Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Michael Singleton

La Religion ? Connais pas !

Texte publié le 21 janvier 2015

Les événements tragiques du 7 septembre ont remis dramatiquement au premier plan la question de la religion. Peut-on tuer au nom de la religion ? Pour répondre à cette question, encore faudrait-il savoir de quoi la religion est le nom. Or, comme l’avait montré par exemple le n°22 de La Revue du MAUSS semestrielle, « Qu’est-ce que le religieux ? » (partiellement réédité en livre Poche/Découverte) la sociologie a jusqu’à présent échoué dans cette tâche. Peut-être, à en croire ici Michel Singleton, ex professeur d’anthropologie à l’université de Louvain la Neuve après avoir été missionnaire catholique en Afrique, parce que la religion « ça » n’existe pas. Au moins pas avant les grands monothéismes. La thèse est provocante, mais mérite sérieuse attention. A. C.

La Religion ? Connais pas ! [1]

Ancien théologien recyclé en anthropologue africaniste, de la réserve indigène en Wallonie profonde où j’arrive à terme vital échu, je contemple avec un certain étonnement sinon un énervement certain le caractère à mes yeux excessivement ethnocentrique du débat hexagonal sur la religion et le croire et auquel la mouvance maussienne ne me paraît pas échapper entièrement. Quand, entre autres, vous avez passé quatre années comme « curé » d’un bidonville romain à organiser des pèlerinages à Santa Rita ou à l’une ou l’autre Madonna larmoyante pour des immigrés méridionaux illettrés (dont les membres locaux du parti communistes) et mis des prostitués paroissiennes en contact avec Padre Pio, quand vous avez passé des année en Afrique non seulement à observer mais à participer activement à des exorcismes et à des procès de sorcellerie, quand vous avez assisté à des menées marxistes contre le clergé copte et des mages païens à l’apogée de la révolution de Mengistu… il y a de quoi s’énerver à constater que le débat continue à tourner en rond entre intellectuels loin du terrain dans la stratosphère spéculative surchauffée par des théoriciens qui, depuis Durkheim et Weber jusqu’à Girard et Lenoir ont rarement mis pied hors de leurs bibliothèques universitaires.

1. Maitrisant d’innombrables langues mortes, mais n’ayant jamais adressé la parole à un « Primitif » vivant, ces spécialistes n’ont jamais été confrontés à la difficulté éprouvée par l’anthropologue occidental quand il s’agit d’expliquer la différence entre la religion et le croire à des interlocuteurs appartenant à des familles linguistiques non-européennes qui ignorent cette dichotomie entre nom (nature) et verbe (activité adventice) et qui n’objectivent pas des notions abstraites. En règle générale, tout objet résulte du projet particulier d’un sujet articulé à un Projet Global. Puisque les WaKonongo de la Tanzanie qui m’avaient accueilli à la fin des années 1960 parlaient d’objets employés par des balozi ou des « sorciers » (tels que des hyènes téléguidées ou des poisons matériels) j’ai cru comprendre qu’en préfixant un « u » généralisateur à la racine –loga pour désigner l’ulozi, ils avaient en tête l’équivalent de ce que j’entendais par la sorcellerie c.-à-d. un en-soi tout aussi essentiel que la substance qui pour nous sous-tend des apparences accidentelles – telle que la nature humaine qui identifie l’humain peu importe son âge, son sexe ou sa condition sociale. Or il n’en était rien ! J’avais tout faux. Car en ayant recours au terme ulozi un MuKonongo (car les WaKonongo sont une illusion d’optique ethnographique) ne spéculait pas sur la sorcellerie ut sic et en soi, il disait « pour le moment je ne sais qui est le mlozi (sorcier) qui m’en veut à mort, mais une fois informé par un devin, je saurai contre qui de mes proches je devrais jeter un sort ». Leur philosophie et pratique du monde étant foncièrement nominalistes, axées autour de la maîtrise des singularités situées (la compréhension ne figurant dans leur praxis que comme moyen pratique et non comme fin théorique), ce n’est pas pour rien qu’ils n’avaient aucun mot pour désigner une quelconque religiosité substantielle ni même de terme pour traduire notre acte de foi. Les missionnaires ont introduit le terme swahili (emprunté à l’arabe et donc à l’Islam) dini pour mettre leur doigt sur les éléments dans la Weltanschauung indigène qu’ils considéraient comme proprement religieux et ont dû avoir recours au swahili aussi pour traduire le « je crois » du Crédo comme nasadiki.

