Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Christophe Marcel

Bataille et Mauss : un dialogue de sourds ?

Texte publié le 14 avril 2007

Jean-Christophe Marcel interroge l’héritage mausssien de Bataille.

Introduction [1]

C’est une habitude bien assise aujourd’hui que d’associer aux travaux de Georges Bataille le nom de Marcel Mauss (1872-1950), neveu et élève d’Émile Durkheim (1858-1917), le père fondateur de la sociologie universitaire en France.

La référence à Mauss n’a en soi rien d’étonnant chez des auteurs de la génération de Bataille, tant il est vrai que le travail de son « disciple » a dans l’entre-deux-guerres un renom comparable à celui qu’avait eu jadis Durkheim. Cette consécration, Mauss la doit à sa réputation de penseur original et précurseur [2] doublé d’un orateur hors pair, ce qui lui vaut d’être entouré en permanence d’un petit cénacle d’étudiants fidèles [3].

Parmi eux, on retrouve Alfred Métraux qui parle pour la première fois des cours de son professeur à son ami Bataille [4] 3 et lui fait partager son intérêt pour cet « enseignement remarquable » [5]. C’est ainsi que, ayant fait connaissance avec la sociologie durkheimienne par personnes interposées [6], Bataille ne cessera jamais de considérer Mauss comme une référence incontournable.

Si tout ceci est largement connu, on insiste toutefois beaucoup moins sur l’absence de réciprocité qui caractérise la relation entre les deux hommes. Car enfin, sauf erreur de notre part, Mauss ne mentionne jamais les travaux de Bataille, dont il ne pouvait ignorer, l’existence, ne serait-ce qu’à l’époque du Collège de Sociologie. Pourquoi ? Certes, le professeur n’entretenait de relations étroites essentiellement qu’avec ses élèves, et était mis au courant de leurs projets communs par Leiris et Caillois. Toutefois, cette explication nous semble insuffisante à épuiser la réalité de ce qui fut, nous semble-t-il, un dialogue de sourds, ou si l’on préfère un monologue.

C’est qu’en fait rien dans le projet de Bataille ne pouvait trouver grâce aux yeux de Mauss. Malgré une référence commune à un fait social observé dans plusieurs sociétés archaïques, popularisé par Mauss et que la postérité allait continuer à sa suite à désigner par le terme de potlatch, la sociologie de Bataille se veut plus compréhensive en ce sens qu’elle cherche à connaître la signification que prend dans les esprits l’acte transgressif. Or la recherche de ce sens débouche sur une théorie du sacrifice qui se veut une clef de compréhension du lien social, parce qu’elle donnerait à voir un besoin vital, constitutif de la nature humaine, argument que Mauss ne pouvait cautionner. Révélatrice des interrogations d’une génération qui, face à la montée de ce qu’Halévy appela « l’ère des tyrannies » [7], cherchait de nouvelles façons de comprendre le monde, la pensée de Bataille heurtait sans doute le rationalisme irréductible d’un Mauss qui croyait encore dans les années 30 en le triomphe de la raison et du progrès.

Un texte fondateur

Le point de départ de cet intérêt que Bataille porte à Mauss est selon ses termes « une étude magistrale » [8] que ce dernier publie dans l’Année sociologique et qu’il intitule « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [9]".

Dans certaines tribus de Polynésie, d’Australie ou encore du Nord-Ouest américain, on assiste à une forme d’échange qui ne laisse pas de frapper les observateurs occidentaux, et dont le principe est le suivant. Clans, tribus, familles « s’affrontent et s’opposent soit en groupes se faisant face sur le terrain même, soit par l’intermédiaire de leurs chefs, soit de ces deux façons à la fois » et échangent non seulement des biens et des richesses, mais aussi « des politesses, des festins, des rites des femmes, des enfants [...] des fêtes, des foires [...] [10] ".

Toutefois, cet échange a ceci de particulier qu’il se fait « sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux [11]". Parfois, au heu d’offrir ces biens, on les détruit sous le regard de l’adversaire, à l’instar des Maori qui brisent leurs précieux cuivres blasonnés, et des Kwakiutl qui massacrent leurs meutes de chiens, voire leurs chefs. Ce qui frappe enfin, c’est le caractère agonistique de cette lutte pour les prestiges, qui cause parfois la ruine de la tribu entrée en potlatch et
s’explique par ce que Mauss baptise l’institution du « donner-recevoir-rendre » : tout cadeau reçu doit obligatoirement être accepté sous peine de déchoir, et doit être rendu avec usure [12]".

