Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bernard Drevon

Recension : Commerce et marchés dans les premiers empires

Texte publié le 21 janvier 2018

Commerce et marchés dans les premiers empires. Sur la diversité des économies

Karl Polanyi, Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson

Le bord de l’eau – 470 pages – Novembre 2017. Collection « La bibliothèque du Mauss ». ISBN : 9782356875495. 460 p, 36 €

Par Bernard Drevon [1]

Un ouvrage attendu et fondamental

Publié en 1957, Trade and Market in The Early Empires représente l’aboutissement d’un programme de recherches, l’Interdisciplinary Columbia Project dont Karl Polanyi est l’inspirateur et la figure marquante. Il convient de saluer la réédition de cet ouvrage fondamental dont la première édition française en 1975 sous le titre Les systèmes économiques dans l’histoire et la théorie avec une préface de Maurice Godelier était épuisée depuis plus de vingt ans. Ce livre est en effet le complément heureux de La grande transformation – 1944 - beaucoup plus connue et commentée. Le titre ne doit pas induire le lecteur en erreur, ni l’intimider. S’il intéresse au premier chef le chercheur en histoire antique ou l’anthropologue, il est également une lecture passionnante pour tous, étudiants, professeurs, citoyens, acteurs de l’économie sociale et solidaire.

Soulignons tout d’abord la dimension politique et critique de l’ouvrage, bien montrée dans la préface riche et rigoureuse de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, ainsi que dans l’avant propos d’Alain Caillé. Il engage en effet par des textes clairs et bien traduits à comprendre de façon renouvelée les sociétés et les cultures différentes des nôtres. Or se comparer à d’autres cultures aide à mettre en question nos modes de pensées et nos modes d’organisation, nous conduisant à une « comparaison réflexive » selon l’expression de Louis Dumont. Les sociétés primitives et antiques étaient en effet caractérisées par la soumission des intérêts et des actions proprement économiques à des normes sociales et des institutions venant leur donner sens et limites. Loin d’être naturelle et universelle, l’institution du marché censée produire le bien-être et la prospérité est un construit historique. Ceci remet en question la prétendue inéluctabilité du capitalisme soumettant à l’ordre marchand le travail et la terre, et par là l’ensemble des activités humaines. Aujourd’hui au centre du débat public, ces problèmes économiques et écologiques sont éclairés avec pertinence par les textes de Polanyi figurant dans cet ouvrage.

Le livre invite aussi à la réflexion sur les méthodes des sciences sociales. En effet, les divers textes de Polanyi qui scandent l’ouvrage sont riches en ce domaine et devraient inciter les intellectuels à revenir sur cette question après quelques décennies d’hégémonie de l’individualisme méthodologique et de l’utilitarisme, tout particulièrement en économie. Polanyi en effet donne (reprenant paradoxalement C. Menger) une définition claire des deux voies possibles dans cette discipline économique (et au delà dans les sciences sociales) : une économie formelle, triomphante à l’heure du néolibéralisme, qui « dérive du caractère logique de la relation entre fins et moyens (…). Ce sens renvoie à une situation bien déterminée de choix, à savoir entre les usages alternatifs des différents moyens par suite de la rareté de ces moyens. » . L’économie serait science des choix en situation de rareté et uniquement cela.

Polanyi propose une économie substantive qui « tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la nature et à ses semblables pour assurer sa survie. Il renvoie à l’échange entre l’homme et son environnement naturel et social. Cet échange fournit à l’homme des moyens de satisfaire ses besoins naturels. » A ses yeux, seul le sens substantif permet de produire les concepts qu’exigent les sciences sociales pour analyser toutes les sociétés, les économies du passé comme du présent. L’économie substantive en réinscrivant les actes économiques dans les relations sociales et les rapports à l’environnement permet d’éclairer nos sociétés en saisissant les enjeux sociaux et environnementaux des processus économiques et des choix de politiques économiques. Il nous incite à ne jamais perdre de vue que les activités économiques sont immédiatement sociales et politiques, mettant en jeu les relations des hommes entre eux et de ceux-ci avec leur environnement naturel. L’autonomisation du champ des activités économiques, le triomphe du grand Marché, le « désencastrement », présenté aujourd’hui comme inéluctable et naturel, doivent être analysés comme un processus historique réversible, le marché auto-régulateur ayant déjà montré ses limites dans les grandes crises et les dépressions longues. Il fournit également des concepts importants à l’analyse comme ceux de réciprocité et de redistribution, formes institutionnelles permettant de cantonner le marché et d’assurer l’équilibre social. Polanyi considère que l’analyse doit s’enrichir constamment de l’apport des diverses sciences sociales et de l’histoire. Et si notre société, héritière en cela du XIX° siècle, est caractérisée par la prédominance des logiques marchandes et capitalistes, il est possible de montrer qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Bien au contraire, la formation du capitalisme représente une singularité historique inouïe.

