Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bulletin n°2. Brève présentation et sommaire

Texte publié le 11 avril 2020

Brève présentation

Comme le précédent numéro du bulletin celui-ci part, sinon dans toutes les directions, au moins dans plusieurs à la fois. Cela est non seulement inévitable mais encore souhaitable dans la mesure où le MAUSS ne se caractérise ni par une appartenance disciplinaire particulière ni par la possession d’une quelconque vérité a priori. De façon à la fois plus ambitieuse et plus modeste, il se veut projet d’interrogation transversale du ciment utilitariste commun à la plupart des discours constitués dans les sciences sociales, ou autour d’elles, sans même parler de la pratique sociale. Dans le cadre de ce projet à directions multiples, on voit cependant se dessiner d’ores et déjà certains thèmes mieux spécifiés. Et, notamment, apparait clairement au premier plan l’interrogation anthropologique, si fréquemment tenue en lisière et en suspicion par les sciences sociales à vocation positive comme l’économie politique, la sociologie, l’histoire aussi. Comme si ces disciplines redoutaient, à interroger la figure de l’Autre, de devoir questionner leurs propres fondements et de risquer d’en découvrir la précarité.

Une des tâches principales du MAUSS semble être au contraire de poser en toute clarté aux différentes théories qui se partagent le champ des sciences sociales la question de la vision anthropologique à laquelle elles puisent et qu’elles alimentent en retour, mais ceci, le plus souvent de façon implicite voire non consciente, y compris chez les anthropologues eux-mêmes.

À considérer les deux premiers numéros, les prévisions relatives au troisième comme certains débats au sein du MAUSS, il ressort que la discussion commence à se cristalliser tout d’abord autour d’un point assez particulier et apparemment mineur, la question de la nature de la monnaie. À y réfléchir, ce n’est certainement pas là le fruit du hasard. La monnaie ne peut en effet apparaître dénuée de mystères que pour une représentation évolutionniste et fonctionnaliste du rapport social. Dans ce cadre, elle serait un simple intermédiaire technique des échanges auquel on ne saurait légitimement poser la question que de sa plus ou moins grande efficience instrumentale, question pas trop palpitante il faut bien l’avouer. La monnaie devient par contre aussitôt énigmatique à qui se refuse à rabattre la généralité de l’échange sur le seul échange marchand, et postule, à l’instar de Marx pour le capital, qu’elle ne constitue pas tant un rapport (quantitatif) entre des choses qu’un rapport social, ce que d’ailleurs les marxistes semblent bizarre- ment méconnaître. Cette hypothèse est néanmoins plus facile à formuler en termes généraux qu’à détailler en analyses précises, et soulève quelques questions redoutables : Quel type de rapport social institue et présuppose la monnaie ? Et d’ailleurs, à partir de quand existe-t-il quelque chose qui ressemble à la monnaie moderne et, antérieurement à ce moment, y a-t-il même un sens à parler de monnaie ?