C’est surtout ce dernier aspect que Bataille retient du potlatch. Dans la destruction gratuite et sans limite des richesses accumulées, il faut selon lui voir un démenti cinglant à ce présupposé qui guide la théorie classique de l’économie, cette « conception de l’existence plate et insoutenable [13]" selon laquelle les individus sont motivés par la recherche d’une utilité maximale, ce par quoi il faut comprendre l’activité rationnelle qui pousse à obtenir pour soi tout le plaisir possible sous contrainte de moyens limités (en argent, en informations, en temps...) qui s’offrent à tout un chacun. L’ethnologie apporte donc la preuve que l’homme n’est pas naturellement un homo oeconomicus soucieux d’épargne et d’échange, et qu’en méditant les leçons du comportement des indigènes on peut sûrement apprendre beaucoup sur les sociétés contemporaines.

Le problème ne devient plus en effet l’acquisition, mais bien la dissipation des richesses. En effet, nombre de nos conduites ont le même sens que celles que décrit le potlatch, si on garde en mémoire que « la perte rapporte à celui qui la fait » car le rang et la gloire sont conditionnés au mépris de l’accumulation [14]". Bien qu’adoptant un ton plus véhément, Bataille n’apporte toutefois rien de plus que Mauss à ce stade du raisonnement.

Deux interprétations divergentes : la théorie du sacrifice

La divergence de point de vue vient de l’interprétation à donner de la dimension religieuse qui se dessine lors de l’échange des dons.

Mauss signale, en effet, que « le présent fait aux hommes » est aussi un « présent fait aux dieux » pour les inciter à produire l’abondance des richesses [15], en conséquence la destruction des êtres et des choses peut être assimilée à un sacrifice : « Ce n ’est pas seulement pour manifester puissance et richesse et désintéressement qu ’on met à mort des esclaves, qu ’on brûle des huiles précieuses, qu ’on jette des cuivres à la mer, qu’on met le feu à des maisons princières. C’est aussi pour sacrifier aux esprits et aux dieux, en fait confondus avec leurs incarnations vivantes, les porteurs de leurs titres, leurs alliés initiés [16]".

Toutefois, cette forme de sacrifice n’est à ses yeux qu’une illustration de la théorie qu’il avait établie jadis avec Hubert : si on admet et conformément aux canons de la sociologie durkheimienne que le propre de toute religion est d’établir une séparation entre monde sacré et monde profane, le sacrifice consiste à opérer la communication entre ces deux univers par l’intermédiaire d’une victime, à qui l’acte du sacrifice confère sa nature religieuse [17].

L’objection de Bataille porte sur ce qu’il estime être la dimension transgressive du sacrifice. Il est en effet des cas où une bête mythique, incarnation plus ou moins fidèle du dieu, est censée s’être substituée au sacrifiant, introduisant une confusion dans les rôles. Dans d’autres récits, cette confusion est telle que c’est le dieu lui-même qui se sacrifie et ne fait qu’un avec la victime. C’est le cas par exemple de Prométhée et de son aigle, dont le supplice peut être assimilé à une automutilation, qu’Hubert et Mauss ont négligé, et qui offre des exemples « par lesquels seuls le sacrifice perd son caractère de simagré [18]« . Car, ce que révèle l’automutilation, c’est « [...] l’altération radicale de la personne qui peut être indéfiniment associée à n’importe quelle autre altération survenant dans la vie collective [...] Une telle action serait caractérisée par le fait qu’elle aurait la puissance de libérer des éléments hétérogènes et de rompre l’homogénéité habituelle de la personne [...] Le sacrifice considéré dans sa phase essentielle ne serait qu ’un rejet de ce qui était approprié à une personne ou à un groupe [19] ».

Il en résulte que la réalité du monde sacré est bien « cet élément de haine et de dégoût » qui apparaît dans le déchaînement de la violence, si bien que le fondement de la religion est beaucoup plus la transgression que l’interdit, dont elle n’est pas la négation mais le complément nécessaire [20]. On s’explique mieux rétrospectivement le caractère agonistique du potlatch qui prouve que la religion est liée à la fête qui consume avec prodigalité les ressources accumulées dans le temps de travail.

Dans ces conditions, force est de constater que bien loin de les asseoir, la relation aux dieux entraîne la transgression des interdits puisqu’elle commande des pratiques qui sont des sacrilèges eu égard aux règles en vigueur dans la société. Ainsi s’expliquerait l’aphorisme de Mauss : « Les tabous sont faits pour être violés », rapporté à Bataille par Métraux, et qui selon les dires de ce dernier aurait beaucoup inspiré son ami [21]. Toutefois, les leçons qu’il faut tirer de la théorie du sacrifice sont loin de s’arrêter là. Car l’acte transgressif a, pour Bataille, une portée heuristique qui outrepasse le phénomène religieux.