Or les WaKonongo sont typiques de l’Afrique et non pas exceptionnels. Pour nous, non seulement la religion est une chose qui existe essentiellement en amont ou indépendamment des idiosyncrasies individuelles, mais depuis que la Science est passée par là, la Foi s’adresse à des vérités surnaturelles qui dépassent quand elles ne contredisent pas des données naturelles. Sans s’enliser dans des arguties confessionnelles remarquons que là où les catholiques invoquaient des raisons pour croire – rationes credendi – puis la grâce prolongeait la nature en la perfectionnant, pour les protestants la foi étant un don gratuit à une poignée de prédestinés, elle était de nature foncièrement fondamentaliste – le problème étant d’éviter le saut périlleux d’une foi au mieux fantaisiste au pire fanatique une fois le pied sur la pente glissant d’une foi aveugle. Mais peu importe que sa foi soit catholique ou protestante quand le bât blesse ailleurs. Comment en effet expliquer à des amis africains qu’on commence à croire religieusement à partir du moment où on ne sait plus très bien scientifiquement, quand il n’y a ni mot pour « religion » dans les langues africaines ni manière d’établir un seuil critique entre raisonnement rationnel et foi révélée ?

Enregistrant les dires et les faire de mes WaKonongo de la Tanzanie à la fin des années 1960, je me suis trompé en rédigeant des fiches sur leurs croyances et d’autres sur leurs savoirs et savoir-faire. Car ils ne disaient pas, par exemple, « nous savons que l’engrais contribue de manière matérielle et mécanique à la croissance du maïs, mais nous croyons qu’il faut le protéger magiquement contre des phacochères téléguidés mystérieusement par des sorciers jaloux » - dans les deux cas ils se servaient d’un seul et unique verbe « kujua » « être persuadé de » (sans souscrire pour autant à notre notion de la causalité). Comme l’avait dit Lévi-Strauss, rien de plus scientiste que la Pensée Sauvage dans la mesure où elle prétend pouvoir expliquer jusqu’à l’occurrence singulière et pas seulement la moyenne statistique.

Qui débat donc sur le sens à donner à la religion et à la foi devrait au préalable se rendre compte qu’il n’est pas en train de chercher des mots pour dire des choses telles qu’elles sont de manière univoque et universelle – car ses mots ont fait naître et être les choses dont il s’apprête à parler. Et puisqu’il risque déjà de ne pas être très bien compris par ses propres ancêtres gréco-latins et judéo-chrétiens, il y a fort à parier qu’il ne sera pas compris du tout par des interlocuteurs africains et asiatiques – un fait que confirmeront la plupart des historiens des missions chrétiennes.

2. Quand un esprit occidental parle de la religion, même si c’est à l’insu de son plein gré, il pense instinctivement aussi bien à une singularité substantielle qu’à un phénomène sociohistorique. Hypostasiée, la première tend à prendre l’aspect et adopter l’allure, comme Aristote l’avait bien vu en parlant du nom ou sujet d’une phrase, d’un En-soi essentiellement hors du temps, d’un Réel de référence indépendant de l’espace.

