Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Thierry Brugvin

Les inégalités démocratiques entre coopératives, mutuelles, entreprises privées et publiques

Texte publié le 27 septembre 2016

La définition sociologique d’une organisation de production devrait porter prioritairement sur le statut des propriétaires majoritaires, car elle engendre généralement un pouvoir dominant. Au sens sociologique, dans les mutuelles le pouvoir dominant est celui des usagers et dans les coopératives celui des travailleurs. Les banques sont des coopératives au plan juridique, alors qu’elles devraient être dénommée banques mutualistes au plan sociologique. Dans les mutuelles la majorité des sociétaires sont des usagers et non des travailleurs. Ainsi, dans les mutuelles pluralistes, les usagers-sociétaires se désintéressent majoritairement de leur droit de vote. Alors, les dirigeants prennent les commandes au détriment des usagers et des salariés.
Plusieurs types de légitimité démocratique sont en conflit dans les coopératives (avec la liberté de décision de sa force de travail pour le salarié), dans les mutuelles (la légitimité de l’usager), dans les entreprises privées (la légitimité par la propriété privée) et dans les entreprises publiques (la légitimité par la propriété publique, mais surtout la légitimité élective par le peuple).
L’auteur de cette contribution,Thierry Brugvin, est sociologue (Lipha - Paris Est)

Introduction

L’économie sociale et solidaire (ESS) est parfois considérée seulement une humanisation du capitalisme, or elle peut permettre une véritable alternative à ce système. Cette mutation relève prioritairement de la démocratisation économique. En effet, tant que cette dernière ne sera pas atteinte, la démocratie politique restera majoritairement dominée par la puissance des élites économiques. Car comme l’expliquait Marx, les infrastructures économiques et les infrastructures de classe déterminent et dominent les superstructures que sont l’État, le droit, les médias, l’école…

L’idéal de la démocratie est fondé sur l’égalité de tous dans les décisions. En effet, la démocratie chez les Grecs conjugue, le Krâtos le pouvoir, avec celui du Dêmos, le peuple. Abraham Lincoln définissait ainsi la démocratie « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». De même, Bernstein estime que la démocratie « est le régime politique où la souveraineté est exercée par le peuple » [1]. Pour Delannoi, la démocratie est le « gouvernement des citoyens » [2]. Si nous élargissons cette définition à toutes les situations de décision collective, la démocratie est donc la puissance de tous les individus d’un espace commun (un territoire, une organisation…). La démocratie peut donc être définie comme le gouvernement de tous, par tous. Il s’agit d’un idéal inatteignable dès qu’un individu ne vit plus seul. Liberté, égalité et ordre collectif, sont les trois grands principes qui structurent les différents systèmes de politiques économiques. Ces trois principes forment un triangle de forces relativement antagonistes et complémentaires, c’est-à-dire, un « équilibre dynamique ».

Les coopératives peuvent servir de modèle à une démocratisation de l’économie. Néanmoins, il s’agit de bien analyser le fonctionnement démocratique de celles-ci et surtout leurs limites. Aussi, la question à laquelle nous allons chercher à répondre est celle-ci : quelles sont les conditions de la légitimité démocratique dans une unité de production en particulier dans les coopératives et les mutuelles ? Après avoir définit juridiquement, sociologiquement et philosophiquement, ces différentes formes d’unités de production, nous comparerons la réalité et les conditions nécessaires à leur mise en œuvre de la démocratie interne. Enfin, nous comparerons les différents types de légitimité démocratique au sein des coopératives, des mutuelles, des entreprises publiques et privées.

LES CONDITIONS DE LA DEMOCRATIE ECONOMIQUE

Les mutuelles et des coopératives diffèrent au plan juridique, philosophique et sociologique. Dans le langage commun, on confond généralement les termes de coopératives et de mutuelles. Entre le point de vue juridique d’un côté et philosophique et sociologique de l’autre, il existe un conflit de définitions distinguant la coopérative de la mutuelle. Au plan philosophique, une coopérative est le mode de production favorisant le plus la démocratie, grâce au principe affirmant qu’un travailleur = une voix. Tandis qu’au plan sociologique une mutuelle nous définirons une mutuelle comme une unité de production de biens ou de service dans laquelle la propriété des usagers est majoritaire : un usager = une voix. Ce qui engendre généralement un pouvoir majoritaire des usagers-sociétaires (propriétaire), du moins lorsqu’ils ne le délaissent pas à leurs dirigeants. Une coopérative peut être définie comme l’organisation ou la propriété des salariés sociétaires est majoritaire. Donc leurs pouvoirs est généralement dominant, s’ils s’en servent. Tandis que dans les entreprises privées la propriété majoritaire est celles des propriétaires privés. Dans les entreprises publiques, c’est la propriété des majoritaire des propriétaires publics qui leur confère le pouvoir dominant. Ces derniers sont représentés en dernière instance par les élus du peuple déléguant leur pouvoir à des administrateurs publics et au président de l’entreprise publique.