Lien social et théorie de la nature humaine

En effet, le principe d’action qui commande l’acte sacrificiel (le désir de transgression) est réductible à un principe de vie caractéristique de la nature humaine : « La vie est en son essence un excès, elle est la prodigalité de la vie. Sans limite, elle épuise ses forces et ses ressources ; sans limite elle anéantit ce qu ’elle a créé. La multitude des êtres vivants est passive dans ce mouvement. À l’extrême toutefois, nous voulons résolument ce qui met notre vie en danger [22] ».

Ce qu’apprend le potlatch est l’ambiguïté fondamentale de l’homme. Même s’il reste avide d’acquérir, il doit en effet gaspiller l’excédent. Cette nécessité de s’anéantir dans l’insaisissable et de jouir de cet anéantissement est l’artefact d’un mouvement de vie qui s’effectue par-delà l’exigence des individus. L’égoïsme est débordé de toutes façons : « C’est qu’en définitive la possibilité de croître, ou d’acquérir, ayant en un point sa limite, l’objet de validité de toute existence isolée, l’énergie, est nécessairement libérée [23]« . En conséquence : « Les hommes s’assemblant pour le sacrifice et pour la fête satisfont le besoin qu ’ils ont de dépenser un trop-plein vital. La déchirure du sacrifice ouvrant la fête est une déchirure libératrice. L’individu qui participe à la perte a l’obscure conscience que cette perte engendre la communauté qui le soutient [24] ».

La nécessité qu’il y a pour chacun à évacuer ce trop-plein d’énergie est bien le fondement du lien social, dès qu’on admet cette « loi » selon laquelle « les êtres humains ne sont jamais unis entre eux que par des déchirures ou des blessures ». Dès lors : « Si des éléments se composent pour former l’ensemble, cela peut se produire lorsque chacun d’eux perd par une déchirure de son intégrité une partie de son être au profit de l’être communiel [25]".

Il existe donc à la source du sentiment d’appartenance au groupe un élément irrationnel qui tient au caractère lui-même irrationnel des interdits. Il en résulte que les collectivités comme les individus sont animés par des états d’excitation qui sont assimilables à des « états toxiques », lesquels « peuvent être définis comme des impulsions illogiques et irrésistibles au rejet des biens matériels ou moraux qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement » [26]. L’existence sociale est inséparable de la création de valeurs improductives qui supposent, à leur tour, l’existence de la déchéance par la destruction consumatoire de ces valeurs.

Dans ces conditions, le potlatch est à comprendre comme « la forme complémentaire d’une institution dont le sens est de retirer à la consommation productive [27] ». Et Bataille d’en déduire qu’à l’image de l’exemple que nous donnent ces sociétés archaïques, toute collectivité ne peut subsister que si elle s’aménage des moments consacrés à la démesure et à la déraison.

Le « fait social total »

Derrière la théorie « totalisante » du sacrifice se profilent donc chez Bataille les éléments pour une sociologie générale qui trouve dans l’étude d’une institution la quintessence du comportement collectif. Et une fois encore la référence à Mauss semble aller de soi : « Paradoxe de la sociologie : stade suprême de la division du travail (les sociologues constitués en corps de métier indépendant et patenté), elle découvre pourtant au même moment ce que Mauss appelle le fait social total. [...] Contre le marxisme et la théorie de la détermination économique en dernière instance des faits sociaux, la « sociologie française » (Durkheim, Mauss, etc.) insiste sur le caractère décisif des représentations collectives, religieuses avant tout lorsqu’il s ’agit des sociétés primitives [28]".

Mauss avait effectivement qualifié l’institution du potlatch de « fait social total », ce par quoi il faut comprendre certains ensembles de pratiques qui disent l’essentiel de ce qu’est une société, parce qu’ils « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions... et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions ». Ils dévoilent un ensemble de phénomènes qui « sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. [29]".

De la sorte, « L’étude du concret, qui est du complet, est possible [30]", car ces ensembles reflètent la cohérence de la société qui s’y trouve tout entière présente, comme condensée [31]. La pratique du don réunit ces propriétés.

