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Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Dany-Robert Dufour

Universalité vs pluriversalité
Bios, logos, mythos et ethos.

Texte publié le 10 décembre 2014

Dans ce riche et court texte soumis à la discussion dans le cadre des rencontres des Convivialistes, Dany-Robert Dufour aborde la question de l’hubris et de sa régulation par les sociétés humaines. Pour ce faire, l’auteur revient sur la notion de « pluriversalité » figurant dans le Manifeste convivialiste pour reprendre à nouveaux frais l’éternelle question de l’universel et du particulier. Adoptant une posture résolument MAUSSienne, le philosophe plaide que, pour sortir du dilemme indécidable entre l’Un et le Multiple, il faut répondre « les deux, mon capitaine ». Suit une discussion qui s’arrête tour à tour aux dimensions du bios, du logos, du mythos et de l’ethos pour voir ce qui, dans chacun de ces champs, relève de l’universel ou de l’universalisable. F.G.

On trouve dans Le Manifeste convivialiste quelques références à la notion de « pluriversalisme ». Le Manifeste ne prend guère la peine de l’expliciter, ce qui laisse croire qu’il s’agit d’une notion claire et bien admise. Ce qui n’est évidemment pas le cas. C’est pourquoi, à la demande quelques amis, j’ai préparé quelques notes pour essayer d’y voir un peu plus clair.

Je crois, pour commencer, qu’il faut se garder à cette occasion d’entrer dans des questions de nature ontologique du type « Le monde est-il un ou est-il multiple ? ». On sait qu’il existe des réponses différentes à cette question ‑ y compris parmi les convivialistes. Par exemple, il y a la réflexion qui a été entamée par Deleuze dès les années 60 sur le multiple. Si vous voulez en savoir plus, je vous renvoie au livre qui est sorti sur la question. Il est paru en 1995. Il s’appelle Gilles Deleuze ou le système du multiple et l’auteur est un philosophe de mes amis qui s’appelle Philippe Mengue. On pourrait aussi mentionner la revue Multitudes qui se réclame entre quelques autres de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Mais plutôt que d’utiliser, disons, un « catéchisme » deleuzien ou un autre sur cette question de l’un ou du multiple, je vais essayer de me demander comment on pourrait l’aborder.

Et, pour ce faire, il faut commencer par sortir de cette question « un ou multiple ? ». En somme, il suffit de répondre… : « les deux, mon capitaine ». Je plaisante bien sûr, mais pas tant que ça puisque cette réponse permet quand même de poser la question autrement, par exemple, comme cela : « non pas un ou multiple, mais quand sommes-nous à coup sûr dans le un et quand sommes-nous à coup sûr dans le multiple ? ».

Nous œuvrons tous ou presque dans le champ des sciences humaines et sociales et nous devons donc partir d’un certain nombre de données caractérisant phénoménologiquement l’objet de ces sciences, l’homme. Par phénoménologie, j’entends bien sûr l’observation et la description des phénomènes qui m’apparaissent, indépendamment si possible de tout jugement de valeur. Et, si j’opère par une première réduction phénoménologique, pour aller au cœur de la question, je suis bien obligé de constater qu’un état double caractérise cet humain que je considère et, donc, d’en dire quelque chose comme cela : il est vivant et il est parlant. Je partirai donc de ceci : c’est cet état double qui spécifie l’homme et qui lui donne une position spéciale dans le monde. Certes, il y a des animaux qui utilisent des signes -ou plutôt des signaux, en l’occurrence‑, mais, comme l’homme et autant que l’homme, sûrement pas.