Ainsi, au plan philosophique et sociologique une banque dirigée par des usagers est une mutuelle, alors qu’au niveau juridique, en France, il s’agira d’une coopérative bancaire. Au plan juridique, précise Richez-Battesti, « les banques dites coopératives, mutuelles ou mutualistes ont en fait toutes le statut juridique de coopératives ; en droit français, une mutuelle est une forme juridique sans capital social, ce qui est considéré en France comme incompatible avec l’activité d’établissement de crédit. » [3] « Les banques mutualistes, qui bénéficient du statut juridique de coopérative, dépendent de la loi de 1947 portant statut de la coopération, mais sont également régies par le code monétaire et financier, et notamment par la loi bancaire de 1984, comme n’importe quelle autre banque » [4]. Cependant, nous préférons néanmoins utiliser généralement le terme sociologique de « mutuelle bancaire » et non le terme juridique de « banque coopérative », car cette dernière au plan sociologique et philosophique fonctionne comme une mutuelle. C’est-à-dire qu’elles sont sous la propriété des usagers et donc sous la présidence prioritaire de leurs représentants et non des travailleurs-sociétaires comme dans les coopératives.

Les deux doubles qualités les plus fondamentales sont celles de travailleur-décideur et de travailleur-propriétaire (sociétaire). Car ce sont les conditions du droit à l’égalité et à la liberté dans le cadre de la démocratie économique. Sinon expliquait Marx, il y a risque de domination, d’exploitation voir d’aliénation pour les salariés des entreprises privées dans le système capitaliste. Le pire est atteint lorsque le travailleur devient esclave. Or, cette situation extrême perdure encore dans différents pays du monde. Dans les entreprises privées, les salariés ne disposent que de leur force de travail, tandis que les employeurs possèdent la propriété privée des moyens de production. Cette propriété est souvent collective, mais partielle, par conséquent seule une minorité dispose du pouvoir de décision. La condition fondamentale pour permettre cette démocratie dans une unité de production, telle une coopérative est donc que cette dernière soit fondée sur la propriété collective des moyens de production. Afin que la totalité des salariés-sociétaires détienne le droit de décision. L’égalité démocratique est possible lorsque tous les travailleurs disposent de manière égale du pouvoir décisionnel en Assemblée générale et non seulement une partie d’entre eux. Ce qui est le cas dans les entreprises capitalistes appartenant à un employeur-travailleur ou à plusieurs (dans certaines sociétés par actions). Et encore, ce n’est que la condition minimale et non suffisante du droit à l’égalité. Car de nombreuses autres décisions fondées sur la démocratie représentative sont prises, sans qu’ils soient systématiquement consultés entre deux assemblées générales fondées sur la démocratie directe.

Les trois valeurs fondamentales de la démocratie de la République française sont « égalité, liberté et fraternité ». Alain Caillé explique que « cette complexification de l’idéal démocratique se répercute sur l’enchevêtrement déjà passablement complexe par lui-même entre l’aspiration à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Il semble justifié de considérer avec Norberto Bobbio que ce qui spécifie la Gauche par rapport à la Droite et donc la vision de gauche de la démocratie, c’est le primat accordé à l’égalité sur la liberté. Mais toutes les positions peuvent aisément s’inverser selon que l’accent est placé sur l’égalité (ou la liberté) des peuples et des cultures ou des individus. »

La condition de la liberté des travailleurs est le fait qu’ils disposent ou non de la propriété des moyens de production. Or, c’est seulement dans les coopératives que peut se réaliser cette condition minimale, mais non suffisante, pour pouvoir décider librement de leurs conditions de travail, de production et de l’orientation de leur production. Ainsi, par ces principes philosophiques sont posés les conditions minimums pour le respect du droit à la liberté et à l’égalité au sein d’une coopérative.

