurs parents sont souvent assez tendues car les relations intra-familiales, fréquemment autoritaires, s’accommodent mal des souhaits démocratiques qu’ils expérimentent parfois dans les Forums. Il est intéressant de noter, qu’au sein de leurs organisations, certains jeunes peuvent reproduire des relations hiérarchisées : recours à de fortes sanctions entre eux, tendance à nommer un chef (rebaptisé sous le qualificatif pudique de « coordinateur »). De même, ils font preuve d’une grande sévérité à l’égard de leurs espaces collectifs, au sein desquels ils se sentent pourtant bien (association, école). C’est un peu comme si, dans ces espaces, il ne fallait laisser passer aucune des faiblesses de la vie courante. Cela vient peut-être du surinvestissement des ONG dans la rhétorique de la citoyenneté et des devoirs. Henrique n’hésite pas à mettre en cause la façon de fonctionner des ONG, quand elles s’obstinent à ne pas considérer que les jeunes peuvent être sujets à des problèmes identitaires :

Les ONG ont tendance à négliger les jeunes, surtout ceux qui traversent des problèmes au sein de leur famille. Je pense que ce serait leur rôle de nous appuyer un peu dans nos difficultés du quotidien. Par exemple, au FSM, avec Francisca, on va faire un séminaire appelé « Jeunesse : au-delà de la lutte » […]. Ce que les ONG veulent, ce sont des nouveaux cadres du militantisme.

La démarche de conscientisation menée par les ONG tend parfois à culpabiliser les jeunes qui préféreraient jouer la carte personnelle. Certains d’entre eux s’avouent en effet influencés par l’importance conférée par ETAPAS au fait de rester sur place, dans leur communauté d’origine, pour changer les choses : « Je préférerais rester à Caranguejo, faire changer les gens[…]. Le problème est que si je devenais président de l’Union, je n’aurais plus de temps libre. Et surtout, il me faudrait un emploi pour gagner ma vie » (Reginaldo). Sarah tient un discours équivalent : « Avant, j’avais la volonté de quitter la communauté ; maintenant, j’ai honte de l’époque où je disais cela. Je pensais qu’il fallait que je grandisse hors d’elle, maintenant, je pense que grandir hors d’elle pour y revenir ensuite est compliqué » (Sarah). Pour Henrique, c’est différent :

La question est la suivante : ou je continue dans le type de vie que je mène ou je cours après mon indépendance et je vais devoir trouver un emploi. […] Le terme de solidarité au sein d’ETAPAS, je ne l’ai jamais entendu dire, sauf par quelques individus. Leur relation est celle d’une organisation avec un public cible, je ne vois pas beaucoup de dialogue dans tout cela.

La souffrance psychologique chez ces jeunes est importante. Une certaine mauvaise conscience les empêche de privilégier avant tout leur survie matérielle au détriment de leur engagement collectif, tandis que la vie militante les frustre à cause du faible espace qui leur est accordé.
Nous souhaitons compléter cette rapide description par le portrait de Joana, assez révélateur, nous semble-t-il, de la situation endurée par ces jeunes gens.

Joana a 18 ans. Regard vif, souriant, longs cheveux bouclés le plus souvent libres, elle est l’une des figures centrales du Forum de la Jeunesse de Recife. Elle fait partie du « bureau » de ce mouvement, qui a lancé une étude sur l’état de la jeunesse recifense. Elle s’occupe notamment du contrôle d’un budget consistant. Elle se considère comme une exception, qui ne rendrait pas compte de l’intérêt assez limité pour les choses publiques de la jeunesse de la ville. Elle connaît une bonne partie des ONG, qui n’hésitent pas à la désigner comme personne de référence à des visiteurs étrangers. Elle a réussi à participer au Forum Social Mondial et travaille au sein de nombreuses articulations d’associations juvéniles.