Pourtant, l’esprit dans lequel Mauss esquisse ce programme de recherche s’inscrit dans une tradition intellectuelle qui n’est pas celle à laquelle se réfère Bataille. De Durkheim, Mauss a en effet gardé cette conviction que la vie en groupe est une adhésion commune à des représentations collectives. Ces représentations, produit de la société, sont des façons communes de perception, de connaissance qui recèlent « un savoir qui dépasse celui de l’individu moyen [32] ». Les concepts par exemple sont ce qui permet aux hommes de vivre en commun, de voir et comprendre ensemble, sans être réduits comme les animaux aux seuls percepts individuels. Or ces représentations « correspondent à la manière dont cet être spécial qu’est la société pense les choses de son expérience propre », « elles sont riches de son expérience » et c’est pourquoi elles condensent toute une science à laquelle l’individu n’a pas collaboré, et qui dépasse sa propre expérience [33]. Les représentations collectives ne sauraient donc avoir de contenu que général, elles « expriment des catégories et des classes plutôt que des objets particuliers », car « les caractères singuliers et variables des êtres n’intéressent que rarement la société ; en raison même de son étendue, elle ne peut être affectée que par leurs propriétés générales et permanentes [34] ».

Précisément, dans le cas du potlatch la démesure qu’introduit la pratique du don s’explique pour Mauss par une telle représentation, qu’on peut approcher grâce à la notion indigène de hau.

Le don compensé par un contre-don est associé à une représentation collective touchant la chose échangée qui est considérée, en effet comme disposant d’un pouvoir spirituel, le hau, qui a prise sur le bénéficiaire. Le cadeau est animé « du hau de sa forêt, de son terroir, de son sol [35] ». Et ce hau « veut revenir au lieu de sa naissance [36] ». Le donateur a donc prise sur le donataire en vertu du fait que dans son cadeau il reste une part de lui. Il devient donc essentiel de rendre à autrui ce qui est « parcelle de sa nature », laquelle donne une « prise magique et religieuse » sur le bénéficiaire [37].

La prise en compte de la notion de hau permet de plus à Mauss de mettre au jour le fait que, dans un tel univers de représentations, le don est indissociable du fait de recevoir et de rendre à tout prix. Car ne pas recevoir, tout comme négliger de donner, c’est refuser l’hospitalité, c’est « déclarer la guerre », « refuser l’alliance et la communion » [38]. La circulation des choses s’identifie à celle des personnes en vertu du mélange de liens spirituels entre les choses, les individus et les groupes.

Or le hau est lié à une représentation collective essentielle : le mana.

Le mana, transmissible et contagieux, est la force par excellence, celle des êtres spirituels que sont les âmes des ancêtres et des esprits de la nature. Une chose qui a du mana est pleine de sa force. Il y a du mana pour guérir, être riche ou pour tuer et maudire, comme dans le cas du hau. C’est « l’esprit, en qui toute efficacité réside et toute vie [39] ». C’est pourquoi les dieux, mais aussi les hommes, les bêtes et les choses sont doués de mana C’est donc à la fois la force vitale, mais aussi le principe d’unité et par extension le prestige du clan qui communie autour de son animal totem et de ses morts. Ce qui se joue dans le potlatch, c’est le mana du clan qu’on oppose à celui de l’adversaire.

« [...] Il va de soi qu ’une pareille notion n’a pas de raison d’être en dehors de la société, qu ’elle est absurde du point de vue de la raison pure et qu ’elle ne résulte que du fonctionnement de la vie collective [40] ».

Pour Mauss, parler de fait social total n’a de sens que si l’on ne perd pas de vue que l’objet de la sociologie peut être d’étudier des états psychiques à condition qu’ils soient le reflet de pratiques guidées par de telles représentations collectives. Mauss et Bataille à l’évidence n’interprètent pas de la même façon la notion et n’en font pas le même usage. Leiris d’ailleurs ne s’y trompe pas, qui, quand il quitte le Col-lège de Sociologie, fait valoir : « [...] Bien que je ne méconnaisse aucunement l’importance du sacré dans les phénomènes sociaux, j’estime que la souligner à ce point - jusqu’à presque faire du sacré le principe unique d’explication - est en contradiction nette avec les acquisitions de la sociologie moderne et, notamment, avec la notion maussienne de « phénomène total » [...]. Si nous nous réclamons de la science sociologique telle que l’ont constituée des hommes tels que Durkheim, Mauss ou Robert Hertz, il est élémentaire d’en appliquer rigoureusement les méthodes. Sinon, il faut que nous cessions de nous dire « sociologues », afin de dissiper toute équivoque
 [41] ».