C’est ainsi que les métaphysiciens parlent de la Nature humaine ut sic et en soi qui ab ovo ontologico a identifié un humain intrinsèquement identique dans tous les hommes (et femmes !) peu importe leur âgé, leur sexe ou leur condition socio-économique. C’est ainsi même des paléoanthropologues (voire des anthropologues tout court) assument qu’ab ovo organico une fois apparue (peu importe avec qui – le mâle Tumaï ou la femelle Lucy), une seule et même espèce humaine évolue en s’épanouissant à la manière d’une semence et évoluera jusqu’à la disparition de son dernier spécimen superficiellement distinct du premier. Or il serait empiriquement plus exact de chercher non pas l’Origine de l’Homme mais la naissance de ces notions ethnocentriques de l’humain. C’est piégés par cette même dichotomie entre le substantiellement immuable et l’accidentellement affecté que les premiers Pères Blancs sont partis à L’Assaut des Pays Nègres (pour reprendre le titre du récit de leur premier caravane-croisade en Tanzanie en 1883) : ils étaient convaincu que l’essentiel du message qu’ils trimbalaient dans leurs bagages était le Christianisme en tant qu’un noyau dur dogmatique, liturgique et moral, déposé par Dieu (depositum fidei) dans la Bible et géré, semper idem et ne varietur, depuis Rome par une main de maître magistral qui pouvait tout au plus permettre l’une ou l’autre adaptation au niveau de l’emballage du cadeau – permettre, par exemple, qu’on batte des tambours pendant la messe au lieu de jouer les orgues (devenues trop vite pâture à termites). Mais en fait puisque on ne peut donner que ce qu’on a reçu (nemo dat quod non habet) ils ne pouvaient avoir en tête que le catholicisme tel que, d’un côté, conceptualisé par des manuels de théologie employés dans les grands séminaires de l’époque et communiqué par des professeurs de bonne volonté mais aussi fondamentalistes d’esprit que la plupart des imams de nos jours, et, de l’autre, tel que pratiqué dans leurs paroisses d’origine (qui étaient souvent de la France rurale). Or, polémique et apologétique, clérical et paysan, le catholicisme du XIXe était tout aussi éloigné de la foi critique de ce qui reste des fidèles par les temps qui courent que de la lettre et de l’esprit des évangiles – qui, de toute façon, en principe, étaient tout aussi foncièrement culturels et aussi peu surnaturels que n’importe quel phénomène catalogué comme « religieux ». Ce qui ne veut pas dire que s’agissant d’activer des énergies humaines il est exclu qu’on puisse, en attendant mieux, trouver qu’on n’a pas fait mieux que Jésus.

Or ce qu’un intellectuel occidental peut avoir en tête aujourd’hui quand il pense « religion » ne peut pas être moins purement culturel que le religieux dont parlait un Père Blanc à la fin du XIXe. Et en fait vue de près, il s’agit d’une sorte d’épure (aussi « naturalisée » et « absolutisée » que son pendant missionnaire) de l’idéologie et des institutions identifiables comme émanant d’une intentionnalité propre à la tradition gréco-latine et judéo-chrétienne. Cela donne lieu, entre autres, au snobisme spéculatif responsable de la dichotomie entre la vraie foi du spécialiste et la superstition populaire, au mieux stupide, au pire satanique, et à la notion d’une religion naturelle qu’une révélation surnaturelle viendrait éventuellement confirmer. Les historiens des religions (inutile d’ajouter « occidentaux » ou « occidentalisés ») forcés et contraints par les évidences empiriques ont fini par admettre que tout le monde ne croyait pas en Dieu comme les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans, que pour la plupart des Africains l’au-delà, loin d’être et de consister dans la contemplation éternelle d’une télévision théologique à chaîne unique, n’était qu’un village où les partants allaient continuer à vivre comme si de rien n’était, un peu plus loin que le village d’où ils partaient, que les bouddhistes ne voulaient rien savoir ni de religion intérieure ni d’un théisme résiduel… mais envers et malgré tout, la plupart de ces spécialistes es religion tenaient à ce qu’il y ait Quelque Chose d’univoque universellement reconnaissable comme Le Religieux ut sic et en soi.