Joana n’est pourtant pas, loin s’en faut, avantagée socialement. Elle habite Aguas Compridas, un des quartiers les plus dangereux d’Olinda, à la frontière avec Recife. Cette localisation lui cause quelques tracas, notamment parce qu’il lui faut souvent prendre deux bus pour se rendre dans certains endroits de Recife. Son enfance ? Difficile, les médecins ne lui donnaient guère de chances de survivre à la naissance. Elle accumule les petits ennuis de santé. Aujourd’hui, sa mère souffre de problèmes cardiaques et son père est encore sous le toit familial, mais convole de temps à autres avec sa maîtresse, ce qui crée des psychodrames. Le père, artisan cordonnier quand il se sent d’humeur – il fabrique des sacs à main – , dépense une bonne partie de son salaire dans le jogo de bicho et souhaite qu’un des enfants reste en permanence auprès de la mère pour ne pas que le pire se produise. Mais l’un des frères habite déjà loin et l’autre, lui aussi impliqué dans les mouvements de jeunes, n’a pas plus envie que Joana de demeurer à la maison pour prendre soin de sa mère.

Joana a nagé dans un milieu artistique : elle connaît bien la culture locale (le maracatu notamment ; elle joue de la rabeca, instrument qui ressemble à un violon) et elle a croisé Chico Science quand elle était plus jeune. A dix-huit ans, c’est la pesanteur du milieu familial qui lui déplaît. Ses parents lui font du chantage permanent. Alors qu’elle vient d’obtenir un travail d’intendance (aidée en cela par un « padrinho », rencontré dans ses heures de militantisme), ils lui présentent immédiatement les factures impayées de son frère, qui gagne pourtant trois fois plus qu’elle, et elle doit s’en acquitter promptement. Elle rêve de s’installer dans un appartement indépendant, à Recife, mais son salaire lui semble trop juste pour franchir le pas.

A propos de la vie publique, Joana est lucide au point d’être désabusée. D’un côté, le budget participatif, « une vaste parodie », où les règles sont loin d’être respectées, les ONG qui manipulent, ses jeunes collègues qui ne savent pas se prendre en main, le public universitaire qui s’émerveille de la voir parler de la jeunesse de Recife alors même qu’elle ne fréquente pas l’Université et les rapports tendus avec les syndicats ou les associations populaires, qui n’apprécient pas forcément le contenu des discours revendicatifs des jeunes. De l’autre, les voyages mémorables à Porto Alegre ou dans d’autres lieux de mobilisation collective, financés avec les moyens du bord (Joana gagne de l’argent dans ces rendez-vous en confectionnant des tresses avec de la paille ou en vendant des petits bracelets), les fêtes souvent bien arrosées après les réunions, les parties d’échecs dans les stands pour faire passer le temps, les manifestations devant les Mc Donalds où la police se déplace pour les déloger, autant de moments partagés collectivement et rappelés avec une certaine fierté. Ce qui frappe chez la jeune fille, c’est l’incroyable pessimisme avec lequel elle juge ses propres actions. Tout serait voué à l’échec, parce que, au final, les actions relèvent de l’escroquerie : les ONG ou la mairie mettent en avant certains jeunes pour s’en servir comme bonne conscience. « La répression continue », dit-elle, et les institutions de jeunes n’y peuvent rien.

En avril 2004, Joana a résolu le problème financier qui la taraudait. En obtenant un travail payé un peu mieux que le salaire minimum, elle espère concrétiser ses désirs d’indépendance. Mais, au travail, que de déceptions : l’ennui, profond… Elle s’occupe de l’intendance du département de la santé de l’État du Pernambouc. Jalousée par des collègues plus âgées, elle a désormais peur de donner son opinion. Dans le même temps, après le travail, elle suit des cours du soir pour préparer le concours d’entrée à l’université. Même si elle est consciente de la stabilité qu’il lui apportait, elle finit d’ailleurs par démissionner de son travail, préférant la précarité à l’ennui.