Le fait qu’aucun travailleur - propriétaire ne dispose de plus d’une voix est une des conditions pour permettre le droit à l’égalité. Sinon, il y a une inégalité de pouvoir et donc de liberté, entre les travailleurs. C’est pourquoi, parmi les différents types de double qualité, celles de travailleur-décideur, et donc de propriétaire-décideur sont les plus fondamentales, car elles conditionnent la démocratie économique. Or, cette dernière est la pierre angulaire de la démocratie politique, dans la mesure où comme l’a expliqué Marx, les infrastructures économiques et les infrastructures de classes (propriétaires - salariés) tendent à dominer les superstructures notamment politiques et étatiques.

Or l’ACI (Alliance Coopérative Internationale) ne hiérarchise pas les différents types de double qualité [5]. François Espagne théorise ce principe, cependant, il est étonnant que les définitions de François Espagne et de l’ACI [6]. ne rappellent pas le principe de double qualité le plus important. Il s’agit de la double qualité de travailleur-décideur condition de sa liberté et de l’égalité. Il découle pourtant du principe bien connu de l’ESS, « une personne égale une voix », car c’est une des conditions de la démocratie. Cependant, cela ne suffit pas, car si dans les mutuelles c’est bien le cas, par contre l’intérêt des salariés n’est quasiment pas représenté.

C’est pourquoi il existe donc trois conditions nécessaires à la démocratie économique :

Les statuts de salariés non sociétaires et de sociétaires non-salariés limitent l’égalité démocratique. Elle ne respecte donc pas intégralement le principe « une personne égale une voix » dans les SCOP, puisque un sociétaire non salarié peut disposer d’un nombre de voix supérieur à un salarié sociétaire. Même si la loi sur les SCOP de 1992 préserve le droit de vote des salariés-sociétaires à hauteur de 51% au minimum, cela ne suffit pas toujours pour préserver leur autonomie de décision. En effet, en cas de désaccord entre eux, même une minorité de sociétaires non travailleurs peut parvenir à changer une décision et dispose ainsi d’un pouvoir considérable. Il y a ainsi une rupture progressive, avec un des principes majeurs de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), qui est « une personne égale une voix ». De plus, le principe d’égalité et de liberté de la république française ne son pas respectés. Puisque dans ce cas, les travailleurs ne sont plus en mesure de décider souverainement de leur condition de travail, puisqu’ils sont dirigés par des propriétaires.

COMPARAISON ENTRE COOPÉRATIVES ET MUTUELLES AU PLAN DEMOCRATIQUE

Quelle est la légitimité des usagers dans une mutuelle ? Revenons d’abord un peu en arrière dans le temps, afin de comprendre les principes du mutuellisme qui engendrera le mutualisme contemporain. Égalité et liberté des personnes sont les deux principes fondamentaux de son système philosophique de Proudhon. « L’égalité des personnes est la première condition du nivellement des fortunes, laquelle ne résultera que de la mutualité, c’est-à-dire de la liberté même » [7]. Pour Proudhon le mutuellisme consiste donc dans la création d’un système économique où les individus s’associent entre eux afin de s’entraider.

L’idéal de démocratie économique fondé sur la liberté et l’égalité, développée dans le cadre du mutuellisme de Proudhon, n’est véritablement mis en œuvre que dans les coopératives véritablement démocratiques et non dans les mutuelles. Pourtant, Proudhon explique que son idée de mutuelle bancaire relevait « d’un revirement complet, opéré par le changement de position ou l’interversion des rapports entre les deux grandes forces du capital et du travail » [8]. Or, dans les mutuelles ce n’est pas le travail (les salariés) qui dispose du pouvoir principal, mais les usagers sociétaires (propriétaires du capital). Par conséquent, même si les mutuelles représentent une avancée par rapport au capitalisme d’hier et d’aujourd’hui, elles ne vont pas aussi loin que les coopératives. Car dans ces dernières seuls les travailleurs sont décisionnaires - propriétaires et donc susceptibles d’être libres et égaux. C’est ce qui explique en partie les dérives d’une majorité de mutuelles un siècle après. L’autre raison principale étant la difficulté d’impliquer les usagers dans la démocratie représentative et participative, plus encore que la culture économique libérale qui les entoure.

