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Charles Gaucher

Le don au cœur des systèmes experts d’aide étatique

Texte publié le 28 février 2015

La courte réflexion ici proposée tente de mettre en dialogue le don et les systèmes experts par l’entremise des tensions que le bénévolat soulève lorsqu’il interagit avec des logiques d’aide rationalistes et instrumentalistes institutionnalisées par l’État. Cette tentative de mise en dialogue permettra, ultimement, d’ouvrir un champ de réflexion sur les voies de contournement qu’emprunte le don lorsqu’il est sollicité à travers la double exigence de compétence et de confiance nécessaires à l’efficacité et à l’émergence d’alliances thérapeutiques au sein des systèmes experts d’aide étatique, comme les établissements de réadaptation.
Charles Gaucher est Professeur agrégé à l’École de travail social, Président du Comité d’éthique de la recherche avec les êtres humains, Université de Moncton, Moncton, Nouveau-Brunswick, E1A 3E9 (Canada)

Éléments de définition

Avant d’entreprendre l’articulation d’éléments des théories de la structuration et du don à partir de l’angle du bénévolat en milieu institutionnel, il importe de bien définir deux notions phares qui permettront de mettre en dialogue ces cadres théoriques. La première, renvoyant à la théorie de la structuration de Giddens, est celle de système expert. Elle constitue, tel que le rappelle de façon très didactique l’auteur, un « system of expert knowledge, of any type, depending on rules of procedure transferable from individual to individual » (1991 :243). C’est à travers ces systèmes experts que l’État pense et organise plusieurs services d’aide qui font partie de sa fonction redistributrice. Ces systèmes de connaissances experts impliquent, pour que leur reproduction soit légitimée par des institutions concrètes de régulation, la mise en place de logiques de co-présence qui permettent l’émergence de « points d’accès » (1994 :121) nécessaires à la confiance qui lie l’individu au système comme tel. Dans le cas des systèmes experts visant la légitimation et la reproduction de pratiques de soin et d’aide, cette confiance est actualisée dans des routines d’interactions fondées sur la capacité des acteurs à mettre en suspens leur conscience discursive du caractère insécurisant qu’impliquent des relations fondamentalement intimes avec des étrangers. La confiance dans les systèmes experts d’aide relève donc d’un certain abandon des mécanismes de méfiance qui protègent normalement la sécurité ontologique des individus ; abandon qui est en fait l’essence même de toute « alliance thérapeutique » entre inconnus. En somme, pour qu’il y ait confiance, il faut que les contextes d’interactions régulés par les systèmes experts d’aide génèrent un « leap into faith » (1991 : 244) de la part d’individus qui, autrement, n’auraient jamais accepté de se livrer à des pratiques intimes, soit aider et soigner, aussi susceptibles de fragiliser leur sécurité ontologique.

La conscience discursive, mise en suspens par les mécanismes de confiance, est pourtant centrale aux systèmes experts puisque ceux-ci sont également fondés sur des savoirs qui exigent des individus agissant dans le cadre de ces systèmes d’être à même d’expliquer ce qu’ils font et les finalités qu’ils poursuivent. Leur crédibilité en tant qu’agents capables d’exercer un contrôle sur les conséquences de leurs actions est dépendante de cette conscience discursive. La compétence même des individus au sein du système est ainsi évaluée à l’aune du degré de réflexivité qu’ils possèdent sur leurs actions. En ce qui concerne plus spécifiquement les systèmes experts d’aide, lorsqu’ils régulent les pratiques dans les institutions concrètes mises en place par les États-nations, cette conscience discursive assurant la réflexivité des acteurs a tendance, entre autres, à instrumentaliser les relations entre les individus qui donnent et qui reçoivent de l’aide, créant une distance considérée comme nécessaire à la mise en place de pratiques d’aide objectivement efficientes. La compétence des individus au sein de ces systèmes experts d’aide est donc considérée comme devant se « départir » du caractère intime qu’implique la relation d’aide afin de rationaliser et techniciser les soins pour en contrôler au maximum les conséquences. Cette capacité d’instrumentalisation des contextes d’interaction est conçue comme l’une des conditions de l’efficacité thérapeutique des pratiques ayant lieu dans les milieux institutionnalisés d’aide et de soins. Il va sans dire que cette efficacité, dont l’évaluation radicalement scientiste est de plus en plus articulée en termes de « données probantes », entre fortement en conflit avec les logiques de confiance, pourtant elles aussi primordiales aux systèmes experts d’aide. Pour résumer, disons simplement que les systèmes experts d’aide rationalo-centrés régulent simultanément des pratiques d’alliance et d’efficacité thérapeutique qui sont souvent profondément contradictoires : les premières, fortement concentrées sur la mise en confiance des acteurs, subjectivent les rapports de co-présence ; les secondes, articulées par des exigences de réflexivité garantes de la compétence des acteurs, ayant plutôt tendance à les objectiver.