Au final, on pourrait dire que Joana dispose d’un solide capital social (elle a une impressionnante connaissance des mouvements sociaux et des ONG de Recife), d’un capital culturel à la fois étendu et fragile – dont la fragilité tient à son absence de matérialisation dans des titres officiels (diplômes) –, mais qu’elle souffre cruellement de la vulnérabilité de ses ressources financières. En pleine crise existentielle, elle rêve de l’anonymat d’un exil hors d’une ville où elle ne peut faire un pas sans être reconnue. Son enthousiasme et son impertinence en ont fait une figure connue, mais elle ne rêve désormais que d’une liberté anonyme, ce qui ne veut pas dire qu’elle entende renoncer à ses projets de mobilisation politique. Elle prend du plaisir à écrire des essais et des poésies, peut-être aussi parce qu’elle ne croit plus guère aux vertus de la mobilisation collective manipulée. Métisse, femme, issue des classes populaires, devenue une sorte de « curiosité » par le côté original de sa démarche revendicative, Joana n’est pas attirée par les lumières de la « réussite sociale » à la brésilienne. Elle ne pense pas à faire carrière, mais à démissionner le plus vite possible. Elle ne cherche pas la popularité, mais l’anonymat. Sans conteste, un mélange d’inspirations individualiste et anarchiste, avec le goût de la revendication politique impertinente.

Évaluer les expériences : une réflexion sur la spécificité du politique

Quelques typologies et leurs limites

Dans un livre consacré aux rapports entre action publique et économie solidaire, Alzira Medeiros, responsable de la Direction à l’économie solidaire et populaire au sein du Secrétariat au Développement économique, relate le travail mené sous son impulsion dans la ville de Recife. Elle expose aussi sa conception théorique. Une question nous semble révélatrice de l’absence d’une conception claire dans les orientations choisies :

Il est évident que l’État et la société sont des catégories sociologiques différentes. Néanmoins, si nous pensons à la construction d’un État démocratique et solidaire, comment résoudre ce problème de distance ? Comment faire pour que l’État soit de plus en plus l’expression des intérêts et des droits de la société ? (Medeiros et Gervais in Laville, 2005, p. 223).

Dans cette vision probablement inspirée de Gramsci, il s’agit de conquérir de l’influence dans la sphère de la société civile et de la répercuter dans la sphère gouvernementale. Pour ce faire, la philosophie du programme est de « contribuer simultanément à l’autonomisation de chaque citoyen et à sa mise en relation avec les autres dans la perspectives d’organisation des réseaux sociaux » (ibid., p. 208). Le mettre en contact avec des associations de proximité (sportives, culturelles, religieuses), lesquelles seront relayées par des « organisations qui s’attachent à l’émancipation et à l’organisation des quartiers, telles que les ONG, églises et autres institutions gouvernementales et privées » (ibid., p. 208). On cherche donc à créer des liens dans le domaine de la socialité primaire, pour favoriser une meilleure interconnaissance entre les habitants, avant d’entamer un travail éducatif favorisant la prise de conscience politique, processus dans lequel les ONG sont passées maîtres. Ces dernières, ensuite, médiatisent la relation à l’État en jouant le rôle de conseillers, de spécialistes ou d’experts.