Les usagers des mutuelles usent peu de leur pouvoir de décision. Les mutuelles d’assurances et les mutuelles bancaires (au sens sociologique), telles le Crédit Mutuel, le Crédit Agricole, la Banque Populaire disposent de statuts (qui leur confère une nature juridique de coopérative bancaire), permettant une autogestion relativement démocratique, car chaque usager - sociétaire dispose du droit de vote. Cependant, après plus d’un siècle de fonctionnement, ces mutuelles bancaires ont oublié l’esprit « révolutionnaire » du coopérativisme de leur début qui visait à faire respecter les droits à la liberté et à l’égalité économique, notamment grâce à la démocratie interne. Il y a probablement plusieurs raisons à cela. D’une part l’environnement capitaliste libéral, exerce une pression sur les membres de ces mutuelles qui tend à leur faire oublier cet idéal originel. Pourtant à l’inverse, la majorité des coopératives même les plus anciennes conservent en large partie cet idéal. C’est le cas par exemple de la fédération de coopératives espagnoles Mondragon qui existe depuis 58 ans en 2014, même si elle a connu quelques dérives.

Cette différence s’explique sans doute aussi par le fait que dans les mutuelles il y a d’un côté des usagers et de l’autre des travailleurs. Tandis que dans la majorité des coopératives les sociétaires y travaillent en même temps comme salariés. Ils sont donc directement concernés au quotidien par son évolution. Dans les mutuelles, même les usagers-sociétaires sont moins concernés directement par la vie de la mutuelle, puisqu’ils n’y travaillent pas au quotidien. Ainsi, soit ils ne viennent plus voter aux assemblées générales, soit ils votent sans vraiment prêter attention aux enjeux économiques et démocratiques de leurs votes. Or, leur nombre est généralement beaucoup plus important que celui des travailleurs, dans les mutuelles bancaires ou d’assurance en particulier. De plus, ils disposent du droit de vote dominant, puisqu’ils sont plus nombreux. C’est pourquoi lorsque les salariés-cadres souhaitent accroître leur pouvoir sur les salariés subalternes, ils leur est relativement facile de s’appuyer sur le vote des usagers, car ils sont majoritairement peu informés des enjeux de leur mutuelle et sont donc facilement manipulables. Ainsi, les travailleurs-dirigeants peuvent par exemple s’octroyer des salaires de plus en plus conséquents, accroître les règlements limitant le pouvoir des travailleurs-subalternes et même finalement celui des usagers, qui ne viennent peu à peu même plus voter aux assemblées générales. Un des indicateurs de la croissance du pouvoir des dirigeants peut être relevé à travers le niveau des salaires des directeurs dans les mutuelles, qui est généralement beaucoup plus élevé que dans les coopératives. Par exemple, le montant du salaire/rémunération de Jean-Paul Chifflet, le directeur général du Crédit agricole, qui est une mutuelle bancaire, était de 1,5 million d’euros en 2012, soit 125 000 euros par mois, donc plus de 120 fois le SMIC. C’est-à-dire le 52e meilleur salaire/rémunération des dirigeants français [9]. Dans le cadre de la coopérative de coopérative Mondragon, composée de 85 0000 salariés sociétaires en 2009, ils sont de 1 à 7, bien que ce soit . Alors qu’ils sont généralement de 1 à 500 dans les plus grandes transnationales et de 1 à 1000 si on y ajoute les bonus et les stock-options.

Le principe de la double qualité sociétaire-usager ne s’avère donc pas suffisant pour parvenir à une véritable la démocratie économique. Cette dernière repose en particulier sur le principe d’égalité démocratique et surtout celui de liberté de choix des conditions de travail des salariés (sociétaires ou non). Pour cela il faudrait que seuls les salariés disposent de « la double qualité » de travailleurs et de sociétaires. Mais alors cela deviendrait des coopératives et non plus des mutuelles (au sens sociologique toujours).

Il y a des mutuelles pluralistes ne défendant pas une corporation (tels les enseignants), mais gérant un bien ou un besoin. Dans ce type de mutuelle on constate qu’il y a peu ou pas de puissants syndicats défendant les salariés. Par conséquent, les intérêts des usagers y sont généralement mal défendus, à la différence de mutuelle corporatiste, telle la MGEN, dans lesquelles les syndicats d’enseignants viennent défendre les intérêts des usagers.

Il existe 4 formes de propriété des moyens de production qui conditionne la légitimité dominante. L’enjeu central de la légitimité réside dans le fait qu’il confère le pouvoir décisionnel final (dans le cas où il y a un dialogue social préalable). Par conséquent, il permet à celui qui détient ce pouvoir de fixer les niveaux de rémunération (exploitation ou non), le type de production, le mode d’organisation et les conditions de travail.

Voici une typologie des relations entre quatre types de propriété et de légitimité de l’acteur dominant. Elle porte toujours sur la dimension sociologique et non juridique.

