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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

N° 61 | En Commun ! Éloge des institutions partagées :
Le nouveau MAUSS est arrivé !!!

Texte publié le 6 juin 2023

En Commun ! Éloge des institutions partagées

La Revue du MAUSS, n° 61

Les bonnes clôtures font-elles les bons amis ? Face à l’hégémonie de l’ordre propriétaire, radicalisée par les nouvelles enclosures promues par les politiques de privatisation et de marchandisation néo-libérales, rien n’est moins sûr. N’est-il pas urgent de changer d’air et d’entonner, à la Brassens, « Les communs d’abord ? »
Telle est l’invitation de ce nouveau numéro de la Revue du MAUSS : penser/(ré) inventer des formes de propriétés alternatives afin de promouvoir une démocratie revivifiée par l’esprit du commun.
Car si l’épuisement des ressources, comme l’eau notamment, et plus généralement la dégradation du plus essentiel de nos biens communs, la nature elle-même, nous enjoint de prendre soin de ce qui nous est donné, les « communs » désignent aussi ce que nous nous nous donnons, « par-dessus le marché » et ses logiques d’appropriation, mais aussi au-delà de l’emprise bureaucratique de l’État.
Qu’il s’agisse des formes contemporaines d’économies coopératives aux
dispositifs participatifs qui renouvellent aujourd’hui la démocratie locale, mais aussi de notre bonne vieille Sécurité sociale (et de nos caisses de retraite) et des communs numériques qui circulent sur Internet ou des communs environnementaux, ne se manifeste-t-il pas une aspiration plus large : une aspiration au partage ?
Une aspiration à donner, recevoir et rendre, dirions-nous, dans le cadre d’institutions nouvelles, de modes démocratiques de participation et de coopération où puisse s’éprouver et s’approfondir ce sens du commun.

Avec les articles de :
Michel Bauwens, François Bordes, Benoit Borrits, Philippe Chanial, Pierre Crétois, Pierre Dardot, Marion Fourcade, Jean-Marc Ghitti, Edouard Jourdain, Laurence Kaufmann, Daniel N. Kluttz, Serge Latouche, Christian Laval, Guillaume le Blanc, Paulo Henrique Martins, Thomas Perroud, Christophe Petit, Pierre Sauvêtre, Frédéric Vanderberghe.
Les textes en version @ : Dave Elder-Vass, Harry Walker, Pierre-Yves Cadalen, Alexandre Monnin, Jean-François Draperi, Alice Ingold, Daniela Festa, Baptiste Rappin, François Provenzano.

Achat (20 €) : https://www.editionsbdl.com/produit/n-61-en-commun-eloge-des- institutions-partagees/
Abonnement (40 €) : https://www.editionsbdl.com/revue/mauss/ Et bon de commande en fin de document
(soit deux numéros annuels de la revue en version papier et numérique ainsi que le numéro annuel du MAUSS International, en langue anglaise)

***

SOMMAIRE

Philippe Chanial, Pierre Crétois, Edouard Jourdain : Présentation

Les communs d’abord. Faut-il en finir avec l’ordre propriétaire ?

PIERRE DARDOT ET CHRISTIAN LAVAL, Pour une cosmopolitique des communs
ÉDOUARD JOURDAIN, Au-delà du marché et de l’État ? Elinor Ostrom et l’institution des communs
PIERRE CRETOIS, La copossession du monde
LAURENCE KAUFMANN, La quadrature du cercle. Commun, communauté et immunité

Ce que p@rtager veut dire : les ambivalences des communs numériques

ENTRETIEN AVEC MICHEL BAUWENS, La pulsation des communs
MARION FOURCADE ET DANIEL N. KLUTTZ, Un « marchandage » maussien ? L’accumulation par le don dans l’économie numérique
DAVE ELDER-VASS, Commerce, communauté et dons numériques

La Terre en partage ? Penser et gouverner les communs

SERGE LATOUCHE , Communs, bien commun et décroissance
HARRY WALKER, L’égalité sans l’équivalence. Une anthropologie du commun
THOMAS PERROUD, Les biens communs naturels et la reconceptualisation des propriétés
PIERRE-YVES CADALEN, Détruire les communs environnementaux ou dépasser le système-monde ? Pour un matérialisme du mouvement
ALEXANDRE MONNIN, Capitalisme de la fermeture et communs négatifs

Quelle démocratie des communs ?

JEAN-FRANÇOIS DRAPERI, Au-delà des enclosures. L’économie sociale et solidaire et les collectivités, héritières des communs médiévaux
ALICE INGOLD, Penser les communs à l’aune de l’historicité des États modernes
BENOIT BORRITS, Entre marché et État : la Sécurité sociale, un commun inachevé
DANIELA FESTA, La ville entre innovation sociale et « communification »
PIERRE SAUVETRE, Governing for the commons : les communs, l’État et le gouvernement de moindre souveraineté
GUILLAUME LE BLANC , Les utopies sobres ou la politique des communs des éprouvés

Ricochets

PAULO HENRIQUE MARTINS, Sortir du « bassin des âmes ». Le Brésil face au néolibéralisme et au radicalisme de droite
FRANÇOIS BORDES, Hormis le territoire. Sur Les Ombres opposées de Nicolas Cavaillès
JEAN-MARC GHITTI, Paul Valéry. Au-delà de la poésie : la poétique

Varia

CHRISTOPHE PETIT, Quand le travail de prédation tue le travail de production
FREDERIC VANDENBERGHE, Le corps-continent. Hommage à David Le Breton
BAPTISTE RAPPIN, La responsabilité sociale de l’entreprise à l’aune de l’histoire de la propriété
FRANÇOIS PROVENZANO, Le Parrain : sociologie du don, rhétorique du Don et ethnographie du migrant

Bibliothèque

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Présentation

Philippe Chanial, Pierre Crétois et Édouard Jourdain

« Les bonnes clôtures font les bons amis. » 
Robert Frost, Mending Wall (1914).

« Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).

« En commun ! », cette invitation, nous aurions pu la chanter, à la Brassens, sur un air bien connu : « Les communs d’abord ! » Il n’agit pas pour autant d’une invitation à naviguer en père peinard. Face à la crise écologique et à la dévastation du plus essentiel de nos biens communs, la nature elle-même, l’image qui vient à l’esprit est bien plutôt celle du radeau de la Méduse. Cette œuvre que Géricault avait d’abord nommée « Scène d’un naufrage »…
Mais les communs ne sont-ils que ce que dont nous avons la responsabilité, notamment à l’égard des générations futures, de protéger et de préserver ? Cette « tragédie des communs », où se joue la survie de l’humanité elle-même, doit-elle nous conduire, à l’instar de G. Anders – corrigeant Marx après notamment la catastrophe atomique d’Hiroshima et de Nagasaki, et ses terribles menaces durant la guerre froide – à limiter notre ambition à « conserver le monde » plutôt qu’à le transformer ? N’y a-t-il pas aussi, au cœur de ce souci pour ce qui nous est commun, une aspiration plus large : une aspiration au partage ? À donner, recevoir et rendre, dirions-nous, dans le cadre d’institutions nouvelles, de modes démocratiques de participation et de coopération où puisse s’éprouver ce sens du commun.
Prendre soin de notre monde commun, de ce qui nous est donné en partage constitue à l’évidence une urgence. Surtout, celle-ci vient-elle nous rappeler combien une certaine conception du sujet, cette figure de l’homo oeconomicus dont le néolibéralisme est aujourd’hui le représentant de commerce zélé – et plus généralement du sujet moderne, indépendant, rationnel, ne nouant que des relations instrumentales avec les autres comme avec la nature – n’est plus de saison [Pulcini, 2009]. Mais ce n’est pas seulement parce que la raison utilitaire et néolibérale (et « l’ordre propriétaire » qu’elle suppose) menace notre survie, c’est aussi parce qu’elle fait obstacle aux nouvelles voies d’émancipation que fraient aujourd’hui les recherches et les mouvements qui portent la notion de commun(s). En effet, ceux-ci manifestent combien l’ère d’un certain individualisme a vécu, combien l’urgence environnementale, mais aussi l’intensité des échanges et l’importance grandissante des réseaux dans le monde moderne sont constitutives d’une humanité de plus en plus consciente de sa dépendance vis-à-vis d’écosystèmes – tout à la fois naturels et sociaux – fondamentalement fragiles. Or, comme les théories du care ou le paradigme du don, par exemple, nous l’ont appris, ces interdépendances – ces liens qui nous attachent les uns aux autres et à notre environnement – s’opposent moins à l’autonomie individuelle et collective qu’elles n’en ouvrent les portes. On ne naît pas – on n’est pas – autonome tout seul, mais dans ces réseaux de relations qui nous font (et parfois nous défont).
Pour autant, on aurait tort de considérer que les « communs » nous sont seulement donnés. Ils sont aussi – songeons aux formes contemporaines d’économies collaboratives et coopératives ou aux dispositifs participatifs qui renouvellent aujourd’hui la démocratie locale, voire à notre bonne vieille Sécurité sociale (et, par exemple, à nos caisses de retraite), mais aussi aux communs numériques, aux brevets, etc. – ces biens, ressources, connaissances, etc. que nous nous donnons. Que nous nous donnons « par-dessus le marché » et ses logiques d’appropriation privatives, mais aussi au-delà de l’emprise bureaucratique de l’État. Que nous nous donnons, sous diverses formes institutionnelles, à partager. Et c’est bien de ces institutions partagées que nous voudrions dans ce numéro, sans irénisme, faire l’éloge.

