Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Bruno Tardieu

Quand un peuple parle. ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Texte publié le 31 août 2015

C’est en 1957, dans un camp pour sans-logis de la banlieue parisienne, qu’ATD Quart Monde a vu le jour. Créé par Joseph Wresinski et des habitants de ce camp, bientôt rejoints par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, ce mouvement de libération est fondé sur la volonté de ne pas laisser la misère et le gâchis humain qui lui est inhérent s’imposer comme une fatalité. Aujourd’hui présent dans plus de trente pays, ATD Quart Monde demeure cependant assez peu connu en France. Quelles sont ses méthodes, ses principes, son esprit, son analyse politique ? Telles sont les questions que ce livre aborde, afin de mieux faire connaître un mouvement porté par un refus de l’assistanat, du contrôle ou de l’embrigadement, et par une volonté de libérer les potentiels des populations très pauvres et de tous les citoyens.
En s’interrogeant sur le rôle politique des plus démunis, ce livre, dont nous publions quelques bonnes feuilles, ouvre des perspectives pour inventer des alternatives au totalitarisme de l’argent.
Parution le 3 septembre 2015, Editions La découverte, collection Cahiers Libres, 250 p., 13,50 €.
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Quand_un_peuple_parle-9782707185655.html

Pourquoi ce livre ?

Un jour, François Geze, fondateur des Editions La Découverte, demande à rencontrer des responsables d’ATD Quart Monde. Il nous dit qu’il regrette qu’ATD Quart Monde soit si mal connu, rangé dans la case ‘caritatif’, sa dimension de mouvement citoyen et politique et son questionnement intellectuel passant inaperçus. Il souhaite que sa maison d’édition publie un livre qui le fasse comprendre. Au fil des discussions, il finit par me proposer de le faire. Au cours de mes 40 années d’engagement avec ATD Quart Monde j’ai souvent partagé ce regret. De fait, ATD Quart Monde est né dans l’ombre, de la rencontre d’un homme né dans la misère avec la population d’un camp pour sans abris à l’écart de la cité. Là, ils se sont révoltés contre la misère comme déni d’humanité — non pas contre la pauvreté qui peut être choisie mais la misère qui isole et humilie. Loin des projecteurs, ils ont mis leurs contemporains au pied du mur de la nouvelle ambition de l’après guerre « d’une humanité libérée de la misère et de la terreur ». Et cette révolte n’a cessé de s’étendre depuis en France et dans le monde, sans pour autant être bien repérée par les milieux intellectuels et progressistes Français. (…)

Qui suis-je pour en parler ?

Au moment où ce livre m’est proposé, je viens de quitter la responsabilité d’ATD Quart Monde – France, tenue pour deux mandats de 4 ans. Mais mon engagement dure déjà depuis près de 40 ans, et puise à des racines familiales. Le combat de mes parents, médecin hospitalier et chercheure Inserm à Garches, pour que les enfants « Infirmes Moteurs Cérébraux » soient pris en compte est une de ces racines et un fil de ma vie. Dans le service de mon père à Garches, mon frère et moi vivions des fêtes de Noel où nous étions les seuls enfants « valides » entourés d’enfants IMC. Certains sont devenus amis de mes parents, et ils étaient nombreux à l’enterrement de mon père, leurs corps marqués transformant toute l’assemblée. Ces expériences d’enfant m’ont donné comme une évidence le gout de voir la dignité de chacun, au-delà des apparences. J’ai retrouvé plus tard ce regard radical sur l’humanité de l’autre dans différentes formes de refus de l’exclusion dues à la misère, au handicap, au racisme. La grande connivence entre Jean Vanier et le Père Joseph Wresinski [1] m’a confirmé cette valeur inaliénable de l’être humain, comme source civilisatrice.

Dans ma jeunesse, la France sortait de la guerre d’Algérie, de la colonisation, constatait les ravages de la misère dans les pays dit du Tiers Monde. Mes frères ainés très engagés en 1968, étaient passionnés de l’engagement pour le développement de ces pays. Quand j’avais 13 ans, René Dumont, agronome radical d’avant-garde de l’écologie politique, était venu parler dans mon école d’un quartier privilégié : « l’Afrique noire est mal partie, un français polluent 100 fois plus qu’un Africain. La terre et l’humanité sont en danger si elles sont guidées par la recherche plus de richesse pour une toute petite minorité… » De par ma famille, j’avais une forte attache aux valeurs scientifiques : ne pas croire n’importe quoi, critiquer, questionner, vérifier. Et là se trouvait devant moi un homme à la fois engagé, libre des aveuglements d’une bourgeoisie sûre d’elle où j’étouffais, et en même temps sérieux, scientifique. A 13 ans, je me suis promis de devenir comme lui. A 14 ans, un voyage en Algérie avec un mouvement de jeunesse a continué de me montrer combien tronquée était la version officielle de l’histoire du monde apprise à l’école.

Un peu par hasard un chantier de jeune me fit rencontrer ATD Quart Monde ; les photos des gens du bidonville des Grands Chênes à Versailles m’ont sidéré. La misère est à nos portes, et personne ne le dit. J’ai proposé aux animateurs du chantier d’abandonner mes études pour rejoindre les volontaires. Mais un d’eux, Abdallah Zaidi, m’a fait comprendre que ce serait « une connerie ». Lui avait grandi dans le bidonville de la Campa, avait tant galéré à faire des cours du soir pour devenir électricien, qu’il ne pouvait pas me laisser faire ça. « Finis tes études tu reviendras plus tard. » Ce soin qu’il prit de moi me reste comme un repère. De retour chez moi j’ai questionné les miens sur cette misère en France. La réponse que je perçu fut que la misère en France ne peut s’expliquer que par la médiocrité héréditaire des gens. Cela me vexa. Ma mère cependant recevait déjà le journal d’ATD Quart Monde et respectait l’interpellation du Père Joseph.

Une fois entré dans une école d’ingénieur, je proposais à nouveau mes services. J’ai habité un mois de Juillet déterminant dans une cité de transit à Créteil à animer une bibliothèque de rue. J’y rencontrai ma future épouse, elle aussi bénévole, issue d’un autre milieu que la mien. J’étais bouleversé par une chose : les enfants échouaient à l’école, ils détestaient l’école et pourtant ils étaient si drôles, si fins, si intelligents. Alors que j’entamais une thèse de mathématique appliquée, je me faisais battre par ces enfants aux échecs. Un club d’échec était né à l’initiative de Maud Desandré, une de ces résistantes méconnues des quartiers de misère. « Nos enfants ne sont pas plus bêtes que les autres. » Elle le prouvait : de son club sorti la championne de France junior. Son défi me marqua pour toujours. Eric Viney en particulier, orienté en classe spéciale pour déficients, me battait régulièrement. Il était aussi passionné de la guerre de sécession aux USA. Il voulait devenir médecin comme mon père. Il ne savait ni lire ni écrire. Puis tout à coup, poussé par le Mouvement, son père tenta d’apprendre à lire. Il n’y parvint jamais, mais au même moment, Eric en 2 mois, à 9 ans, appris tout d’un coup. Comme si le combat de son père, enfin exprimé, libérait le fils. Et me bousculait. J’avais été très étonné qu’il me batte aux échecs. Mais pourquoi cet étonnement au fond ? Se révélait ainsi à moi-même des théories reçues : ceux qui sont pauvres c’est parce qu’ils ont échoué à l’école ; et ceux qui échouent à l’école c’est qu’ils sont moins doués ; voilà qui explique tout. Mais là, une rencontre m’obligeait à tout repenser. Je percevais petit à petit un monde qui souffrait sans bruit et qui portait un potentiel de changements radicaux car il bouleversait tous mes repères.

La rencontre avec le Père Joseph Wresinski fut aussi un choc. Un homme marqué par la misère, la portant en lui dans ses colères comme dans sa bonhommie et sa fraternité sans limite. On disait de lui qu’il était un provocateur, il était un provoqué. Il ne supportait pas le mépris des pauvres qu’il décelait là où d’autres ne voyaient rien. A vrai dire, au début je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il ne déroulait pas une pensée cartésienne qui démontre que j’ai raison et que tu as tort. Il pensait avec vous. Ses interventions, les histoires qu’il racontait, ses colères amenaient à réfléchir, à bouger les lignes, à se bouger. Mais il ne pensait jamais à votre place. Ne pas penser pour l’autre mais avec l’autre, est devenu un nouveau fil de ma vie [2]. De son vivant les media se méfiaient de lui, de son coté non formaté, imprévisible. Claude Sérillon nous a avoué qu’il était craint sur les plateaux de télévision. Encore aujourd’hui mon milieu, le milieu universitaire Français, a du mal à comprendre Wresinski. « Mais il n’a que son certificat d’étude non ? »

En 1981, j’ai voulu être volontaire permanent à plein temps à ATD Quart Monde pour deux ans, interrompant ma carrière de recherche, en tant qu’objecteur de conscience ; j’y ai effectué un service civil à la place du service militaire. Et plus j’y rencontrais des gens très défavorisés plus je voyais qu’ils avaient cette expérience et cette pensée qui me faisait bouger profondément dans mon attitude, dans mon sens des responsabilités, dans mes repères intellectuels. Ils produisaient une sorte de libération de l’apartheid sociale dans laquelle j’avais le sentiment d’être enfermé et qui m’avait fait ignorer l’existence même de la misère pendant toute ma jeunesse. Mon épouse Geneviève a également rejoint ce volontariat permanent deux ans plus tard, et nous sommes partis en mission 4 ans à New York. Nous avons vécu dans un quartier très pauvre avec nos deux premiers enfants, résisté avec nos voisins aux expulsions et mauvais traitements du propriétaire ; j’ai mené des bibliothèques de rue dans des quartiers misérables de New York et elle a écrit les 30 ans d’histoire du Mouvement aux Etats Unis. Ces années ont achevé de me lier définitivement avec ce Mouvement. Mes collègues me poussèrent à puiser dans ma formation et à introduire l’informatique dans les bibliothèques de rue. Il nous fallu repenser complètement l’usage de l’ordinateur avec les familles pour en faire un outil communautaire de partage du savoir. Des chercheurs du MIT se sont intéressés à notre démarche d’encyclopédie de rue dans un petit ordinateur pour que les enfants formulent et partagent leurs savoirs – sorte de wikipedia avant l’heure. Cette aventure fut publiée par les presses du MIT. Cela m’a apporté la preuve que je n’avais pas abandonné ma carrière de recherche scientifique, au contraire j’étais dans une recherche pas seulement intellectuelle, mais mobilisant plus profondément différentes partie de mon être. J’appris à cette époque que Maria Montessori avait inventé sa méthode avec les habitants du quartier le plus pauvre de Rome. Cette excellente méthode est maintenant prisée par tous, et le plus souvent utilisée uniquement par les plus aisés. J’y ai vu une nouvelle preuve que les plus pauvres, que la misère pousse à chercher à changer le monde sont une source immense d’innovation. Ils obligent à repenser et peuvent faire bouger le monde si ils peuvent trouver des co chercheurs à leurs cotés. Plus tard, une autre mission à Boston nous a permis d’approfondir les liens avec les universités. De retour en France j’ai été chargé du réseau international des alliés d’ATD Quart Monde, avec qui nous avons publié des récits d’impact politiques sous le titre artisans de démocratie, puis de la formation des membres du Mouvement dans le monde. Enfin j’ai été délégué national pour la France de 2006 à 2014, dans une époque où le découragement citoyen et politique est saisissant. En contraste avec ce découragement, j’ai été témoin du fait que les plus démunis ne se résignent pas à cette fatalité, et que leur espoir a le pouvoir de réveiller les autres. C’est pour cela que j’ai accepté le défi d’écrire ce livre et de montrer que la citoyenneté, le politique, c’est nous.

J’ajoute enfin que les organisations et engagements face à l’injustice sont souvent dures et tristes. Peut être parce qu’elles sont mues par la culpabilité des nantis ou qu’elles tombent dans la simplification idéologique. Or j’ai été toujours frappé par l’énergie, l’humour, la joie des fêtes, la tendresse après la rudesse, la beauté des bâtiments et des œuvres collectives, la force des chants qui se vivent à ATD Quart Monde. C’est probablement pour cela que j’y reste. J’ai retrouvé cette même énergie joyeuse dans d’autres mouvements nés de populations pauvres ailleurs dans le monde. Je crois que les mouvements politiques profonds qui changent vraiment les choses sont ceux qui libèrent chez chacun une envie de vivre et un désir de fraternité.

