Joël Vernet est né en 1954. Enfance nomade à travers la France. Puis retour en Margeride où la famille se fixe. Années de bonheur liées au contact de la nature et profonde solitude. Goût immodéré pour la langue française, la langue d’Oc, et la révolte. Pas de livres à la maison, mais passion pour ces paysans « qui parlent comme des princes. » En 1975, part vivre dans une grande ville. Premier voyage en Afrique de l’Ouest. Habite les quartiers pauvres des capitales africaines. Découvre le Sahara algérien, les Aurès, le Nord malien, le Soudan, l’Egypte et récemment la Syrie. Depuis 1985, Joël Vernet a écrit de nombreux livres (prose poétique) essentiellement publiés chez Lettres Vives, Fata morgana, La rumeur libre, le Temps qu’il fait. En 2021, son livre, L’oubli est une tache dans le ciel, Fata morgana, obtient le prix Heredia de poésie de l’Académie française. Depuis plus de vingt ans, il vit dans un petit village, non pour s’éloigner du monde, mais pour en être plus proche.
« Où est-elle aujourd’hui, dans la brume, l’écriture des arbres ? »
Peter Handke
Ce matin, le soleil est un feu dans les feuillages. Il veut écrire pour nous le récit de sa course folle. De la terrasse où je suis, je contemple à ma guise danser les flamboyants au-dessus des toits de la ville. J’ai quitté cette ville, ai marché vers les campagnes, mais ni le soleil, ni les arbres ne m’ont jamais abandonné.
La vie est une fable qui se murmure à nos oreilles. À dix ans, je rêvais d’embrasement, de poésie active, d’incendie sublime, semblables à ceux du piéton de Charleville dont je ne connaissais rien, bien sûr, dans ma campagne maudite. Quel idiot j’étais ! Endormi dans les plis noueux d’un arbre, tête tournée vers le ciel, jeune vacher, je m’imaginais en marcheur, en vagabond éternel, bercé par la lumière des arbres, les douceurs de la nature. Des chansonnettes d’enfance, sottes sans doute, faisaient vibrer mon cœur. Je ne ressemblerais à personne. J’irais mon chemin, comme je l’entendrais. Parfois, je me demande si je n’ai pas dormi ma vie entière, prisonnier d’un tel rêve. J’ai écrit plus tard du fond d’une solitude sans lumière. J’ai marché, regardé, contemplé, comme aucun. J’ai cherché le poème fulgurant dans la lumière des arbres, leur souffle premier, leur éclat. J’ai trouvé ainsi bien plus que le poème, son autre visage : celui de la vie fusante. Les arbres m’ont tendu les bras, m’ont porté secours. Pour avoir tant dormi, rêvé, peut-être suis-je resté le petit garçon de dix ans, lové dans l’herbe chaude, prêt au Grand Départ ? Ma vie a inventé la suite qui n’a pas de nom, que seule la parole dessine au gré des hasards et des chances. Imaginons un instant cette vie sans arbres, sans d’admirables végétaux, sans souffle, sans lumière. Cette terre nue s’appellerait la mort. L’arbre et la lumière raturent la mort. Tout au moins, à son approche, la rendent lumineuse. Le regard et le cœur permettent cet accueil.
Ignorant les Grandes Choses de l’esprit, je me jetai dans l’aventure vers l’inconnu. Ne sachant presque rien, mais voyant bien au-delà de l’horizon, je me sentais porté par l’énergie ancienne et la nouvelle, que je me devais de découvrir, de défricher. Entrant dans ce demi-sommeil, je redoublai d’effort : j’ouvris les yeux. Par éclairs, la beauté vint dans son extrême pauvreté, surgissant en des lieux où nul n’aurait soupçonné sa présence. Elle m’apparut bouleversante à travers ce visage de la Nature composé de tant de merveilles, que j’eus besoin d’innombrables années pour en parcourir les infinis contours : cette quête est loin d’être achevée. Le sera-t-elle jamais ? Ce n’était pas le Livre que je poursuivais, non, mais l’imperceptible chant du Monde. L’ignorance m’entraînait à cela, et je dus faire avec, sans le quelconque espoir d’une renaissance. Le tâtonnement fut mon outil premier, ma chance, une sorte de miracle. Sans ménagement, la vie me relégua sur ses berges. De cette impuissance majeure, j’en fis une force minuscule. Viendrait-il le temps des réconciliations, des souveraines lumières, des fleuves et des barques, des soirs sur les terrasses douces, face au ciel, au silencieux jardin ? Pourrais-je admirer encore ce qui demeurait de beau, que nous avions enfoui très loin des regards et des corps ? J’écrivis des signes sur le blanc papier, levai les yeux vers la fenêtre dont l’espace m’occupa tant d’années, admirant le lilas qui propageait sa beauté pour moi seul, assis à cette table paraissant flotter dans le Monde. Ces signes ne me sauveraient en rien, mais ils me procureraient des joies terribles, des effrois. Je voyais la beauté, et j’en étais privé. Comment l’approcher sans l’amoindrir, comment la frôler sans que son éclat en souffrît ? Tel fut l’élan que la vie me donna. Je fis serment de ne pas le trahir.
