Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Daniel Dagenais

Reprendre la question du genre, au lieu de défaire le genre

Texte publié le 15 septembre 2013

Pour prolonger la discussion autour du mariage pour tous et/ou pour personne, cette contribution de notre ami québécois, Daniel Dagenais, sociologue de la famille. Moderne et post-moderne...

Reprendre la question du genre, au lieu de défaire le genre

Mars 2013

Daniel Dagenais

Les organisateurs de ce colloque [1] nous ont conviés à « penser le féminin, penser le masculin aujourd’hui ». Or, comme les réflexions qui suivent s’intéressent au genre en tant que tel, il faut commencer par justifier ce biais. J’aborde la question du genre, et non immédiatement celle du féminin et du masculin, simplement parce que je crois que les attributs, prérogatives ou caractéristiques sociologiques de l’un ou l’autre genre sont seconds par rapport au rôle du genre dans la socialité ou à la place du genre dans la personnalité. Il y a pour cela plusieurs raisons que je ne ferai que mentionner.

L’opposition masculin/féminin consiste d’abord en une transformation de la division sexuée des espèces animales qui est déjà une relation mise au service d’une finalité supérieure, à savoir la reproduction de l’espèce. L’unité de l’espèce transcende sa division par sexes et la relation qu’elle rend nécessaire est donc première eu égard à chacun des termes de celle-ci. Il s’ensuit que, en héritant, en vue de sa constitution propre, de la division par sexe, l’humanité hérite en fait d’un rapport entre individus sexués d’une espèce et non de deux constitutions individuelles séparées avec lesquelles elle devrait composer. Il s’ensuit que toute réflexion sur le genre devrait partir de cette relation pour élaborer en un second temps une typologie historique des rapports de genre propres à chaque type de société. Je me contente de poser pour l’instant que toute analyse des genres doit partir du genre. L’expression « le masculin et le féminin » me paraît d’ailleurs renvoyer à un moment historique particulier de la distinction de sexe où, à travers leur opposition principielle (opposition analogue à celle du yin et du yang), le masculin et le féminin existent réellement comme des idéalités objectives qui orientent la conduite des individus. L’idéal féminin à l’œuvre dans l’amour courtois, ou l’idéal masculin à l’œuvre en Grèce antique, pourraient servir à illustrer de telles idéalités objectives.

D’une manière plus générale maintenant, il faut rendre explicite le cadre dans lequel cette discussion prend place. Défaire le genre (on aura reconnu le programme de Judith Butler) est une possibilité réelle avant que d’être une proposition théorique provocatrice. Nous vivons avec cette possibilité qui est d’ailleurs multiple. Elle existe sur le plan de la sexualité –à travers le concept d’orientation sexuelle qui prétend intégrer comme simple cas l’hétérosexualité – et plus généralement à travers la réduction des rapports sociaux de sexe au sexuel. Cette possibilité existe également sur le plan d’un dépassement techno-scientifique de l’humain en direction du posthumain. Ici, l’imagination romanesque d’un Michel Houellebecq rencontre les intentions bien réelles des défenseurs du post-humain. Nous jonglons finalement sérieusement avec la possibilité d’émanciper l’engendrement du rapport entre un homme et une femme pour en faire le droit d’un individu à avoir un enfant, quelque soit l’orientation sexuelle, la situation de couple ou l’âge dudit individu. Derrière la question de l’homoparentalité c’est le véritable enjeu qui se dessine. La techno-science n’attend d’ailleurs que ça : le projet d’utérus artificiel [2] nous convainc, si besoin était, que la science pourra, dans un avenir pas trop éloigné, se passer entièrement du corps de ceux qui portent encore l’histoire de la vie en eux, et parviendra en prélevant leurs particules élémentaires, à sortir l’engendrement du corps.

Toute discussion sur les genres aujourd’hui est intérieure à cette possibilité d’agir comme si le genre était une pure construction sociale dont nous pourrions nous défaire à volonté, comme s’il s’agissait d’un phénomène de l’ordre des statuts professionnels, des identités politiques nationales ou des mœurs relatives au partage des tâches domestiques. Il convient donc de commencer par là. Comment comprendre cette possibilité de défaire le genre ? Elle est liée à mon avis à l’épuisement de la modalité moderne d’assomption subjective du genre comme dimension naturelle de notre être, conception qui prend son sens dans cadre d’une opposition plus générale entre ce qui relèverait de notre nature et ce qui relèverait de notre liberté.