(…)

Un jour, Mary Rabagliati devinant que je venais de vivre une expérience cuisante réussit à me la faire raconter. Dans l’hôtel pour sans abris – 120 chambres, une famille par chambre payée par les pouvoirs publics, une vraie bombe à retardement — où nous avions obtenu de faire la bibliothèque dans le lobby de l’hôtel, une autre association avait voulu faire une foire à la santé. Nous avions accepté de les soutenir et de collaborer. Mais alors que la bibliothèque de rue avec ses fantaisies, ses beaux livres et ses pinceaux, amenait plutôt la paix dans le lobby de l’hotel, cette foire à la santé n’avait amené que de la tension négative : distribution de tracts contre le tabac, contre la drogue, contre le sida, contre le sexe non protégé, contre la violence domestique, tout le monde était de plus en plus énervé. Les enfants devenaient comme fous et je ne les reconnaissais pas. J’en pris un par le bras qui courrait sur les livres. Sa mère, que j’estimais profondément, m’insulta devant tout le monde, me traitant d’envahisseur, qu’elle n’avait besoin de personne etc. J’étais humilié. Mary repris doucement « Tu vois, dans tout ce monde qui avait envahi ce hall avec leurs injonctions et leur morale, et qui l’a énervée, tu étais sûrement le seul qu’elle connaissait, et qu’elle a osé engueuler. » Je fus libéré d’un coup. Être les seuls que les offensés de la misère peuvent engueuler, c’est là une bonne définition de ce volontariat.

Chacune de ces co fondatrices, comme Mary, est une référence pour moi. Tenir aux côtés des familles, tenir avec ce Père Joseph si fraternel mais aussi écorché vif, imprévisible, demandait d’avoir une capacité à se soutenir dans la fraternité pour risquer cette aventure en s’accrochant à quelques certitudes profondes. Ces volontaires se sont rendus compte que, même s’il existait d’autres expériences d’immersion au milieu du peuple, celles des prêtres ouvriers, de militants d’extrême gauche, ou encore certains anthropologues, il fallait pour tenir tenter d’écrire ces certitudes profondes qui les guidaient. Le texte qu’ils écrivirent en 1965 est aujourd’hui encore la base du texte que signent les adhérents du Mouvement : « Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d’homme(…). Elle donne à chacun le même droit inaliénable d’agir librement pour son propre bien et pour celui des autres. L’existence, dans toutes les sociétés, d’une population (personnes, familles et groupes) incapable de manifester cette valeur aux yeux de tous, prouve que tous ne reçoivent pas les mêmes moyens de l’utiliser, consciemment, comme source d’énergie, point de départ de leur développement, justification de tous leurs droits d’homme… Ferment de transformation de toute société, ils seront les experts de nos projets de civilisation et leur promotion sera la mesure de notre propre progression vers une société réellement égalitaire. Le mouvement Aide à Toute Détresse Quart Monde a opté pour un projet de civilisation (et, par conséquent, de société) comportant le renversement total de nos priorités, le réajustement de tous nos moyens au profit des plus défavorisés parmi ses membres… »

S’ils avaient besoin d’écrire noir sur blanc leurs options de base, c’est aussi parce qu’ils étaient de convictions philosophiques et religieuses totalement différentes. Leurs racines étaient juives, catholiques, protestantes ou athées et d’emblée ils ont eu à construire un espace pour se parler de ce que le face à face avec la misère provoquait parfois jusqu’au plus profond de leur être, sans qu’ils aient en commun un langage, des symboles, des références telles qu’une religion commune aurait pu leur apporter. Cette diversité était aussi sociale et culturelle. Cette diversité qui inclue aussi maintenant une diversité de génération, donne une ouverture mais aussi une fragilité certaine et demande une grande attention. Elle n’a cessé de croitre avec les volontaires d’Amérique du nord, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie du sud est, de Chine. Le communiste péruvien côtoie le jésuite ancien professeur à la Grégorienne à Rome, l’ancien ouvrier de la marine marchande, l’aide maçon, l’ancienne assistante sociale, l’homme de théâtre, la travailleuse familiale, celui qui a vécu de petits boulots, l’économiste, l’ancien journaliste sportif, l’ingénieur, l’artiste peintre, la professeur d’espagnol… Pas si simple à vivre, cette diversité est aussi une garantie pour ne pas endoctriner les populations très pauvres, proies de tant de sectes et d’idéologies destructrices.

Un jour de l’été 1936, le grand poète James Agee et le grand photographe Walker Evans furent envoyés dans les Appalaches par le magazine Life pour faire un article sur la misère des populations blanches de ces collines reculées dont la misère semblait précéder la grande dépression et devoir durer au-delà du New Deal. James Agee revint avec 471 pages d’écriture en exigeant que pas une ligne ne soit coupée. C’est comme un immense rapport quotidien, écrit chaque nuit pour chercher à comprendre ce dans quoi il est immergé. Comme il l’explique dans l’introduction du livre qui des années plus tard rendit publiques ces pages remarquables, « Let us now praise famous men », le magazine Time-Life était fort mécontent, mais il se justifie ainsi dans son introduction : « Si des complications sont apparues, c’est que [les auteurs] n’ont pas cherché à traiter le sujet comme journalistes, sociologues, politiciens, amuseurs publics, humanitaires, prêtres, ou artistes, mais sérieusement.  [3] » Je trouve que cette phrase d’Agee est encore une bonne définition du volontariat [4].

(…)

La notion d’exclusion sociale, racine anthropologique de la misère

En 1966 le Père Joseph fait un voyage aux Etats-Unis où Mary Rabagliati et Bernadette Cornuau, volontaires permanentes d’ATD Quart Monde, avaient été invitées par Lloyd Ohlin, universitaire dirigeant les programmes de la « Guerre contre la pauvreté » lancés par le Président Johnson. Leur mission est de soutenir les démarches d’évaluation des actions du point de vue des populations concernées. Bernadette Cornuau en concevra une approche de la conduite de l’action, fondera par la suite l’institut de l’action du Mouvement qui a piloté avec rigueur nombre de projets-pilotes, d’actions- recherches et la stratégie globale du Mouvement, basée sur l’évaluation avec les populations. Le Père Joseph trouve beaucoup d’inspirations lors de ce voyage, en particulier en ce qui concerne les pré-écoles selon le programme Head Start, qui donne « une longueur d’avance » aux enfants des quartiers les plus défavorisés avant qu’ils n’arrivent à l’école. Le retard pris par les tout-petits à cause de la vie chaotique de la misère est une injustice criante. Il fut séduit par le pragmatisme estimant qu’un effort centré sur les tout-petits aurait un effet majeur sur la transmission de la misère. Ce programme prouva son efficacité par une évaluation massive en 1988 avec les adultes passés par ces petites écoles 40 ans plus tôt [5], qui a permis de contredire le Reaganisme dominant, affirmant que l’intervention des pouvoirs publics est chère et inutile : « Le gouvernement n’est pas la solution, il est le problème » répétait-on. Même s’il aima le sens de l’action et l’énergie du peuple américain et s’il fit des sciences de l’action des chercheurs américains un des piliers du Mouvement, le Père Joseph revient de ce voyage dans une profonde dépression. Il a le sentiment que la « guerre contre la pauvreté » lancée par cet Etat puissant ne viendrait pas à bout de la misère. La condition des Noirs et des Portoricains qu’il rencontre l’atteint profondément. Le mépris qui les écrase semble irrésistible, le rapport des forces politiques et économiques entre puissants et pauvres disproportionné. Il faudra aller chercher plus loin les racines de la misère, dans les fondements de l’être humain et de la civilisation.

Après un long et terrible moment de découragement, et peut-être pour chercher à rebondir, il s’installa à Pierrelaye pour faire vivre le centre de formation et de recherche dans les locaux rénovés que le Mouvement venait d’acquérir dans le Val d’Oise. Là purent être accueillis des jeunes « volontaires d’été » venant aménager de ce nouveau centre ; le Bureau de recherches sociales s’y installa et prit le nom de « Institut de recherche et de formation aux relations humaines ». A partir de cette année le recrutement des volontaires et des alliés, qui pouvaient dès lors bénéficier de temps de formation formelle, se mit à augmenter fortement. Puis des sessions, des séminaires, des cours publics y furent développés, accueillant un public plus large.

Cette activité intellectuelle permit de faire prendre racine à un nouveau paradigme : la notion d’exclusion sociale. Cette notion fit face à beaucoup de résistance tant elle se démarquait des catégories de l’époque, car au lieu de décrire des gens vivant la misère comme étranges, voire anormaux, elle obligeait à repenser la relation entre les plus pauvres et la société. Je me souviens d’avoir interpellé le Père Joseph en public dans la grande salle des congrès de Pierrelaye au début des années 70 en lui disant que ce mot relevait d’un jargon épouvantable, typique d’ATD et qu’il ne prendrait jamais. Il eut en fait le succès qu’on sait.

Le grand public attribue souvent l’origine de la notion d’exclusion au titre du livre de René Lenoir en 1974 : Les exclus — Un Français sur dix [6]. Mais l’apparition du mot exclusion sociale date en réalité du deuxième livre publié en 1965 par le Bureau de recherche sociale du Mouvement : L’exclusion sociale ; Etude sur la marginalité dans les sociétés occidentales [7] de Jules Klanfer. Alors que « Les exclus » de Lenoir désigne un état qualifiant des personnes, créant ainsi une nouvelle catégorie de populations, une étiquette, la notion d’exclusion sociale décrit un phénomène, un processus, quelque chose qui se passe au sein de la société.

Au congrès mondial de sociologie à Montréal, en 1998, où je suis intervenu sur cette notion, je vis qu’elle était à la fois incontournable et très critiquée parce que non définie sociologiquement. De plus nul ne croyait qu’elle pouvait provenir d’une petite organisation comme ATD Quart Monde. Le débat nous permit de préciser qu’elle fut créée non pas dans une démarche d’observation sociologique mais dans un contexte d’action et de lutte, sans valeur aux yeux de cette génération de sociologues éprise de scientisme. La méfiance de la sociologie objectivante à l’égard d’une démarche d’action et de combat comme la nôtre a gommé bien des contributions intellectuelles du Mouvement. Au fond, c’est la posture éprise de neutralité des sciences sociales que notre démarche remettait en cause, suscitant sa réaction. Je dis ce jour-là à cette assemblée de Montréal qu’il manquait à la sociologie une sorte de serment d’Hippocrate, comme en médecine. Le choix d’œuvrer pour la guérison n’a nullement empêché la médecine de devenir scientifique, de même le choix d’œuvrer pour la libération de la misère n’empêche en rien une démarche rigoureuse. Il est illusoire d’espérer que l’action soit déduite de la description. La notion d’exclusion sociale relève plus d’une catégorie de l’action et des processus, que d’une entreprise de description des populations. Elle ne cherche pas à définir une nouvelle catégorie de populations, comme les administrations et les sciences à leur service rêvent d’en créer afin de savoir comment les gérer. Il ne s’agit pas d’objectiver, de chosifier, mais de prendre la perspective du sujet, comme le dit Alain Touraine, un des premiers sociologues à quitter la posture objectivante et à se mêler à ces combats pour les éclairer.

(…)

Le 13 Janvier 1974, la famille Weiss vivant depuis 15 ans dans une caravane sans roues près d’un village est menacée par ses habitants et s’enfuie. Le lendemain, le maire fait abattre les animaux, brûler la caravane et raser son emplacement au bulldozer. ATD Quart Monde décide de porter plainte en se portant partie civile. Mais le droit existant ne l’y autorise pas, ce serait à la famille de le faire. Cette dernière est terrorisée, en fuite et se cache. Le Mouvement se bat pour faire reconnaître cette réalité du non accès à la justice du fait de la misère. En 1977 cette plainte est déclarée recevable par la cour de Colmar : pour la première fois une association de solidarité avec les plus pauvres est acceptée comme partie civile et donc habilitée à défendre leurs droits, ce qui entrainera une modification dans le code de procédure pénale [8]. En 1985, le maire est reconnu coupable par la cour de cassation. Ce combat est aujourd’hui étudié dans les universités de droit.