L’étude des sociétés primitives est un champ privilégié pour la réflexion de Polanyi et des chercheurs qui l’entourent. Caractérisée par des structures sociales le plus souvent symétriques, elles suscitent la réciprocité, une des formes institutionnelles alternatives à l’échange marchand, sous la forme du don/contre-don que l’on a longtemps analysé avec les présupposés de l’économie formelle en tant que troc. Les anthropologues sont les premiers à s’apercevoir de la nouveauté et de l’importance de la théorie et de la méthode proposée par Polanyi. Comme le souligne J.L. Laville – « Encastrement et nouvelle sociologie économique » – Interventions économiques – 38/2008., il est possible de reconstruire a posteriori des convergences entre M. Mauss et Polanyi. Pour Mauss, comme pour Polanyi, il est nécessaire de critiquer l’idée que l’intérêt matériel serait la seule motivation individuelle dans la sphère économique. Alors que Mauss (Essai sur le don -1923) montre que les échanges prennent la forme du don et du contre-don, mêlant intérêt et désintéressement, Polanyi insiste sur l’erreur consistant à limiter l’action rationnelle à l’action rationnelle par finalité comme le fait l’analyse formelle de l’économie. De même, Mauss envisage les pratiques sociales comme induites par des représentations que les institutions normalisent par la politique. En retour, ces institutions influent sur ces représentations et contribuent à les modifier. Il existerait donc des marges pour l’action politique et il conviendrait de ne pas envisager les systèmes sociaux comme immuables. Dans La Grande Transformation, Polanyi considérait d’ailleurs que le libéralisme avait vécu et que la « mentalité de marché » était « obsolète ». Il n’anticipait pas en 1944 la possibilité du néolibéralisme ! Pour lui, comme pour Mauss, il ne faut pas tomber dans le « déterminisme économique » et penser possibles retournement et pluralité des formes d’organisation sociales et économiques.

Une autre dimension de l’ouvrage réside dans son apport à l’histoire antique comme le souligne Alain Guéry dans sa remarquable postface. Contre le courant moderniste qui souhaite étudier les sociétés antiques avec les catégories de l’économie formelle, Polanyi prône au contraire, ce qui fait sa force, de décentrer notre regard et d’envisager l’encastrement des activités économiques dans un cadre culturel et le plus souvent religieux qui vient lui donner sens et contenu. Ainsi, s’il existe un commerce dans les sociétés antiques, celui-ci ne peut être étudié avec le concept de marché contemporain. Les prix y sont rigides, fixés par la coutume et l’autorité publique. La monnaie peut y être absente comme moyen d’échange. Les travaux de Polanyi ont suscité de nombreux travaux et hypothèses et continuent d’irriguer la recherche en assyriologie et en économie antique. Ils ont ouverts des débats intenses au sein de cette communauté scientifique. Moses I. Finley, Michel Austin, Pierre Vidal-Naquet ont repris explicitement les positions de Polanyi sur les marchés « enchâssés » dans l’ensemble des préoccupations sociales, niant tout rôle important de l’échange marchand dans la société grecque ancienne et a fortiori l’existence d’un grand Marché auto-régulateur. Le débat est relancé récemment par une relecture de Max Weber et de la relation entre marché et démocratie dans le monde grec au sein de la communauté des historiens

Alain Guéry souhaiterait que ce débat entre « primitivistes » et « modernistes » soit étendu aux périodes qui séparent l’Antiquité de la « double révolution du XVIII° siècle ». En effet si le marché apparaît très vite dans des ouvrages de philosophie morale, de théologie et de droit, dès le XII° et XIII° siècle, il est théorisé à travers la notion de contrat et sous l’égide de la théologie chrétienne. L’idée d’un marché soumis à ses propres règles est de l’ordre de l’impensable. Et longtemps, les marchés n’ont été pensés qu’en terme de contrôle dans le but de favoriser le ravitaillement urbain. Leur développement progressif s’est effectué par les marges entre populations le plus souvent en relations conflictuelles. Si donc les marchés ont été présents partout, à l’exclusion des sociétés primitives, ils n’ont caractérisé aucune société avant la modernité libérale et le grand Marché auto-régulateur.

Alain Guéry souhaiterait compléter et affiner les travaux de Polanyi qui se sont limités aux sociétés primitives et à l’Antiquité. Les hypothèses de Polanyi pourraient être mobilisées pour l’étude des sociétés du Moyen Âge jusqu’à la révolution du XVIII ° siècle. On peut souhaiter avec lui que soit pris en compte l’impact du développement progressif des relations marchandes dans l’Europe occidentale avec la révolution urbaine dès le bas Moyen Âge. Si les marchés y sont certes « enchâssés », s’ils y sont soumis à des règles sociales et religieuses, ils n’en diffusent pas moins progressivement d’autres attitudes, pratiques, usages. « Les marchés sont bien restés enchâssés dans le reste de la civilisation, au point même d’être en symbiose, mais cela leur a permis de diffuser des règles nouvelles, plus simples et plus générales, qui ont mené à une première transformation, de plus longue durée, à laquelle Polanyi n’avait pas pensé, plus attentif aux sociétés plus lointaines dans le temps et dans l’espace que celles où s’est jouée sa Grande transformation. » Le livre récemment traduit de G. Todeschini Les marchands et le temple – Albin Michel – 2002 -2017 pour la trad. française – illustre bien cette dialectique et renouvelle utilement la réflexion sur la relation entre catholicisme et naissance du capitalisme.

Ainsi, nous disposons d’un grand ouvrage tout à la fois riche en données, source d’hypothèses et de méthodes, et d’une grande actualité.

NOTES

[1Président de l’association Les amis de Veblen