Pour expliciter le sens de cette notion il faut au préalable clarifier deux idées implicites : premièrement, qu’il existe une telle chose qu’une modalité moderne du genre ; deuxièmement, que cette modalité moderne a naturalisé le genre, c’est-à-dire que nous en sommes-nous venus à comprendre les rapports entre les hommes et les femmes comme relevant de notre nature humaine (biologique) par opposition au contrat social qui nous lie aux membres de notre société.

Genre traditionnel et genre moderne

La dynamique de modernisation des genres ne consiste pas principalement dans la transformation du contenu substantiel des rôles exercés par chacun d’entre eux, mais en une dynamique de subjectivisation de l’identité de genre [3]. Deux aspects complémentaires de cette même idée peuvent être distingués. Le processus d’abstraction et d’universalisation de l’identité [4], qui consiste en une élévation idéale de l’identité au-dessus des particularités concrètes qui continuent pourtant d’exister, entraînera un recul des rôles de genre dans la société ; ils seront peu à peu marginalisés pour trouver leur ultime et unique lieu de prédilection dans la famille ou dans les rapports privés entre hommes et femmes. Cette interprétation rejoint la thèse centrale de Simone de Beauvoir. Dans Le Deuxième sexe, celle-ci ne revendique pas, pour les femmes, les droits que les hommes auraient accaparé, mais plutôt la position d’individu (« neutre », écrit-elle) dans la société, ce qui revient à reconnaître la réalité historique ce ladite position.

Il s’ensuit que, pour les individus, la place du genre dans la personnalité tendra à devenir seconde, attribut « psychologique » d’une identité individualiste plus large, plus englobante. Il faut parler à cet égard d’une modalité subjective du genre. Chaque personne en viendra à se constituer, psychologiquement, sous l’égide d’une identité englobante qui inclut l’appartenance seconde à l’un ou l’autre genre. Le fait que la reconnaissance amoureuse vise la personne « derrière » le genre pourrait servir d’illustration à cette idée. Cette identité subjective de genre s’oppose à l’idée d’une existence objective du genre sur laquelle je voudrais dire quelques mots.

Le mode d’existence objectif des genres renvoie à ces situations historiques où n’existent virtuellement aucune tâche sociale, aucun objet, aucun lieu, qui ne soit assigné d’avance et par destination identitaire à l’un ou l’autre sexe. Lévi-Strauss se réfère à maintes reprises à cette division sexuelle du travail comme à un principe tout aussi structurant que la prohibition de l’inceste. Dans les sociétés traditionnelles et particulièrement dans les sociétés primitives et archaïques, c’est le monde qui est de part en part marqué par le genre et le fait que, dans beaucoup de langues, les substantifs soient d’un genre ou de l’autre est la trace laissée par ce marquage. L’anecdote suivante permet d’illustrer mon propos. Lorsqu’Evans-Pritchard a atterri chez les Nuers, ses informateurs qui voyaient un avion pour la première fois, lui ont demandé quel était le sexe de l’avion, question par laquelle ils s’enquéraient non pas du genre du mot avion, mais du sexe de l’objet en question !

J’insiste sur le fait que cette modalité objective du genre, ne désigne pas une modalité du genre qui soit « naturelle » ou plus proche des fonctions « biologiques ». Le genre est objectif en ce qu’il est projeté ou réifié dans les objets, les lieux, les activités, qui apparaissent appartenir immédiatement au genre propre. Il s’ensuit que, être un homme, être une femme, dans ces sociétés, c’est participer au monde de son sexe, ce à quoi les enfants sont initiés dès le plus jeune âge. [5] Au contraire, le genre moderne se réalise par l’intermédiaire de l’accord intersubjectif par lequel j’accepte d’être un homme pour une femme, d’être une femme pour un homme. Cette différence est capitale. Elle suppose d’abord que les activités publiques tendront tendanciellement à être réservées à l’individualité abstraite ; elle suppose ensuite que la réalisation, ou le devenir réel, de la catégorie de genre sera suspendue à l’accord intersubjectif entre deux individualités concrètes.