PLURALITE DES COMMUNS

Si le mouvement des communs est polymorphe et ses théorisations polyphoniques, c’est d’abord en raison de la pluralité de leur objet de revendication ou de recherche. Tentons, pour y voir plus clair, une typologie des principales formes concrètes que peut prendre cette notion :
(a) La notion de communs peut désigner tout d’abord les biens communs globaux. Cette première catégorie est très vaste et peut réunir des objets très divers, mais qui se caractérisent par les effets significatifs de leurs modes de gestion et d’usage sur l’ensemble de la population mondiale : environnement, fonds marins, ressources naturelles, eau, atmosphère, corps humain, génome, patrimoine culturel, mais aussi stabilité économique, stabilité monétaire, paix… Ces biens globaux appellent des formes de protection gouvernementales et, pour certains d’entre eux, ont vocation à être encadrés par de nouveaux droits fondamentaux . En outre, en raison de leur rareté et de leur sensibilité, ils constituent l’un des enjeux les plus essentiels de toute politique internationale et de toute diplomatie responsable.
(b) Les biens communs peuvent aussi désigner les biens publics, conçus non plus comme propriété de l’État, mais davantage comme biens de la communauté des usagers. Face notamment à l’emprise du nouveau management public et aux effets délétères de la Réforme générale des politiques publiques (RGPP), ils invitent à penser « le public » sous des formes plus collaboratives et participatives. Telle est, par exemple, l’ambition des systèmes de participation citoyenne notamment pour les collectivités locales ou certains services publics. C’est notamment dans cette perspective que la remunicipalisation des eaux à Naples a été mise en œuvre .
(c) La notion de biens communs peut également concerner les moyens de production. Sous l’influence notamment de l’École de Chicago, les modes de régulations des entreprises capitalistes qui se sont imposés dans les dernières décennies ont accordé de plus en plus d’importance aux actionnaires dans la gouvernance des entreprises (et donc dans la distribution des profits à ceux-ci). Face à ceux qui considèrent que ce sont les propriétaires des capitaux qui doivent contrôler les entreprises, la perspective des communs invite ici à défendre le principe d’une participation à cette gouvernance – ou du moins d’un contrôle – ouverte à tous ceux qui sont affectés par les décisions et activités de l’entreprise : au premier chef, les salariés, mais aussi les riverains, dans le cas des entreprises polluantes, les consommateurs, etc. On retrouve ici le thème de la démocratie en entreprise ou de l’entreprise comme objet de la démocratie [Hatchuel et Segrestin, 2012].
(d) Les biens communs sont enfin au cœur des transformations contemporaines des structures mêmes du capitalisme dans le cadre, une nouvelle fois hétérogène et particulièrement ambivalent, de l’économie du partage ou de l’économie collaborative. Souvent favorisés par internet, la plateformisation de l’économie, les systèmes pair-à-pair entre travailleurs indépendants, le partage de données sur les médias sociaux, etc., interrogent les formes de propriété légitimes, bouleversent les systèmes d’échange et les rapports de production ainsi que le statut même du salariat et du droit du travail qui le soutient. Beaucoup de jeunes (entrepreneurs dans l’économie numérique, dans l’économie de service, la communication, la formation…) attendent que cette économie émergente soit reconnue, aidée et encadrée afin qu’elle ne constitue pas une nouvelle ruse de la raison néolibérale .
Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas, majoritairement, d’initiatives, ou de propositions plus théoriques d’inspiration collectiviste et centralisatrice – bref commun-istes –, mais d’une tierce voie qui a comme principe l’auto-organisation décentralisée des communautés de vie et de travail et comme objectif une réappropriation des ressources face aux formes diverses de privatisation et de captation. Dans les deux cas, le rôle de l’État se voit profondément transformé. Il s’agit moins d’un État-souverain qui impose ses orientations d’en haut, que d’un État-partenaire, garant – un « tiers-État », pour reprendre l’heureuse formule que nous empruntons à la contribution de Laurence Kaufman – c’est-à-dire capable d’éviter les formes de prédation économiques et de favoriser l’auto-organisation collective tout en préservant, par la régulation, le caractère essentiellement commun de tout ou partie des ressources.