C’est cette affaire Weiss, rapportée par Joseph Wresinski dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » qui convaincra les membres de la section des affaires sociales du Conseil économique et social de souscrire à l’affirmation que la misère est une violation des droits de l’homme, ce qui constitue une première mondiale pour un rapport officiel. Ce rapport fut élaboré en 1985-1986 et voté le 11 Février 1987. L’enjeu de ce rapport dû à une auto-saisine du CES ne fut pas perçu d’emblée par tout le monde, à preuve la suggestion d’un conseiller d’organiser une grande quête nationale annuelle pour les pauvres. Ce fut une longue et douloureuse démarche pour situer et faire admettre le niveau des réponses à apporter. Néanmoins des accords ont été acquis progressivement grâce en partie à des valeurs socles comme la défense des droits de l’homme. Des recherches statistiques du Mouvement entreprises en 1973-1975 à l’échelle d’un département avec l’aide financière du Commissariat au plan [9], prolongées par l’INSEE à Reims [10], une étude approfondie dans un quartier de Caen, ont mis l’accent sur la pertinence du cumul des précarités pour expliquer l’appauvrissement et la persistance de ce cumul dans le temps pour conduire à la misère. Les conseillers, ayant compris la cohérence de toutes ces données, estimèrent qu’il importait de combattre à la fois la précarité et la grande pauvreté. Ils furent encouragés aussi par la deuxième partie du rapport, « Evaluation des réponses existantes », qui montrait que des actions pouvaient avoir un véritable impact sur les populations. Ce fut d’ailleurs l’occasion d’un long débat pour sortir de la tentation de définir une catégorie de pauvres par des seuils exclusivement économiques et en arriver à une définition dynamique décrivant un processus, liant de manière continue la fragilisation du monde ouvrier – la précarité — jusqu’au cercle vicieux du cumul des précarités qui mènent à la grande pauvreté. Cette définition a été reprise ensuite par l’ONU, dans un rapport de la Commission des Droits de l’homme, et est maintenant une référence [11]. En résumé, ce rapport affirme : Que la misère est une violation des Droits de l’homme, qu’il faut mener une action globale et durable pour détruire la misère, qu’il faut considérer les personnes vivant dans la grande pauvreté comme des partenaires. C’est le rapport le plus diffusé et le plus traduit de l’histoire du CES. Ce rapport était tellement à contre courant dans ces années où Reagan et Thatcher détruisaient la confiance des populations dans la protection sociale, qu’on vint du Japon pour se le procurer. Tamiko Tsuru, sociologue, le traduisit et le publia dans son pays.

Le Conseil Economique et Social, espace de compréhension commune entre les partenaires sociaux, est resté depuis un allié institutionnel du Quart Monde. Le rapport de Geneviève de Gaulle Anthonioz, qui siégea au CES après la mort du Père Joseph, permit de fonder la nécessité d’une loi d’orientation qui mette les lois de lutte contre la pauvreté en cohérence avec l’ambition des droits de l’homme, et qui les fonde éthiquement sur l’égale dignité. Paul Bouchet, alors président de la commission nationale consultative des droits de l’homme, qui deviendra président d’ATD Quart Monde après Geneviève de Gaulle Anthonioz, contribua à la rédaction du premier article de cette loi, qui introduit pour la première fois dans la loi française cette notion d’égale dignité. Le projet de cette loi d’orientation, d’abord esquissé par un gouvernement de droite, fut repris par un gouvernement de gauche après la dissolution de l’assemblée nationale par Jacques Chirac en 1997. Elle fut votée le 8 Juillet 1998 et promulguée le 29. La France devenait en même temps championne du monde de foot et de la lutte politique contre la misère.

Comme toutes les lois d’orientation, elle donnait les fondements pour d’autres lois. Ainsi la Couverture Maladie Universelle put en découler directement par la loi du 1er Janvier 2000. Il en est de même pour la loi du Droit au logement opposable, et d’autres moins connues sur les parcours de formation professionnelle, le droit des familles d’être considérées comme des partenaires par les travailleurs sociaux, ou d’accéder à leur dossier chez le juge pour enfant, ou encore l’introduction dans la loi de refondation de l’école de l’introduction obligatoire de la pédagogie de la coopération à l’école pour contre carrer les tensions socio éducatives [12].

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La misère n’a pas de frontière – L’ONU s’engage

C’est dès la fin des années 1970 et grâce à l’ONU que le Mouvement est entré en dialogue avec ces dizaines d’organisations locales de résistance à la misère à travers le monde. La misère n’a pas de frontières, et on ne peut y répondre que mondialement. Les habitants des bidonvilles et des cités qui aujourd’hui comme hier accueillent en premier les réfugiés économiques du monde entier le savent bien. Pour faire face à la puissance de l’argent qui échappe aux Etats en devenant mondiale, à l’assurance des experts internationaux qui définissent la misère dans des tours d’ivoire, il était impératif de créer une autre mondialisation : celle de la connaissance du « monde vu par le bas » et du combat des plus exclus. Quand des membres du Mouvement commencèrent à prendre la parole dans les espaces de la société civile à l’ONU, c’est souvent la première fois que les représentants d’organisations des pays du Sud entendent parler de la misère dans les pays riches. Ces pays du Nord qui imposent leur modèle de développement n’auraient donc pas tant de leçons à donner ? Un dialogue s’établit pour partager de la connaissance et du courage et devient le Forum permanent du refus de la misère. Des travailleurs sociaux au Burkina Faso, un anthropologue au Pérou, des sœurs catholiques au Guatemala, une association dans un camp de réfugiés cambodgiens en Thaïlande… et d’autres invitent le Mouvement à les rejoindre dans leur pays. Aujourd’hui des équipes permanentes du Mouvement sont présentes dans 32 pays et des alliés dans une centaine. Cet élargissement de sa base permet au Mouvement d’approfondir sa compréhension de la persistance de la misère et de faire bouger les lignes de la pensée sur le développement. L’UNICEF, sous l’impulsion de son directeur général James Grant, est la première agence de l’ONU à prendre conscience en 1985 de l’écrémage qu’elle produit sans le vouloir et qui renforce la misère : elle atteint 80 % des enfants, mais pas les 20 % qui en ont le plus besoin. Une étude avec ATD Quart Monde dans 7 pays (Burkina Faso, Guatemala, Haïti, Canada, Pérou, Thaïlande et Ouganda), publiée en 1996, « Atteindre les plus pauvres [13] » marque un changement radical de politique. Non le « trickle down » ne marche pas, (théorie selon laquelle les plus démunis profitent plus tard par « ruissellement » de la richesse vers le bas). Oui on peut atteindre les plus pauvres mais alors il faut une autre approche, une approche pour tous. Cette option, l’UNICEF ne l’a plus quittée. Elle l’a fait s’opposer aux objectifs des OMD qui mettent la priorité sur les 50 % les moins pauvres parmi les pauvres et dont le caractère discriminatoire est désormais prouvé. En 2010, le nouveau directeur général de l’UNICEF, Anthony Lake, a publié une étude économique dans cette même ligne : « Les moyennes avantageuses que me montraient les progressions des OMD, alors que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres s’accentuait, me sont apparues comme un déni des droits des enfants les plus pauvres. J’ai décidé de recentrer les actions de l’UNICEF sur une base plus équitable, en favorisant à la fois les zones les plus désavantagées et les enfants oubliés. En énonçant cela, j’avais conscience d’appliquer un principe juste moralement. Mais n’était-ce pas trop difficile ? Trop cher ? Etait-ce rentable en un mot ? D’où l’idée de produire une étude pour savoir si les bénéfices d’une concentration de moyens sur les pays et les enfants les plus en difficulté seraient plus élevés que les coûts pour les atteindre. Nous avons choisi d’étudier la mortalité des enfants de moins de 5 ans, car nous possédons dans ce domaine des données très complètes. Cette enquête, confiée à une équipe internationale de chercheurs, a mouliné pas moins de 180 000 variables. Et là surprise : […] l’étude démontre qu’en concentrant les efforts sur les plus pauvres, pour chaque million de dollars dépensés, nous sauvons 60 % d’enfants de plus qu’en optant pour la voie habituelle. Autrement dit, cela prouve que ce principe d’équité est non seulement juste moralement, mais plus rentable économiquement [14]. »

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Les pauvres, fauteurs de violence ?

Lors d’une conférence à Boston, en 1996, Elliot Mishler, professeur de psychologie à Harvard, m’a questionné sur le fait que je n’avais pas évoqué une seule fois la violence dans mes propos. Je fus saisi par sa remarque, et je me défendis en disant que j’avais reconnu la misère comme une violation des droits de l’homme. Ma réaction intérieure immédiate était autre : une réticence. Lier misère et violence produit un effet immédiat : oui, « ils » sont violents, d’ailleurs il ne faut pas aller dans tel quartier, c’est dangeureux. « Je ne veux pas que vous parliez de votre action aux enfants du lycée français, car je me dois de les protéger de tout ce qui est sexe, drogue et violence. » Cette réponse d’une proviseure d’un lycée de bonne réputation, suivie de la demande pressante que je sorte de son bureau, me marqua au fer rouge. Quoi ? Parler des enfants de la bibliothèque de rue, rapporter les histoires si drôles et fines qu’ils racontent, chercher à faire des liens entre eux et les enfants de ce quartier aisé de New York, tout cela m’était interdit ? Monica, Bridget, Luis, Chris faisaient-ils peur à cette grande institution aux murs épais ? De quoi s’agit-il ? Christine Durand Ruel, une cousine parent d’élève au lycée français, imposa que la proviseur me reçoive de nouveau, et le lien se créa : les enfants surprotégés furent touchés, et non pas emportés par des orgies de sexe, de drogue et de violence. Se protéger, s’isoler, se distancier volontairement du pauvre considéré comme violent va très loin. On peut dire que la sécurité est aujourd’hui le sujet majeur des dirigeants. Les murs montent un peu partout. Se protéger est le plus grand business du monde. Et à Port au Prince, après le tremblement de terre, nos équipes sur place depuis 30 ans étaient situés derrière la ligne rouge, ligne au-delà de laquelle aucun officiel, aucun secours n’était autorisé à aller, « pour raison de sécurité. »

Quand, lors de la programmation-évaluation de 2007, après le succès de l’appel « refuser la misère un chemin vers la paix » et devant les questions de fond qu’il soulevait, le Mouvement décida de concentrer ses forces d’expertises pour approfondir le lien entre misère et violence. Les réticences furent fortes. Martine Lecorre, militante permanente d’ATD Quart Monde et une des pilotes de l’ensemble de la recherche, s’en explique dans son introduction au Colloque international conclusif à l’UNESCO, le 26 janvier 2012 : « En milieu de pauvreté, dans mon milieu, ce mot violence est utilisé comme un qualificatif. Il est souvent utilisé comme une accusation. Pour nous nommer, nous désigner, depuis toujours, on parle des pauvres comme des personnes violentes qui font peur. On parle de milieu de violences, de notre jeunesse qui est violente. Du coup, nous en étions presque à penser que ce mot violence était en fait un qualificatif qui nous collait à la peau. Ce mot n’entrait dans notre vocabulaire que pour parler des coups que l’on reçoit ou que l’on donne. Et, parce que nous avons cherché ensemble ce qui était le plus violent dans nos vies, nous nous sommes rendu compte que ce que nous vivions en milieu de pauvreté était en fait de multiples violences, pourtant nous n’employions pas ce mot, nous n’osions pas le faire.  [15] » La honte d’avoir été pris soi-même dans le cycle de la violence fait baisser les yeux. Les plus militants se méfient : il est certain que au final tout le monde dira que c’est nous la cause de la violence. Toni Morisson dit, dans son roman, Love, qu’on est plus hanté par le mal qu’on a fait que par le mal qu’on vous a fait. Au fil de trois années pleines de douleurs, de lourds silences, les experts en humanité qu’ont été les co-chercheurs ont pu peu à peu approfondir cette quête existentielle – qui suis-je pour être traité ainsi ? Suis-je le violent que l’on dit de moi ? Ils ont pu un peu se libérer de la culpabilité de cette violence, commencer à briser le silence. Ils ont pu montrer leurs efforts permanent pour « résister », chercher à remplacer la violence, que René Girard considère comme la première des réciprocités dans l’humanité, par une autre réciprocité.