Dire donc, premièrement, il est vivant, ça pose l’homme du côté du bios. Et dire, deuxièmement, il est parlant, ça le pose du côté de la culture. Ce qui revient à poser la question du un et du multiple à ces deux endroits. Concernant le premier point, je crois que notre réponse à tous, du moins je l’espère, c’est répondre par l’affirmation de l’unité humaine à l’endroit du bios. Quelle que soit les différences d’apparence des hommes et même certaines spécificités biologiques, il n’existe, du point de vue du bios, qu’une communauté humaine. Nous tombons donc ici sur l’idée d’humanité commune. Si j’insiste, c’est, vous le savez très bien, parce qu’il existe une autre ou même plusieurs autres réponses à cet endroit. On peut dire en effet : il existe plusieurs niveaux d’humanité, les uns tendant vers une surhumanité, les autres vers une sous-humanité. Cela peut certes s’exprimer de façon raciale, mais cela aussi s’exprimer de façon politique et sociale : certains sont faits pour être les maîtres, les autres des esclaves. Ou certains sont de sang noble et d’autres sont de sang vil. On pourrait penser que la plupart des sociétés d’aujourd’hui en ont fini avec ce type de distinction, et pourtant, n’est-elle pas toujours de grande actualité aujourd’hui jusque dans nos démocraties ultralibérales, où il se clame que tous sont égaux, mais où certains s’attribuent des mérites ‑ et donc des rémunérations et donc un patrimoine ‑ sans commune mesure avec les autres (c’est ainsi qu’aujourd’hui, les 67 plus riches de la planète possèdent autant que les 3,5 milliards de plus pauvres, soit la moitié de l’humanité). Ce qui renvoie à nos débats de juin dernier sur l’hybris et la pléonexie. Je n’épilogue pas sur la question, sauf pour dire que nous ne devons jamais oublier d’affirmer le principe de commune humanité que certains auteurs, comme Lacan par exemple, appelaient du terme marrant de « touthommie » en mimant les articles des déclarations universelles des droits de l’homme qui commencent par « tout homme… ».

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Si l’on pose maintenant la question « un ou multiple » dans le domaine non du vivant, mais dans celui du parlant, c’est-à-dire du côté de la culture, on ne peut, à l’évidence, faire la même réponse, celle de l’unicité. Est-ce à dire que l’on doit automatiquement choisir la réponse de la multiplicité, c’est n’est pas sûr. Pourquoi ? Parce que certaines pratiques spécifiques de la culture relèvent de l’universalisable cependant que d’autres relèvent de l’incommensurabilité et donc du multiple. Pour s’y retrouver dans cette question, il faut, je crois, faire intervenir une distinction issue, justement, du domaine de la parole et de la discursivité. Vous savez qu’on distingue généralement ce qui est de l’ordre du ou des langages et ce qui est de l’ordre du ou des métalangages. Par exemple, si vous considérez deux langues aussi différentes que, par exemple, le chinois et le français, vous avez, je n’insiste pas, deux langues irréductibles l’une à l’autre. On est donc dans le multiple. Mais si vous considérez maintenant les métalangages qui permettent de décrire en l’occurrence ces langues, par exemple, la phonologie, la syntaxe et la sémantique, alors vous entrez dans des champs métalinguistiques définis par l’universalité. D’ailleurs, on est entrés, depuis près de deux mille ans, dans le champ métalinguistique de la grammaticalisation des langues pourtant apparemment très différentes — je vous renvoie sur ce point, par exemple, aux travaux de Sylvain Auroux qui montrent que la forme actuelle de la grammatisation des langues pourrait bien être leur numérisation — ce qui participe de ce que appelle la révolution numérique actuelle grâce à laquelle (ou à cause de laquelle) tout ou presque devient digitalisable. Si l’on généralise mon propos, on peut donc dire que, des cultures bien qu’éminemment différentes, donc multiples, peuvent accueillir des métalangages caractérisés par l’universalité.

Il est évidemment d’autres métalangages et même des supermétalangages comme les mathématiques, la physique, la géométrie, etc. C’est ainsi qu’il n’y a pas aujourd’hui, à ma connaissance, que des Grecs qui font de la géométrie euclidienne, mais que des Chinois, des Indiens, des Arabes et qui vous voulez, peuvent aussi en faire. Ils peuvent même se rencontrer et échanger puisqu’ils se sont dédiés au même métalangage prétendant à l’universel. Je me permets au passage de mettre cet universalisme en relation avec la « touthommie » fondée sur le principe biologique de commune humanité dont je parlais tout à l’heure. C’est parce que nous appartenons à la même communauté humaine que tout homme, quelle que soit sa culture, peut faire des mathématiques. Ça ne veut pas dire que tout le monde est égal en ce domaine, on sait que les esprits exceptionnellement disposés à l’accès au métalangage mathématique ne dépassent guère, tout peuple confondu, que les 3 ou 4% d’une population. Ce qui, au passage pose une redoutable question. Dire que tous les hommes doivent disposer d’un accès égal disons au savoir ne signifie nullement que chacun bénéficie de la même disposition ou même du même don, comme certains « progressistes » de gauche le croient souvent. C’est là un vrai problème que, généralement, on résout de la façon suivante, en disant que certains sont doués pour ceci et d’autres pour cela. Mais on n’est pas assuré de cela, et c’est très gênant pour des grands démocrates comme nous : tout le monde n’est pas Einstein, ou Mozart, ou Picasso.