Or (pour ne pas toujours contraster l’artichaut et l’oignon !) si dans l’interculturel le réel fait figure et fonctionne comme un chêne alors oui, en élaguant les branches (monothéistes, polythéistes, animistes…) on dégagerait un tronc commun à base des (r)apports entre la (sur)vie humaine et un règne transcendant. Ce faisant on oublie de dire que l’humain qui se trouve ainsi transcendé est loin d’être identique – puisque ce qu’un Papou, un Pygmée et un Patagon entendent déjà par être humain est irréductible à notre anthropo-logique gréco-latine et judéo-chrétienne, a fortiori serait-il hasardeux d’assumer que leur compréhension du supra-humain soit, même en gros, assimilable à la nôtre. Mais il se pourrait tout aussi bien (surtout au ras des pâquerettes phénoménologiques) que le réel fasse figure de et fonctionne comme un peuplier et qu’à force d’émonder on finisse par n’avoir plus rien en main de significativement et substantiellement saisissable – si ce n’est une piste heuristique du genre que j’ai proposé dans le MAUSS, 22, 2003, pp.181-196 (religio comme « se retrouver obligés ensemble en réseau dans une réciprocité asymétrique …). Tant qu’on pense au religieux en termes de contenu concret (credo doctrinaire - Dieu et l’âme ; cérémonies liturgiques – prières et sacrifices ; codes de conduite – dans ce monde mais pour l’autre) on n’en sortira pas – ou plutôt on en sortira plus tôt que prévu, puisque de toute évidence empirique ce religieux-là, même réduit à un plus petit dénominateur commun, n’existe tout simplement pas auprès de certains peuples vivants et n’a sûrement pas existé à l’époque de Lucy voire celle de Cro-Magnon. Puisque c’est l’origine de l’humain et ses métamorphoses successives qui intéressent l’anthropologue et non l’éclosion accidentelle d’une Humanité présupposée essentiellement identique depuis Tumaï jusqu’au dernier spécimen d’une espèce tout aussi prétendument la même, l’anthropologue ne peut que rester rêveur devant les titres de bouquins qui voudraient représenter La Religion à l’époque préhistorique. Entre foncièrement le Même et le tout Autre, il faut bien choisir – en matière d’identité même comme en matière de continuité religieuse. Semper idem, ne varietur… ou l’émergence en continu de l’intrinsèquement inédit suite à des passages par des seuils critiques ou des sauts transformateurs.

3. Puisque j’ai parlé d’un épaississement empirique qui vient à bout (par la force des choses qu’il donne à penser et non pas par une automaticité apodictique) donnons-en un exemple. Les premiers observateurs de la scène villageoise africaine ont souvent noté que le patriarche qui les hébergeait sortait le matin verser quelques gouttes de bière devant une minuscule réplique de la case locale et y laissait dans le tison de canari qui s’y trouvait, quelques miettes de nourriture tout en prononçant quelques mots. Presque sans exception ils ont conclu sur le champ à une forme de religiosité primitive qu’ils désignaient comme « le culte des esprits ancestraux », à base de rituels sacrificiels et de prières proférés par un prêtre païen dans un lieu (con)sacré. Les missionnaires (je parle des plus irenico-œcuméniques et non pas des démolisseurs attitrés de fétiches païens !) tout en regrettant qu’un certain animisme mâtiné de mânisme ait obscurci l’existence primordiale du seul vrai Dieu, se sont plu quand même à trouver dans cette manifestation résiduelle de la religion naturelle des jalons vers la véritable foi du monothéisme révélé, ainsi que le désir (in)conscient de la part des survivants d’une survie immortelle pour tout le monde.