Sociologie compréhensive contre « holisme rationaliste »

La sociologie de Mauss ne fait pas de place dans son explication du lien social à une quelconque théorie de l’irrationnel. Il ne saurait souscrire à cette proposition de Bataille selon laquelle la contradiction que révèle le potlatch (prestige et vérité de la vie sont dans la négation de l’emploi servile des biens, alors qu’en même temps on fait de cette négation un emploi servile) se retrouve dans la poésie et l’intimité de la passion. Tout « tremblement qui ne s’impose pas à l’intelligence, mais à la sensibilité, comme le fait elle-même la violence [42] est étranger à la pensée de Mauss.

Il n’est nul besoin d’aller chercher la cause du besoin de démesure qu’illustre la transgression dans une théorie psychologisante (et de surcroît suspecte de connivences avec la psychanalyse, que Mauss ne portait pas dans son cœur) de la nature humaine. Les raisons qui poussent à se donner la mort ou à la risquer dans le cadre de l’échange des dons renvoient aux représentations que le groupe se fait de lui-même, au mouvement de la vie collective [43], et partant à la conscience -certes parfois plus ou moins obscure - qu’a l’individu d’être un membre de ce groupe à partir du moment où il connaît tout ou partie de ces représentations.

En ce sens, si Mauss accorde quelque intérêt à la notion d’inconscient, c’est à condition d’étudier l’empreinte inconsciente des représentations collectives, ou si l’on préfère le mode psychique particulier grâce auquel les représentations collectives existent dans les consciences particulières. On peut par exemple étudier comment les psychoses sont des états qui hantent les consciences individuelles et qui sont vérifiés par les hantises collectives du groupe : hallucinations, rêves collectifs
 [44]. Il ne saurait donc être question d’expliquer la vie collective par des états pulsionnels indescriptibles nichant au tréfond de l’être, à l’instar de ce que font « des livres à système, à clef [45] ». C’est en ce sens, nous semble-t-il, que le holisme de Mauss ne laisse pas d’être rationaliste, même s’il a de commun avec la vision de Bataille cette idée selon laquelle il faut « voir dans le fait social autre chose qu’une somme des actions individuelles [46] ».

Bataille d’ailleurs a lui-même senti l’ambiguïté qu’il y avait à se réclamer de Mauss. Et en quelques occasions, il prend ses distances vis-à-vis de la tradition durkheimienne. En réponse à la défection de Leiris du Collège de Sociologie par exemple, où il en appelle à « une tradition » qui, « à la suite de la théologie chrétienne existe déjà [...] représentée essentiellement par Hegel et Nietzsche [47] ». Ce qui l’amène à souligner les insuffisances de la sociologie durkheimienne : « À la vérité, il n ’est pas sûr que Durkheim n’ait pas tendu dans le même sens, mais il était arrêté précisément par celle des règles de la méthode sociologique qui excluent l’expérience vécue à la base de l’analyse. En tout cas il lui a été impossible d’introduire une véritable pro-fondeur dans les considérations générales qu’il a faites sur la société vivante. Nous écarter de Durkheim - et de Mauss -, tout au moins lorsque nous envisageons l’existence actuelle, est certainement une nécessité inévitable [48] ».

Dans l’annonce de programme du Collège de Sociologie, on trouve en premier point « l’étude des structures sociales », mais aussi l’établissement de « points de coïncidence entre les tendances fondamentales de la psychologie individuelle et les structures directrices qui président à l’organisation sociale et commandent ses révolutions [49] ». Essayer de reconstruire le sens que les individus donnent eux-mêmes à leur conduite, tel est l’enjeu du débat, et le « tabou » méthodologique que Bataille ose transgresser sans toutefois toujours clairement le dire.

Après la guerre, à l’occasion de la sortie du livre de J. Monnerot, qui se voulait polémique pour la sociologie française [50], Bataille constate avec l’auteur « que les faits sociaux ne peuvent être tenus pour des choses, qu’inévitablement ils ont pour quiconque un sens qui importe, en particulier pour le sociologue [51].

Bref, Durkheim, puis Mauss, ont eu tort de considérer que le dé-terminisme est essentiellement sociologique au mépris de toute cause psychologique.

Un conflit des générations ?

La conception de Bataille recèle donc un discours que Mauss ne pouvait pas entendre, tant il s’écartait de l’idée qu’il se faisait de la science sociale. La cohérence du groupe social n’est, chez lui (et chez les autres durkheimiens), jamais pensée comme une mystique du groupe, mais fait toujours l’objet d’une étude positive. Il y a sans doute là une opposition de principe entre les vues de ceux qui formèrent la « génération des années trente » et ceux qui furent leurs maîtres, opposition qu’on comprend peut-être mieux si on se replace dans le contexte de l’époque.