La deuxième notion phare qu’il est important de définir avant d’avancer plus loin est celle de bénévolat. Tout d’abord, dans la foulée des écrits de Godbout (1995), disons simplement que le bénévolat constitue, sur le plan abstrait, un don entre étrangers. Il est le lieu d’un « donner, recevoir, rendre » qui s’inscrit de façon relativement autonome des trames relationnelles de rivalité et d’alliance où circule normalement le don. C’est-à-dire, pour reprendre les idées de Caillé (2007), que le bénévolat n’est ni un don agonistique, ni un don initiateur de liens durables : c’est un don moral marqué par une tendance à intérioriser le cycle du don. Dans son état le plus « pur », le don entre étrangers serait ainsi un « don inconnu fait à des inconnus » (Godbout, 1995 : 114). La figure emblématique du bénévole est souvent celle de l’individu anonyme qui, en donnant à un étranger quelque chose qui lui est totalement détaché, ressent au plus profond de lui-même qu’il reçoit déjà plus que ce qu’il donne. Autre élément aussi important à une définition de ce type de don aux étrangers : faire du bénévolat, c’est donner de son temps (Godbout, 2000). Dans les milieux d’aide et de soins, ce don de temps implique souvent une dimension relationnelle, une forme quelconque d’interactions entre celui qui donne et celui qui reçoit, rendant ainsi sa présence complexe à masquer. Le don entre étrangers est dès lors difficilement anonyme puisqu’il implique des relations de face à face entre le donneur et le donataire. Les bénévoles doivent ainsi se contenter d’être les plus discrets possible, minimisant autant que faire se peut l’empreinte de leur don dans les interactions qu’impliquent leurs actions.

Dans les milieux institutionnels d’aide et de soins, cet effacement du don des bénévoles s’exprime à travers la nécessité de toujours concevoir ce don comme surnuméraire aux pratiques professionnelles d’aide. La présence ou l’absence du bénévole ne devrait ainsi en aucun cas, du moins théoriquement, influer sur l’efficacité des soins dispensés aux usagers. L’action bénévole ne devrait donc jamais pallier un manque de service. Le don du bénévole devrait, idéalement, être invisible dans l’organisation concrète des services offerts par l’institution. Or, il est évident que le temps donné aux inconnus dans les établissements ne peut jamais conduire à un tel effacement de la trame des interactions qui y prennent forme. Le don intériorisé du bénévole se mue donc souvent en un « don-partage » initiateur de liens, pour reprendre encore ici les idées de Caillé (2007). En contexte institutionnel, cette possibilité de changement de registre du don des bénévoles est reconnue, acceptée et même quelquefois valorisée, pourvu que les relations émergeant de ce rapport donneur-donataire puissent être facilement neutralisées et remplacées. Le bénévole doit ainsi normalement ne donner que ce qui l’engage faiblement dans le cycle de mise en relation. Puisque l’invisibilité de son don est impossible, il doit le plus possible lui retirer toute charge relationnelle. Pour résumer, disons que le bénévolat en milieu institutionnel, afin de garantir le désintéressement du donneur face à celui qui reçoit, doit être mû par des dons techniquement invisibles qui, lorsqu’ils impliquent un face à face, doivent constamment être neutralisés de leur charge relationnelle. Ce type d’intériorisation du don est le gage du désintéressement radical que suppose l’action bénévole.