On ne saurait guère trouver un « meilleur » exemple d’un escalade herméneutique dûe à un ethnocentrisme qui s’ignore. Tout est phénoménologiquement faux dans le sens fait et le discours tenu par l’observateur occidental : le patriarche n’est pas un prêtre païen mais l’aîné vivant d’un lignage dont les membres les plus influents se trouvent dans le village des ancêtres ; il ne procède pas à un sacrifice rituel dans un temple sacré mais fait un geste de respect cérémoniel devant une case en miniature qui n’est pas foncièrement moins profane et plus sacrée que la cage où il loge ses poules ; il ne s’adresse pas en prière à des entités spirituelles mais négocie avec un ancien « compliqué » de meilleures dispositions à l’égard des siens – quelqu’un déjà bien connu de tous pour avoir été difficile à gérer dans ses vieux jours. Tout cela n’a strictement rien à faire avec la religion si par « religion » on entend la croyance dans des esprits (devenus) immatériels et fonctionnant comme intermédiaires avec le Divin associée à la croyance dans une survie immortelle à titre individuel sinon dans un autre monde (le Ciel) du moins dans un monde autre que le présent (l’utopie millénariste). Qui a fait plus que passer dans un village africain (et j’y ai vécu des années dans le mien comme « prêtre paysan ») sait par expérience que plus on y vieillit, plus grandit son utilité publique ou, autrement dit, que la gérontocratie y est une simple question de survie darwinienne. Matériellement les vieillissants savent où sont les bonnes terres et où le gibier se terre, moralement ils ont vécu les joies et les peines de la vie en commun et donc peuvent conseiller les jeunes et les femmes en matière de convivialité, métaphysiquement sur le point de repartir pour le village des ancêtres qui sont les nus-propriétaires des ressources vitales (la pluie, le gibier, la fertilité des champs, la fécondité des femmes…) ils sont bien placés pour négocier un bon prix avec eux. Qui a vécu à long dans un village africain ne peut voir qu’une différence de degré et aucunement de nature entre, d’un côté, la déférence que tout le monde a intérêt à démontrer aux vieux vivants réunis sous l’arbre à palabres (les écoutant sagement, leur offrant les meilleurs morceaux lors de repas et les passant les premières calebasse de bière), et, de l’autre, verser respectueusement de la bière devant le tipi où on a fait revenir les plus chiants d’entre eux pour les avoir à portée de main prophylactique. S’il s’agissait d’une croyance religieuse dans l’au-delà et dans l’immortalité de l’âme il devrait y avoir en principe autant de cases minuscules que de morts – qu’ils soient jeunes ou femmes et non seulement vieux. Or il n’y en avait que très peu et quasi exclusivement pour des vieillards ronchons. S’il s’agissait de l’équivalent primitif des Saints du Ciel ou des âmes du Purgatoire et de leur statut d’intercesseurs auprès de l’Eternel, alors le vieux patriarche prierait pour le salut spirituel de tous au lieu de demander tous simplement à son oncle « décédé » de tenir compte du respect qu’on lui a enfin accordé et donc de diminuer le taux excessif de mortalité infantile dont on le soupçonne d’être l’instigateur dépité.

Appelez cela de « la religion primitive » si vous voulez, mais sachez que ce faisant en parlant de religion vous risquez de parler de tout et de n’importe quoi à la fois - quand ce n’est de rien debien particulier. Ce n’est pas pour rien que Debray a proposé qu’on renonce au terme de religion (Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Paris, Fayard, 2005 – cf. aussi son Dieu, un itinéraire ; matériaux pour une histoire de l’Eternel en Occident, Paris, Odile Jacob, 2001. Plus réaliste que cet illustre « irréligieux » (qui se fie surtout à la littérature francophone) et fort de mes expériences de terrains africains, j’ai proposé dans la contribution au MAUSS déjà citée, le maintien heuristique du terme religieux.

