Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-François Véran et Olivier Véran

Protégeons la filière éthique du don du sang

Texte publié le 19 février 2014

Rédigé par Olivier Véran, médecin, député socialiste de l’Isère, et Jean François Véran, professeur d’anthropologie à l’Université fédérale de Rio de Janeiro, ce plaidoyer pour le don du sang et sa gratuité contre ses formes actuelles de marchandisation a été publié initialement dans Marianne (14 au 20 février 2014, p. 44).

Le sang humain est une ressource rare mais toujours disponible en toutes circonstances en France. Dans le parfait contresens des prédicats de l´économie néo-libérale, la distribution du sang et de ses dérivés obéit bien à une demande, souvent même d´extrême urgence, mais face à laquelle il n´existe pas une « offre », mais un don. Ce don répond, qui plus est, aux principes d´anonymat, de volontariat et de gratuité, conformément à une exigence ancienne dite de « don éthique », constamment renforcée par les législations successives. Il s´inscrit encore dans le principe plus large de non-commercialisation du corps humain. En d´autres termes, c´est initialement l´organisation non marchande de la collecte du sang qui garantit l´efficacité et la continuité de sa distribution. Par l´intermédiaire du travail de terrain réalisé par les fédérations de donneurs et les salariés de l’Etablissement Français du Sang (EFS), ce sont chaque année quelques 1,7 millions de donneurs qui se trouvent ainsi mis en relation avec plus d´un million de patients. En dépit de l´anonymat, cette « valeur de lien », selon la formule des sociologues Alain Caillé et Jacques Godbout, est en définitive ce qui garantit un accès de qualité au bien fondamental qu´est le sang humain.

Certains dérivés du sang peuvent être utilisés pour produire des médicaments. C’est le cas du plasma, qui peut être prélevé directement ou extrait d’un don de sang total. Les médicaments dérivés du plasma ont longtemps été protégés des règles marchandes classiques car considérés comme un prolongement du corps humain. Mais les digues ont cédé, et le marché s’est mondialisé. Or, l’organisation des collectes de sang diffère sensiblement à l’étranger. Si le don de sang total reste la règle pour des raisons de sécurité sanitaire, l’indemnisation forfaitaire est largement pratiquée pour le plasma, comme aux Etats-Unis ou en Allemagne, à raison de 20 à 25 euros par « don ». En France, seuls les médicaments ne disposant pas d’un équivalent « éthique » sont autorisés… en théorie, car cette priorité donnée à l’origine éthique a vite été battue en brèche par les règles de libre-échange. La conquête du marché hospitalier Français par des médicaments produits à l’étranger à partir de sang indemnisé a été fulgurante. La raison principale ? Un prix de vente inférieur au prix des équivalents « éthiques », inférieur même au tarif de remboursement fixé par l’Etat, inférieur enfin aux tarifs généralement pratiqués à l’étranger. L’histoire ne s’arrête pas là. Le sang et le plasma non transformé n’étant pas considérés comme des médicaments, seul l’EFS peut les collecter et les distribuer. Ce monopole est pour partie attaqué à Bruxelles. Pour les bénévoles, ce coup porté est rude. Eux qui ont toujours répondu à la demande au prix d’efforts remarquables et inconditionnels se voient précipités malgré eux dans un rapport de concurrence avec un modèle auquel leurs règles éthiques ne s´appliquent pas. Pour la filière Française aussi, qui emploie près de 15 000 salariés, le coup est rude.

Pionnière en matière de collecte éthique de sang, la France est attendue au tournant à Bruxelles, qui voit s’opposer les partisans de la fin de la gratuité aux derniers laboratoires nationaux ayant résisté à ce rouleau compresseur. La France doit se donner les moyens de faire respecter l’organisation éthique arrêtée dans son Code de la santé publique. Il ne s’agit en aucun cas d’interdire les médicaments « non éthiques » : pour les malades seules l’efficacité et la tolérance doivent peser dans la décision thérapeutique, dans le respect des normes de sécurité sanitaire. Mais il faut inciter les laboratoires à s’inscrire dans une démarche de collecte éthique. Un premier levier, fiscal, a été voté par le Parlement cet automne. Il faut également sensibiliser hôpitaux acheteurs, médecins prescripteurs, et patients receveurs. Ce sera désormais possible grâce à la labélisation des médicaments éthiques, votée en première lecture à l’Assemblée nationale. Outre qu’il contribuera à la démocratie sanitaire par l´éclairage des choix médicaux et l´information des patients, ce label rappellera que tous les produits ne sont pas réductibles à leur valeur marchande. Ceux issus du don ne génèrent pas de profit mais du bénévolat, du soutien financier aux organisations humanitaires, de l´engagement social ou tout simplement de la gratitude. Ils sont créateurs de liens et de confiance et pour cela aussi nécessaires à la vie sociale. La tradition française du don du sang, fondée sur l’éthique, n’est pas un combat d’arrière-garde, et elle mérite d’être protégée !

NOTES