Réadaptation, clientélisme et handicap

Il importe maintenant de se pencher sur des types de systèmes experts et des formes de bénévolat propres aux interventions dans le champ du handicap qui permettent d’illustrer concrètement les points de compatibilité des ensembles conceptuels abordés plus haut, renvoyant aux théories de la structuration et du don. Tout d’abord, quelques considérations sur le système expert le plus englobant mettant en forme les pratiques dans les établissements spécialisés pour les personnes ayant des incapacités, soit le système de réadaptation. Fortement inspiré du système d’aide médical, ce système expert composite met en forme un ensemble de savoirs rationnels visant la récupération maximale des capacités des individus nés avec ou ayant développé certaines déficiences. À la suite de nombreuses critiques provenant tant des milieux universitaires que du mouvement des personnes handicapées, le système de réadaptation a graduellement transformé son approche, du moins sur le plan discursif, afin d’évacuer de ses savoirs, et des pratiques en découlant, la tendance à traiter le handicap comme une pathologie. Le système de réadaptation s’est ainsi démarqué, et ce surtout en Amérique du Nord dans les trente dernières années, par son désir d’inclure des considérations d’ordre « environnemental » à ses savoirs, c’est-à-dire de permettre la mise en place de pratiques ayant pour finalité d’agir sur l’adaptation du milieu aux capacités de l’individu. Ce deuxième aspect du système, issu de ce que de nombreux penseurs ont appelé le « modèle social » (Barnes, Oliver et Barton, 2002), devait assurer l’émergence de pratiques d’interventions susceptibles de prendre en compte la personne dans toute sa « globalité ». Force est toutefois de constater que les établissements et les institutions financés par l’État où s’actualise ce système expert d’aide sont toujours fortement axés sur la dispensation de soins visant la plupart du temps l’ajustement fonctionnel de l’individu à son milieu plutôt que l’inverse. Les interventions qui permettent cet ajustement continuent ainsi de mettre l’accent sur le développement d’outils et de techniques visant la modification des corps et des esprits différents afin de les rendre objectivement plus performants. Les pratiques prenant forme au sein du système expert de réadaptation ont ainsi une forte tendance à calquer les pratiques scientistes provenant de la biomédecine tout en ajoutant une visée, qui demeure souvent à l’état de désir, concernant une prise en compte du milieu de l’individu dans l’effort qu’elles déploient pour transformer les conditions de vie des personnes ayant des incapacités.

Un deuxième système expert, le clientélisme social, qui constitue en fait un sous-système en ce qu’il est généralement dépendant d’un autre système englobant, vient renforcer ce recentrage sur l’individu. Si la notion de clientélisme renvoie fortement aux problématiques de corruption, de passe-droits et de favoritisme électoral dans l’étude du politique, le concept donne aussi lieu à des acceptions particulières lorsqu’il est utilisé pour parler des systèmes d’aide, où il possède une connotation positive associée au choix, à la liberté et à la responsabilité des personnes aidées. Le clientélisme social constitue un sous-système de savoirs experts, qui tente de mettre en place des pratiques basées sur l’idée que l’individu est la personne la mieux placée pour évaluer et énoncer ses propres besoins. Il est celui qui connaît le mieux ce qui l’aidera ou pas et, par conséquent, toute forme d’aide lui étant adressée doit le placer devant des choix qui lui permettront de prendre des décisions visant à augmenter le contrôle qu’il a sur sa propre existence. C’est afin de lutter contre la rhétorique d’impuissance inhérente au « patient » du médecin ou de la passivité du « cas » de la travailleuse sociale qu’apparaitra dans les services sociosanitaires la notion de client. Plus fondamentalement, le clientélisme, qu’on désigne aussi sous le terme de consumérisme, prend naissance alors qu’on tente de briser les façons persistantes de traiter les populations vivant des situations de vulnérabilité à partir des logiques rationalistes et déshumanisantes héritées du « grand enfermement » (Foucault, 1972) [1]. Les pratiques que ce sous-système actualise tentent également de remettre fortement en question la tendance des systèmes d’aide étatique à reporter leurs insuffisances vers des logiques d’entraide reposant souvent sur le surengagement des femmes dans les soins ou encore sur le soutien communautarisé orchestré par le religieux et les institutions caritatives de chaque milieu.