En effet entia non sunt multiplicanda sine necessitate – Occam avait raison de sortir son rasoir pour couper court à toute explication superflue. Si les données, de toute évidence empirique, parlent d’elles-mêmes d’une simple sacramentalisation de la séniorité, pourquoi en parler dans les termes propres à notre religiosité comme d’un « culte rituel d’esprits ancestraux » ? En outre et pour être plus phénoménologiquement précis, ce sacrement est foncièrement d’ordre non seulement locutoire mais illocutoire. Matériellement le geste symbolique constitué par des morceaux de poulet ou des gouttes de bière est non seulement asymétrique (on reçoit en retour la vie même) mais accessoire eu égard à la primordialité de la parole dialoguée. Si religion il y a en oralité (celle-ci étant la condition humaine quantitativement et qualitativement la plus commune et cruciale) elle fait foncièrement figure et fonction fondamentalement comme une interaction interlocutoire (cf. « Speaking to the Ancestors : Religion as Interlocutory Interaction », Anthropos, 104, 2009, pp.311-332). Néanmoins, il serait extrêmement équivoque de concevoir la religion orale comme une variante ou précurseur de la religion scripturaire. Si, en France, il peut y avoir un sens à se déclarer catholique c’est parce qu’on a été inscrit dans un registre de baptême et qu’à un certain moment on a souscrit au catéchisme de Trente. Si on ne le spécifie pas davantage, ce premier sens reste purement formel sinon bidon. Il importe de savoir si on est un catholique traditionnaliste ou teilhardien, pratiquant ou nominal, paysan ou citadin, homme ou femme, riche ou pauvre, indigène ou immigré etc. etc. En outre, puisque la plupart des catholiques problématisent leur foi encore moins que les poissons l’eau dans laquelle ils nagent, dans un sens littéral par les temps qui courent, c’est l’athée militant et le rationaliste rabique qui se révèle souvent être plus psycho-sociologiquement croyant que les simples fidèles. Par contre, il y aurait eu peu de sens à demander à un de mes WaKonongo s’il était animiste. L’animisme n’est aucunement le pendant païen du catholicisme. Un MuKonongo (surtout s’il s’agissait d’une MuKonongo) pouvait passer sa vie sans poser ou être l’objet (en tant mort avant l’âge) d’un acte religieux. Quand j’ai dit la première messe dans le hameau de Mapili, il n’y avait que des notables présents. Habitué en Italie à n’avoir affaire qu’à des femmes et des enfants, j’ai demandé une explication et ils m’ont dit que la religion était une affaire trop sérieuse pour être mise à la disposition de tout le monde. De nouveau, si religion primitive il y a, il faut admettre : a) qu’il y a peu de sens à assumer que les primitifs étaient profondément religieux en permanence quand ils ne le devenaient ex abrupto et pour la durée d’une crise existentielle après la solution de laquelle ils redevenaient a-religieux ; et b) que la plupart du temps la plupart des « indigènes » – à l’exception d’une minorité d’initiés - étaient tout simplement sans religion et ne se portaient plus mal pour autant. Ayant cessé de harceler les WaKonongo avec mes questions religieuses, je me suis rendu compte que, ne parlant jamais d’eux-mêmes de choses religieuses, il ne leur serait jamais venu spontanément à l’esprit d’écrire un bouquin sur La Religion Konongo et encore moins étudier la psycho-sociologie religieuse des WaKonongo. Pour la plupart des peuples et pendant de très longues périodes de l’histoire humaine, notre question religieuse ne s’est jamais posée. C’est d’ailleurs pourquoi, une des premières et grandes amies du MAUSS, Mary Douglas (avec qui j’ai eu à échanger sur le sujet) se plaisait à trouver les Pygmées les moins religieux des hommes puisque leur faisait « défaut » ce qui faisait le religieux à proprement parler (c-à-d. à parler comme la plupart des spécialistes occidentaux de la religion) à savoir des idées théologiques susceptibles d’être systématisées, des rites à l’efficacité sacramentelle (ex opere operato) et une moralité codifée au moins par une autorité ancestrale sinon divine. C’est dire que La Religion « ça » (en tant trait prétendument universel d’une présupposée nature humaine) n’existe pas plus que l’écologie et l’économie, le social et le politique, le culturel et le scientifique.

4. Fides quarens intellectum - l’intellectualisme congénital à l’esprit occidental lui fait traduire cet adage comme « la foi cherchant à comprendre et à faire comprendre les mystères de la foi (mysterium fidei) ». Or c’est oublier que même pour les premiers Chrétiens, le mystère de la foi, à l’instar des rites à mystère païens, était une expérience et non pas une explication. Il ne s’agissait pas de représenter la Trinité ou la Virginité de Marie de façon rationnelle ou d’expliquer comment on était passé de l’âne de Jésus à la papamobile de François mais tout simplement de rencontrer le Christ Jésus en chair et en os, carne y huesso comme l’aurait dit Unamuno. Ceux qui ont cru à Jésus de son vivant ont fait preuve d’une confiance concrète, d’un engagement intégral – qu’on ne peut saucissonner en cérébral, volitif, viscéral qu’après coup analytique et selon une anthropo-logique gréco-latine à des années-lumière de la logique humaine d’ordre sémite que Jésus avait congénitalement et culturellement assimilé. A proprement parler, c-à-d en tant qu’acte existentiAl (Heidegger), la foi est le fait (factum) d’un « Je » incarné d’instant en instant dans son corps propre (Merleau-Ponty, Ricœur) et incorporé en continu dans sa situation sociohistorique (Castoriadis). La foi est fondamentalement un acte de re-connaissance et seulement après coup analytique le résultat d’une compréhension. Pour moi, qui con-nait (cum+nasci selon mon étymologie fantaisiste !) nait avec, chemine avec ; par contre qui com-prend (cum+prehendere) ne peut que saisir par force (les verbes anglais « to grasp » et allemand « Ergreiffen » - d’où « griffes » - sont plus éloquents) une réalité réduite à l’essentiel – au dépens d’un réellement réel fondamentalement existentiel. Ce qui fait qu’une compréhension théologique de la foi religieuse est tout aussi éloignée du vécu des croyants concrets que le conçu articulé par des sexologues l’est de l’expérience érotique des amants particuliers.