Militant de la « vieille maison » de Blum, socialiste jauressien convaincu, Mauss œuvrait pour l’avènement d’une société plus juste, en restant persuadé qu’en la matière la meilleure arme consistait à favoriser les progrès nécessaires et inéluctables de la raison. Dans les années troublées de l’entre-deux-guerres, nombre de savants de sa génération vivaient un cruel démenti de tout ce en quoi ils avaient cru. Aussi Mauss avait-il peur de la montée des idéologies totalitaires. En 1936, il constate avec amertume :

« Durkheim, et après lui nous autres, nous sommes, je le crois, les fondateurs de la théorie de l’autorité de la représentation collective. Que de grandes sociétés modernes, plus ou moins sorties du Moyen Age d’ailleurs, puissent être suggestionnées comme des Australiens le sont par leurs danses, et mises en branle comme une ronde d’enfants, c’est une chose qu ’au fond nous n ’avions pas prévue. Ce retour au primitif n’avait pas été l’objet de nos réflexions. Nous nous contentions de quelques allusions aux états de foule, alors qu’il s’agit de bien autre chose [52] ».

De même se méfiait-il de l’engouement dans la foulée des jeunes intellectuels pour des philosophies irrationalistes. Et il ne pouvait guère cautionner l’utilisation que Bataille Caillois et Leiris faisaient des résultats de l’ethnologie.

De sa sociologie du sacré, Bataille fait en effet une arme de guerre pour en appeler au renversement de « la mesquinerie universelle » de l’ordre bourgeois [53]. Une révolution s’impose, qui doit donner à la dépense ostentatoire la place qui lui est due dans le monde social, afin de se débarrasser définitivement des scories de l’esprit petit épargnant de la classe moyenne, de « son allure effacée », et pour que l’exubérance dise à nouveau sa vérité [54].

Le « retour au primitif », l’appel, pour régénérer la société, aux « forces noires » que sont les mythes, le sacré et les sociétés secrètes (si chères à Caillois) n’avaient rien pour séduire le neveu de Durkheim ; et sans doute était-ce trop lui demander que de rompre avec son positivisme, que de prendre un parti épistémologique en contradiction évidente avec ses convictions tant scientifiques que politiques. Aussi, quand il reçoit le manuscrit du livre Le Mythe et l’homme que lui en-voie Caillois, Mauss envoie-t-il une lettre assassine dans laquelle il déplore :

« [...] Ce que je crois être un déraillement général, dont vous êtes vous-même victime, c’est cette espèce d’irrationalisme absolu par lequel vous terminez, au nom du labyrinthe et de Paris, mythe moderne - mais je crois que vous l’êtes tous en ce moment, probablement sous l’influence de Heidegger, bergsonien attardé dans l’hitlérisme, légitimant l’hitlérisme entiché d’irrationalisme -, et surtout cette espèce de philosophie politique que vous essayez d’en sortir au nom de la poésie et d’une vague sentimentalité [55] ».

On ne doit pas s’étonner dès lors que Mauss ne participe à aucune des manifestations publiques du Collège, car « il ne prend pas au sérieux la façon dont on se réfère à l’ethnologie et à la sociologie », selon les mots de Fournier [56].

Ce discours révolté, qui articule une volonté de réforme de la société avec la nécessité de reconstruire la sociologie pour repenser le lien social, n’est pas propre à Bataille.

Il a son pendant dans le champ de la sociologie universitaire où les apprentis sociologues, plus virulents, soulignent l’incapacité du credo durkheimien à expliquer l’actualité et s’efforcent de reconstruire une science sociale plus concrète, plus proche de la vie à leurs yeux.

Citons parmi eux Friedmann qui, un temps séduit par le marxisme, décide, le carnet à la main, d’aller observer le travail des ouvriers dans les usines. Aron, de son côté, alors que « la sociologie de Durkheim ne touchait » en lui « ni le métaphysicien [...] ni le lecteur de Proust désireux de prendre conscience de la comédie et de la tragédie des hommes en société [57] », choisit, après avoir fait connaissance avec la sociologie allemande, de se consacrer à l’étude de la causalité en histoire, recherchant ce qu’il nomme « l’oscillation entre la pluralité des interprétations et le souci d’une explication vraie [58] ». Stoetzel enfin, déçu par ses études de philosophie et de sociologie, part en 1937 à Columbia s’initier auprès de Gallup à la méthode des sondages, pour essayer de comprendre les mouvements d’opinion.