Dans le domaine du handicap, la notion de client vient instituer un statut ‘’d’ayant droit’’ aux personnes ayant des incapacités qui apparaissait, dès les années 1960, comme à la fois une solution à la dépersonnalisation des pratiques d’aide et à la fois un outil de libération des personnes vivant avec des incapacités, par rapport à l’arbitraire du soutien informel que leur milieu était ou non à même de leur fournir. Le sous-système expert que constitue le clientélisme social vise une double émancipation des individus : 1) émancipation par rapport aux logiques d’objectivation propres aux systèmes d’aide issus des approches biomédicales et 2) émancipation par rapport aux soins prodigués par des proches ou des étrangers bien intentionnés, mais ne permettant pas à l’individu de faire des choix autodéterminés. Ces deux mouvements émancipateurs, qu’on qualifie souvent de processus d’autonomisation, sont fortement empreints de la nécessité de prendre en compte et de créer un espace de réflexivité subjectif permettant aux personnes ayant des incapacités de contrôler l’aide et les soins qu’ils reçoivent.

Usage du bénévolat

De récentes recherches (Gaucher, Sévigny, Beauregard et Guindon, 2014) portant sur le bénévolat dans un établissement de réadaptation ont mis en lumière quelques éléments empiriques qui pourraient servir maintenant à tenter une intégration par certains points de compatibilité des théories de la structuration et de celle du don. En accord avec d’autres recherches antérieures (Robichaud, 2003), il est important de rappeler que la tentation est forte pour les différents systèmes experts, qui régulent les pratiques dans ces établissements d’aide et de soutien financés par l’État, d’instrumentaliser le bénévolat. On aimerait pouvoir faire usage du don de bénévoles afin de bonifier le travail des professionnels, voire pallier ses insuffisances. L’autonomie de ceux qui organisent l’action bénévole de même que celle des bénévoles y est donc relativement tributaire du désir des professionnels d’inclure une portion de don dans leurs interventions auprès des personnes ayant des incapacités. Cette inclusion, parfois périphérique, parfois plus importante dans la mise en place des services, présume que le bénévolat peut, du moins partiellement, être utilisé à des fins d’intervention formelle. Cet usage, s’il est possible d’user du don avant qu’il ait usé de nous, peut être articulé sur l’axe confiance-compétence propre aux systèmes experts.