J’ajouterais que pas mal de rites d’initiation sont destinés non pas à augmenter mais à diminuer le mystère de la foi. Un camp d’initiation ne fonctionne pas comme un cours ex cathedra. Les initiateurs montrent aux néophytes que la voix qu’ils croyaient divine n’était qu’un rhombe, un morceau de bois troué qu’on tournoyait en brousse pour impressionner les non-initiés, dont les femmes. Celles-ci, dans la plupart des cas connus, ne se faisaient pas d’illusion quant à la véritable nature de « dieu », mais continuaient à faire semblant d’y croire puisque la stabilité structurelle de l’ensemble sociétal dépendait du maintien des écarts plutôt que de leur (con)fusion. A l’encontre de notre clergé, sacerdotal ou savant, le primitif, devenu adulte, n’avait pas peur d’admettre que le tabernacle était vide.

5. Enfin, au loin, je reste rêveur devant le fait qu’apparemment dans l’hexagone certains ignorent que depuis belle lurette à la suite de Bonhoeffer, des croyants critiques rêvent d’un christianisme sans religion et que depuis les années 1960 la plupart des théologiens postmodernes font de la théologie sans Dieu, convaincu avec ou par Nietzsche, qu’il est mort et enterré. (Toute modestie à part, je me permets de renvoyer à un texte de 1972 ou j’avais déjà fait le parallèle entre la « Death of God Theology » et l’absence d’un Dieu africain (que j’allais finir par associer à la figure d’un deus otiosus proche de l’Infini de Levinas) « Theology, ‘Zande Theology’ and Secular Theology », in Zande Themes. Essays presented to Sir Edward Evans-Pritchard, Oxford, Blackwell, 1972, pp.130-157). Même dans la péninsule papale le projet d’un christianisme non religieux (en attendant le postreligieux et a fortiori le postchristianisme tout court !) fait son chemin – G. Vattimo, Dopo la cristianità. Per un cristianesimo non religioso, Garzanti, 2002). Même dans l’Eglise catholique un vieux jésuite flamand, R. Lenaers pense qu’Un Autre Christianisme est possible (Golias, Villeurbane, 2011) – une foi inspirée par le prophète juif de Nazareth tel que redécouvert par l’exégèse contemporaine (cf. pour une haute vulgarisation des acquis la trilogie de Prieur et Mordillat) mais dépouillée de la gangue christologique imposée déjà par Paul mais surtout par Constantin via le clergé conciliaire dans l’intérêt de l’unité impériale (P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394, Paris, Albin Michel, 2007).

Enfin (cette fois-ci pour de vrai !) en amont du cliché « tout dépend de ce que vous entendez par – en l’occurrence ‘religion, croire, foi…’ » tout dépend surtout de ce que vous entendez par « entendre » lui-même. Comme le disaient déjà Ogden et Richards dans les années 1920 : ce qui importe est The Meaning of Meaning. Il est inutile de chercher à savoir ce que la religion pourrait bien être (« what is religion ? ») sans d’abord avoir résolu du moins à sa satisfaction la question onto-épistémologique : de savoir ce que « savoir » lui-même est et de savoir « what is ‘what’ » ou que pourrait bien être quoi que ce soit. Or s’il y a une chose qui devrait être désormais acquis depuis Gödel, Kuhn e tutti quanti [2] c’est que « croire » précède et préside à tout savoir même le plus scientifique : sans un point de départ plausible mais apodictique, sans un plafond paradigmatique, il est exclu qu’on puisse comprendre quoi que ce soit. La croyance religieuse n’est que le cas limite d’un croire primordial sans lequel on ne peut rien savoir de fait.

Qui aures habet, audiat !

NOTES

[1Que Picasso me pardonne le plagiat de l’ignorance qu’il avouait à propos de l’Art Nègre.

[2Et qui l’est dans le monde anglo-saxon – en philosophie cf. A. Philipps Griffiths, Knowledge and Belief, Oxford, OUP, 1967 en anthropologie R. Needham, Belief, Language and Experience, Chicago, Univ of Chicago Press, 1972.