PENSER/REINVENTER LA PROPRIETE APRES LA PROPRIETE

À l’évidence ces formes de communs ne sont pas toutes neuves. Rappelons-nous de la fameuse analyse, par Marx , de la loi de la Diète rhénane [1842] sur le vol de bois mort et « autres méfaits forestiers ». Il y montrait comment certains usages traditionnels sur le fonds d’autrui furent assimilés à une « appropriation illégale des produits forestiers » pour mieux souligner la violence de cette dépossession sociale, au nom de la propriété privée, dont furent victimes les paysans paupérisés qui dépendaient des ressources ainsi acquises. Mais déjà au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle en France, la propriété était devenue l’objet d’un accaparement exclusif dont la clôture – et les célèbres enclosures anglaises un siècle plus tôt – est devenue le symbole. Doit-on alors en conclure que la thématique des communs n’incarnerait qu’un retour à des pratiques et des institutions coutumières refoulées par le monde libéral ? Ce point de vue méritera d’être éclairé, mais aussi nuancé. En effet, même si la reconnaissance de régimes d’usage sans appropriation privative du passé – mais aussi d’autres sociétés, étudiées notamment par les anthropologues – nous invite à penser d’autres possibles, ceux-ci ne reposent pas sur une nostalgie d’Ancien régime.
La force d’attraction actuelle de la thématique des communs tient à plusieurs facteurs, mais insistons avant tout sur celui-ci. Il s’agit fondamentalement d’une revendication démocratique de réappropriation des ressources accaparées par les intérêts particuliers sous la forme de la propriété privée ou par l’État sous la forme de la propriété publique. L’enjeu est donc de penser des propriétés au-delà de la propriété, après la consécration de ces deux formes exclusives par la modernité. En outre, cette revendication manifeste une réaction au productivisme, au consumérisme et à la société marchande proprement moderne, et vise à penser et à nouer des relations sociales et des formes de partage qui les déjouent. C’est à ce titre qu’elle est – et ce numéro en fait l’hypothèse – l’espace d’une réinvention démocratique. Comme si un commun ne pouvait être véritablement un commun sans la médiation d’institutions, de formes d’organisation, partagées, bref sans une démocratisation des processus de décision contre leur monopolisation par une minorité qui décide pour les autres.
De ce point de vue, on comprend mieux combien la substitution néolibérale du lexique de la propriété et des marchés – et, à travers eux, de la concurrence généralisée, de la guerre hobbesienne de tous contre tous – à celle du bien commun n’est pas anodine. Et pourquoi elles suscitent de telles résistances. Comme le montrent les critiques adressées à la démocratie par l’école du Public Choice, notamment James Buchanan [Buchanan, 1975 ; Smith, 1986, p. 29-30], si les économistes néolibéraux éprouvent tant de difficultés avec cette notion de bien commun, c’est qu’elle échappe aux catégories constitutives de la discipline, du moins sous ses formes mainstream. En effet, à la différence des biens privés que l’on échange de gré à gré par des transactions individuelles mutuellement profitables, les biens communs sont essentiellement partagés et ne peuvent être gérés que de façon démocratique en sollicitant, par la délibération, l’avis de tous leurs usagers. Le critère de félicité de cette « économie politique » des communs n’est plus alors seulement celui de la satisfaction de besoins isolés et de court terme, mais bien davantage celui de la préservation concertée d’un bien collectif dans le temps long.
Or, une telle exigence repose sur de tout autres bases que des choix économiques visant à maximiser les utilités individuelles. En effet, les biens communs, non seulement ne donnent lieu à aucune transaction marchande, mais surtout supposent et s’appuient sur des exigences résolument non-utilitaristes : des exigences civiques qui s’imposent à tous, des obligations réciproques qui nous engagent solidairement, même au prix d’une moindre satisfaction de notre utilité immédiate . À ce titre, les (biens) communs relèvent avant tout de ce que nous nous devons les uns aux autres. Or, cette dette, cet ensemble d’obligations réciproques ne saurait se limiter au respect de ce qui appartient à autrui, mais justement faire l’objet de négociations démocratiques et/ou d’une réflexion à partir de principes politiques indépendants, distincts de ceux dictés par l’« ordre propriétaire » [Crétois, 2023, p. 31].

LES COMMUNS D’ABORD. FAUT-IL EN FINIR AVEC L’ORDRE PROPRIETAIRE ?