Que les plus pauvres soient considérés comme la source des violences de l’humanité est une théorie fortement ancrée dans la psychologie collective et étayée régulièrement par des interprétations de l’histoire. Hannah Arendt dans sa passionnante analyse des révolutions française et soviétique d’une part, anglaise et américaine d’autre part, tombe elle aussi dans cette explication : la révolution française est entrée dans la terreur quand les plus pauvres de Paris ont eu le pouvoir [16]. Comment la contredire ? Marco Ugarte, anthropologue, fondateur du parti communiste péruvien, devenu volontaire permanent et vice président du Mouvement international a vécu les débuts du Sentier Lumineux [17]. Plusieurs témoignages concordent sur le fait que là où lui et ses équipes étaient engagés dans des quartiers très pauvres de Cusco et des villages environnants, le Sentier Lumineux n’a pas pu prendre racine. D’une famille très pauvre lui-même, il avait toujours su mobiliser les villages et les quartiers avec tous, y compris les plus pauvres. Il avait en même temps créé des liens durables avec des étudiants de l’université : la solidité de ces liens ont fait que la peur, arme des terroristes comme de l’armée, n’a pas eu prise. La peur ne fonctionne que quand on est isolé. Pour Marco, la violence du Sentier Lumineux ne venait pas des très pauvres, mais de ceux qu’il appelait les bourgeois radicalisés. « La violence, les très pauvres la connaissent, par cœur. Ils savent qu’après elle, tout est encore pire, et que c’est toujours eux qui la payent le plus cher. » « Le très pauvre est un furieux, ce n’est pas un violent » écrit Wresinski dans ‘La violence faite aux pauvres. [18]

Je comprends cette expression de « bourgeois radicalisé » ; elle m’a souvent servi à ne pas tomber moi-même dans la violence. Comme bourgeois, j’ai toujours eu l’habitude que les gens et les choses m’obéissent, ou du moins tiennent compte de mes paroles, de mes idées. Je suis impatient. Et là, face aux humiliations, aux échecs, aux rejets du combat devenu le mien, je suis souvent impuissant. Alors je suis tenté de passer en force : imposer mon indignation, mes solutions, mes théories. Une des éditions de Si c’est un homme de Primo Lévi, inclue après son récit sur sa vie dans le camp de concentration, des comptes-rendus de débats entre Primo Lévi et des jeunes. La question la plus fréquente des jeunes est : « Mais pourquoi vous ne vous êtes pas révoltés ? » Primo Lévi est touché de cette insistance qui doit « correspondre à quelques curiosité ou exigence particulièrement importante. » Le désir qu’il se fut révolter est immense et l’accusation de passivité n’est finalement pas très loin. Après avoir évoqué quelques révoltes, Prilo Levi conclue : « Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d’une manière ou d’une autre d’un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physique et morale que les prisonniers ordinaires. Cela n’a rien de surprenant : le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n’est un paradoxe qu’en apparence. En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les ‘loques’ ne se révoltent pas [19]. » Ainsi dans son effort désespéré de connections avec ces jeunes et de leur expliquer l’inexplicable, il a pour seul allié, pour seule référence significative, la réalité historique du sous-prolétariat qui, lui non plus, ne peut pas se révolter. Les jeunes ont-ils mieux compris ou se sont ils-dit que les sous-prolétaires aussi devraient bien se révolter ? Combien de bien-pensants, vivant une radicalité de jeunesse et conquis par une idéologie totalisante et rassurante, politique ou religieuse, ne le comprennent pas ? Combien ont imposé cette idéologie aux très pauvres, les ont poussés à se révolter, à combler le non sens de ce qu’ils vivent par des idéologies simplistes, ou des caricatures de religions simplifiant le monde entre les bons et les méchants et justifiant la terreur, qui les pousse à tuer [20] ? Combien utilisent les très pauvres sans rejoindre la véritable force radicale qu’ils portent en eux, celle du retournement de la violence ?

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Le mépris de l’homme pour l’homme

Mais comment expliquer toute cette violence ? Comment ne pas s’avouer qu’elle s’enracine dans un mépris ? « Nous ne sommes pas considérés comme des êtres humains, » ont dit les co-chercheurs de mille et une manières et dans leurs 18 langues [21]. « Le pire c’est la mort sociale » écrivait en son temps Wresinski. Monsieur Parfait Nguiningfji, de Centre Afrique, résume : « Nous sommes des déchets. » Moreane Roberts, de Grande Bretagne explique : « Qu’est ce qui caractérise les êtres humains ? Nous avons l’intelligence, la pensée, la voix, la communication par le langage. Nous avons la dignité, et la liberté de choisir. Tous ces caractères intrinsèques de l’être humain sont niés aux personnes en situation d’extrême pauvreté. Nous ne sommes ni reconnus ni traités comme des êtres humains. Les personnes qui vivent dans la pauvreté sont comme interdites de défense quand elles ont à faire face à des actes de violence contre elles. Dans des situations d’injustice, leurs mots sont mal interprétés et retournés contre elles. Aussi se plaindre est vu comme un signe de non-coopération, protester comme une agression, expliquer comme chercher des excuses. Même le fait d’être frustré devant notre impuissance totale est vu comme une agression. Ceux qui osent parler ne sont pas crus, ou alors on les ignore, quand on ne les punit pas. Nous gardons tout à l’intérieur pour éviter d’aggraver les choses. Même ceux qui parlent pour les autres en subissent les conséquences : dans leur travail ou dans leur entourage, ils s’entendent dire des choses comme, ‘si tu couches avec des chiens, attends-toi à attraper des puces.’ Les gens dans la pauvreté ne sont pas des chiens. L’émotion humaine est une chose puissante, mais beaucoup qui vivent la pauvreté ressentent qu’ils n’ont pas le droit d’exprimer leurs émotions, parce que ces émotions ne sont pas perçues par les autres comme normales. En Grande Bretagne, plus la famille est pauvre, plus elle a de risque que leur enfant leur soit enlevé par les autorités, et adopté contre la volonté de leurs parents. Et après cela, tout ce que tu fais, tout ce que tu dis, ou même ce que tu ressens est contrôlé. Constamment les pauvres sont traités par les autorités, qui s’adressent à eux comme s’ils étaient moins que des êtres humains. »

Ses mots donnent la nature de la recherche, qui n’est pas seulement descriptive mais existentielle. Ils ont touché et aussi libéré les langues d’autres délégués rassemblés en janvier 2012 avant le colloque à l’UNESCO. Les exemples de mépris qu’ils ont rapportés sont difficiles à supporter. Je suis volontaire depuis déjà 30 ans mais ces temps de recherche m’ont atteint. On finit par banaliser peut-être ce que le mépris quotidien et permanent peut signifier. C’est de cette recherche qu’est née notre démarche en France pour lutter contre les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, qui font tant de mal. Dans l’introduction du petit livre co-écrit avec Jean-Christophe Sarrot et Marie-France Zimmer, cette dernière raconte : « Une partie de ces préjugés ont été repris dans un dépliant que j’ai tout de suite diffusé dans mon entourage. J’ai l’expérience de la pauvreté. Je parle beaucoup autour de moi. Mais jusqu’à ce dépliant, je n’avais rien pour apporter des preuves à mes propos. Si tant de militants d’ATD Quart Monde se sont emparés de ce dépliant, c’est parce qu’il prouve que nous ne sommes pas des menteurs, ni des fraudeurs. Combien de fois certains d’entre nous se sont fait traiter de fraudeurs suite à une erreur de la CAF ? »

Les récits d’humiliation apportés par des co-chercheurs de tous les continents ont convaincus les participants qu’ils n’ont pas inventé ce qu’ils ressentent. Car, comme le disait dans son discours de conclusion à l’UNESCO Mustapha Diop, militant Quart Monde du Sénégal : « Depuis longtemps je pense que la misère est une violence faite au pauvres. Quand je vois qu’on fait toujours passer les autoroutes par nos quartiers et qu’on nous chasse, qu’on reloge les gens dans des lieux inondés la plus grande partie de l’année. Mais quand je dis ça, on me prend pour un fou. Maintenant avec ce que j’ai entendu, je sais que ce n’est pas que chez moi, qu’il y a même des pays riches où on prend les enfants des pauvres. Maintenant j’aurai d’autres faits à raconter pour prouver que je ne suis pas fou, des faits comme celui raconté par Cotis. »

Cotis, aussi un co-chercheur, avait fait la contribution suivante le jour précédent : « L’ouragan Kathrina a vraiment changé ma vie. J’étais en prison et on s’y préparait. Je pensais qu’on allait être déplacés vers une autre prison avant l’arrivée de l’ouragan. Mais ils nous ont dit que nous allions rester. Ce qui se passa c’est que les gardiens ont commencé à nous enfermer dans nos cellules. Ils ne nous ont pas dit qu’ils se fichaient de nous, mais ils nous l’ont fait comprendre à leur manière. Ils nous ont laissés dans nos cellules pendant des jours sans nourriture, sans eau, sans rien, sans électricité. L’eau est montée jusqu’au premier étage, puis jusqu’au second. J’étais au troisième et donc heureusement j’ai échappé à la noyade. On était mouillés, on sentait mauvais à cause de l’eau contaminée dans laquelle nous étions. Nous avions faim et c’était comme si personne ne s’en souciait. A ce moment-là, c’est comme si nous n’étions même plus des êtres humains. Nous étions comme des animaux. »

C’est en réalité pire que le traitement réservé aux animaux. Personne ne laisse son chien se noyer. C’est de l’élimination couverte par l’Etat.

Il est temps que l’humanité comprenne que ce mépris détruit durablement notre capacité à vivre ensemble. Notre génération a compris que la terre, l’atmosphère, l’eau étaient des biens communs et que les agissements démesurés au mépris de ces ressources naturelles – nos empruntes écologiques — auront des conséquences payées par nos enfants et leurs enfants. De même la qualité des relations entre les humains est un bien commun. Et le mépris de l’homme aujourd’hui est une emprunte humaine qui sera payée demain par les poisons de la peur, de la méfiance, de l’insécurité et de la haine qui entraveront nos enfants et leurs enfants dans leurs aspirations au bien vivre en paix. Il suffit pour s’en convaincre de reconnaître que des actes insensés de nos ancêtres comme l’esclavage et le « commerce triangulaire », l’apartheid ou la soumissions de peuple entiers par la colonisation basée sur la conviction de la supériorité d’un peuple sur un autre, se payent aujourd’hui par des relations humaines, sociales et politiques empoisonnées pour des générations. Nous y reviendrons.

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Quand tout vous fait taire

« C’est par son silence qu’un peuple appelle au combat » écrit Wresinski. C’est un de ses paradoxes qui ouvrent la pensée et l’action. De fait deux conséquences de ce silence m’ont mobilisé. Le gâchis de l’intelligence des pauvres fut ma première mobilisation, et celui du gâchis de l’intelligence des citoyens qui ne vivent pas la misère m’a saisi plus récemment. Voir à 19 ans des enfants drôles, manifestement intelligents, me battre aux échecs pendant ma thèse de maths et pourtant échouer à l’école, fut comme le grain de sable qui fit ‘dérailler mon TGV’. S’ouvrait un nouveau champ de recherche dont je ferai partie moi-même. Je finis par comprendre que devoir se taire finit par amener les gens à douter de leurs cinq sens et de leur intelligence. Daniel Mendocha, militant Quart Monde, membre de la délégation qui rencontrait les candidats à l’élection présidentielle de 2007, expliquait ainsi son échec scolaire et l’échec scolaire massif des enfants pauvres : « A l’école, pour qu’on ne se moque pas de moi, je ne disais rien, je ne posais jamais de questions. Comme ça je ne montrais pas que je ne savais pas. Mais ça ne m’a pas aidé. » Chez moi, poser des questions était valorisé, c’était le summum. Mon père adorait provoquer mes frères ainés élèves ingénieurs en leur posant des questions. S’en suivaient des débats qui nous réjouissaient beaucoup. Ne pas comprendre et vouloir savoir étaient pour moi des moteurs puissants. Pour les enfants des familles défavorisées, poser des questions est une honte, un risque insoutenable. Dès le plus jeune âge, l’insécurité cognitive s’installe dans leur esprit.