Or, cette stratégie est sujette à caution : il faut, selon Alzira Medeiros, réduire la distance du citoyen à l’État, mais aussi préserver l’autonomie de la société civile. Un problème se pose d’emblée : de nombreux postes de la mairie de Recife sont occupés par d’anciens membres d’ONG [6]. Dès lors, un tel projet implique que ces personnes aient tendance à mêler abusivement les deux registres et à minimiser la nécessité pour la société civile de s’inscrire de façon conflictuelle face à l’État. D’autre part, l’idée selon laquelle l’État doit exprimer les intérêts et droits de la société peut revêtir plusieurs significations dans le contexte brésilien. De quelle société parle-t-on ? A Recife, les habitants font-ils vraiment société, pour reprendre les termes de Donzelot (1999) ? Y a-t-il conscience d’une appartenance commune à une même totalité sociale ? Le discours du PT sur le peuple (povo) et sur l’inversion des priorités semble d’ailleurs privilégier ostensiblement les classes populaires. Enfin, pourquoi donc les tendances à l’organisation de la société civile seraient-elles nécessairement démocratiques et égalitaires ? La caution de la participation des médiateurs, passés des ONG à la machine étatique, est-elle en soi suffisante, alors même que nombre d’entre eux doivent gérer l’héritage institutionnel d’une bureaucratie publique dont le passé n’est ni transparent, ni démocratique ? Cette sous-estimation du poids de l’histoire des institutions en jeu (l’État ou les associations de la société civile) est préoccupante et peut expliquer en partie les limites des actions menées et notamment de ce qu’on pourrait qualifier de « volontarisme autoritaire » de la part des responsables municipaux du PT. Si l’insertion des habitants des favelas dans des réseaux sociaux solidaires (de type économique) semble indiscutablement intéressante, encore faudrait-il leur laisser un minimum d’autonomie et d’initiative dans les projets. L’introduction d’idéaux participatifs dans une équipe municipale ne signifie pas nécessairement l’adhésion des publics visés par les actions à ces nouvelles pratiques, aussi bien intentionnées soient-elles. Dans le cas de Recife, la politique municipale peut au contraire tendre à renforcer les liens déjà forts entre État et associations d’habitants.

La typologie issue d’un ouvrage collectif (Bacqué et al., 2005) distingue, selon trois grands facteurs (la volonté politique, la conjoncture socio-politique et l’organisation procédurale), cinq types idéaux permettant de qualifier les pratiques participatives : modèle managérial (basé sur la coopération public/privé), modèle de la modernisation participative (venant de l’État, pour s’adapter au marché), modèle de la démocratie de proximité (dans une perspective de lutte contre l’exclusion, typique de la France), idéal-type de l’empowerment (dans lequel les ONG tendent à se substituer à l’État) et, enfin, modèle de la démocratie participative, à forte dimension politique, dont l’exemple le plus marquant serait Porto Alegre. Dans le cas recifense tel que nous l’avons décrit, on peut dire que les années 1990 ont correspondu à un mélange entre les idéaux-types « managérial » et de « démocratie participative », le type managérial étant dominant, alors que le modèle promu depuis 2000 et l’élection de João Paulo se rapprocherait de celui de la démocratie participative (dont il faut souligner le volontarisme politique, un peu trop fort pour être vraiment participatif). L’analyse menée dans cet ouvrage parie sur l’élargissement, à la confluence de nombreux facteurs, (recherche d’une radicalité démocratique par certains militants, souci de gestion modernisatrice de la part des États, désir d’alléger la machine étatique pour les libéraux etc.) de formes de governo largo [7] à plusieurs niveaux (villes, régions etc.). La teneur réelle de ces processus serait déterminée par les poids respectifs de ceux qui en sont porteurs (mouvements sociaux, tenants du marché etc.). Cette typologie, intéressante pour bien mettre en évidence la diversité de tout ce qui se crée sous le label de la démocratie participative, nous semble pourtant insuffisamment réfléchir sur le concept de démocratie et sa signification, notamment son caractère proprement radical quand il surgit au sein d’une société autoritaire.

À trop vouloir dessiner les contours d’un modèle de gestion publique locale qui se révélerait dans la montée de thématiques et de techniques de gestion communes à travers le monde, les auteurs ne posent pas suffisamment la question de la domination sociale et des luttes pour le pouvoir. En outre, ils considèrent que l’augmentation du désir de participation des citoyens, au niveau mondial, est basée sur des éléments structurels : « poussée de la scolarisation (et du sentiment consécutif de compétence en matière publique), crise de la plupart des structures autoritaires dans la société et développement de la volonté d’autonomie individuelle (qui implique assez logiquement une remise en cause de la délégation non retenue à des représentants), multiplication des échelles d’interdépendance » qui sapent la légitimité de décisions monocratiques (Bacqué et al., p. 306). Une bonne partie de ces présupposés pourraient être discutés, notamment en ce qui concerne le fait que l’école conduise à s’intéresser aux affaires publiques ou que l’interdépendance favorise la concertation (il semble que ce soit plutôt le contraire qui se produise, les mécanismes de décision restant souvent flous du fait même des interdépendances). De ce fait, on peut se demander si la démocratie n’est pas réduite à une simple question de gestion, toujours adaptable grâce à des procédures efficaces.