De ce débat il importe d’abord de rappeler les moments et les termes principaux. C’est à ce souci qu’obéissait la traduction dans le numéro 1 de l’article de W.E. Armstrong et que répond encore, dans le présent numéro celle (réalisée comme la première par P. Taieb) du commentaire qu’en a donné G. Dalton. Celui-ci expose en outre, à cette occasion, la conception substantiviste, polanyienne, de la monnaie, marquée par l’opposition tranchée qu’elle décèle entre monnaie en quelque sorte avérée, monnaie par hypothèse, la monnaie moderne multifonctionnelle (multi purpose) et une monnaie douteuse, la « monnaie primitive » que caractérise au contraire sa mono fonctionnalité, le fait qu’elle ne vaut jamais que pour une opération déterminée et celui qu’elle ne combine pas, de façon synthétique, les fonctions de circulation, de compte et de paiement. Même insistance sur l’irréductible différence de nature entre monnaie moderne et primitive chez J.M. Servet qui préfère parler pour sa part, en ce qui concerne la seconde, de paléo monnaies. Ajoutons que le bref résumé ici donné à lire ne rend que partiellement justice à 1a richesse de l’érudition et à la rigueur de la thèse de J.M. Servet [1]qui montre, entre nombre d’autres choses, la singularité historique de l’invention grecque de la monnaie et jette au moins un doute sérieux sur l’idée que ses origines seraient à rechercher dans des nécessités économiques et fonctionnelles. Sur tous ces points le numéro 5 reviendra en rendant compte également d’un livre, en cours de parution de MM. Aglietta et Orlean. Quelques remarques tout de suite, cependant. « Avant », donc, ou « ailleurs » existait il déjà quelque chose qui aurait exprimé quelque essence de la monnaie ? Il est tout de même surprenant que, comme M. Mauss lui-même, les ethnologues les moins ethnocentristes continuent de parler de monnaie, quelques guillemets qu’ils y adjoignent, pour désigner des objets qui, sans doute, mesurent quelque chose (mais quoi ?) mais qui, en tout état de cause, ne servent pas à acheter ou vendre quoi que ce soit et ne se rapportent pas ou guère à des biens « économiques ». Cette question a été esquissée, de façon un peu cacophonique, dans une première discussion menée au MAUSS et dont R. Arvanitis tente ici de rendre compte. L’interrogation gagnerait certainement à être resituée dans le cadre d’un questionnement anthropologique plus général que celui de la seule monnaie. C’est une telle inter- rogation fondamentale, fondamentale parce que portant sur les concepts centraux que nous propose Annette B. Weiner. A. Weiner, qui a effectué dix ans de travail de terrain sur les îles Trobriand s’est fait connaître en montrant notamment comment son illustre prédécesseur, B. Malinovski, avait totalement omis, dans son analyse des échanges trobriandais, d’étudier le rôle des femmes qui pourtant produisent et contrôlent une forme de la richesse sociale représentée par des feuilles de bananes séchées. Ici, elle amorce un réexamen du concept, si important chez M. Mauss et C. Levi Strauss, de réciprocité, et suggère qu’il masque peut être un principe structural plus essentiel, celui de la reproduction. Dans cette optique les échanges doivent être perçus comme les moments d’un cycle destiné à assurer la reproduction et la régénération non seulement des biens matériels mais, aussi et surtout, des êtres humains eux-mêmes, des relations sociales et des phénomènes cosmologiques [2]. Ce point de vue, qu’on sent également en germe chez divers auteurs contemporains, constitue à coup sûr un défi théorique important, et plus particulièrement pour le MAUSS. À s’y tenir, il ne suffirait en effet pas d’opposer, par exemple, l’échange symbolique à l’échange marchand. C’est de l’imaginaire échangiste même, dont reste tributaire l’idée de réciprocité, qu’il faudrait se déprendre. Voilà en tout cas un débat en perspective qui s’annonce riche d’implications multiples.
L’anthropologie est encore soumise à interrogation par 1’article d’A. Caillé, mais dans ses rapports, cette fois, à la sociologie et, plus généralement aux discours de et sur la modernité. De cette confrontation émerge l’idée que l’anthropologie d’une part, les dis- cours de la modernité de l’autre, se sont abusivement spécialisés et cantonnés dans la seule considération de ce qu’il propose d’appeler la socialité, primaire, pour l’une, et la socialité secondaire pour les autres. Or pas plus que la société sauvage ne peut se comprendre du seul point de vue de la primarité, pas plus la société moderne ne se réduit elles cette secondarité qu’instituent notamment la Science, l’État et le Marché, Reste alors à comprendre, pour chaque culture, le mode d’articulation entre primarité et secondarité. C’est en vue d’un premier repérage de ce problème que l’article esquisse une typologie du double registre de la socialité.