Alors que la séance de bibliothèque de rue allait bon train, des enfants installés sur un trottoir dans le quartier East New York de Brooklyn illustraient une encyclopédie par des peintures, et des textes tirés d’expériences vécues ou de livres étaient enregistrés dans la mémoire d’un petit ordinateur alimenté par une longue rallonge orange chez Maria Rosado. C’était sur le thème des animaux. Des débats écrits avaient déjà eu lieu entre les quartiers sur les abeilles, à partir des articles de l’encyclopédie : pourquoi piquent-elles ? Chaque enfant devait concentrer son attention sur une idée, la dessiner, la mimer pour la faire deviner aux autres, la peindre, et enfin l’écrire dans la mémoire de l’ordinateur. Charmaine, 4 ans était venue ce jour-là avec Bridget, sa grande sœur. Bridget fut la première, trois ans auparavant, à oser rejoindre cette bibliothèque de rue installée dans un bloc plutôt portoricain, alors qu’elle habitait dans un autre bloc, uniquement africain américain, et à y entrainer ses copains. C’est la mère de Bridget qui m’avait poussé à amener un ordinateur à la bibliothèque de rue, après que nous ayons mené une enquête auprès des enfants sur ce qu’ils savaient des ordinateurs. Nous étions en 1985, et dans ces rues-là, l’ordinateur était un symbole quasi magique. « Si j’avais un ordinateur, je ne ferais plus mes devoirs d’école, il me ferait tout ». « Si j’avais un ordinateur, je serais riche parce qu’il me donnerait les numéros du loto en avance. » La maman de Bridget avait raconté qu’ils organisaient des ventes de bonbons pour que l’école achète un ordinateur, mais qu’à ce rythme-là, ses enfants auraient déjà quitté l’école avant que l’ordinateur arrive. Elle me dit quelques mois après : « Si tu parles d’ordinateurs avec les enfants, c’est quand même que tu vas leur en amener un, non ? » « Mais comment ferai-je pour l’électricité ? » « Nous, on te la donnera, amène juste une rallonge. » Cette aventure nous apprit beaucoup et fut publiée 10 ans plus tard par le MIT [22], alors que le gouffre grandissant entre riches et pauvres dans la société de la connaissance commençait à inquiéter.

Ce jour-là donc, sur le thème des animaux, Charmaine crie : « J’ai une idée : j’ai dessiné des rats. Dans notre appartement il y a plein de rats. » Ses rats étaient grands, gros, beaux à vrai dire. Bridget me glissa un coup d’œil puis enjamba les autres enfants couchés sur les couvertures pour lire ou dessiner. Elle déchira le dessin de sa petite sœur en criant : « Mais non, chez nous il n’y a pas de rats. » J’en fus tellement surpris que je suis resté sans réaction, voyant juste la perplexité sur le visage de Charmaine : que comprendre ? y a-t-il ou non des rats chez nous ? Je me trompe ? Mais elle le sait bien, elle, ma grande sœur ? Pourquoi a-t-elle regardé l’animateur ?…. Dès trois ans un enfant dans la misère se met à douter de son savoir, de ses observations. Et si elle dit la vérité, on lui dit que c’est faux. En permanence les pauvres s’entendent dire que ce qu’ils disent est faux. Et Brigitte, à 10 ans a déjà intériorisé ce qu’elle ne peut pas dire.

« Ce qui nous aide le plus, dit une militante Quart Monde lors de l’évaluation de 20 ans d’Université Populaire Quart Monde en Alsace, c’est quand on nous croit. » Nathalie, à Créteil, racontait qu’à l’école la maitresse avait demandé à quoi sert la Mairie, que les autres enfants avaient dit : à faire sa carte d’identité, à se marier, à voter, mais qu’elle avait répondu : c’est quand on est malade. « Non, Nathalie, tu te trompes » avait dit la maitresse pour faire stopper les rires. Or, dans ces années-là, quand il y avait un malade dans sa famille, Nathalie devait aller chercher le papier rose de l’aide médicale gratuite à la mairie.

Un jour Chris, le plus agité des enfants de la bibliothèque de rue de Cosney Island, à Brooklyn, avait réussi à s’asseoir et à prendre un livre avec moi : « Les vacances. John part en vacances à la mer, Betty part en vacances à la montagne, David part en vacances à la campagne etc. » Chris referme le livre et crie : « Moi, je pars en vacances à la montagne ! » « Toi ! Tu ne pars jamais, t’es qu’un clochard et ta famille aussi ! » fût la réaction immédiate à ce gros mensonge, avec la bagarre qui s’en suivit. Je me mordis les doigts d’avoir amené un livre aussi bête et normatif. Je me rendis compte que beaucoup d’autres livres l’étaient également. Je compris aussi que sans cesse le savoir officiel nie l’expérience des pauvres. Il se créé une dissonance, une discontinuité cognitive dès la petite enfance entre l’expérience réelle, observée, et la connaissance légitime pour décrire cette expérience. Les gens finissent par penser que le savoir ne peut pas venir d’eux, qu’il ne se construit pas par l’expérience, qu’il vient d’ailleurs, des autres, des livres, des ordinateurs peut-être. Les milliards d’enfants pauvres doivent faire face à cette dissonance qui les fait taire, et leur silence est interprété comme un vide d’esprit.

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Rétablir la réciprocité.

« Pourquoi as-tu encore accepté ces vieilles chaussures pourries ? Des vieilles chaussures, on en a plein »

« Tu sais, je ne peux pas leur dire non, parce que si on leur refuse et qu’un jour on a besoin d’eux, ils ne voudront plus nous aider. »

Les bienfaiteurs de la famille Wresinski provoquaient ce genre de propos entre le petit Joseph et sa mère. Plus tard, Joseph Wresinski dira qu’il s’agissait là de relations de bienfaiteurs à obligés. « Quand ils venaient chez nous, ils nous saluaient bien, mais quand on les croisait au centre ville, ils ne nous disaient pas bonjour, ils ne nous connaissaient plus… Quand j’allais servir la messe chez les sœurs à 5h du matin, pour qu’elles nous donnent de la soupe, je criais de rage, les poings serrés dans les poches. » Il a osé dire ce que ressent celui qui dépend du bon vouloir des autres…. « Ma mère n’avait que des bienfaiteurs, elle n’avait pas d’amis. » En cela il a profondément bousculé la hiérarchie qui met le donateur au dessus du bénéficiaire, habitude ancestrale qui fait que même dans la gouvernance mondiale, à l’ONU, les pays sont classés en deux catégories : pays donateurs et pays bénéficiaires. Et dans cette autre instance de gouvernance (la plus puissante) qu’est le Fonds Monétaire International (FMI), le droit de vote est fonction de la contribution financière. « Autrement qu’aider » tel était le titre d’une tournée de conférences de mon ami et collègue volontaire d’ATD Quart Monde, Jean Claude Caillaux. Malgré toutes ses explications sur la nature de notre Mouvement, qui n’est pas caritatif, le public lui demandait invariablement : « Vous n’avez pas dit ce que vous donniez aux gens. » Se pencher vers le pauvre et lui donner une aumône est une attitude vieille peut-être comme le monde. En tout cas, le code d’Hammourabi, première loi écrite connue, avait déjà prescrit ce que nous devions donner aux démunis, indiquant par là-même que ces démunis ne font pas partie du « nous » qui concevons une telle loi.

Il y a quelques années j’avais rendez-vous avec une association caritative pour éditer un journal commun en vue des élections, « Paroles de sans voix ». J’y allais avec une collègue de l’équipe nationale, militante Quart Monde. Juste avant d’entrer, elle a eu un mouvement de recul : « Tu sais, c’est dur pour moi d’entrer là. Ce sera la première fois depuis 20 ans. » Devant mon étonnement, elle m’expliqua un peu plus : « C’était une veille de Noel, je n’avais vraiment rien pour les enfants, j’y suis allée, et là la dame m’a dit de prendre une peluche. Je lui ai dit que ce n’était pas ça que voudrait ma fille. Elle m’a répondu que quand on est pauvre on ne choisit pas. J’ai pris la table, j’ai renversé ce qui était dessus et je l’ai traitée de tous les noms. » La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit, dit-on en Afrique. Ce refus du caritatif est certainement une des raisons pour lesquelles ATD Quart Monde a eu tant de mal à percer dans les médias et le grand public, mais aussi une des raisons pour lesquelles les gens en situation de pauvreté ont eu confiance en ce Mouvement : il disait tout haut ce que chacun d’eux ressentait au plus profond de lui, sans oser ni pouvoir le dire. Cette expérience du refus de la dépendance du bon vouloir de l’autre est au fondement de l’action d’ATD Quart Monde auprès des populations défavorisées. Il s’agit non pas de donner, mais de permettre de donner en recherchant la contribution de chacun. La philosophe chrétienne Simone Weil dit que le plus fondamental dans l’humain c’est de pouvoir donner, de pouvoir aimer. Or c’est ce qui est souvent dénié aux plus démunis. Ces derniers ne sont rencontrés qu’à partir de leurs besoins et de leurs manques, ou bien à partir de la gêne des non pauvres. Et quand la société demande aux pauvres de contribuer, c’est elle qui décide ce que sera cette contribution.

Notre civilisation dominée par l’argent et les échanges marchants ne comprend plus la contribution libre, inattendue, en un mot le don, a fortiori quand il émane de personnes très pauvres. Marcel Mauss, célèbre anthropologue, inspirateur de Jaurès et du mouvement des coopératives, a montré que les sociétés pré modernes basaient le début des relations sociétales, au sortir des relations conflictuelles, de la guerre, sur le « donner, recevoir, rendre ». Il affirme, et nombres d’intellectuels à sa suite, que ce trait de l’être humain et des sociétés humaines est premier, précédant les relations mercantiles et l’échange par l’argent. Mais il a fini par être complètement occulté par notre société où le marché prend tout.

Je risque ici un très bref résumé de la pensée de Mauss sur le don fondateur. Quand vous faites un don à un ami (des fleurs par exemple), si celui-ci vous fait immédiatement un chèque de la valeur de vos fleurs, il casse l’essentiel. L’ami acceptera plutôt le don et vous remerciera. Et un jour prochain, ni trop proche, ni trop lointain, à son tour il vous fera un don. Par la démarche du « donner, recevoir, rendre » les deux amis affirment qu’ils ne sont pas tant attachés aux fleurs ou à une bouteille échangées, mais qu’ils tiennent à leur relation. Cette observation ne concerne pas uniquement la relation d’amitié mais tout type de relations pour lesquelles la qualité a de la valeur. C’est pour Mauss sortir de la réciprocité de la violence que d’établir la réciprocité du don. Force est de constater que notre civilisation occidentale n’accorde pas une valeur centrale à la qualité de la relation.

Ainsi, éclairés par cette anthropologie féconde, nous pouvons avancer que le misérable est celui dont on n’attend rien de bon, qui est empêché, voire interdit de donner. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’il soit mis au ban de la communauté. La personne qui a donné à Wresinski une ouverture à sa vie et qui a probablement fait qu’il est devenu prêtre, est le curé de la paroisse qui venait régulièrement demander le denier du culte à sa famille et qui « recevait avec énormément de respect la pièce que ma mère lui tendait ». Le grand quiproquo de l’histoire entre les plus démunis et la société est là. Toute l’action d’ATD Quart Monde est conçue pour permettre aux plus démunis de contribuer.