Cette révolte, qui est au fondement de leur vocation, prépare du même coup le renouveau de la sociologie française après 1945.

Conclusion

Le dialogue entre Mauss et Bataille a été un dialogue de sourds parce que le durkheimien ne rendit probablement jamais à son « admirateur » l’intérêt que celui-ci lui portait.

Dans la sociologie qu’esquisse Bataille se profilent des thèmes et des choix épistémologiques typiques d’une génération de jeunes intellectuels qui vit les derniers soubresauts de la Troisième République et cherche des clefs de compréhension du monde pour rénover une pensée du social qui, alors que « la national-socialisme menaçait la France et le judaïsme », « planait au-dessus de notre condition » pour reprendre les termes de Raymond Aron [59].

Sans doute sa prose aux accents lyriques, ses objets d’étude peu orthodoxes et son éclectisme ont-ils desservi Bataille en entamant sa crédibilité de « chercheur ». Il n’en reste pas moins que certaines de ses intuitions font de lui un précurseur qui a contribué au renouveau des sciences sociales qui se dessine, en France, après la guerre.

En faisant de la notion de fait social total un instrument pour œuvrer au rapprochement des structures sociales et des tendances psychologiques [60], en revendiquant, avec la démesure dont il avait le secret, sa volonté de rompre avec le positivisme de ses maîtres, il ouvre la voie à un rapprochement entre sociologie et psychologie, que réaliseront, quoique dans un registre différent, des auteurs comme Lévi-Strauss par exemple. En 1950, ce dernier loue en effet Mauss d’avoir, avec ce concept, « pour la première fois dans l’histoire de la pensée ethnologique », réalisé « un effort pour transcender l’observation empirique et atteindre des réalités plus profondes [61] ». À ses yeux la notion de fait social total est en relation avec un double souci : relier le social à l’individuel, le physique et le psychique. Toutefois, en tentant de réaliser la synthèse pour reconstruire la théorie de l’échange, Mauss se serait laissé « mystifier par l’indigène » [62] en accordant une trop grande place à la notion de hau, notion dont on ne sait pas si c’est la façon dont les indigènes se représentent l’acte d’échange, ou si ce hau est d’une nature différente [63]. Bref « Mauss se laisse aveugler par une interprétation néo-zélandaise qui n’est qu’une théorie [64], sans s’apercevoir que la réalité sous-jacente se trouve dans les structures mentales inconscientes.

Découvrir une autre réalité cachée dans l’inconscient pour expliquer le social : n’est-ce pas ce que, à sa manière, suggérait déjà Bataille ?

NOTES

[1Un article publié dans la revue Temps modernes, no 602, décembre 1998 - janvier-février 1999, pp. 92-108. Paris : Les Éditions Gallimard.

[2Lévi-Strauss, pour ne citer que lui, dit de Mauss qu’il avait établi « le plan de travail qui sera, de façon prédominante, celui de l’ethnographie moderne au cours de ces dix dernières années » (Lévi-Strauss, « introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1985, p. xi).

[3« Peu d’enseignements sont restés aussi ésotériques », confirme Lévi-Strauss qui voit là une des principales raisons du succès de la pédagogie de Mauss (op. cit., p. ix).

[4Métraux, « Rencontre avec les ethnologues », Critique, no 195-196, août-septembre, 1963.

[5Bataille, « Le Sens moral de la sociologie », Critique, no 1, 1946, p. 58.

[6Au nom de Métraux, il faut ajouter ceux de Caillois et Leiris, tous deux élèves de Mauss.

[7Halévy, L’Ère des tyrannies, Paris, Gallimard, 1938.

[8Bataille, La Part maudite, Paris, éditions de Minuit, 1967, p. 105, no 1.

[9Année sociologique, seconde série, 1923-1924, t. 1. Repris dans Sociologie et Anthropologie, op. cit. Un peu plus loin Bataille écrit : « Puis-je indiquer ici
que la lecture de l’Essai sur le don est à l’origine des études dont je publie les résultats aujourd’hui », La Part maudite, Bataille, 1967, p. 106, no 1.

[10Mauss, « Essai sur le don », op. cit., pp. 150-151.

[11Ibid

[12« Mais ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va, d’autre part, jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival » (Mauss, ibid., p. 152).

[13« La Notion de dépense », La Critique sociale, no 7, janvier 1933, reproduit dans La Part maudite, op. cit.

[14Ibid., p. 108.