Nous définirons donc l’autogestion économique interne (dans une unité de production) comme le droit et le fait de réguler démocratiquement [11] sa propre force de travail (conditions de travail, organisation, rémunération…), grâce à la condition centrale du statut de travailleur-propriétaire d’une propriété collective privée. L’autogestion suppose donc comme première condition objective le droit de propriété collective privée sans exclusion. A cette condition viennent s’ajouter d’autres conditions objectives secondaires (élection du président, de l’orientation, de l’organisation de la rémunération…) et des conditions subjectives de la démocratie directe, représentative, délégative, participative.

Quelles sont les conditions favorisant la démocratie économique  ? Nous les présentons par ordre de démocratie économique décroissante :

* La nature de la propriété de l’unité de production :
* La coopérative, puis l’entreprise publique démocratisée (de la plus petite à la plus grande), puis le mutuelle, puis l’entreprise capitaliste (de la plus petite à la plus grande).
* Dans chacune de ces structures, le degré de démocratie interne de l’unité de production variera en fonction du droit :

Les différents types de légitimité sont en conflits et varient en fonction des types de propriété. La légitimité peut se définir selon Ihi, comme la « reconnaissance d’un ordre politique ou social non seulement comme pouvoir, mais comme autorité » [12]. Elle dépend donc aussi de la reconnaissance qu’autrui lui attribue. Par ailleurs, la « légitimité est la qualité de ce qui est fondé en droit, en justice ou en équité » [13]. On observe des conflits de légitimité dans les différents types d’unité de production :

Conclusion

Nous avons différencié et hiérarchiser les principaux types de légitimité en conflit, dans les quatre principaux types d’unité de production : les entreprises privées, les coopératives, les mutuelles et les entreprises publiques. Elles se distinguent par quatre types différents de propriété, mais surtout par quatre types de pouvoir dominant. Dans les entreprises privées se sont le ou les propriétaires privés, dans les coopératives se sont les salariés-propriétaires, dans les mutuelles se sont les usagers-propriétaires et dans les entreprises publiques se sont les pouvoirs publics.

Du point de vue du droit à l’égalité entre travailleurs, les coopératives sont supérieures aux entreprises publiques, qui le sont elles mêmes aux mutuelles et aux entreprises privées. Par contre du point de vue de l’égalité entre citoyens les entreprises publiques sont les premières, avant les coopératives. Finalement quelle est la légitimité la plus importante, celle du travailleur ou du citoyen ? Au regard de la légitimité par le nombre se sont les citoyens, représentés par les élus dirigeants les pouvoirs publics (et non les ministres nommés). Mais cette légitimité est suivie de près par la légitimité par la liberté sur sa propre force de travail. Car sans elle la domination s’insinue progressivement, jusqu’à la plus grave dérive, qu’est l’esclavage. La légitimité des pouvoirs publics démocratisés est donc prioritaire à celui à la fédération de l’ensemble des travailleurs, supplantant eux-mêmes celles des travailleurs-propriétaires des coopératives.

Lorsqu’une mutuelle se développe en nombre d’usagers et surtout dans la durée (certaines ont plus d’un siècle), les usagers ne s’impliquent généralement pas dans la démocratie interne et en particulier durant l’assemblée générale. C’est particulièrement le cas des mutuelles pluralistes (non corporatistes), c’est-à-dire ouvert à tous types d’usagers, telle les banques, car les usagers sont alors peu représentés par des syndicats. Dans les mutuelles pluralistes, la démocratie diminue puisqu’ils ne parviennent même pas eux-mêmes à exercer leur droit à la liberté de décision face aux dirigeants des mutuelles. A la différence des mutuelles corporatistes, telle la MGEN ou les syndicats d’enseignants restent bien présents. De plus, dans les mutuelles la propriété n’est pas égale, puisque les salariés sont soit minoritaires, soit exclus de celle-ci. Donc les salariés sont dominés par les usagers, ce qui n’est pas complètement démocratique.