Genre naturel

En quoi, maintenant, peut-on prétendre que dans le cadre de cette modalité subjective du genre, celui-ci apparaîtra comme la manifestation de la dimension naturelle de notre être ? Il faut distinguer tout d’abord le principe général (rationnel) en vertu duquel, à l’instar de toutes les autres catégories modernes (la propriété, la citoyenneté, etc.), « le » genre en viendra à être conçu dans le cadre d’une redéfinition élémentaire de la famille, elle-même saisie dans le cadre de l’opposition sémantique entre « famille » et « société ».

Irène Théry a apporté au sujet du premier aspect une clarification décisive dans La distinction de sexe [6]. Voici un passage qui résume sa pensée.

On ne peut pas dissocier le naturalisme de la famille et l’artificialisme du contrat politique dans la conception moderne de la nature humaine : ce sont les deux faces d’une même tentative de fonder le lien social sur une combinaison d’éléments atomistiques originels. Elles tiennent l’une par l’autre. La famille comme socle naturel de toute socialité assure l’artifice de la convention politique. La convention politique comme association des semblables renvoie l’union des êtres différents dans la famille du côté de la nécessité naturelle. L’artificialisme de l’une et le naturalisme de l’autre témoignent d’une même absence : la condition sociale et historique de l’humanité, le temps long d’expérience humaine et la transmission de génération en génération qui fait le tissu des mœurs, le système de parenté, ces usages et ces manières communes d’agir et de penser et même de ressentir et d’aimer qui ne sont pas « naturels », qui changent avec l’histoire, et qu’on ne peut pas inventer par décret. (p. 80)

Par-delà le naturalisme supposé (et prétendument donné) de la famille, Théry insiste sur la recomposition « atomistique » du social, autour de deux figures : le contrat social entre les individus ; la société naturelle de l’homme et de la femme (de l’homme et de la femme au singulier). Bien que cette refondation (théorique, idéaliste, projective, individualiste, rationnelle) à partir d’atomes de socialité procède du déni de la situation sociale et historique de l’humanité, son idéalité constitue sa réalité. En quoi faut-il voir dans la recomposition atomistique de la famille le principe individualiste ou rationaliste moderne à l’œuvre, et non la reconduction des rapports traditionnels entre les genres ?

En ce que, pour commencer et aussi surprenant que cela puisse paraître, une même logique est à l’œuvre dans la recomposition atomistique, et de la société, et de la famille, dans la mesure où il s’agit d’une recomposition idéale à partir d’un principe rationnel. Essayons d’imaginer un instant d’autres débuts modernes de la famille afin de faire ressortir la singularité de ce qui effectivement a été. Il est possible de concevoir que, tout en continuant d’être une institution vouée à la transmission d’un patrimoine bien tangible, la famille moderne se soit nucléarisée, bref que la cellule nucléaire se soit émancipée de la famille étendue, tout en demeurant vouée à la même fin (patrimoniale) et tout en demeurant sous la même gouverne (un paterfamilias comme chef de famille nucléaire, ou un HUS-BAND [7]). Or, le principe qui individualise les genres, quitte à les biologiser, déplace radicalement le lieu de constitution de la famille en le faisant advenir de l’accord subjectif entre un homme et une femme à fonder une famille. On voit à quel point cette recomposition rationnelle est moderne et fait signe en direction d’un nouveau principe constitutif.

Ensuite, parce qu’en sautant majestueusement par-dessus des millénaires de liens sociaux concrets où le genre des personnes s’est trouvé mobilisé diversement (les hommes comme groupe entrant en rapport avec les femmes comme groupe ; les mères avec leurs garçons ou les pères avec leurs filles ; les hommes entre eux ou les femmes entre elles ; ou un homme et une femme) on se trouve à « individualiser » le genre, le faisant loger désormais dans la rencontre d’un homme et d’une femme. La modernité a accouché du genre fait homme au singulier, du genre fait femme au singulier !

Si une même logique rationnelle est à l’œuvre dans la recomposition de la famille comme dans la recomposition de la société, une opposition sémantique distingue et relie ces deux domaines, comme nature et culture, ce dont il faut aussi rendre compte.