Le regard approche, s’approche. Tremble. Creuse. Même la nuit, le regard approche la lumière. Titube. L’hiver, à l’aube dans le froid, les yeux cillent, et les mains, les mains tâtonnent dans l’obscurité, cherchent le seuil, l’éblouissement. Et l’été, quand les pieds foulent la terre, la lumière rasante sur les pierres, les herbes sèches. Et l’automne, devant les arbres nus, les natures mortes qui n’ont rien de mortes si nous les regardons bien. La lumière aimante le regard et nous restons là, médusés. La lumière ne néglige personne, et surtout pas les arbres, la campagne, tout ce qui est au calme à deux pas de nous. Les fruits posés sur une table. Une chaise au milieu du jardin en attente de soleil : la pluie a laissé une flaque dans son creux. Un seuil silencieux, avec ses herbes, ses traces d’escargots, cette foule des heures nocturnes. Si nous savions voir, nous ferions provision d’émerveillements. Souvent, le regard demeure dans la nuit, comme au fond d’une jarre que n’atteint aucun éclat.
Attente sous l’arbre d’un temps qui ne viendra plus. Nous sauve la silhouette, celle passante là-bas, dans le ravin, au versant des collines. Celle, aimée, qui remonte du fond des âges, réapparaissant dans un éclat de soleil. Un amour d’autrefois, peut-être. Une image fugitive. Un visage inoubliable. Je vois des braises dans l’âtre, éteintes. Seul les ranime mon souvenir. De petits feux éclairent encore quelques jardins, des lopins où seules des traces anciennes… Je lis dans un arbre, et au-delà. Depuis l’enfance, quand les sous-bois étaient notre maison. Je n’ai jamais rencontré d’arbres mauvais, méchants. Tous nous ont servi d’abri, ont volé à notre secours quand il le fallait. Les arbres sont les pèlerins les plus vivants que je connaisse. On les croit immobiles. Détrompez-vous : ils se promènent à travers le monde, comme des vagabonds. J’aime la joie, la vigueur qu’ils propagent. Dans un arbre afflue toute la vie, qui se répercute dans les yeux, le corps de qui le regarde. Son cœur est noué comme un ceps. Dans le jardin, j’entends son battement, et s’anime alors sa respiration. L’arbre s’envole, monte vers le ciel. Je le suis des yeux, le perds, le retrouve…
Chacun peut le voir, s’il s’attarde dans le silence. L’arbre est là, dans l’ombre, à contempler se taire les villages. Muet, l’arbre veille. Tandis que gronde la lumière. Pourtant, je vois bouger ses lèvres. Quelques rumeurs hagardes traversent la lumière, se répandent dans le paysage, meurent dans la rivière au fond des prés d’où s’élèvent au matin de petites brumes qui font des nids d’oiseaux dans la verdure. Elles flottent comme un nuage. Et les oiseaux ont disparu. Je n’aime pas la disparition des oiseaux, mais qu’en dire ? Les oiseaux viennent de moins en moins. Que se passe-t-il ? Un monde sans oiseaux serait d’une tristesse infinie. J’espère que l’on ne nous enlèvera pas l’air et la lumière, toutes ces choses vivantes qui appartiennent à tous. Que les oiseaux reviendront, qu’ils ne détruiront pas les visages vivants, non plus ceux des morts qui veillent sur nous tous. Les oiseaux nous amènent la mer, le vent, le Grand large. Un souffle de vie est dans l’arbre. Ils n’effaceront pas cela. Cela est bien plus grand que nous.
Dans la lumière, la terre rejoint le ciel, je le sens en marchant à l’aube dans l’herbe haute. Je sens la rosée me rafraîchir le cœur. L’arbre n’est que faussement muet. Si l’on s’attarde auprès de lui, il se transforme en grand bavard, et nous pouvons parler des heures durant en sa belle compagnie. Mais ce qu’il nous dit, nous révèle, nous le retenons si mal. Les paroles des sages se perdent dans le chaos. Les arbres parlent dans le vide, car plus personne ne les écoute. Du jardin, j’admire les mille visages de l’arbre. J’écoute ses conversations avec le soleil, les intempéries des quatre saisons, les enfants qui passent près de lui, ne lui jetant même pas un coup d’œil. Il ne leur en veut pas de tant d’inattention. Les arbres semblent ne pas connaître la rancune. Même si on les abat, ils ne peuvent rien dire de leur douleur. Immense innocence des arbres.
Je lis dans l’arbre, comme si s’ouvrait un livre sous mes yeux. Des pages se tournent une à une. Remontent alors des voix d’enfance, celles d’un père, d’une mère qui ne sont plus, couchés loin des arbres, loin de tout. Et la lumière, en silence, nous rapporte ces trésors. Les arbres ont de multiples visages. Le soir, ils ne rechignent pas à rejoindre la nuit profonde, poussant toutes les portes, ne craignant personne, non, personne. Rien ne résiste à la douceur d’un arbre. Même le plus fragile ne peut s’opposer à cette force. La lumière, qui est la plus forte, est accueillie par lui. L’arbre illumine le jardin où je vis. Même au plus sombre de la nuit, son feuillage éclaire le paysage. Autrefois, j’ai senti la branche d’un arbre caresser mon sommeil d’enfant. Ma joue a conservé cette trace. Les arbres ont ouvert, préservé le chemin. Leur bonté m’a protégé de tout.