Avec le texte de S. Latouche qui vise à impulser un renverse- ment des raisonnements courants sur le sous-développement, on aborde des problèmes d’une actualité plus flagrante. S. Latouche développe l’hypothèse que le sous-développement ne doit pas tant être interprété comme un fait de destruction et d’impuissance économiques que, bien plus fondamentalement, comme le résultat d’une hégémonie et, symétriquement, d’une reddition culturelles. Hypothèse double, finalement, puisqu’elle porte aussi bien sur la réalité actuelle du sous-développement que sur son étiologie. Quoi qu’il en soit, la considération de la modernité, là aussi, renvoie à celle du passé et à l’anthropologie puisque la question clé qui se dégage est celle du rapport à l’altérité (Une réflexion, d’inspiration voisine, sur le sous-développement, avait été esquissée dans le 1er numéro par G._Berthoud dont un livre, « Plaidoyer pour l’Autre », vient de sortir aux Éditions Droz).

L’article de J. Lallement, enfin, introduit à une de ces comparaisons interdisciplinaires dont le MAUSS ne peut qu’être demandeur puisqu’il postule l’existence d’un soubassement utilitariste commun aux manifestations les plus nombreuses de la pensée moderne. Ou faudrait-il formuler les choses différemment ? C’est peut-être ce qu’implique J. Lallement qui, au terme d’une com- paraison minutieuse de Saussure et A. Marshall, un des pères de l’économie moderne, conclut que celle-ci s’axiomatise sur le modèle du signe et tire d’ailleurs de là son impuissance. Peut- être, après tout, signe et marchandise ne sont-ils que des métaphores l’un de l’autre dont il importerait peu de savoir lequel est premier ? À tout le moins y a-t-il là une pierre lancée dans le jardin des linguistes dont on aimerait bien qu’ils s’interrogent sur l’utilitarisme, ou l’économisme, latents dans leur discipline, que ce soit sous la forme du fonctionnalisme ou, par exemple, sous celle d’un universalisme grammatical abstrait qui n’est pas sans évoquer l’universalisme formel de l’économie pure. Une demande comparable est d’ailleurs à adresser aux biologistes auxquels il ne devrait pas suffire de critiquer l’utilitarisme patent et naïf de ceux des leurs qui s’adonnent à la sociobiologie ou à l’apologie des gènes égoïstes mais dont on attend aussi qu’ils interrogent l’économisme plus diffus qui inspire le néodarwinisme ou telles descriptions, si fréquentes, de la cellule assimilée à une entreprise capitaliste moderne et protégée par d’importants cordons de CRS On en revient ainsi à l’exigence d’une discussion anthropologique qui est réapparue comme un leitmotiv et comme le fil rouge de ce numéro tout au cours de ces pages. Sommes toutes, cette livraison est moins disparate qu’on ne l’annonçait et on y voit se révéler de multiples points de recoupement. Reste à les rendre conscients et à en faire le support d’une véritable discussion.

A.C

Sommaire

Brève présentation

The Reproductive Model in Trobriand Society
Annette Weiner

L’ère du signe
Jérôme Lallement

Le sous-développement est une forme d’acculturation
Serge Latouche

Socialité primaire et socialité secondaire
Alain Caillé

Monnaie primitive

George Dalton, traduit par P.Taieb & R. Greenstein

Quelques partis pris sur la genèse des pratiques monétaires
Jean-Michel Servet

**

MAUSS pour MAUSS… Activités et débats

Où en est le MAUSS ?

Notes sur l’équivalence et l’égalité

Discussion autour de la notion de monnaie

Finalité de l’activité productive et problématique de « l’enchâssement » de l’économie (Karl Polanyi)
Denis Duclos

Karl Polanyi, le marché et la singularité historique de l’Occident
Alain Caillé

En passant…
Cengiz Aktar

NOTES

[1« Genèse des formes et pratiques monétaires ». Lyon II où elle peut être obtenue pour 80 F par un chèque à l’ordre de l’agent comptable de Lyon II, CCP 9403-50 Lyon. J.-M. Servet est l’auteur de nombreux articles sur le sujet.

[2A. Weiner développe ce point de vue dans « Reproduction, a replacement for reciprocity », Am. Ethn. 7 (1), Fév. 80 et l’introduit in « Plus précieux que l’or… », Annales, avril 1982. Par ailleurs, son livre, consacré aux Trobriand, « Women of Value, Men of Renown » doit paraître incessamment aux Ed. du Seuil