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Revenons à notre question, universalisme et pluriversalisme dans les cultures. Après avoir dit que les différentes cultures peuvent accueillir des métalangages tournés vers l’universel, je dois maintenant ajouter que beaucoup d’éléments de culture ne sont pas universalisables. Il suffit de considérer ce que les récits de fondation des différentes cultures avancent pour comprendre l’incroyable diversité narrative du monde. Je peux le dire autrement en distinguant ce qui est de l’ordre du logos et ce qui est de l’ordre du mythos. Si le logos participe très certainement de l’universel, il n’en est pas de même du mythos. « Innombrables sont les récits du monde, disait Barthes dans son Introduction à l’analyse structurale des récits de 1966. C’est d’abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint, le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. De plus, sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ». Mais ce n’est pas seulement l’organisation sémiotique et structurale des récits que je voudrais ici considérer, car elle renvoie — et c’était une des ambitions du structuralisme — à la construction d’un métalangage (comme la narratologie ou l’analyse structurale des récits…) —, je voudrais aussi considérer non leurs formes, mais aussi quelque chose comme la sémantique des récits, disons, leurs contenus. En effet, les récits prescrivent aussi des façons de vivre différentes, c’est-à-dire des manières différentes pour les humains de se débrouiller avec le bios, avec le fait de vivre, puisque ces manières ne sont pas, à la différence des animaux, inscrit dans leur code génétique, mais bien plutôt dans des codes narratifs. Dans ces codes, dans cette culture ou ces cultures, les hommes consignent leurs façons de vivre, d’être-ensemble en se donnant des lois, des façons de penser, de voir, d’imaginer, de croire, de vénérer, de raconter, de musiquer, de travailler, de se nourrir, d’aimer, de mourir, de chanter, de parler et d’habiter leur monde… Bref, cela permet de penser la culture, chaque culture, comme la seconde nature de l’homme, seconde nature qui vient suppléer à son relatif manque de première nature, le fait que tout ne soit pas inscrit dans le code génétique. Nous sommes là, manifestement, dans le règne du multiple, de la pluralité des versions, c’est-à-dire du pluriversel. Je veux dire qu’il y a, pour les hommes, de multiples manières d’être au monde. Mais, bien sûr, « multiples » ici de signifie pas interchangeables. On le voit avec la mondialisation actuelle. Certes, celle-ci est effective, mais elle n’éradique pas les cultures locales qui ont encore, très probablement, de beaux jours devant elles.

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Vous voyez que je me suis posé la question de ce qui était universel ou universalisable dans trois champs : le bios, le logos, le mythos. J’ajouterai, pour finir, une quatrième dimension : celle de l’éthos, au sens non pas individuel, mais au sens de l’éthos d’un peuple, référant au système de valeurs apprises depuis l’enfance, que les individus respirent sans s’en rendre compte et, donc, sans nécessairement le mettre en question. L’éthos contient spécialement un certain nombre de modalités dites jussives (qui contiennent un ordre, un impératif) ou déontiques (de l’ordre du commandement social, moral ou religieux).

C’est là tout un champ complexe qui s’ouvre puisque ces commandements émanent le plus souvent de droits dits coutumiers qui, comme le nom l’indique, reposent sur la coutume, c’est-à-dire sur des coutumes éminemment différentes ici et là (par exemple, ici, on coupera la main pour un vol, là on emprisonnera le voleur, ailleurs, on le fera travailler pour le compte du volé, etc). Or, or, or… il n’est pas impossible que, derrière l’immense variété des formes du droit et des modalités jussives ou déontiques, on trouve au fond, tout au fond, bien au fond, une forme qui pourrait, peut-être, être universelle. Je dis bien « qui pourrait » — je n’en suis en effet pas tout à fait sûr.

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J’ai été amené à cette question il y a quelques années en travaillant sur la question de la loi morale kantienne. Rassurez-vous, je ne me fais pas une représentation naïve de la morale, je ne pense pas qu’il suffit de se mettre une loi morale en tête pour tout aille bien. J’ai même tendance à croire que ça ne sert à rien de se mettre une maxime morale en tête puisque la loi morale est en grande partie inconsciente — d’ailleurs Freud disait avoir construit la notion de surmoi (relevant de l’inconscient)
à partir de la loi morale kantienne. Partons donc de la fameuse proposition kantienne qui m’oblige à considérer l’autre, non comme un moyen pour réaliser mes fins, mais comme une fin en lui-même (seconde formulation de l’impératif catégorique, énoncé pour la première fois dans Fondement de la métaphysique des mœurs). Elle a souvent été critiquée parce que soupçonnée de deux vices rédhibitoires :

1° elle serait une pure et simple transcription, voire un camouflage, du vieux dogme religieux de l’amour du prochain, ce qui nous reconduirait insidieusement à Dieu ;

2° elle est purement abstraite.