Confiance et bénévolat

La confiance dans les systèmes experts d’aide et de soins dépend fortement de la capacité des acteurs à se « laisser aller » à des relations formalisées par des savoirs et des pratiques ayant des visées thérapeutiques. La relocalisation des contextes d’interactions au sein des systèmes de réadaptation est une condition de cette confiance puisqu’elle permet aux acteurs de créer des espaces où peuvent prendre forme des pratiques d’aide qui sont, du moins sur le plan discursif, basées sur le désir d’aborder autant les dimensions individuelles qu’environnementales du handicap. Les rapports de co-présence nécessaires à l’actualisation de ces pratiques se doivent d’être d’une certaine intensité puisqu’elles ont une portée relativement intrusive dans la vie des personnes qui reçoivent des services de réadaptation. Or, il peut s’avérer complexe, voire impossible, pour les professionnels d’assumer une présence qui leur donne réellement accès à toutes les dimensions de la vie des usagers, ou même, dans certains cas, à des dimensions de l’expérience des personnes autres que celles strictement centrées sur le corps et une de ses capacités en particulier. Il y a donc pour eux un risque constant d’évidement des principes fondateurs qui particularisent leurs pratiques. L’intervention de bénévoles peut, à cet égard, sembler apporter une solution ou du moins, ouvrir une zone de mise en relation entre les usagers et le système comme tel. On demande ainsi régulièrement aux bénévoles d’accompagner les usagers dans des rendez-vous avec des spécialistes impliquant de longues heures d’attentes, de s’asseoir avec eux pour « passer le temps », de prendre le temps de les écouter, de faire avec eux une sortie au cinéma, etc. Le bénévolat ainsi instrumentalisé permet l’émergence de situations de co-présence qui, bien que n’ayant pas de visées proprement thérapeutiques, mettent en contact les usagers avec un acteur du système. Pour le dire autrement, ces situations, souvent propices à la création de liens plus intimes que ceux qui marquent la relation usager-professionnel, rapprochent, du moins en apparence, le système de réadaptation des usagers. Le temps de présence que le bénévole donne vient activer l’exigence de centrage des interventions sur la personne dans tous les aspects de sa vie (modèle social) ; exigence qui présume une connaissance individualisée, donc relativement intime, des usagers. Cette proximité permet souvent d’élaborer des trames d’intervention qui incluent des activités non thérapeutiques de soutien émotionnel, d’écoute ou encore d’accompagnement dans l’attente des rendez-vous médicaux qui sont toutes considérées comme ne relevant pas du champ d’action des professionnels du système, mais très importantes à l’émergence d’un sentiment de confiance des usagers envers un système expert se voulant « global ».

La question de la confiance est aussi centrale au clientélisme social qui, en tant que sous-système articulant des savoirs experts dans les établissements de réadaptation, est également dépendant d’une certaine intensité dans les rapports de co-présence. Effectivement, un « filet relationnel » est souvent nécessaire à l’usager pour qu’il mette entre parenthèses certains liens d’aide qui ont une prégnance affective importante pour lui, afin de se tourner vers des liens formels qui sont le propre du rapport usager-professionnel de la réadaptation. Il est évident qu’aucun individu, ayant des incapacités ou non, ne peut ignorer les risques inhérents à ce type de transition dans les rapports d’aide : les pratiques concrètes mises en scène par le système doivent donc offrir certaines « garanties » permettant à l’usager de s’abandonner dans le rapport d’expertise, souvent objectivant, qui marque les interactions entre l’usager et le professionnel d’aide. La proximité avec les usagers, rendue possible grâce au bénévolat, vient « relaxer » ce rapport d’expertise qui prend forme dans l’établissement en proposant des liens qui, du moins en apparence, subjectivisent les pratiques de soin. Le bénévolat est ainsi perçu comme pouvant atténuer les résistances des usagers à entreprendre une démarche de distanciation face à l’arbitraire de l’aide donnée par leurs proches. Les bénévoles « humanisent » le système par leur présence en donnant un visage humain de celui-ci. L’usager peut ainsi s’exprimer en face à face avec quelqu’un qui a le temps de l’écouter et qui peut même lui donner le sentiment qu’il s’adresse à un proche. Le bénévole donne peut-être ainsi à l’individu en quête d’autonomie, l’espace d’un moment, le sentiment qu’il peut faire confiance à ce lot de pratiques qui prennent forme dans l’établissement et dont les finalités lui échappent, partiellement ou en totalité. Le don vient ici sécuriser l’usager face à la désaffiliation que nécessite son abandon au système expert.