Prenons l’exemple de la pollution. Contrairement à la fameuse thèse de la « tragédie des communs » de Garrett Hardin [1968, p. 1243-1248], les vertus de la propriété privée – et l’auteur l’a reconnu – ne permettent pas de surmonter toutes les situations d’épuisement des ressources. Dans ce cas, certes particulier, le droit de propriété deviendrait même insidieusement une sorte de protection du droit de détruire les biens communs sous couvert du principe selon lequel personne n’a le droit de nous empêcher de faire libre usage de ce qui nous appartient. Cherchant la réalisation de notre intérêt propre par l’usage de nos biens (notre voiture, notre usine, notre maison, notre champ, notre argent…), nous participerions tous, sans le savoir ni le vouloir, à la destruction de notre environnement. La recherche égoïste du profit conduirait chacun à faire payer à tous le coût destructeur de son activité individuelle précisément parce qu’il y trouverait son intérêt personnel. Certes, Coase a proposé de montrer, dans « The problem of Social Cost », que les externalités négatives pouvaient être prises en charge par le marché, sans l’intervention de l’État [Coase, 1960, p. 1-44]. Mais force est d’admettre que cette solution, sous la forme notamment de marchés de droit à polluer, n’est guère concluante. Aussi pour traiter ces coûts environnementaux indirects liés à l’usage même de la propriété, l’État est nécessairement conduit à intervenir sur l’ordre propriétaire sur la base de considérations non économiques, mais portant sur les biens communs et le temps long. Pour autant, n’aurions-nous d’autre choix que nous en remettre au marché ou à l’État ?
C’est pour mieux dépasser cette seule alternative – voire cette antinomie – que certains auteurs ont entendu revenir sur la définition traditionnelle des biens communs . Tel est, tout d’abord, le sens de la critique d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, et de sa proposition d’une conception alternative et pionnière des biens communs, conçus comme « communs », c’est-à-dire comme des organisations sociales qui gèrent collectivement des ressources en se donnant leurs propres règles, bref comme des formes d’auto-gouvernement. C’est avec elle que s’ouvre ce numéro sous la forme d’une discussion générale de ces « alternatives du commun », alternatives à l’« ordre propriétaire ».
Édouard Jourdain s’attache ainsi à montrer combien les travaux d’Elinor Ostrom offrent une base empirique et analytique essentielle pour penser les communs. Et, à travers eux, pour ouvrir une approche politique et institutionnelle originale de nos sociétés fondée sur la coopération et l’autogouvernement des ressources. Cette voie des communs permet ainsi d’éviter le « tout marché » et, en même temps, de ne pas limiter le collectif aux institutions étatiques. Elle suppose de s’affranchir de l’appropriation privée et publique pour penser d’autres formes institutionnelles fondées sur des structures de droits originales permettant une gouvernance décentralisée, ou plus précisément polycentrique et multiniveaux. Pour autant, n’est-il pas nécessaire d’aller au-delà de la thèse défendue par Ostrom ? Si la question des communs nous invite à repenser les institutions économiques et publiques sur d’autres bases que l’alternative simpliste propriété/marché d’un côté, biens publics/services publics de l’autre, ne nous invite-t-elle pas à changer radicalement de perspective ? En quel sens ?
Pour mieux en saisir toute la portée, il faut ici rappeler combien, dans la pensée libérale et néolibérale, la propriété, c’est plus que la propriété. C’est le fondement même de l’ordre. Cette formule du poète américain Robert Frost, souvent cité dans la littérature libertarienne : « Les bonnes clôtures font les bons amis » en livre la sociologie implicite. C’est lorsque tout est commun, lorsque tout est à tous, quand l’on ne peut plus démêler le tien du mien, que règnent le désordre et l’inimitié entre les hommes. Seules la définition et la garantie de droits de propriété permettent de produire un ordre propre à conjurer ce chaos : un ordre social total qui soit tout à la fois protecteur des libertés individuelles, garant de la paix civile et mutuellement avantageux. Ce n’est pas sans raison que Michael Walzer a su vanter certains des mérites de cet « art libéral de la séparation ». Pour autant, cet ordre propriétaire – cet ordre de et par la propriété – n’est-il pas en fait source de multiples désordres, comme en témoignent tout à la fois la crise environnementale, le creusement des inégalités sociales et les formes de domination qu’il secrète et légitime ? Changer radicalement de perspective exige alors, comme le propose Pierre Crétois, de faire une hypothèse audacieuse : plutôt que de partir des formes de son appropriation, ne vaudrait-il pas mieux partir d’un fait, celui de la copossession du monde, pour ainsi repenser les droits ? Dans une telle perspective, la distinction du propre et du commun prend une tout autre forme : il serait impossible de se dire propriétaire d’une chose, mais seulement possesseurs de certains droits, définis collectivement et compatibles avec ce que nous nous devons les uns aux autres.
Ce que nous nous devons les uns aux autres ? N’est-ce pas là le sens même de ce terme latin, munus, qui désigne l’obligation, la dette contractée envers autrui et dont il s’agit, à travers la pratique du don/contre-don, de s’acquitter ? Et la com-munitas ne désigne-t-elle pas le « nous du munus », bref la « communauté », cet espace d’interdépendance et de partage mutuel, où chacun doit prendre part à un « entre-nous ». C’est en ces termes que Laurence Kaufmann propose d’interroger à nouveau frais la notion de commun et ses ambivalences, en insistant notamment, à la suite de R. Esposito, sur les tensions modernes entre com-munitas et im-munitas. Car si l’économie morale et la gestion des biens communs ne peuvent subsister que lorsque les personnes qui y participent se sentent redevables les unes par rapport aux autres, comment, et à travers quelles médiations, est-il encore possible de s’engager dans des relations d’affiliation sociale et de réciprocité morale, lorsque nous quittons, en partie du moins, le monde des communautés pour celui de la société, au sens notamment de Tönnies ? Ce monde où dominent des in-dividus immunisés contre la « contagion de la relation » par une ligne frontière, notamment celle de la propriété, qui à la fois les protège et les isole, et les libère de la dette qui les lie les uns aux autres.
À cette question et à quelques autres, Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs d’un ouvrage décisif pour la réflexion sur le(s) commun(s) [2014], offrent une réponse avant tout politique, en développant une stratégie fondée sur une « cosmopolitique des communs ». Face au double échec tant de l’internationalisme que du cosmopolitisme classique, mais aussi face à la menace d’un néolibéralisme globalisé et de son pendant nationaliste, essentialisant l’appartenance commune, ils suggèrent de s’appuyer sur la coordination des luttes et des initiatives alternatives menées au-delà des frontières, en se fondant sur les pratiques et les institutions démocratiques tournées vers les usages collectifs, bref reposant sur les communs. Plutôt qu’une démocratie cosmopolitique élaborée d’en haut, les auteurs invitent à partir du bas, de la pratique et de l’extension de la démocratie locale. Les communs en tant qu’institutions (issues de pratiques instituantes) ancrés dans un territoire (au lieu d’être hors-sol) forment un lien vivant entre un ou plusieurs collectifs d’acteurs humains et une réalité naturelle ou artificielle (un quartier, une terre, un théâtre occupé, une parcelle de nature à défendre). En se fédérant, ils pourraient ainsi constituer un vaste mouvement cosmopolitique de réappropriation échappant à la dualité privé/public et portant une promesse de transformation démocratique du monde.