Entre politique et gestion

La distinction effectuée par Jacques Rancière entre « police » et « politique » nous semble très pertinente pour réfléchir sur l’absence de « politique » dans nombre des expériences menées. Selon lui, la communauté politique peut être « comptée » de deux manières. « La première ne compte que des parties réelles, des groupes effectifs définis par les différences dans la naissance, les fonctions, les places et les intérêts qui constituent le corps social, à l’exclusion de tout supplément. La seconde compte « en plus » une part des sans-part. On appellera la première police, la seconde politique » (Rancière, 1998, p. 239). Il n’est pas inutile de citer le développement de Rancière :

L’essence de la police est d’être un partage du sensible caractérisé par l’absence de vide et de supplément : la société y consiste en groupes voués à des modes de faire spécifiques, en place où ces occupations s’exercent, en modes d’être correspondant à ces occupations et à ces places […]. L’essence de la politique est de perturber cet arrangement en le supplémentant d’une part des sans-part identifiée au tout même de la communauté (ibid., p. 241).

Or, rappelons-nous les descriptions de la première partie, avec une ville marquée par la ségrégation socio-spatiale et par ses espaces différenciés. Évoquons aussi les politiques menées par Jarbas Vasconcelos en 1993 : les œuvres à fort impact pour plaire aux plus favorisés, d’un côté, le saupoudrage participatif réservé aux pauvres, de l’autre (le budget participatif mis en place depuis 2000 se caractérise aussi par la quasi exclusion [8] des classes aisées du processus). Tout cela nous fait indéniablement penser au concept de « police », en ce que les actions menées semblent se réduire à l’art d’accommoder les différents publics. D’ailleurs, la « police » n’est pas incompatible avec des idées « progressistes » : comme le rappellent Picq et Cusset, « par opposition à la politique, la police est simplement le compte interne des parts, lequel peut se faire d’ailleurs selon une logique toujours plus égalitaire dans un souci de progrès social et d’améliorations des conditions de vie de la base » (Picq et Cusset, 2005, p. 224). Le rappel de cette distinction nous paraît nécessaire face à ceux qui voient dans la démocratie participative un nouveau paradigme (Bacqué et al., 2005) ou qui considèrent que les citoyens qui « participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois) ou à travers des délégués étroitement contrôles » formeraient un « quatrième pouvoir » (ibid., p. 37) au côté de la sainte trinité législatif / exécutif / judiciaire, fondatrice des démocraties représentatives. Il est nécessaire de procéder à l’analyse de la dimension idéologique de l’utilisation du qualificatif « participatif ». Dans de nombreux cas – notamment dans le budget participatif, que les auteurs cités considèrent comme l’expérience la plus en pointe – le pouvoir des participants reste limité.