Par-delà le travail de légitimation de l’institution, la transformation sociale majeure qui refaçonnera la famille pour la loger au cœur de la socialité moderne est celle qui fera de la famille une institution centrée sur la socialisation, polarisant les rapports entre les sexes à partir de la fonction parentale. Il faut rappeler que les familles traditionnelles étaient des institutions vouées à la pérennité d’un patrimoine et qu’elles reposaient sur la filiation lignagère, et non sur le mariage. C’est d’ailleurs la raison qui explique que le droit de la famille fasse partie du Code civil, i.e. de ce code de lois qui régit principalement la propriété. La dynamique de modernisation de la famille tendra à transformer cette institution patrimoniale en une famille éducative qui finira par ne plus trouver sa raison d’être que dans une seule fonction : la socialisation des enfants. L’origine de la redéfinition des rapports entre les genres se situe là, et c’est à partir de là que les genres apparaîtront comme l’expression humaine de fonctions naturelles. C’est dans le cadre de l’accent mis sur l’éducation que, par exemple, des tâches de femmes (le nourrissage des enfants, par exemples) seront réinterprétées comme des rôles de mères. Il convient toutefois de ne pas prendre au pied de la lettre cette opposition nature-culture (elle fut après toute produite en tant que telle) et mettre l’accent sur la relativité de la signification des deux termes.

La catégorie de genre comme dimension naturelle de notre être acquiert sa signification propre dans le cadre d’une double opposition plus large, et non en elle-même. Relativement à l’artificialisme au contractualisme de la vie économique ou politique d’abord, c’est-à-dire relativement à d’autres aspects constitutifs de la socialité moderne, la vie familiale et les identités concrètes qui s’y rencontrent paraissent renvoyer à une dimension de notre vie dont nous héritons simplement. Relativement cette fois à la nature politique des rapports entre les genres au sein de la (grande) famille traditionnelle, ceux qui sont propres à la famille moderne paraissent plus proches des fonctions biologiques parce que la nouvelle famille sera centrée sur la socialisation. Les liens entre les genres dans la famille traditionnelle sont plus politiques (ce sont toujours des rapports entre familles alliées par mariage via leurs enfants). Cela dit, même lorsqu’on la considère en elle-même, la réalisation du genre propre envisagé comme dimension naturelle de notre être passe par l’acceptation individuelle de le réaliser et, pour cette raison, implique aussi la possibilité de ne pas réaliser son genre (en se contentant d’être un individu). Toute la différence est là. Néanmoins, cette signification « naturaliste » demeure vraie relativement à l’artificialité de la vie publique où tout paraît cette fois entièrement ouvert à la décision. Néanmoins, c’est la totalité de sens constituée par cette opposition significative qui, sociologiquement parlant, confère à cette opposition sa vérité, c’est-à-dire sa réalité historique.

Pour comprendre ce qu’il est advenu des genres, il faut garder en tête ce grand œuvre de la modernité : mettre fin tendanciellement à l’existence objective des genres (i.e. à la structuration de l’espace public par la distinction de sexe) et suspendre l’existence des genres à l’accord intersubjectif entre deux individus de sexe opposé de vouloir réaliser leur genre pour l’autre, entente qui est polarisé par la fonction parentale. Je voudrais indiquer brièvement quelques aspects de la dynamique qui concourra à l’épuisement de la dialectique moderne.

L’espace domestique familial sera peu à peu vidé de sa matérialité, si je puis dire. Tout ce qui pendant des siècles meublait ce ménage en faisant des femmes moins des ménagères toutes occupées à tenir la maison en ordre que les responsables d’une économie domestique, d’un oikos, sera « extériorisé » et deviendra disponible comme marchandise sur le marché ; parallèlement, les « services » dont à tour de rôle chacun des membres de la famille et de la communauté était l’objet deviendront des droits redevables d’un traitement clientéliste. Bref, à travers la prise en charge par l’État de responsabilités familiales ou à travers la transformation des productions domestiques en marchandises issues du travail, l’espace propre de la famille sera peu à peu vidé. [8]

S’ajoute à cette dynamique une autre ayant trait au rôle socialisateur de la famille. Nous sommes passés d’un rapport éducatif à un rapport existentiel à l’enfant. L’évolution de la fécondité nous servira d’illustration. C’est la limitation volontaire de la taille de la famille qui caractérise le régime de fécondité moderne. Nous savons que dès 1650, les familles bourgeoises se mettent à ce régime moderne et que celui-ci s’étendra ça et là en même temps que l’esprit bourgeois jusqu’à ce que les États modernes le généralisent en imposant la scolarité obligatoire, étendant ainsi à toute la société cette idée socialisatrice qui déclenchera la baisse de la fécondité à la grandeur des sociétés occidentales à partir du dernier tiers du XIXe siècle. C’est désormais moins l’intention de fonder une famille qui caractérise la fécondité contemporaine que le désir d’enfant, et ce désir d’enfant incarne un nouveau rapport existentiel à celui-ci. Disons la chose ainsi : en ayant un seul enfant (projet existentiel par ailleurs rejeté à ce titre par de plus en plus d’individus), on a totalement épuisé ce désir d’enfant !