[15Mauss, « Essai sur le don », p. 164.

[16Ibid, p. 167.

[17Voir Hubert et Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », An-née sociologique, 2, 1899, in Marcel Mauss, Oeuvres, t. 1, Paris, Éditions de Minuit, 1968

[18Bataille, Documents no 8, 1930, « La Mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », in Georges Bataille, Oeuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 268.

[19Ibid., p. 269.

[20Ibid., p. 270.

[21Métraux, op. cit., p. 683.

[22Bataille, L ’Érotisme. Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 96. Le lecteur ne manquera pas de remarquer la parenté avec certains thèmes chers à Freud, comme dans le passage suivant : « Mais cette relation à la mort, qui est la nôtre, exerce une forte influence sur notre vie. La vie s’appauvrit, elle perd de son intérêt, dès l’instant où dans les jeux de la vie il n’est plus possible de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même » (Freud, 1915, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », in Essais de psychanalyse, Pa-ris, Payot, 1987, p. 28.

[23Bataille, « La Notion de dépense », op. cit., p. 112. C’est Bataille qui souligne.

[24Bataille (avec Leiris et Caillois), 1939, « Le Collège de Sociologie », in Denis Hollier, Le Collège de Sociologie, Paris, Gallimard, 1995, p. 809.

[25Ibid, p. 808.

[26Bataille, « La Notion de dépense », op. cit., p. 44.

[27Bataille, La Part maudite, p. 113.

[28Bataille et Caillois, 1938, « La Sociologie sacrée du monde contemporain », in Denis Hollier, op. cit., p. 302

[29Mauss, « Essai sur le don », p. 274.

[30Ibid., p. 276.

[31L’expression est de Dumont, « Une science en devenir », L’Arc, « Marcel Mauss », sans date, p. 16.

[32Durkheim (1912), Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1990, p. 621.

[33Ibid.

[34Ibid.

[35Mauss, « Essai sur le don », p. 159.

[36Ibid., p. 160.

[37Ibid., p. 161.

[38Ibid., pp. 162-163.

[39Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », Année sociologique, première série (1902-1903), in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, op. cit., p. 104

[40Ibid., p. 114. C’est nous qui soulignons.

[41Leiris, lettre à Georges Bataille (3 juillet 1939), in Denis Hollier, op. cit., pp. 820-821. Notons au passage que Leiris n’est pas tout à fait juste quand il accuse Bataille de faire du sacré « le principe unique d’explication » : le sacré n’est chez Bataille, nous semble-t-il, que le prisme à travers lequel on peut distinguer les éléments essentiels d’une théorie du lien social

[42Bataille, L’Érotisme, pp. 7 1-72.

[43Qu’il faut comprendre comme l’intention que manifeste la collectivité de durer dans le temps et l’espace.

[44Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », Journal de psychologie normale et pathologique, 1924, in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, op. cit., p. 293.

[45Ibid. Mauss fait ici référence à Totem et tabou de Freud.

[46Bataille et Caillois, 1938, in Denis Hollier, op. cit., p. 250.

[47Bataille, Lettre à Michel Leiris (5 juillet 1939), dans Georges Bataille, Choix de lettres, Paris, Gallimard, 1997, p. 164.

[48Ibid. C’est nous qui soulignons.

[49Bataille, Leiris et Caillois, 1939, in Denis Hollier, op. cit., p. 814.

[50Dont le titre évocateur : Les faits sociaux ne sont pas des choses, s’oppose ouvertement à Durkheim qui prescrivait dans Les Règles de la méthode sociologique de « traiter les faits sociaux comme des choses ». Durkheim voulait dire par là qu’il importait de les considérer comme des faits existant à l’extérieur de la conscience des individus, d’où le recours au concept de représentation collective. Notons au passage que le titre choisi par Monnerot peut faire supposer que l’auteur commet un contresens dans son interprétation de la pensée de Durkheim.

[51Bataille, « Le Sens moral de la Sociologie », op. cit., p. 64. En italique dans le texte.

[52Lettre de Mauss à Svend Ranulf, in Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 690.

[53Bataille, « La Notion de dé pense », p. 38.

[54Ibid., p. 36.

[55Lettre à Caillois du 22 juin 1938, citée par Fournier, op. cit., p. 710.

[56Ibid, p. 709.

[57Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1985, p. 93.

[58Ibid., p. 95.

[59Op. cit., p. 95.

[60Comme l’indique le programme du Collège.

[61Lévi-Strauss, op. cit., p. xxxiii.

[62Ibid.

[63Ibid., p. xxxvii.

[64Ibid.