L’usage du bénévolat par les systèmes experts de réadaptation et par le clientélisme social afin de consolider les mécanismes de confiance implique clairement une perversion du « don inconnu fait à des inconnus » puisqu’il vise explicitement, entre autres, à rendre fiables ces systèmes en rapprochant les individus qui y interagissent. En effet, les rapports de face à face vers lesquels peuvent être orientés les bénévoles sont souvent antinomiques avec toute tentative de rendre anonyme et générale la portée de leur don. Les liens qui prennent forme à la suite de cette intention d’intensification des logiques de co-présence peuvent facilement devenir très forts et particuliers, rendant ainsi de plus en plus complexe, voire impossible, l’intériorisation du cycle du don par le bénévole. En actualisant ainsi le besoin du système à se localiser dans des relations réconfortantes et intimes, le bénévole change du même coup la nature de son geste : d’un don moral, il passe à un don-partage. Ce changement est vécu différemment, mais il est toujours susceptible de pousser le bénévole à se repositionner par rapport à ses motivations à donner, mais aussi par rapport à ce qu’il peut donner ou non au sein de ce système de réadaptation doublé d’un système clientéliste. Venu sans intention explicite de créer des liens et souvent avec le désir que son don reste anonyme, le bénévole se retrouve enchâssé, volontairement ou malgré lui, dans des relations intimes avec des inconnus qui « lui donnent tellement » en retour.

Compétence et bénévolat

L’instrumentalisation du bénévolat par les systèmes experts d’aide peut également avoir comme finalité d’augmenter le sentiment de compétence des acteurs qui interagissent dans les milieux de la réadaptation. Le bénévolat, plus spécifiquement utilisé à des fins clientélistes, permet effectivement l’émergence de relations qui donnent une place centrale à la personne qu’est l’usager de service. L’espace d’un moment d’écoute et de partage offert par le bénévole, il n’est plus la cible de pratiques thérapeutiques particulières qui, bien que se voulant compréhensives, continuent de se déployer sous le registre hiérarchique du savant et du patient ; le premier devant évaluer et soigner, le second devant décrire ses symptômes et guérir. Dans le rapport bénévole-usager, l’usager est de nouveau un individu dont le discours est audible, voire important pour ceux qui tentent de l’aider. Le bénévolat humanise certes les systèmes experts, mais il permet en retour de faire apparaître la subjectivité de l’usager, qui est une personne n’étant pas seulement l’objet d’intervention. Le point de vue de cet usager prend un nouveau sens puisque le bénévole est là ni pour l’évaluer, ni pour lui administrer un traitement quelconque. Le bénévolat vient ainsi activer la capacité réflexive de l’usager par rapport à sa propre condition au sein du système. C’est avec celui-ci que l’usager peut discuter ouvertement de ses inconforts et de ses résistances face à certaines pratiques des professionnels ; il peut également parler de la pluie ou du beau temps, si c’est ce qui le réconforte ou l’apaise dans les moments de doute. Ou encore se taire, ou parler de choses et d’autres afin de faire passer le temps. Le désintéressement radical du bénévole implique que l’usager est le seul à pouvoir décider de ce qu’il fera du don de temps qui lui est offert. Ce don, instrumentalisé par des logiques systémiques de type clientéliste, pourrait donner l’impression à l’usager qu’un renversement d’expertise est possible et désirable au sein de l’institution. Le bénévolat permet ainsi de renforcer le sentiment de compétence des usagers par rapport au contrôle des pratiques les concernant qui ont cours dans l’institution en créant, provisoirement et avec un déploiement restreint, un espace de dialogue fortement subjectivant. C’est dans cet espace, potentiellement « libérateur » de l’arbitraire de l’aide offerte par les proches dans l’imaginaire clientéliste, que naissent souvent des liens forts qui amènent les bénévoles et les usagers à se traiter quelquefois « comme s’ils étaient de la famille ».