Le rapport ambigu des expériences participatives à la démocratie

Pour interpréter de façon pertinente les expériences de démocratie participative et d’économie solidaire observées à Recife, il faut nous pencher, même brièvement, sur la notion de démocratie. Nous le ferons dans une double perspective, celle de l’institution du politique, d’une part ; celle du rapport de la démocratie avec l’autonomie, de l’autre.
Chez Rancière, dans une perspective qui n’est pas très éloignée de celle de Lefort, la démocratie ne correspond ni à un régime politique, ni à une forme de société. Elle est « l’institution même de la politique, l’institution de son sujet et de sa forme de relation » (Rancière, 1998, p. 232). Or, la politique apparaît lorsque le peuple « fait irruption », c’est-à-dire quand il s’élève contre l’idée selon laquelle les rôles et les titres à gouverner seraient attribués une fois pour toutes, et énonce, au contraire, qu’il existe une part en plus. Cette irruption soulève des réactions de peur, voire de haine, des oligarchies au pouvoir. Ainsi, la politique est toujours un embarras : le fait que le peuple ait son mot à dire dans la gestion des affaires publiques semble être une scène constamment à rejouer. Rancière nous rappelle que « la politique est un type d’action paradoxal » (Rancière, 1998, p. 226), car « elle nous parle d’un être qui, en même temps, est l’agent d’une action et la matière sur laquelle s’exerce cette action » (ibid., p. 227). Propos qui prennent tout leur sens au Brésil, où la tradition hiérarchique reste fortement ancrée dans les représentations sociales, où l’homme politique est d’abord celui qui vient d’ailleurs, pour ne pas dire d’en haut, et où les intellectuels ont pendant longtemps voulu penser le Brésil sans le peuple, bien que ce soit pour le peuple (Pécaut, 1989). Rancière montre que la politique naît du souhait de ceux qui n’ont pas titre à diriger (pas de pouvoir divin, pas de titre de noblesse ni d’argent) à faire irruption, à se faire compter, à instituer une part nouvelle. Il faut ainsi procéder à un recomptage dans lequel le tout devient supérieur à la somme des parties. L’inscription de cette part supplémentaire ne va pas sans heurts car elle est tout sauf évidente. À la rigueur, nous dit Rancière, « la politique n’est aucunement une nécessité qui se déduirait du rassemblement des hommes en communauté. Elle est une exception aux principes selon lesquels s’opère ce rassemblement [9] » (ibid., p. 238).

L’irruption du peuple dans le jeu politique, ce moment « instituant », semble au Brésil, avoir été bloqué, notamment par l’existence d’une culture politique marquée par le mépris envers la politique, la méfiance envers le peuple et plus généralement, une opposition à l’idée d’égalité (sociale ou politique). C’est en tant que régime politique qu’a été mise en place la démocratie, suite aux négociations entre autorités militaires et représentants civils modérés, à partir de la fin des années 70. Dans ce cadre, les expériences participatives, on le voit, souffrent incontestablement d’un défaut d’institution : elles apparaissent plaquées sur un contexte qui les déterminent plus qu’elles ne le modifient en retour.

En outre, il faut s’interroger sur le rapport de la démocratie avec l’autonomie ; de ce point de vue, l’apport de Castoriadis est important. Chez Castoriadis, le problème de l’institution de la société est fondamental : il considère, qu’avant de parler de pouvoir explicite ou même de domination, il est nécessaire de comprendre que « l’institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur tous les individus » (Castoriadis, 1990, p. 144). La question politique surgit au moment même où le donné de la société est remis en cause, c’est-à-dire « lorsqu’un nouveau rapport, inédit jusqu’alors, est créé entre l’instituant et l’institué » (ibid., p. 156). Dans ce cadre, l’autonomie doit être entendue dans un double sens pour l’individu. Au niveau « interne », qui se joue largement au niveau des mécanismes psychiques, elle consiste en l’établissement d’un nouveau rapport entre le présent et l’histoire, permettant à l’individu d’échapper à la répétition du même, « de se retourner sur lui-même, les raisons de ses pensées et les motifs de ses actes, guidé par la visée du vrai et l’élucidation de son désir » (ibid., p. 160). Au niveau externe, elle présuppose un processus collectif : il faut une apparition collective d’individus mettant en question la collectivité (on ne peut pas être libre tout seul).

L’autonomie consiste donc en une capacité de questionnement réflexif sur l’imaginaire social. Pour Castoriadis, elle a une dimension collective. Sa concrétisation passe par la sphère publique, notamment au travers de conseils populaires et d’une politique de l’autonomie, comme processus éducatif (éducation populaire, par exemple), c’est-à-dire des formes a priori assez proches d’expériences comme le budget participatif. Pour autant, on peut penser que l’autonomie, notamment sous l’effet du processus de privatisation décrit et déploré par Castoriadis, peut aussi s’accommoder de formes et pratiques émergeant hors d’une sphère publique conçue de façon restrictive. Un mouvement artistique peut ainsi très bien mettre en question le milieu dans lequel il émerge et diffuser dans le reste de la société, à travers ses œuvres ou son fonctionnement concret, son aspiration à l’autonomie.