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Comme « le premier homme ». Renouer avec ses racines familiales et collectives

A ce stade, il nous faut nous arrêter sur une question qui nous est souvent posée : pourquoi la personne en situation de grande pauvreté n’a-t-elle jamais fait l’expérience de pouvoir se confier, de sentir la confiance ? Les premiers à pouvoir créer cette confiance au petit d’homme, ne sont-ils pas son père et sa mère ? La question est posée parfois plus brutalement à propos des enfants et des jeunes qui ont des difficultés : mais que font les parents !!?? Si les parents s’en occupaient ils n’en seraient pas là ! J’ai mis du temps à intérioriser le fait que « l’extrême pauvreté sépare les enfants et les parents [23] » et que dès lors, l’action de « renouement familial », le droit absolu à son histoire, à ses racines, sont des dimensions essentielles de la libération. Catherine Dolto, venue plusieurs fois réfléchir dans les universités populaires Quart Monde, disait que même l’enfant du plus grand criminel a le droit de savoir qui est son père. Or force est de constater que l’homme très pauvre est comme « le premier homme » (Cf. le livre de Albert Camus), n’ayant rien reçu de ses ancêtres. Je l’ai compris plus intimement lors d’un compagnonnage avec Jean-Pierre, un homme hébergé avec sa compagne et les enfants de sa compagne dans la Cité de promotion familiale de Noisy le Grand. Nous faisions ensemble des réparations dans des appartements. Peu à peu, nous nous sommes appréciés et nous avons parlé plus personnellement. Il était très habité par l’absence de sa fille, placée dans un foyer de l’aide sociale à l’enfance. Ce qui le minait, c’étaient les visites médiatisées : il pouvait voir sa fille tous les mois, mais jamais seule, uniquement en présence d’un tiers. Cela ne facilite pas la relation avec une adolescente. Mais surtout il m’a dit : « Je n’ai pas le droit de lui dire que j’ai été à la rue durant deux ans et que je dormais dans le métro. Ils disent que ça la traumatiserait. Mais c’est de ne pas savoir qui la traumatise : si je pouvais lui dire la vérité, elle saurait un peu plus pourquoi elle a été placée, pourquoi j’ai dû l’abandonner un temps. » Un jour, je ne sais plus dans quelles circonstances, je lui ai parlé de mon père décédé depuis quelques années déjà et il m’a dit : « Moi, je ne sais pas qui est mon père, ni qui est ma mère. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont abandonné. » « Où sont nos parents ? » fût le titre d’un dessin et d’un poème qu’il amena lors d’une fête pour la journée mondiale de la famille. Il l’amena tôt le matin car me de Camus que j’étais en train de lire. Le titre et son sens l’ont profondément ému. Oui, l’homme très pauvre ne sait pas qui sont ses parents et il n’hérite pas de ce qu’ils ont appris de la vie. Il donnait ainsi raison à Catherine Camus qui s’est battue, m’a-t-elle raconté, pour que ce livre soit publié, pour que le peuple y ait accès, alors que des chercheurs pensaient incorrect de publier une œuvre inachevée. Jean-Pierre et moi avons lu ce livre ensemble. Au fil des pages, celles sur la recherche de son père, celles où il parle de sa mère, de ses silences. Jean-Pierre s’est mis à écrire lui aussi et à rechercher des traces de sa mère. Mais il ne parvint pas à la retrouver. Il craignait aussi de la retrouver. Ainsi Jean-Pierre et des millions d’autres se trouvent dans l’impossibilité de rencontrer les leurs, parents ou enfants.il ne voulait rencontrer personne et resta enfermé chez lui toute la journée tant ce thème de la famille lui était insupportable. Je me suis rendu compte au fil des mois que cette question de ses parents le hantait. Je lui ai alors parlé de ce livre Le premier homme de Camus que j’étais en train de lire. Le titre et son sens l’ont profondément ému. Oui, l’homme très pauvre ne sait pas qui sont ses parents et il n’hérite pas de ce qu’ils ont appris de la vie. Il donnait ainsi raison à Catherine Camus qui s’est battue, m’a-t-elle raconté, pour que ce livre soit publié, pour que le peuple y ait accès, alors que des chercheurs pensaient incorrect de publier une œuvre inachevée. Jean-Pierre et moi avons lu ce livre ensemble. Au fil des pages, celles sur la recherche de son père, celles où il parle de sa mère, de ses silences. Jean-Pierre s’est mis à écrire lui aussi et à rechercher des traces de sa mère. Mais il ne parvint pas à la retrouver. Il craignait aussi de la retrouver. Ainsi Jean-Pierre et des millions d’autres se trouvent dans l’impossibilité de rencontrer les leurs, parents ou enfants.

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Autrement que par le seul rapport de force

L’efficacité politique d’ATD Quart Monde est souvent rapprochée des approches d’empowerment radicales de Paulo Freire ou de Saul Alinski. Pour avoir vu des mouvements mettant en œuvre la méthode de Saul Alinski, j’ai pu en mesurer l’efficacité. A Brooklyn, où nous travaillions et vivions dans les années 1980, l’Industrial Area Foundation, appliquait ces méthodes et a totalement transformé en 10 ans le quartier d’East New York où avait habité la famille de Brigitte et Charmaine, participantes de la bibliothèque de rue évoquées plus haut. Des kilomètres carrés de maisons à moitié murées sont devenus des habitations pour classes moyennes décentes. Les collègues d’ATD Quart Monde qui nous ont succédé dans le quartier ont vu la transformation à l’œuvre, par la création d’un rapport de force avec la mairie. Mais ils ont vu aussi que ce combat n’avait nullement besoin des 20 % les plus démunis. Ceux-ci ont décroché et ont rejoint le nombre grandissant de réfugiés urbains, errant de centres d’hébergement en hébergement chez des particuliers. Ainsi, si les méthodes d’Alinski sont considérées comme les plus radicales, elles ne se sont pas départies du paradigme du pouvoir classique qui de fait élimine les moins puissants. Cette méthode consiste à réunir des populations déjà organisées par des églises locales, à leur montrer que si elles s’unissent, elles auraient un rapport de nombre et de force qui leur permettrait d’obtenir des améliorations. Ceci a deux conséquences. D’emblée ceux qui ne sont pas déjà inclus dans ces églises sont mis hors de la démarche. Ensuite, les combats seront choisis par les plus dynamiques du quartier, et la radicalité des défis soulevés par ceux qui subissent le plus les injustices disparaitra. Vouloir prendre les puissants à leur propre jeu, celui du pur rapport de force, amène aussi à un écrémage. Celui-ci est assumé par la pensée d’Alinski. Ce dernier, se référant à demi-mot au marxisme, l’a aussi suivi dans sa méfiance à l’égard du Lumpenproletariat, cette population inutile, voire réfractaire aux rapports de force [24].

L’approche de Paulo Freire ressemble davantage à celle d’ATD Quart Monde : elle s’appuie sur le développement d’une conscientisation de l’expérience comme outil d’émancipation et de combat. Des liens se sont établis avec Paulo Freire et il est venu visiter un de nos groupes à Liège en 1980. Là, des adultes en situation de grande pauvreté avaient formé une cellule d’université populaire Quart Monde et des ateliers collectifs pour apprendre à lire et à écrire. Le responsable du projet, Jean Lecuit, a été témoin de la surprise de Paulo Freire. Il n’avait jamais travaillé avec des gens aussi abimés par la misère. Il eut la grande honnêteté de le dire et d’ajouter que ses méthodes ne pourraient pas fonctionner avec ces personnes. En effet, ses méthodes s’appuient sur le fait que les gens avec qui il travaille sont insérés dans un système économique. Ils y sont peut-être sauvagement exploités, mais ils en font partie. Aussi est-il possible, en réfléchissant au nombre d’heures de travail, au prix de la nourriture, d’arriver à la conscience de cette exploitation, de découvrir sa propre capacité d’analyse et de pensée, d’entrer dans un processus d’émancipation et de lutte pour le changement. Tout dans l’approche se base sur la découverte par les acteurs de leur place dans le processus d’exploitation capitaliste. Quand, dans des universités populaires Quart Monde sur le thème du travail, des personnes parlent des ménages la nuit dans les bureaux, payés au nombre de bureaux, et constatent qu’elles travaillent gratuitement la moitié de la nuit, on est là aussi dans la prise de conscience d’une exploitation brutale et du nécessaire rapprochement avec des syndicats trop éloignés de tels lieux de travail. Mais force est de constater que tous les phénomènes vécus par les personnes en situation de grande pauvreté ne peuvent se réduire à la seule question des rapports de production et de l’exploitation économique. L’exploitation de l’homme par l’homme ne dit pas tout. Le matérialisme historique est trop réducteur à la seule dimension économique pour appréhender toutes les dimensions du mépris de l’homme pour l’homme. Paradoxalement, il reste enfermé dans l’idée que l’économie est la loi supérieure à toutes les autres. Or pour sortir du totalitarisme de l’argent qui nous asphyxie aujourd’hui, il faut resituer l’économie parmi les autres champs de connaissance de l’humain. Dit autrement, Paulo Freire ne savait quoi faire devant des gens que le capitalisme considérait comme inutiles. Le South Bronx peut faire grève, Wall Street ne tremblera pas. Et aujourd’hui le capitalisme continue de prospérer tout en laissant de plus en plus de personnes humaines en dehors des rapports de production.

La radicalité d’ATD Quart Monde consiste à pousser les mouvements comme ceux d’Alinski ou de Paulo Freire — tous les mouvements luttant pour plus de justice — à ne plus éliminer les plus pauvres de leurs analyses et de leurs pratiques mais à les considérer comme une source indispensable de connaissance pour porter les combats les plus radicaux, ceux qui vont aux racines des injustices.

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Bridget Gatlling, celle qui déchira le dessin d’un rat de sa petite sœur, et Chris Finley, celui qu’un livre sur les vacances fit mentir, font partie de ces enfants de familles extrêmement pauvres, qui m’ont plusieurs fois montré qu’ils détenaient des clés. Un jour nous avons emmené les enfants du quartier à la bibliothèque municipale. Ce fut le début d’un long partenariat entre elle et notre bibliothèque de rue. Mais cela commença très mal. Le lendemain de la visite, les enfants ne voulaient plus y retourner, et pas moyen de savoir pourquoi. C’est Chris qui finalement au bout de 3 semaines lâcha la vérité : « Ils nous ont traités de voleurs ! » Il a fallu du temps à Chris pour nous aider à reconstituer l’affaire : lors de la visite, plusieurs enfants se sont entendu dire qu’ils devaient des livres depuis des années. L’école emmenait systématiquement les enfants dès 5 ans à la bibliothèque, les autorisait à prendre des livres, 8 au maximum. Ce maximum semblait l’idéal aux petits. Mais la vie chaotique des familles, les chiens, les chats, les rats peut-être avaient vite rendu les livres impossibles à rendre. Les enfants étaient devenus des voleurs. Les bibliothécaires, avec nos explications, ont compris, changé leur règle et ne prêtent plus de livres aux plus petits, et un seul à la fois aux plus grands. C’est Chris le plus terrible, qui avait donné la clé. C’est encore lui qui un jour inventa l’histoire d’un chat, d’un cochon et d’un éléphant arrivant à New York : comme ils étaient plein de boue, surtout le cochon, tout le monde se moquait d’eux dans le métro. Cette histoire eut un succès immédiat, les autres enfants inventèrent les épisodes, semaine après semaine, de tous les malheurs du Cat Pig and Elephant, bientôt transformés en spectacle de marionnette et en bande dessinée dans le journal des enfants envoyé dans tous les Etats Unis. La capacité de Chris à nommer, avec humour, l’expérience d’être regardés comme des bêtes curieuses partout où ils vont, a fédéré tous les enfants du quartier ghetto qui ont eux aussi cette expérience. Lui, Chris l’avait à l’extrême, même parmi les enfants du quartier. Il était comme obligé d’en parler, dos au mur, alors que les autres évitaient le sujet. Oser nommer ce que tous les enfants vivent peu ou prou mais sans oser se l’avouer, c’est ce qui finalement fit de l’enfant le plus exclu celui qui fédéra tous les enfants. Et quand sa photo fut publiée dans le Daily News en train d’écrire dans l’ordinateur de rue, avec sur le visage les sparadraps de sa dernière chute, Madame Portalatin, leader reconnue dans tout le quartier fut très mécontente après moi. « Ce n’est quand même pas cet enfant-là, le pire de tous, qui nous représente le mieux, » me gronda-t-elle. Devant mon silence, qui voulait dire « et pourquoi pas », elle me regarda longtemps et eut un rire heureux, un rire beau que j’entends encore trente ans après. La leader comprenait, assumait toute sa communauté et trouvait ça bon — les autres penseront ce qu’ils voudront. J’ai très souvent refait cette expérience, comme si les leaders des communautés défavorisées que tout le monde pousse à « s’en sortir » en abandonnant les autres, n’attendaient que cette provocation pour changer de stratégie. René Girard explique que le sacrifice d’un bouc émissaire choisi dans le groupe, fascine le groupe, le scelle et construit la paix dans le groupe. J’ai vu que le changement d’un bouc émissaire en contributeur actif central dans le groupe a un effet tout aussi puissant : si Chris est là, s’il n’est pas rejeté par les animateurs, alors je n’ai pas besoin de craindre pour moi, je n’ai pas besoin de montrer à tout instant que moi je ne suis pas comme Chris, que je suis mieux que lui. S’il est là, la paix vient et on peut se mettre à lire, à peindre, à créer, à jouer.