A l’inverse d’une coopérative, dont le fondement philosophique consiste dans le droit à l’égalité, c’est dire dans droit que chaque travailleur soit aussi sociétaire-propriétaire et ne dispose pas plus d’une voix. Dans les Scops, une part des investisseurs financiers n’est pas travailleur et dispose du droit de vote, même s’il est limité. Cette règle n’est pas toujours respectée non plus dans les mutuelles d’usagers (les mutuelles d’assurances, bancaires…), puisque la majorité des sociétaires ne sont pas travailleurs. Ainsi, les usagers-sociétaires se désintéressent majoritairement de leur droit de vote. Ce sont donc les dirigeants des mutuelles qui prennent peu à peu les commandes des mutuelles, au détriment des usagers-sociétaires. Ainsi, les dirigeants tendent à dévoyer l’idéal coopératif, social et solidaire. Cependant, ils y sont aussi poussés par la concurrence du capitalisme néolibérale et sa dérégulation. Tant que les mutuelles d’usagers restent restreinte, tel le Crédit coopératif ou la NEF, les valeurs mutualistes parviennent à se maintenir. Mais le temps et la croissance en taille des mutuelles pluralistes, viennent quasiment systématiquement les écarter loin de cet idéal démocratique d’égalité.

L’enjeu de la démocratie économique est centrale explique Marx, car les infrastructures économiques et les infrastructures de classe dominent les superstructures, que son l’Etat, le droit…

C’est pourquoi il existe donc trois conditions nécessaires à la démocratie économique et à l’autogestion des unités de production, la double qualité de travailleur- décideur (est la première et plus fondamentale), ce qui suppose de posséder la double qualité de travailleur - propriétaire (car les propriétaires sont généralement les décideurs). La troisième condition est une « personne égal une voix », mais ne suffit donc pas à elle seule.

Dans les entreprises nationalisées et même dans celles qui sont socialisées, il n’y a pas véritablement d’autogestion comme peuvent l’être les coopératives. En effet, dans une entreprise socialisée, l’autogestion des salariés est limitée, car la propriété étant publique, c’est finalement le directeur, qui est nommé par les pouvoirs publics et qui a donc le dernier mot en cas de conflit. Ce qui est légitime puisqu’il a été nommé par les élus du peuple souverain. Dans les mutuelles les salariés ne sont pas véritablement libres, car ils sont dominés par le pouvoir des usagers, à la différence des coopératives.

Le respect d’un juste équilibre entre ces différents types de légitimité est la condition de la démocratie économique, c’est-à-dire du droit à l’égalité et à l’égale liberté entre êtres humains et en particulier entre travailleurs. Or, la propriété privée des moyens de production des entreprises privées du système capitaliste s’y oppose, à la différence de la propriété des coopératives. La démocratisation politique suppose donc une démocratisation économique et aussi une redistribution des richesses du local au global. Cela suppose donc un changement profond dans l’organisation, les pratiques économiques et politiques mais aussi un travail psychologique de détachement vis-à-vis des besoins de pouvoir des individus, du haut en bas de l’échelle sociale.

Thierry Brugvin,
Sociologue,
Lipha - Paris Est
Thierry.brugvin@gmail.com

NOTES

[1BERNSTEIN Serge, La démocratie aux États Unis et en Europe occidentale, Editions Jacques Marseille, Paris, 1999, p.11.

[2DELANNOI Gilles, “Démocratie, le mot et le critère”, in Urgences démocratiques, Esprit, février 1998, p. 62.

[3RICHEZ-BATTESTI N et al, « Les banques coopératives en France : entre banalisation et renouveau des spécificités », Rapport financé par la DIES, CEFI, Université de la Méditerranée, 2005, p. 2.

[4VAUGIER Elodie, Le mutualisme, une compétence stratégique : Le cas des banques coopératives en France, Master 2 Recherche Sciences de Gestion, 2008-2009.

[5DRAPERI Jean-François, la Recma, Alternatives Economiques Poche n° 022 - janvier 2006.

[6ESPAGNE François, PRINCIPES COOPERATIFS ? LESQUELS ? Histoire et lecture des principes coopératifs selon l’Alliance Coopérative Internationale, p.17, 2008.

[7PROUDHON Pierre-Joseph, De la capacité politique des classes ouvrières, (publication posthume), Editions Rivière, 1924.

[8PROUDHON Pierre Joseph. Carnet VII, le 28.10.1848.

[9LE JOURNAL DU NET, Le salaire des patrons du SBF 20, http://www.journaldunet.com/economie/magazine/salaires-patrons/jean-paul-chifflet.shtml, 2012.

[10FREEMAN, “The politics of stakeholders theory : some futures directions”, Business of Ethics Quaterly, n°4:4, 1984.

[11La régulation peut donc être définit comme la décision d’une règle et la décision de son application selon REYNAUD Emmanuèle, “ Le chômage de longue durée. La théorie et l’action”, Revue français de sociologie, 1993, n°2.

[12IHI Olivier, « Légitimité », in Dictionnaire de sociologie, Le Seuil, 1999.

[13PETIT LAROUSSE, 1999.