Rendu à ce point, i.e. lorsque l’espace où ils se rencontrent sera vidé de sa substance et lorsque le rôle qui fonde ce rapport sera réduit comme peau de chagrin, l’accord entre l’homme et la femme pour former « société » n’aura plus beaucoup de sens. Ce sont évidemment les femmes, davantage que les hommes, qui se livreront à la critique du genre elles qui ont porté dans leur corps l’idée du genre comme nature, au moment où le faible nombre d’enfants des familles et l’évidement de l’espace domestique rendra réelle l’aliénation de la ménagère, mais il faut rappeler qu’hommes et femmes se sont lancés ensemble à l’assaut de la famille bourgeoise dans les années soixante.

Au total, le mariage moderne des genres supposait l’acceptation du fait que c’est mon genre que je mariais effectivement, fut-ce par amour pour une autre subjectivité. Or, l’individualisme abstrait en viendra peu à peu à substituer au mariage des genres (qui vise la fondation d’une famille) l’accord des personnalités à s’engager dans une vie de couple, ce que Giddens a appelé la pure relationship. L’individualité abstraite finira par phagocyter les genres et il apparaît donc rétrospectivement que ce qui a poussé les genres un vers l’autre, c’est l’admission sans discussion du fait que nous sommes des hommes et des femmes. Après avoir fait disparaître peu à peu de la société l’existence objective du genre ; l’avoir rendu subjectif et suspendu à l’accord de deux subjectivités de réaliser leur genre l’un pour l’autre, l’individualisme abstrait, a finalement phagocyté le genre, ouvrant à la possibilité réelle de défaire le genre, ou de faire comme si le genre n’existait pas. Le lieu réel, le rapport réel où le genre moderne se réalisait s’est défait ; les genres sont devenus purement expressifs, stylistiques, raisons pour laquelle ils sont si faciles à caricaturer ou à parodier. Nous en sommes là.

La poursuite inconsciente de la logique moderne : Undoing Gender

Deux attitudes s’affrontent eu égard à cette possibilité où a conduit l’épuisement de la dialectique moderne. Certains proposent, comme Judith Butler, de défaire le genre, d’autres de reprendre la question du genre pour sortir de l’impasse actuelle. Je m’attarde pour commencer au projet de Judith Butler [9]. Pour comprendre celui-ci il faut saisir, outre sa radicalité, son absence de fondement et donc son caractère profondément arbitraire.

Butler récuse d’emblée la possibilité de s’appuyer sur une quelconque idée de sujet transcendantal à l’aune de laquelle les rapports entre les genres pourraient être questionnés et la domination masculine, par exemple, prise à partie. Le sujet, en son unité même, est pour Butler une simple production discursive. [10] Analogiquement, c’est à travers l’affirmation même que les genres sont « construits » que, selon elle, nous produisons performativement la naturalité du genre comme sexe, en admettant qu’il y a quelque chose, après tout, qui est l’objet d’une construction. Faisant du décalage qui résulte entre genre (culturel) et sexe (biologique) un leurre, Butler interprète tout ce dispositif (dont elle débusque l’origine dans la prohibition de l’inceste [11]) comme une tentative d’imposer, à un désir indéfini, non unifié et non cohérent (en d’autres termes : auquel on ne fait pas qu’imposer une orientation sexuelle), l’hétéronormativité. Si sa critique ne trouve aucune assise dans une quelconque idée du sujet, où Butler la trouve-t-elle ? Dans le désir. Un désir sous-jacent aux sexes et indépendant d’eux, soustrait souverainement à sa genèse évolutive réelle. Il y a au moins deux niveaux depuis lesquels il est possible de remettre en question l’assise que prétend conférer Butler à son projet critique.