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Droits des pauvres, pauvres droits.

Quand des droits sont accordés à la « catégorie » des plus démunis, ils sont entachés de trois défauts rédhibitoires. D’une part ils renforcent les préjugés selon lesquels ces personnes ne sont pas tout à fait comme les autres. D’autre part, inévitablement, cette spécificité finit par induire des traitements différents. L’assertion d’égalité lors de la ségrégation dans le Sud des Etats-Unis (« séparés mais égaux ») était une belle tentative pour cacher le mépris qui sous-tendait les lois, mais ne résistait pas à l’examen : ceux qui étaient séparés n’étaient pas considérés de manière égale. Les êtres qui se croient supérieurs finissent par ne plus savoir que les autres souffrent d’un traitement différent et considérer que chacun est bien à sa place. Beaucoup de Blancs après l’apartheid en Afrique du Sud ont affirmé qu’ils n’avaient pas eu connaissance des souffrances dues au traitement inhumain infligé aux Noirs, tant leurs circuits de vie étaient séparés. Troisièmement, si de tels droits spécifiques sont un jour remis en question sous l’effet d’une politique réactionnaire, les majorités ne se mobilisent pas pour les défendre, puisqu’elles ne sont pas directement touchées par ce recul. Ainsi des droits spécifiques gagnés dans des moments historiques de générosité sociale disparaissent à la première attaque, parce qu’ils ne sont pas des droits de tous.

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La tentation des associations pour le sous droit

On pourrait raconter de la même manière notre bataille pour le Droit au logement opposable et notre insistance incessante pour que le droit au logement soit la demande première des associations de lutte contre le mal logement, et non pas le droit au seul hébergement. Les associations sont toujours tentées de défendre en priorité devant les médias et les décideurs politiques le droit à l’hébergement qu’elles mettent elles-mêmes en œuvre. C’est une autre illustration des dramatiques malentendus entre les aspirations profondes d’une population et les autres citoyens qui n’ont accès qu’à la parole publique de ses bienfaiteurs. L’hébergement, les populations démunies connaissent, elles le pratiquent les uns pour les autres, mais ce n’est pas cela qu’elles attendent des pouvoirs publics, elles veulent un logement comme tout le monde et prendre part à un quartier. Les familles pauvres sont les premiers hébergeurs des pauvres : quand elles obtiennent un logement, elles hébergent des membres de leur famille élargie, des amis, même parfois des inconnus rencontrés à la rue, tant la vision de quelqu’un à la rue leur est insupportable. Car elles savent, elles, que les personnes à la rue ne peuvent pas avoir voulu cette situation. D’après l’INSEE, les différents services publics ou associatifs en délégation de service public hébergent un peu plus de 100 000 personnes. Mais personne ne publie de chiffres sur le nombre de personnes hébergées par les personnes pauvres elles-mêmes. En recoupant nos observations avec les données de l’INSEE sur les logements surpeuplés et celles de différentes associations, nos estimations indiquent que les familles pauvres hébergent près d’1 million de personnes chez elles. Ces chiffres représentent la même proportion que ceux établis par une enquête de terrain approfondie à New York dans les années 1980 à l’encontre d’une campagne très médiatique pour l’hébergement opposable qui réquisitionna des hôtels et y mit une famille par chambre dans des conditions sous-humaines. Cette étude avait montré qu’à New York 10 000 personnes étaient hébergées dans des abris créés pour les sans abris, alors que 100 000 étaient hébergées chez des proches. Héberger les personnes à la rue, les pauvres savent le faire, ce qu’ils attendent de la collectivité c’est le logement. Même si c’est votre propre sœur qui dort dans votre salle de séjour, c’est rapidement trop dur à vivre. Ils savent aussi que l’hébergement est un pis-aller rapidement insupportable. Vivre dans un foyer pour sans abris, ce n’est pas une vie : il n’y a ni chez soi ni intimité. Le 17 Octobre 2013, Pierre Louis Innocent, militant Quart Monde de Bezon a expliqué, aux députés invités par Claude Bartelone à un atelier citoyen, qu’il ne supportait plus que le personnel du centre d’hébergement entre dans sa chambre sans autorisation, et refuse de lui donner la clé de sa boîte aux lettres. Recevant de ce fait son courrier parfois 15 jours en retard, il manque des rendez-vous vitaux [25]. Comme si l’aide apportée justifiait des violations de droits fondamentaux. Charles Mérigot, dans son récit Le dit de la cymbalaire [26] décrit la chute que fut son arrivée en centre d’hébergement après avoir perdu son emploi et son logement : tutoyé d’emblée, obligé de rentrer et de sortir à certaines heures, ses désirs d’accès à internet pour rechercher du travail faisaient rire : « Tu n’as pas bien compris où tu es arrivé ». Un des leaders des enfants de Don Quichotte, dont la mobilisation extraordinaire finit par faire reconnaître le Droit au logement opposable, vint un soir à l’Université populaire Quart Monde de Paris : « C’est la première fois que je peux venir, parce que j’ai un logement. Auparavant, j’étais en centre d’hébergement et je n’avais pas l’autorisation de sortir après 21h30. » Ainsi, l’accès à un pauvre droit, comme le droit à l’hébergement, empêche l’exercice des autres droits fondamentaux. Certes, c’est mieux que rien. Mais cette logique du mieux que rien s’installe et fait accepter une zone de pauvres droits pour des gens considérés comme des moins que rien.

L’Etat ne doit plus penser à la place des citoyens

Pierre Rosanvallon, Michel Chauvière [27] et beaucoup d’autres ont cherché à décrire le piège réductionniste à la seule dimension économique dans lequel était pris l’état social. Pour sortir du piège, ils réintroduisent la dimension politique de problème, le pouvoir des populations. J’aimerai ajouter une autre dimension sans laquelle le piège n’est pas totalement dévoilé, c’est la dimension du savoir professionnel dominant qui empêche le citoyen de co produire la connaissance et de définir les problématiques.

L’idéologie de la bonne main invisible du marché, portée par Friedrich Hayek et diffusée par Reagan et Thatcher, qui affirme que l’état n’est pas la solution mais c’est le problème, a donné au « moins d’Etat, moins d’impôts, moins de fonctionnaire » une place démesurée dans notre imaginaire d’évolution de la société. Il s’en suit les dérégulations massives, ruines économiques de pays entiers, régressions sociales et explosion des inégalités économiques indécentes que l’on connaît.

Malheureusement ce discours sur l’état néfaste semble se confirmer aux yeux des citoyens, en particulier les plus démunis d’entre eux, quand l’état et ses agents semblent penser leur bien être à leur place. Face à leur perte de moyens sous la pression de la rationalisation économique, la tentation des institutions publiques et de leurs agents est de s’arque bouter sur un savoir professionnel supérieur et sur une rationalisation du travail social lui-même. Le professionnel, avec des moyens de plus en plus réduits, doit s’en tenir à des procédures fondées sur une science indiscutable, et si elles ne fonctionnent pas, c’est le citoyen qui a tort. La tension entre les populations vulnérables et les institutions sociales ne fait qu’augmenter. Elle est faite de déception devant la promesse non tenue de protection par l’état social, et mais aussi d’auto justification des institutions : si vous n’avez pas eu votre droit c’est nécessairement une erreur de votre part. La méfiance grandit et avec elle la suspicion de fraude largement attachée aujourd’hui à tous les droits sociaux. Les immolations devant la Caisse d’Allocations Familiales et Pole Emploi en 2012 et 2013 ont été un drame social mettant à jour les souffrances énormes du côté des ayant-droit et un traumatisme majeur pour tous les employés de ces institutions conçues pour aider les publics vulnérables.

Le manque de moyens de ces agences est la raison évoquée. Mais il me semble que le manque d’intelligence collective n’est pas suffisamment considéré. Notre civilisation occidentale ne parvient pas à se départir d’une confiance aveugle dans les techno-sciences qui ont fait leur richesse, et dans toutes les techniques, expertises et systèmes qui en ont découlé. La maitrise du monde matériel qu’ont apporté ces sciences ont donné l’illusion et la prétention de pouvoir maitriser les phénomènes humains, comme autant de phénomènes déterministes, ignorant la liberté et la responsabilité humaine. La fragilité, la vulnérabilité, les souffrances, le grand âge, la mort même sont mis hors champs, hors norme, gênant l’illusion de la toute puissance qui nous berce. Il est reposant de nier l’incertitude et de croire au risque zéro. Les professionnels agents de l’état protecteur ont été pris dans cette prétention de la maitrise. Combien de fois les personnes vulnérables n’entendent ils pas des injonctions comme : « voilà, en fait votre problème c’est ceci, alors vous allez faire ça, ça et ça et tout ira bien. » Combien de fois les gens exclus se voient proposer un « parcours d’insertion » pré établi ? Ces applications d’une intelligence sociale préfabriquée échouent plus souvent qu’elles ne réussissent et l’échec est imputé au citoyen vulnérable lui même. Par exemple si cette procédure n’a pas tenu compte d’un élément de la vie de la personne, celle-ci est accusée de ne pas avoir tout dit et ainsi commence le processus de défiance et de soupçon réciproque. « Les jeunes générations ne sont plus confiantes envers les services sociaux, me disait une responsable territoriale de service social. Du coup elles nous échappent complètement. Cela nous inquiète beaucoup. » Le cercle vicieux de l’inquiétude produisant plus du contrôle social et encore plus de repli. Des professions changent de mandat. Ainsi par exemple les aides familiales qui, il y a 10 ans, pouvaient être envoyées par les services sociaux dans une famille dépassées par la vie matérielle écrasante, pour l’aider à nettoyer, faire le linge, les courses etc. ont maintenant changé de nom, ce sont maintenant des Techniciens d’Intervention Sociale et Familiale, mais surtout elles ont changé de mandat : elles doivent maintenant faire des rapports contrôlant les familles. Dès lors beaucoup de familles craignent leur regard et refusent de leur ouvrir la porte. Ce cercle infernal de la méfiance s’intensifie. Les services sociaux s’inquiètent plus, leur intervention se fait plus autoritaire, le nombre d’enfants placés se remet à augmenter, en majorité dans les milieux populaires.

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Le rapport à l’expertise de notre civilisation et la tentation que nous avons de déléguer le politique aux experts a été décrit par Hannah Arendt dans son effort de rendre à l’action politique sa primauté. Dans son essai, « du mensonge en politique » elle analyse les documents du Pentagone et montre comment les spécialistes appliquant la rationalité instrumentale a une réalité complexe telle que la guerre du Vietnam ont pu se tromper, tromper une opinion publique démocratique et emmener la plus grande puissance du monde dans un échec sans précédent. Ils réduisaient la complexité à des problèmes techniques rationnels, maitrisables ; « ils n’appréciaient pas, ils calculaient » à partir de l’évaluation des risques de divers options. Fascinés par les modèles de calcul de risques, ils apportaient aux décideurs politiques la présentation de quelques options et de leurs risques, mais en ayant simplifié les problèmes pour en limiter les contours aux seules données qu’ils maitrisaient. « Si, par exemple, il est possible de calculer que les risques d’une certaine action ‘conduise à une guerre généralisée sont bien moindres que les chances d’une éventualité contraire,’ il ne s’en suit pas que la décision de l’entreprendre s’impose, du fait de l’énormité et de la nature incalculable du risque à courir.  [28] » La délégation aux experts de la définition des problèmes de société et des options possibles est une cause majeure de la décrédibilisation du politique, du sentiment d’impuissance citoyenne, et la cause de grandes catastrophes. Les citoyens doivent toujours pouvoir contribuer à définir les problématiques, et plus les points de vue seront divers, hétérogènes, plus les connaissances dialoguées entre citoyens incluront les plus éloignés du centre, plus ils pourront aider à apprécier la nature des problématiques dans toutes leurs complexité, et soulever les vraies questions. En réduisant les problèmes aux connaissances que l’on maitrise et en les découpant en spécialités étroites et disjointes, ajoute Edgar Morin, bref en évacuant leur complexité, on ne voit plus les vraies questions, celles qui comptent vraiment.

Pour sortir du totalitarisme de l’argent, ouvrir les espace du penser, agir et vivre ensemble à ceux qui manquent.