Or, j’avais à l’époque essayé de montrer qu’on n’est pas obligatoirement reconduit à Dieu car cette proposition se prête à une formulation purement logique. Je veux dire que la morale pourrait bien être une question « géométrique » à la façon du « more geometrico » de Spinoza dans son Éthique (intitulée en latin Ethica More Geometrico Demonstrata). Cela voudrait dire, si je ne me trompe pas trop, qu’une partie de l’éthos relèverait du logos, donc de l’universalisable. Pour géométriser la morale, il suffit d’adopter le raisonnement par l’absurde. Il suffit pour ce faire de se placer dans la situation où on n’adopte pas cette proposition, c’est-à-dire dans la situation qui est justement celle de l’ultralibéralisme et de l’utilitarisme qui autorisent à (voire recommandent de) considérer l’autre comme un pur et simple moyen pour réaliser ses propres fins, par exemple en cherchant égoïstement à tirer de lui le meilleur profit. Cependant, si je me place dans cette situation, alors je dois bien admettre que l’autre puisse aussi le faire, y compris à mon encontre. Bref, si j’adopte ce principe, je dois ipso facto accepter d’être éventuellement instrumentalisé par l’autre, dans ses visées égoïstes. Or, si l’autre est plus malin ou plus fort que moi, je dois alors admettre de pouvoir perdre ce qui m’est le plus précieux, ma liberté, c’est-à-dire d’être aliéné dans mes biens ou dans mon être par l’autre. Adopter une morale « égoïste » n’est donc pas la bonne stratégie puisque, si l’autre est plus fort que moi, je devrai alors me soumettre. C’est pour éviter cette perspective fâcheuse que j’ai intérêt à adopter la maxime « altruiste » où j’offre à l’autre de le considérer comme une fin en lui-même, en espérant que ceci l’incitera à adopter à son tour la même maxime altruiste à mon égard. Cela, on peut le savoir d’emblée, sans avoir besoin de réfléchir — c’est pour cela que ce serait inconscient. Cela ferait partie d’une socialité primaire qui, comme telle, peut être recouverte par une socialité secondaire prescrivant une autre maxime.

Le reste des critiques aujourd’hui adressées à Kant à propos de sa morale en dénoncent souvent l’universalisme abstrait. Elles s’en tiennent la plupart du temps au commentaire de la première formulation de l’impératif catégorique : ’Agis d’après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu’elle soit une loi universelle’ ‑ où l’on retrouve la notion d’universalité. Bien sûr que c’est abstrait puisque, comme je viens d’essayer de le montrer, c’est « géométrisable ». C’est probablement pour prévenir cette critique que Kant a donné une seconde formulation de son impératif catégorique qui, elle, engage la dynamique de la démonstration en plaçant pratiquement un sujet devant un autre.

Ceci m’a conduit à penser que cette maxime pourrait se formuler d’une façon simple, comme un axiome de paix fondé sur une mise en garde réciproque : ’Il ne faut pas que je fasse à l’autre ce que je n’aimerais pas qu’il me fasse !’ ; ou encore : ’Ne fais pas à l’autre ce que tu n’aimerais pas qu’il te fasse !’

Le plus étrange est que cette maxime semble avoir été explicitement découverte et mise en œuvre par la plupart des cultures du monde. Elle est probablement constitutive de cette socialité primaire à laquelle je faisais plus haut allusion, si bien décrite par Marcel Mauss. On peut, à cet égard, faire l’hypothèse que le don, premier temps de l’échange symbolique ternaire selon Mauss, fonctionne comme une défense contre la possibilité de transgression de cette règle : ’Non seulement, je ne fais pas à l’autre…, mais je donne à l’autre’. Au fondement de l’échange symbolique donc, une règle que l’on a pu qualifier de ’Règle d’or’ ‑ je vous renvoie aux différents (gros) livres que Olivier du Roy a récemment publiés sur la question au Cerf : La Règle d’or.