A l’heure du viagra, de la dépression nerveuse généralisée [12] qui n’est rien d’autre qu’une panne de désir existentiel, à l’heure où depuis une dizaine d’années des associations se forment pour affirmer la légitimité du l’asexualité [13], je me demande bien par quelle confiance ontologique quelqu’un peut croire que le désir prévaudra finalement sur… le non désir. La reconnaissance du caractère polymorphe de la sexualité humaine nous interdit certes de la rabattre sur un passé animal et d’y voir un simple prolongement. Cependant, le désir qui se manifeste dans la sexualité tire son origine de l’attrait pour le partenaire que l’évolution de la vie a d’abord fixé dans la reproduction sexuée, attraction dont le désir est une transformation. Je ne partage pas la confiance ontologique de Butler envers le désir, ni même envers la pure capacité reproductive de notre espèce (dont plusieurs indices portent à croire qu’elle commence à poser problème), ou des espèces animales dont nous troublons la capacité reproductive avec les merdes que nous jetons dans nos égouts. Il est même inconscient de croire à la pérennité de la vie sur terre comme à une certitude qui ne dépend pas de notre précaution. En vertu de quelle assurance ontologique peut-on prétendre trouver dans le désir une assise plus solide que dans la division par sexes, je me le demande bien (et il est clair que Butler ne se le demande pas), surtout si l’on considère que la division des espèces animales en individus sexués est elle-même un produit de l’évolution qui a remplacé la scissiparité et la parthénogénèse.

L’autre niveau à partir duquel on peut faire ressortir l’absence de fondement de la critique des genres à laquelle Butler procède est celui du caractère proprement abyssal des formes phénoménales du désir. J’ai évoqué à l’instant le rattachement incertain et fragile du désir à son origine évolutive réelle ; j’aborde maintenant ses manifestations comme désir émancipé. Judith Butler se croit à l’évidence très brillante en déconstruisant le préjugé selon lequel l’hétéronormativité aurait quelque assise réelle en faisant valoir, non seulement que les orientations sexuelles seraient-elles multiples et diverses, mais que, en chaque « personne », il n’y aurait pas d’unité, de cohérence ou de totalisation du désir.

Toutefois, en remontant dans l’autre sens la pente du désir indéfini lorsque métaphorisé, on risque de s’apercevoir qu’il n’y a même plus de fondement sexuel au désir. Qui peut nous garantir que le vrai désir à l’œuvre dans un baiser n’est pas celui de mordre, et que cette impulsion latente finira par s’arrêter en chemin avant la dévoration ? Et que dire de la symbolique sado-maso : quel désir ultime exprime-t-elle vraiment ? Et quelle différence y a-t-il entre le désir de s’abandonner totalement à son partenaire et celui de mourir ? De feindre une étreinte violente et de tuer ? Ayant élevé le désir au niveau du symbolique, où il se trouve métaphorisé potentiellement à l’infini, nous n’avons même pas l’assurance que le désir « fantasmagorisé » soit un désir sexuel plutôt que morbide, assassin, dévorateur ou monstrueux ! [14] Partie à la recherche d’un désir non formaté, celle qui prétend que déjà petite fille elle était un trouble maker et en fait grand cas à l’âge adulte d’une manière, ma foi, adolescente, risque d’admettre que peuvent se confondre le désir intestinal de s’exprimer ou celui d’être remplie par tous ses orifices en même temps !

Si rien ne permet de croire qu’en deçà des sexes existât une réalité inaltérable plus fondamentale que les sexes (le désir), rien ne permet non plus d’invalider nos diverses et variables constructions socio-historiques comme fausses à titre d’idéologie. Ici se révèle l’arbitraire profond des réflexions de Butler. Il est d’ailleurs significatif qu’on ne trouve dans ses écrits aucun point d’appui historique à ses avancées. La critique de Butler s’apparente à une logomachie dont le point de départ, parfaitement arbitraire, exprime le mépris du monde tel qu’il est donné à travers l’assise biologique du symbolique et l’identité de celui-ci avec ses formes socio-historiques de déploiement.