CE QUE P@RTAGER VEUT DIRE : AMBIVALENCES DES COMMUNS NUMERIQUES

S’il est un espace qui prétend traverser les frontières et inventer un monde nouveau, c’est bien l’Internet, le World Wide Web. Son développement et sa popularisation depuis le milieu des années 1990 ont suscité de puissantes utopies concrètes, sous la forme d’une promesse d’horizontalité et de coopération démocratique. En effet, l’Internet a été un lieu où se sont constituées des communautés horizontales de codeurs et d’utilisateurs autour de la production de logiciels libres, animées par la conviction qu’il serait possible de mettre en œuvre, ici et maintenant, d’autres formes d’organisations fondées sur les communs [Broca, 2013].
Michel Bauwens a été l’un des pionniers de cette aventure. Ancien chef de la stratégie digitale au Belgacom (équivalent français de France Télécom), il est devenu chercheur et militant du pair-à-pair (échange d’égal à égal). Dans le cadre de l’entretien qu’il nous a accordé, il montre, sans naïveté pour autant, les espoirs qu’il continue à nourrir d’une transformation sociale radicale par cette voie. Il insiste, par exemple, sur la façon dont certaines licences libres appelées licences à réciprocité renforcée (Copyfair plutôt que Copyright) rendent possible la mise en commun, au niveau mondial, de connaissances produites de façon collaborative via des plateformes appelées Wiki. Ce savoir produit en commun sur le plan mondial permet à des petits collectifs de travailleurs équipés de machines industrielles miniaturisées dans des makerspaces de bénéficier de recherche et développement d’une grande efficience pour produire des dispositifs techniques élaborés localement, hors de l’ancienne forme de l’entreprise-usine. Il insiste, en outre, sur la fonction historique des communs qu’il appelle pulsation des communs dont il voit le retour à chaque période de crise et dont la pertinence lui apparaît renouvelée pour faire face à la crise environnementale.
Pour autant, comme il le reconnaît, le « librisme » constitue une alternative profondément ambivalente, entre des initiatives inspirées du libertarisme anarcho-capitaliste, d’un côté, et, de l’autre, des alternatives authentiquement démocratiques, frayant une voie nouvelle au-delà du marché et de l’État. On sait comment toutes ces transformations portées par les technologies numériques sont fragiles et ont pu être réappropriées par le capitalisme sur le modèle de l’économie des plateformes (Uber), celui du marché des monnaies numériques ou encore sous la forme de l’extraction de valeur du travail numérique (IBM). L’exemple de Facebook est à ce titre emblématique. Sa célèbre promesse « C’est gratuit (et ça le restera toujours) » a disparu de la page d’inscription à Facebook en août 2019, remplacée par la formule : « C’est rapide et facile. » Quelques jours auparavant, la responsable des opérations de Facebook s’était exprimée dans une interview à NBC News, excluant la mise en place d’un outil qui aurait permis aux utilisateurs de bloquer le transfert de leurs informations personnelles aux annonceurs publicitaires, au motif qu’« il s’agirait alors d’un produit payant »… C’est notamment cet enjeu de la gratuité et du commerce des données personnelles sur les médias sociaux que Marion Fourcade et Daniel N. Kluttz proposent d’analyser dans une perspective inspirée de Marcel Mauss. Pointant la centralité du don et de la réciprocité dans le modèle économique et l’imaginaire culturel du capitalisme numérique, les auteurs montrent, à partir de minutieuses enquêtes empiriques, comment et combien s’y déploie en réalité un « marchandage maussien » qui masque non seulement l’asymétrie structurelle entre le donateur et le donataire, mais permet également la création de cette nouvelle marchandise que constituent les données personnelles, dont il dissimule la véritable valeur et naturalise l’appropriation privée.
@ Dans une perspective assez proche, elle aussi d’inspiration maussienne, Dave Elder-Vass interroge à son tour ce caractère hybride des dons numériques. Il montre, en quelque sorte à rebours, que ceux-ci, en remettant en cause l’opposition, issue de Tönnies, entre « commerce » et « communauté », ouvrent la voie à une autre compréhension de l’économie, qui en souligne les dimensions proprement sociales et son enchevêtrement avec les communautés. Et c’est à ce titre – dans certains contextes qu’il s’agit de circonscrire précisément – que certaines pratiques de don, sur la toile et ailleurs, peuvent (encore) constituer une alternative prometteuse à l’échange de marchandises.