Pour contribuer aux choix démocratiques les citoyens doivent apprendre à penser ensemble, et ils ne peuvent penser ensemble qu’ à partir d’expériences vécues en commun. Des espaces auto organisés apparaissent partout et dans tous les domaines : réseaux d’échanges de savoir, circuits courts du producteur au consommateur, coopératives intégrales, accorderies, zones d’échange non marchands, monnaies locales, économie circulaire —beaucoup savent que l’économie circulaire est depuis longtemps celle des milieux très pauvre. Ces espaces micro sociaux ne sont plus marginaux. Aux Etats unis c’est une majorité des gens qui disent avoir choisi des modes de vie minoritaires. Et Jeremy Rifkin y voit déjà une économie alternative au capitalisme. Dans quelle mesure ces expériences qui se multiplient font elles un sens global ? André Gorz, dans Misère du présent richesse du possible [29], situe ces espaces comme créant des rapports de production alternatifs aux modes de productions actuels, puisant dans les ressources immenses de l’intelligence individuelle et collective. Il y voit des modes de production de commun à la fois de sens, de citoyenneté, de biens culturels, et de biens économiques. Nous avons montré au chapitre 6 que différents types d’espaces créés par ATD Quart Monde sont de cette nature. Gorz décrit l’urgence de reconnaître et de soutenir ces nouveaux rapports de productions de commun en dehors des rapports de production du capitalisme qui ont besoin pour se reproduire d’organiser la rareté de ses marchandises. Il montre que dans le rapport travail-capital, le travail a perdu : par la robotisation, l’investissement aujourd’hui ne créé pas d’emploi mais en supprime, et pour maintenir le profit, la productivité demande toujours plus de productivité ; le capitalisme touche une limite interne [30]. Dans l’inégalité de pouvoir écrasante du capital sur le travail, les humains perdent toute liberté, et toute possibilité de créer, ce qui est le propre de l’identité humaine. Il décrit l’importance cruciale pour l’avenir de l’émergence de l’immatériel dans les processus de production : la capacité à réfléchir ensemble, à mobiliser l’énergie humaine, la créativité, à développer qualité des relations, la mise en commun et la circulation de l’intelligence. Celle-ci est renforcée par les nouvelles technologies, dont de nombreux outils sont conviviaux au sens d’Illich, c’est-à-dire n’imposent pas un système aux humains, mais favorisent leur créativité et leur coopération. Cette transformation est déjà à l’œuvre est ignorée voire combattue par le capitalisme qui ne voit du monde que les possibilités de profits liés à la rareté. Ces nouveaux processus de production non marchands ne sont plus marginaux quand par exemple des états forcent les forces de recherches des compagnies pharmaceutiques à coopérer pour faire face au SIDA, quand la reproduction quasi gratuite de la musique redonne prix aux concerts vécus en commun, quand la création coopérative de logiciels libres et gratuits d’abord ignorée puis combattue par les géants de l’informatique les oblige aujourd’hui à payer des ingénieurs pour y participer, tant ils craignent d’être dépassés. Cette ‘richesse du possible’ est déjà là, dit Gorz et entre de plus en plus en contradiction avec ce qui anime le capitalisme : la rareté, la rivalité, la prédation des personnes et de la nature, et le marché. Ce serait la sortie civilisée du capitalisme [31], et il n’est nul besoin d’attendre pour mettre en œuvre ces espaces de création de biens communs et ces nouveaux rapports de production qu’on pourrait appeler plutôt rapports de création. En se situant dans la contribution des populations défavorisées à la connaissance — ce bien commun abondant — et non dans leurs manques, ATD Quart Monde est depuis ses débuts dans une perspective d’un monde riche de tout son monde. Gorz observe que « les échanges micro sociaux assument une part croissante de leur médiation avec le tout social et deviennent acteurs des choix macro sociaux. » Les bien locaux communs deviennent complémentaires des biens communs globaux. Il ajoute, « ce qui manque ce sont des activités chargées de sens par lesquelles les individus pourraient produire des rapports sociaux libres fondés sur la reconnaissance mutuelle et se produire comme sujet de leurs actes. » Il en arrive à des conclusions proches de ce que le Mouvement ATD Quart Monde expérimente.

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Dans les multiples réflexions et observation concernant l’émergence des ces espaces citoyens, le Manifeste du convivialisme – déclaration d’interdépendance [32], a retenu mon attention. Ce texte collectif écrit sous l’impulsion du Mouvement Anti Utilitariste en Science Sociale, (MAUSS), héritier de la pensée de Marcel Mauss, affirme que tous ces espaces qui cherchent des alternatives au modèle dominant ont en commun la coopération, reconnaissent le don comme trait de l’humain, et le donner-recevoir-rendre comme manière de cultiver la qualité des relations. En cela ils se libèrent du diktat des soit disant loi du marché en réintroduisant l’importance du non marchand. Le manifeste reprend une autre intuition de Marcel Mauss, complémentaire au désir de coopération, moins connu et fondamental : la nécessaire capacité de vivre les conflits sans se détruire. C’est en effet essentiel à ce point de l’histoire pour concilier l’aspiration à l’harmonie autrefois imposée par les règles immuables de la tradition, et les libertés individuelles et droits humains reconnus aujourd’hui partout, qui ont défait ces règles immuables. C’est indispensable si la démocratie veut arriver à un âge adulte, où les groupes sociaux ne rejettent plus leurs contradictions sur une autorité supérieure pour qu’elle tranche. La libération des pouvoirs décrit dans les chapitres précédents de ce livre, qui découle du croisement des savoirs et des pratiques avec les plus éloignés du pouvoir, est une manière expérimentée et efficace de travailler les conflits sans se détruire.

NOTES

[1l’Arche de Jean Vanier permet à des personnes handicapées mentales de vivre en communauté avec des personnes qui choisissent de vivre en communauté avec elles. Il existe des centaines de communautés de l’Arche dans le monde. Le Père Joseph Wresinski a souvent fait des formations pour les volontaires de l’Arche et Jean Vanier pour ceux d’ATD Quart Monde. L’engagement radical à vivre la dignité de l’autre, même le plus défiguré, d’en tirer une manière de voir l’être humain et d’en faire une force civilisatrice pour toute la société, sont des valeurs communes aux deux mouvements. Dans sa dernière démarche publique, « fragilité interdite ? », l’Arche m’a demandé une contribution sur ce lien, voir Coll. Tous fragiles, tous humains Paris, Albin Michel 2012, le chapitre « du penser pour l’autre au penser avec l’autre ». Voir www.arche-france.org.

[2Dans son premier livre, écrit à la fin de sa vie pour décrire la démarche du Mouvement, il écrit page 104, « Les instruits se laissent emporter par leur propres idées, ils finissent toujours par penser à la place des autres. Ce fut le cas de Lénine et des intellectuels de son entourage  » Les Pauvres sont l’Eglise, Le centurion, Paris,1983

[3James Agee, Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Plon, Paris, 1996

[4Sur la démarche du volontariat ATD Quart Monde, voir aussi Patrick BRUN et 12 membres actifs d’ATD Quart Monde, A la rencontre des milieux de pauvreté – de la relation personnelle à l’action collective, Chronique Sociale/Editions Quart Monde, Lyon, Paris, 2014

[5Lisbeth B. SCHORR Within our Reach – Breaking the cycle of disadvantage, Anchor Book, Doubleday, New York, 1989. Voir aussi Head Start Impact Study, US department of Health and Human Services.

[6René LENOIR Les exclus — Un Français sur dix Seuil, Paris 1974.

[7Science et service ATD Bureau de recherche sociale, Paris

[8Article 2-10Modifié par Loi n°92-1336 du 16 décembre 1992- art.6 JORF 23 décembre 1992 en vigueur le 1er mars 1994. Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits ayant, en vertu de ses statuts, vocation à lutter contre l’exclusion sociale ou culturelle des personnes en état de grande pauvreté ou en raison de leur situation de famille peut exercer des droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les discriminations réprimées par les articles 225-2 et 423-7 du code pénal. Toutefois l’association ne sera recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l’accord de la victime ou, si celle-ci est un mineur ou un majeur protégé, celui de son représentant légal.

[9Pouvoir social et précarité, IRFRH, Pierrelaye, juillet 1975

[10Economie et Statistiques Insee, 1978

[11« La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même dans un avenir prévisible »

[12Le combat pour cette loi est décrit au chapitre 5, pp 135-139

[13UNICEF, atteindre les plus pauvres, Unicef, Ed. Quart Monde New York, Paris, 1996

[14Anthony Lake, Le Monde, Entretien avec Brigitte Perruca. 20 Novembre 2010. Voir aussi UNICEF, “Narrowing the gaps to meet the goals – a special report on a new study by UNICEF shows that an equity-focused approach to child survival and development is the most practical and cost-effective way of meeting the health Millenium Development Goals for children.” 7 September 2010

[15ATD Quart Monde, La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Ed. Quart Monde, Paris, 2012

[16Hannah ARENDT, essais sur les révolutions, Gallimard, Paris, 1967

[17Le Partido Comunista del Peru - Sendero Luminoso – a été fondé en 1970 par Abimael Guzmán, alors professeur de philosophie à l’université d’Ayacucho. Celui-ci prit en 1980 la tête de l’insurrection armée issue d’une dissidence du Parti Communiste Péruvien. Le Sentier Lumineux a participé au conflit armé des années 1980 et 1990 qui a fait 70 000 victimes au Pérou.

[18Igloo, No 39-40, Mars 1968

[19Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, Paris, 1990

[20L’actualité de l’hiver 2014-2015 en France, en Afrique et au Moyen Orient fait penser à ce terrorisme qui utilise l’Islam. Les commentateurs sont prompts à en faire porter la responsabilité aux très pauvres. En France notamment, les quartiers dits ’difficiles’, de fait parmi les plus pauvres, sont désignés constamment comme des foyers de terrorisme. Pourtant, les leaders historiques de ce nouveau fascisme, comme Oussama Bin Laden, ne sont pas issus de la grande pauvreté. Ce sont des souvent des puissants, jaloux de plus puissants qu’eux — des bourgeois radicalisés, qui n’hésitent pas à utiliser le désarroi, la faiblesse sociale, et le manque de relations des plus pauvres, pour atteindre leurs buts propres de vengeance et de destruction.

[21Arabe du Liban, Arabe d’Egypte, Aymara, Allemand, Anglais, Créole Haitien,, Créole Mauricien, Créole Réunionnais, Espagnol, Français, Malagasy, Mossi, Quechua, Sango, Swahili, Suisse Allemand, Tagalog et Wolof

[22Bruno TARDIEU, “Computer as Community Memory : How People in Very Poor eighborhoods Made a Computer Their Own”, in Donald A. SCHON, Bish SANYAL and William J. MITCHELL High Technology and Low-Income Communities prospect for the Positive Use of Advance Information Technology, MIT Press, Cambridge, 1999, pp 287-314

[23ATD Quart Monde, Quand l’extrême pauvreté sépare les enfants et les parents – un défi pour les droits de l’homme »Ed. Quart Monde, Paris, 2004. Etude réalisée dans 6 pays pour les Nations Unies, et l’UNICEF

[24Voir aussi Bruno TARDIEU, « L’approche d’ATD Quart Monde est-elle soluble dans l’empowerment ? » Recherche Sociale No 209, FORS recherche sociale, printemps 2014.

[25Assemblée Nationale, ATD Quart Monde, « La place des personnes défavorisées dans l’élaboration des politiques publiques, Atelier Citoyen, » 17 Octobre 2013.

[26Charles MERIGUOT, Le dit de la cymbalaire. Ed. La Ramonda, Paris, 2006

[27Michel CHAUVIERE, L’intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La Découverte, 2011

[28Hannah ARENDT, « Du mensonge en politique », in Du mensonge à la violence, Calmann-Levy, Paris 1972, p 41

[29Galilée, Paris, 1997

[30Voir André GORZ, « La sortie du capitalisme a déjà commencé » Ecorev’ revue critique d’écologie politique No 28, janvier 2008. Il s’agit là de son dernier écrit.

[31Ibid. D’après Gorz, cette sortie se fera de toute façon, car le capitalisme repose aujourd’hui sur une industrie financière fictive. Cette sortie se fera de façon sauvage, ou civilisée. L’article se conclue ainsi : « Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine. »

[32Editions Le Bord de l’eau, Paris, 2013