Arbitraire, son propos est aussi farci de contresens à propos desquels il faut au moins décocher un trait. Affirmer que les genres sont « construits », prétend nous apprendre avec sagacité Butler, implique la reconnaissance que quelque chose (plutôt que rien ?) est construit, ce quelque chose étant la nature biologique de la division sexuée de l’espèce humaine. Se trouve-t-il quelqu’un illuminé par cette révélation ? Je veux dire, y a-t-il quelqu’un dans la salle qui considère que la différence des genres procéderait, disons, de la différence de poids ? Y a-t-il quelqu’un qui croit sérieusement que la construction particulière du genre d’une époque particulière procéderait d’autre chose que de la différence des sexes ? La même chose vaut pour notre rapport biologique à la nourriture. Nous savons que chaque culture a créé des tabous alimentaires et conçu son alimentation d’une manière qui présente autant de différences avec les autres que les langues entre elles, tant et si bien que, apprendre à manger inuit, c’est aussi difficile pour un Montréalais ou un Parisien qu’apprendre à parler inuit ! Qui prétendra que l’affirmation selon laquelle l’alimentation est une réalité culturelle (qui ne correspond pas à une simple fonction nourrissage) réifie faussement l’alimentation comme besoin biologique ? Qui prétendra semblablement que la construction sociale de la différence entre ceux qui sont plus près de la fin de leur vie que les autres (les « sages », les « aînés », les « vieux », les « gens du troisième âge », les « retraités », les « ceux-qui-se-croient-vivants-mais-qui-sont-morts » [15], etc.) procède d’une invention pure et simple de cette différence ?

Tout cela serait d’une grande banalité s’il n’y avait un autre enjeu plus large. Substituer l’arbitraire individuel à l’assise biologique du symbolique et à ses construits historiques (et au fond se montrer disposé à manufacturer le vivant, à l’utiliser, à l’instrumentaliser) c’est le summum de l’arrogance occidentalo-moderno-individualiste. Le détachement dont Butler fait preuve à l’égard de tout est symptomatique du mépris (ultime ?) à l’égard du monde où a été conduit l’imaginaire occidental en prétendant le situer entièrement chez l’individu. Car si effectivement tout est construit, il faut admettre que nous sommes nos constructions et que nous nous y tenons précairement. Loin d’admettre cette fragilité ontologique du symbolique (Freitag), Butler prétend en quelque sorte qu’une fois dégagés de l’assise biologique du symbolique, et libérés de nos constructions socio-historiques, il resterait autre chose que l’arbitraire individuel dans sa pureté essentielle.

Les considérations qui suivent s’attachent à la perspective critique générale de Butler. Plusieurs idées doivent être distinguées. La première a trait à l’opération même de constitution symbolique (et donc fondamentalement linguistique et donc « performative ») d’une réalité sociale particulière. La seconde concerne la fragilité ontologique non seulement de l’ordre symbolique de toute existence contingente, y compris celle du règne biologique. [16] La troisième a trait à la portée historique effective qu’a eue la construction naturaliste (ou naturalisante) du genre.

Commençons par la procédure linguistique standard. Il y a effectivement quelque arbitraire à utiliser tel ou tel signifiant pour désigner tel ou tel signifié, mais la constitution du rapport qu’ensemble ils forment et qui fait que je me rapporte à une pipe différemment qu’à l’égard d’une cigarette ou d’un marteau, fait ce que la pipe est pour moi. [17] Tant et si bien que je devrai sans doute enseigner à un Chinois le signifiant particulier que ma langue utilise arbitrairement pour désigner la pipe, mais il y a fort à parier qu’il saura se rapporter à l’objet parfaitement. Nous nous rapportons effectivement aux objets que notre culture désigne en son langage comme à des réalités immédiates simplement parce que, par-delà notre conscience claire de la construction définitoire d’une réalité, c’est en tant que réalité que nous nous orientons vers nos objets. Semblablement, on a beau savoir, en apprenant à nos enfants à manger proprement, que nous leur apprenons une certaine manière de faire dont Elias a rappelé l’importance dans la civilisation des mœurs, nous ne leur apprenons pas l’arbitraire (le côté construit) de notre manière afin de les disposer à choisir, dans le florilège des manières de faire, celle qui conviendrait à leur propre arbitraire.

Il m’importe moins de souligner ces évidences que de montrer que la désignation linguistique, culturelle, juridique, politique des objets de notre monde implique une assignation des objets à leur nature, ou la construction performative d’une réalité pour nous. Si on passait notre temps à mettre en doute la constitution effective d’une réalité qui se situe toujours « arbitrairement » (i.e. d’une manière contingente) à la rencontre qu’une capacité de discrimination opératoire particulière (une constructibilité) et d’une déterminabilité empirique particulière (une objectivité), alors un énoncé aussi simple que le ciel est bleu devrait s’écrire (ou se dire moyennant intonation et gestuelle) avec d’infinies précautions que l’on peut tenter de rendre en utilisant les guillemets : « “Le” “ ciel ” « “ est ” » “ bleu ”  » ! Au total et en dépit la conscience que nous avons effectivement de nous rapporter aux objets qui constituent notre monde par la médiation d’un rapport linguistico-culturel, nous nous y rapportons effectivement comme à un monde, comme à notre monde, si ouvert soit-il.