Avec cette définition, on perçoit mieux, l’insuffisance de l’autonomie dont disposent les participants des expériences alternatives que nous avons décrites. L’ensemble des procédures a été pensé par l’Exécutif et les participants ne disposent, au final, que de très peu de marge (ils peuvent choisir d’asphalter une rue plutôt qu’une autre, mais ne peuvent pas discuter des règles d’affectation des budgets par thème). De nombreuses associations d’habitants restent largement dépendantes de l’Exécutif municipal, en face duquel elles peinent à s’affirmer ou à s’autonomiser, reproduisant au niveau local les difficultés historiques de la constitution de la société civile brésilienne face à l’État. A cet égard, l’autonomie semble davantage s’exercer, au sein de la société brésilienne, dans certains mouvements sociaux et culturels, dont l’inventivité est aussi un questionnement de l’institué : ainsi, le mouvement afro-brésilien a su mettre en question le mythe de la démocratie raciale en démontrant clairement les discriminations dont les Afro-brésiliens sont victimes.

En conclusion, les expériences participatives que nous avons observées se révèlent à la fois encourageantes, ambiguës et insuffisantes. Encourageantes, parce que, incontestablement, la mobilisation des couches populaires est massive, souvent assez enthousiaste (dans les réunions du budget participatif), et qu’elle exprime le souci politique du maire élu en 2000 et réélu en 2004 de tenir ses engagements électoraux. Ambiguës, parce que l’Exécutif ne se départit pas d’un rôle oscillant entre un certain paternalisme et une volonté de contrôle politique des processus qu’il met en place, d’une part, et que ces mesures d’« inversion des priorités » vont de pair avec des orientations macro-économiques très restrictives au niveau national, ce qui conduit à se demander si elles ne sont pas de type compensatoires, d’autre part. Insuffisantes enfin, parce qu’elles ne semblent pas à même de modifier fondamentalement les traits structuraux hostiles à la culture démocratique dans la société brésilienne, notamment la violence, la division sociale et le maintien d’une culture politique dans laquelle le patrimonialisme et le clientélisme ont pu se maintenir malgré la redémocratisation.

NOTES

[1En ne voyant pas, par exemple, le poids crucial dans la production du discours (thèmes, vocabulaire) et des manières de faire des organisations populaires, d’une institution comme l’Eglise et des ONG qu’elle abritait.

[2Sader, 2003, p. 14.

[3Le PT fut fondé en 1979. Selon Michael Löwy, « la création du PT a été la rencontre historique entre la classe (les travailleurs) et « ses » intellectuels » (Löwy, in Picard, 2003, p. 82), même s’il faut prendre en compte la grande diversité des courants qui en furent à l’origine (syndicalistes urbains et ruraux, communautés ecclésiastiques de base, ex-militants communistes et trotskistes, intellectuels) et l’importance de son ancrage local par les communautés de base. En outre, il considère que l’idéologie originaire du PT est un radicalisme éthique, « produit d’une fusion sui generis entre théorie marxiste et sensibilité chrétienne » (ibid., p. 86).

[4Ainsi, après l’annonce du début d’une autre recherche, la même personne me disait : « Encore une recherche pour faire de l’argent. Quand ils sentent l’argent, ils viennent ».

[5Pour leur description détaillée, je renvoie à ma thèse (Cary, 2006).

[6Alzira Medeiros, avant sa prise de fonction, était membre de l’ONG Centro Josué de Castro, où elle est retournée en 2005 après avoir quitté l’équipe municipale.

[7Expression inspirée du mode de gouvernement de la ville de Florence au Moyen-âge et à la Renaissance.

[8Qui est aussi de leur fait.

[9« L’évolution « normale » des sociétés, c’est le passage du gouvernement de la naissance au gouvernement de la richesse » (Rancière, p. 238).