Le développement de cet espace de subjectivité que permettent les bénévoles est accompagné d’une tendance remarquée par de nombreux auteurs vers la professionnalisation de l’aide qu’ils offrent en milieu institutionnel, tendance à laquelle les établissements de réadaptation n’échappent pas. Par cette professionnalisation, qui, de manière transversale, est chère aux savoirs experts des systèmes de réadaptation, on espère souvent rationaliser l’aide offerte par les bénévoles en rendant ceux-ci plus techniquement compétents à intervenir auprès des usagers. Les bénévoles reçoivent ainsi différentes formations, des accompagnements ou conseils souvent offerts directement par les intervenants qui les mettent en contact avec les usagers, lesquelles formations se veulent des moyens de rendre leur don plus « efficace », si une telle chose est possible. Dans de nombreuses occasions, ils ne sont donc pas uniquement là pour « passer le temps » avec les usagers, mais aussi pour accomplir d’autres tâches qui impliquent des responsabilités d’ordre thérapeutique. Leur désir de donner les engage soudainement dans des processus d’intervention auprès des usagers qui sont encadrés par un lot de pratiques et de discours très techniques. Il n’est plus ici seulement question d’offrir du temps, mais d’offrir du temps efficient qui soutiendra le travail des intervenants, sans toutefois s’y substituer. Cette technicisation de leur don lui donne une portée beaucoup plus précise : les bénévoles savent déplacer des usagers, écouter activement leurs problèmes ou encore manipuler certaines aides techniques nécessaires aux usagers. De par leurs actions, les bénévoles bonifient certaines dimensions d’une intervention, ajoutent une « plus-value » à une pratique professionnelle, donnent un réel coup de main à un intervenant, etc. L’action de ces agents est alors soumise aux critères d’objectivité et de rationalité de l’aide mise en place par le système de réadaptation. Cette « professionnalisation » du bénévolat oblige alors le donneur à prendre conscience de son don, à le rationaliser et, de surcroît, à assumer pleinement la responsabilité des conséquences de celui-ci. Le don du bénévole devient ainsi réflexif et peut s’insérer dans une trame d’actions efficaces propres au système de réadaptation. Il rend le bénévole compétent au sein du système expert de réadaptation en l’engageant auprès des usagers. Le don n’est alors plus exempt de la marque du donneur : il porte en lui la trace, sous forme d’une responsabilité consciente, de la présence du bénévole en tant qu’acteur compétent.

À l’aune de l’exigence de réflexivité propre aux systèmes experts de réadaptation et de clientélisme social, la liberté des bénévoles apparait pour ainsi dire bridée par l’espace de subjectivation que permet leur don tout autant que par la technicisation de leurs actions. D’une part, le don qui rend possible l’émergence d’un sentiment de compétence chez l’usager finit par lier fortement le bénévole à celui-ci et, d’autre part, le don qui rend compétent le bénévole aux yeux du système attache fortement le donneur à son action. L’usage du bénévolat afin d’augmenter l’efficacité des systèmes experts enchaîne ainsi le bénévole qui était pourtant venu faire un don radicalement désintéressé à portée générale et non spécifique. Sa liberté, et sa capacité à intérioriser le cycle du don, peuvent ainsi être fortement hypothéquées par l’usage de son don comme vecteur de compétences dans les systèmes experts d’aide.

Conclusion

Autant le système de réadaptation que celui du clientélisme social ont-ils avantage à utiliser le bénévolat pour se donner un visage humain, autant ils se doivent de ne pas se laisser envahir par des liens qui échappent à leur contrôle et qui visent, au final, tout autre chose que l’alliance et l’efficacité thérapeutique. Pour diminuer ou atténuer les tensions qui pourraient émerger d’un va-et-vient entre des exigences contradictoires émanant des logiques du système et de celles du don – co-présence sécurisante pour favoriser la proximité et la confiance et réflexivité responsabilisant les individus pour réaffirmer la distance et la compétence – il peut arriver, par exemple, que les intervenants interrompent subitement les contacts entre un bénévole et un usager ou encore que le bénévole lui-même demande d’être parrainé avec une personne différente à chaque fois qu’il donne de son temps. Le principe d’intériorisation, soutenu par l’anonymat du don et la distance relationnelle qu’il implique, est ainsi sauvegardé au prix, toutefois, d’une dés-intensification des rapports de co-présence qui annule bien souvent le potentiel de mise en confiance que les systèmes experts tentent de tirer du bénévolat. Et l’inverse est aussi vrai : dans le but de réaffirmer le lien de confiance avec certains usagers, il n’est pas interdit de penser que certains bénévoles transgressent les cadres techniques auxquels ont les soumet, par exemple en allant, malgré les consignes claires à cet égard, faire les courses avec un usager. En se rapprochant de l’usager, en le mettant en confiance, ils prennent une distance par rapport à l’exigence de réflexivité que leur action devrait susciter en créant du lien, réaffirmant ainsi leur liberté de donner ce qu’ils veulent, comme ils le veulent, de façon radicalement désintéressée et sans réelle finalité autre que de donner. L’intériorisation du cycle du don contourne donc encore ici les forces extérieures qui tentent de produire un lien de responsabilité entre donneur et donataire. Ainsi, la présence du don au sein des systèmes experts tend, il est vrai, à être utilisée pour assurer la confiance et la compétence des acteurs interagissant dans les milieux où ces savoirs mettent en forme des pratiques bien particulières, mais il ne faudrait pas conclure que le don y est unilatéralement soumis aux visées d’alliance et d’efficacité thérapeutique de ces savoirs.