Cette Règle d’or correspond, je crois, à la formulation positive de « l’horreur de la pléonexie » repérée par Mauss dans les cultures traditionnelles, dont j’avais parlé à notre réunion de juin dernier. Cette règle semble donc être une barrière que la plupart des morales traditionnelles ont dressée contre l’égoïsme et contre la pléonexie, c’est-à-dire contre ceux qui pensent devoir réaliser leur liberté en empiétant sur celle des autres.

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Il est remarquable qu’on retrouve cette Règle d’or sous des formulations très voisines et toujours très centrales dans la plupart des religions, sagesses ou cultures du monde.

Prenons quelques exemples. Le zoroastrisme, né en Perse vers 1000 avant J.-C., disait simplement : « Tout ce qui te répugne, ne le fais pas non plus aux autres » (Shayast-na-Shayast 13, 29). Le taoïsme affirmait au VIe siècle avant J.‑C. : « Considère que ton voisin gagne ton pain, et que ton voisin perd ce que tu perds. » (Lao Tzu, T’ai shang Kan Ying Pien, 213-218). Bouddha, qui a vécu entre 560 et 480 avant J.‑C., recommandait : « Ne blesse pas les autres par des moyens que tu trouverais toi-même blessants » (Udana-Varga, 5:18). Maître Kong, c’est-à-dire Confucius, qui vivait entre 551 et 479 avant J.‑C., terminait une de ses paraboles en disant : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse à vous-même » (Analectes, XV.23. Le Jaïnisme hindou affirmait vers 500 avant J.‑C. que « L’homme devrait cheminer d’une manière indifférente face aux choses terrestres et traiter toutes les créatures de ce monde comme il aimerait être traité lui-même » (Sutrakritanga I.11.33). L’hindouisme, vers 400 avant J.-C. faisait de la maxime suivante : « Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité » (Épopée du Mahâbharata, 5,1517), ’la somme, je cite, de toute véritable droiture’. Le judaïsme, lui, a formulé comme « loi entière » cette recommandation : ’Ce qui t’est haïssable, ne le fais pas à ton prochain. C’est là la loi entière, tout le reste n’est que commentaire » (Le Talmud, ’Shabbat’, 31a). Le christianisme a repris la formule en l’inversant, passant d’une formule négative du type « Ne fais pas à autrui… » à une formule positive du type « Fais à autrui… » : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux, car c’est la loi et les prophètes » (Matthieu 7.12). De même en Islam : « Aucun d’entre vous n’est véritable croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même » (13e des 40 Hadiths du Prophète de An-Nawawi).

J’ai été amené à ajouter à ce catalogue ce que Orwell a exhumé de la morale des milieux populaires de Grande-Bretagne (mais existant partout en Europe) et qu’il a appelé la Common decency¸ littéralement la « décence commune », que l’on ferait peut-être mieux d’appeler le « sens commun » ou simplement le « bon sens ». Ce sens commun qui, selon notre ami Jean-Claude Michéa, nous avertit qu’ « il y a des choses qui ne se font pas », celles, justement, que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse.

On objectera que la « Règle d’or » n’est pas universelle. C’est tout à fait vrai. Mais, dans ce cas, il convient de s’interroger sur ce qui se met alors en place lorsque cette règle, ou une de ses nombreuses versions possibles, fait défaut. On s’aperçoit que, dans ce cas, c’est le plus souvent la règle inverse qui prévaut : la règle de rétorsion fondée sur la dévalorisation d’autrui. Ce qui se solde par la formation d’un système dit vindicatoire (fondé sur le principe de la vengeance à répétition) dont il existe de nombreuses versions : la guerre hobbesienne de chacun contre chacun, la vendetta corse et plus généralement méditerranéenne, la société yanomami de l’ire, les petites sociétés secrètes des châteaux et des couvents sadiens, la société libéralo-utilitariste qui préconise la défense à tout crin, par chacun, de ses intérêts particuliers — ce qui se solde par la non prise en considération des intérêts collectifs, y compris ceux, par exemple, liés à la survie de l’humanité.

Ce que je veux dire est qu’il n’est pas interdit de penser que, dans l’éthos, il y ait aussi, en dépit des multiples coutumes, de l’universalisable.

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Pour résumer, je pense qu’il faut opter pour l’universel dans le bios et dans le logos, pour le pluriversel dans le mythos, et pour un pluri-uni-versalisme dans l’éthos.

NOTES