LA TERRE EN PARTAGE ? PENSER ET GOUVERNER LES COMMUNS NATURELS

La crise environnementale manifeste combien d’autres logiques de prédation et d’extraction de valeur viennent transformer en « marchandise fictive », pour reprendre ce concept de Karl Polanyi, ce qui n’a pas été produit pour être acheté ou vendu, mais ce qui nous est donné, à toutes et tous, en partage : la nature elle-même. Cette crise met ainsi au défi l’économie de marché en la mettant face aux destructions, aux externalités négatives dont elle ne cesse d’affecter les usagers – que nous sommes tous – d’un monde essentiellement copossédé. En outre, ces biens échappant à la logique privative peinent à être vus autrement que comme source de dépenses et d’obstacles à un enrichissement planétaire sans limites. Ainsi, Serge Latouche insiste-t-il ici sur la nécessité d’introduire des limites à la croissance pour faire face à la destruction tendancielle des biens communs par une économie de marché sans bride. Là où la société de croissance détruit le sens du bien commun, la décroissance apparaît, selon lui, comme un moyen de sortir de l’économisme, voire de l’économie, pour reconstruire un monde commun pérenne. Et peut-être ferait-on bien, comme y invite l’auteur, de nous inspirer d’autres ontologies que celles de l’Occident. Par exemple, celles de certains peuples amazoniens, tels ceux étudiés par l’anthropologue Harry Walker. Irréductibles à un quelconque « communisme primitif » tout en déjouant les pièges de l’équivalence notamment marchande, s’y manifeste un sens aigu du commun (corporel, écologique et affectif) indissociable d’une politique inédite de l’altérité et de la singularité.
@ À l’objection de croissance défendue par Serge Latouche fait écho la contribution d’Alexandre Monnin, consacrée aux « communs négatifs ». Cette notion désigne l’ensemble des destructions qui affectent indirectement notre milieu de vie partagé : les sols pollués, les infrastructures à l’abandon… Au contraire des biens communs naturels qui nous bénéficient et qui pourraient être conçus comme des biens communs positifs, ceux-là n’ont de valeur qu’en creux pour la destruction qu’ils représentent et que nous devons collectivement prendre en charge. Cela conduit l’auteur non pas à appeler de ces vœux une nouvelle « croissance verte » mais, au contraire à défendre une « politique du renoncement ». Bref, prendre en charge les communs négatifs implique de renoncer radicalement à toutes les activités qui les produisent et les alimentent.
@ Mais comment appréhender cette capacité de l’économie de marché à mettre en péril la vie humaine du fait de ses effets externes ? Pierre-Yves Cadalen propose de l’analyser comme l’expression d’un écopouvoir qui, au-delà du biopouvoir foucaldien, consisterait à gouverner par la terreur destructrice, en mettant en cause de façon radicale les conditions de la reproduction de la vie. Parce que la destruction des biens communs globaux nous touche tous, elle invite à horizontaliser les enjeux politiques pour en faire des questions démocratiques interrogeant notre devenir partagé. L’auteur nous invite ainsi, à travers une approche résolument matérialiste, à prendre au sérieux les enjeux de transformation soulevés par la prise en charge des changements qualitatifs du « système-monde » induits par cette destruction massive de notre écosystème.
Ne faudrait-il pas alors, pour mieux défendre la nature, lui attribuer un statut juridique propre à expliciter nos obligations à son égard, ce que nous lui devons au regard de ce qu’elle nous donne ? Thomas Perroud explore dans sa contribution les pistes déjà ouvertes de recomposition juridique et politique nécessaire à la prise en charge des biens communs naturels. Il insiste sur les limites des régimes de propriétés privée et publique et discute deux alternatives concrètes permettant de conférer une personnalité morale à des entités naturelles, personnalité qui leur permet de se défendre contre les agressions (surexploitation économique, pollution industrielle, etc.) dont elles sont les victimes : le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande et la lagune de Mar Menor en Espagne. Ces deux cas illustrent de façon assez exemplaire comment les citoyens peuvent se réapproprier la gouvernance du domaine public, en ne s’en faisant ni les gardes rouges ni les gardes champêtres, mais les gardiens du monde commun.

QUELLE DEMOCRATIE DES COMMUNS ?