Vouloir rendre visible le donneur et le donataire et désirer produire un lien entre ceux qui donnent et ce qui est donné sont des visées instrumentalistes du bénévolat dans le milieu de la réadaptation qui pervertissent l’anonymat et le désintéressement du don des bénévoles. Plusieurs auteurs, dont Godbout (1995), avaient déjà souligné cette tendance des logiques étatiques à produire « des effets négatifs sur le don » (1995 : 76). La recherche de points de compatibilité entre les théories de la structuration et du don permet, on peut ici l’entrevoir à l’aide de l’exemple du bénévolat dans un milieu de réadaptation, de spécifier en quoi, au-delà des effets négatifs particuliers qui pourraient être identifiés un à un, un cadre de lecture plus général met en relief les incohérences systémiques inhérentes au désir d’instrumentalisation du don par des logiques étatiques de redistribution basées sur des savoirs experts rationalistes (réadaptation) et individualistes (clientélisme). Instrumentalisation qui est loin de faire disparaître le don dans ces milieux, mais qui réduit fortement sa capacité à être plus qu’un ensemble d’obligations qui, dans le cas des bénévoles d’un milieu de réadaptation, contraignent à une proximité ou encore une responsabilité que ceux-ci ne souhaiteraient pas. Ces quelques remarques auront peut-être servi à atténuer cette crainte d’une perte du don inhérente aux réflexions portant sur le bénévolat en milieu institutionnel : aucune logique systémique n’est en mesure de strictement pervertir ou effacer le don, et encore moins l’assujettir, sans qu’il ne réapparaisse dans des formes et des lieux où on ne l’y attendait pas.

Courriel : charles.gaucher@umoncton.ca

Références bibliographiques

BARNES, C., M. Oliver et L. Barton, 2002, Disability Studies Today. Cambridge, Polity Press.

CAILLÉ, A., 2007, Anthropologie du don. Paris, La Découverte.

FOUCAULT, M., Histoire de la folie à l’âge classique. Paris, Gallimard 1961.

GAUCHER, Charles, Andrée Sévigny, Line Beauregard et Andréanne Guindon, 2014, « Entre proximité et distance : le bénévolat dans un milieu de réadaptation », Lien social et Politiques, 71 : 217-236.

GIDDENS, A., 1994, Les conséquences de la modernité. Paris, L’Harmattan.


, 1991, Modernity and self identity. Stanford, Stanford University Press.

GODBOUT, J. T., 2000, Le don, la dette et l’identité. Montréal, Boréal.

Godbout, J.T. en collaboration avec A. Caillé. 1992. L’esprit du don. Montréal, Boréal.

ROBICHAUD, S., 2003, Le bénévolat entre le cœur et la raison (2 ed.). Collection universitaire. Chicoutimi, Les Éditions JLC.

NOTES

[1La mise en place d’hôpitaux généraux puis d’instituts spécialisés donnera le ton au regroupement des corps et des esprits différents : on doit remettre au travail les marginalisés du système en les « redressant ». Des expériences horribles du Dr. Itard sur les jeunes sourds aux premières lobotomies, le grand enfermement sera un marqueur historique important pour comprendre l’émergence de la science comme procédure d’objectivation des corps et des esprits différents.