On le voit déjà, c’est bien la perspective d’une démocratie – ou d’un res-publica – des communs qui est en jeu lorsque l’on tente de desserrer l’étreinte de l’ordre propriétaire. Mais il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’une conception renouvelée de la démocratie, résolument relationnelle et partagée. Celle-ci, en effet, repose sur la reconnaissance de notre dépendance à l’égard de biens communs fragiles dont il s’agit de prendre soin collectivement – bref une conscience partagée de notre vulnérabilité commune –, depuis nos institutions publiques, qui doivent rendre possible, pour tous, une vie pacifiée, éduquée, en bonne santé, etc., jusqu’aux biens communs naturels dont dépend notre survie sur le long terme. En outre, ce souci pour le (monde) commun exige un certain équilibre entre ce que nous recevons, des autres, de la société, de la nature, et ce que nous leur rendons. Bref, justice, réciprocité et équité dans notre façon de donner notre part commune. Ce qui suppose des institutions, des institutions du partage, qui ne sauraient néanmoins se réduire à la seule figure de l’État souverain.
@ Comme nous l’avons rappelé, pour pallier la bureaucratisation de l’État qui s’adresse aux individus comme à des entités abstraites et isolées, les communs sont susceptibles de le démocratiser, notamment par l’inclusion des usagers et la délibération, inscrivant ainsi l’individu dans un collectif, mais aussi en le dotant de capacités réelles à la fois en termes de gestion et d’accès aux biens et services. Cette tension entre communs et État, qui peut relever tout autant de certaines articulations que de certaines oppositions, méritait bien un détour historique pour mieux identifier les enjeux d’une politique contemporaine des communs. C’est ainsi que François Draperi revient sur la tradition associationniste qu’il fait remonter aux communs médiévaux, distinguant ainsi les communs d’habitants et les communs de métiers. Il émet alors l’hypothèse selon laquelle l’économie sociale et solidaire contemporaine se fonde sur des valeurs et des principes comparables à ceux des communs médiévaux : engagement volontaire, gouvernance démocratique, entraide (ou solidarité), qualité, équité. Aussi les fondamentaux de l’ESS moderne ne résulteraient pas tant d’une réaction au capitalisme, mais bien plutôt d’une réactivation ou tout du moins d’une refondation de formes de communs déjà existantes au Moyen Âge. Alice Ingold, quant à elle, montre que les rapports entre communs, public et État doivent être analysés en prenant en compte l’historicité même des États. La mainmise de l’administration publique a bouleversé, au nom de ses prétentions universalistes, des dynamiques territoriales d’ouverture ou de fermeture des communs, d’inclusion ou d’exclusion des commoners, qui étaient gérées localement par les collectivités elles-mêmes au sein de ces dispositifs collectifs. C’est ce qu’elle observe à partir de l’histoire des Associations syndicales hydrauliques en France dont elle montre comment elles ont évolué au même titre que l’État. Loin d’être de simples entreprises économiques persévérant dans leur autonomie, elles ont pu aussi être les créatures de l’administration. Nous serions alors en présence, comme le soutenait déjà Gurvitch, d’un droit social annexé par l’État.
Ce phénomène d’annexion n’est pas sans faire écho au phénomène d’étatisation de ce qu’il nomme un « commun inachevé » : la sécurité sociale française. Benoît Borrits soutient ainsi qu’elle aurait pu être assimilée à un commun si la définition du montant des cotisations sociales n’avait pas été du ressort du Parlement – si la Sécurité sociale avait pu prendre cette forme autonome, comme le suggérait Marcel Mauss, d’un système autonome de dons réciproques. Le recul historique, et de façon exemplaire et explosive, l’actualité immédiate de la « réforme des retraites », nous permet de voir que ce levier s’est avéré non seulement inefficace mais surtout qu’il a favorisé l’intégration de la Sécurité sociale à l’État. Avec le concept de Sécurité économique, il entend concevoir à nouveau frais la notion de Sécurité sociale comme commun bien compris. Il s’agirait alors pour les entreprises de mutualiser une partie de la production afin de garantir un socle de revenu pour tout producteur, indépendamment du marché. Dans cette perspective, l’économie pourrait alors être réencastrée dans le politique en favorisant la capacité pour les producteurs de diriger leurs systèmes de santé, de retraites et d’assurer les meilleures conditions de sécurité d’emploi et de formation.
@ Ce rapport au politique retrouve une acuité particulièrement prégnante dans le rapport contemporain des communs aux territoires et aux institutions politiques locales. Daniela Festa montre ainsi comment les communs ont influencé les politiques urbaines. En Europe et plus particulièrement en Italie, les jeunes institutions des communs coproduites par les expériences de terrain ont ainsi fait émerger des voies alternatives aux politiques néolibérales pour gouverner les espaces et les ressources locales, devenant également attractives pour les collectivités territoriales. Elle revient notamment sur les concepts de biens communs urbains ou d’administration partagée développés en Italie et plus largement sur le phénomène de commonification. Au-delà de leurs aspects novateurs, elle souligne les difficultés que les communs urbains peuvent rencontrer ainsi que les effets indésirables qu’ils peuvent produire lorsqu’ils font l’objet d’instrumentalisations peu scrupuleuses. Afin de conjurer ces effets délétères, se pose notamment la question de savoir si un rapport à l’État peut être construit qui parvienne à défaire le lien de souveraineté entre État et communs. Pour l’éprouver, comme le soutient Pierre Sauvêtre, il faut alors se tourner vers les mouvements municipalistes qui ont vu dans l’échelon et dans la relation avec l’État local la possibilité de développement les communs. Revenant dans cette perspective sur les expériences de Naples et Barcelone, il avance les conditions d’une gouvernementalité éco-socialiste des communs, qui impliquent notamment la remise en cause de la forme parti ainsi qu’un droit à l’autogouvernement concédé par l’État.

Si les chemins d’émancipation qu’ouvre la politique des communs sont pluriels, il est difficile aujourd’hui d’affirmer que ces différentes initiatives sont des signaux d’un monde social en transformation ou qu’elles ont bien plutôt vocation à rester marginales. Nous avons ici tenté l’hypothèse la plus prometteuse : celle d’une démocratie revivifiée par l’esprit du commun. Et parce que cet esprit du commun, à l’instar de l’esprit du don maussien, est indissociable de la reconnaissance de ce que nous nous devons les uns aux autres, nous avons choisi de donner le mot de la fin à celles et ceux que Guillaume Le Blanc nomme les « éprouvés ». À leur écoute, l’auteur nous donne à voir les politiques, invisibles, du commun au cœur des « vies pauvres » – qui ne sont pas de « pauvres vies » –, qui expriment tout à la fois une critique radicale de l’accaparement des ressources et des abus de la propriété, mais aussi une revendication quotidienne, voire l’utopie d’un usage sobre du monde et d’une solidarité entre toutes les vies précarisées. Politiques invisibles qui nous garderaient des menaces auxquelles les politiques visibles, trop attachées à l’appropriation et incapables de sobriété et de solidarité, nous exposent toutes et tous.

À la suite de ce copieux dossier, nos lecteurs et lectrices retrouveront leurs rubriques habituelles. Richochets sur la situation politique brésilienne post-Balsonaro, à la suite de l’élection du Président Lula notamment ; Bibliothèque riche de nombreuses invitations à la lecture. Et toute une variété de Varia, polémiques, gracieux et même maffieux !

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NOTES