Ce qui est vrai pour les objets culturels l’est aussi pour les champs de la pratique qu’instituent des catégories comme « politique », « économique », « familial », etc. En considérant par exemple que le rôle de député, puisqu’il ressortit de la constitution politique de la société qui se fonde elle-même sur la reconnaissance de la souveraineté du peuple, appartient à la représentation de la société politique par elle-même et donc doit être assujettie à une procédure électorale, je dis simplement que les postes de députés ne font pas partie des choses que l’on achète même si je sais que le pouvoir de l’argent a tendance à interférer dans l’étanchéité de cette institutionnalisation politique d’un domaine particulier. Affirmer que le rôle de député est celui d’une représentation démocratique c’est confirmer la nature de ce rôle en le définissant. J’affirme par là sa nature, tout en sachant très bien (fut-ce par imagination) qu’il pourrait bien en être autrement, voire qu’il en a été effectivement autrement, jadis, et qu’il est imaginable qu’il en soit autrement, ou qu’on doit s’arranger pour qu’il n’en soit pas autrement si l’on veut préserver le sens (« démocratique ») qu’on y a mis. Divulguer analytiquement le construit effectif d’une réalité particulière n’est jamais une opération qui permet d’en invalider idéologiquement la réalité puisque la réalité consiste en ce qui a grandi, progressé, s’est distingué, dans l’ordre de la construction. Il est même possible d’étendre cette idée aux constructions contingentes au travers desquelles s’est constitué le monde vivant.

Du point de vue de l’évolution de l’ensemble du vivant sur la planète terre, l’existence d’espèces sexuées apparaît elle-même comme une construction, au sens où elle aurait très bien pu ne pas advenir, et où son maintien dans l’existence n’est jamais acquis une fois pour toutes. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter l’existence indéniable, au sein des espèces sexuées, d’individus qui ne correspondent pas tout à fait au dimorphisme sexuel qui leur est associé (les hermaphrodites par exemple). Leur existence ne témoigne pas du fait d’une multitude virtuelle d’orientations sexuelles possibles, mais de la précarité du maintien « de ce qui n’est advenu que par soi-même, et ne se maintient en l’existence que par ‘fidélité’ à une identité particulière » [18]. Le fait que l’ordre de la reproduction sexué ne duplique pas les conditions de son existence propre parfaitement (engendrer 100% d’individus ayant les caractéristiques exclusives de l’un ou l’autre sexe) témoigne du caractère historique de cette genèse et donc sa fragilité. Plus généralement, la reproduction d’une espèce comme espèce qui se reproduit selon le principe de la division sexuée plutôt que par parthénogénèse (et non seulement l’engendrement de nouveaux individus de cette espèce par voie de reproduction sexuée) est une réalité à réassumer sans cesse [19] et nous savons que cette orientation auto-reproductive n’est pas automatique : en captivité, les animaux tendent à perdre l’élan vital qui les pousse à se reproduire [20] ; de même, nous savons que les produits que nous déversons dans les cours d’eaux et dans l’atmosphère agissent comme leurres troublant la reproduction de plusieurs espèces vivantes. Il y a donc une grande naïveté à croire à que rien ne saurait atteindre la réalité sous-jacente à nos « constructions », biologiques ou sociales, naïveté qui se double d’une insignifiante légèreté dans l’usage du concept de « construction sociale » selon lequel le propre de la réalité sociale simplement d’être « construite » discursivement ou conceptuellement, la construction conférant à l’ensemble un poids insignifiant comparable aux symboles utilisés dans la représentation des lettres. Au total, même le vivant tel qu’il est donné au symbolique qui le ressaisit pour se constituer, apparaît, dans une perspective élargie, comme une construction dont la réalité doit se soutenir pour continuer d’être. Souligner cela c’est mettre l’accent sur la fragilité plutôt que l’arbitraire de la « construction ».

Venons-en maintenant à la portée effective de la construction particulière des genres en modernité. On doit à la réorientation naturaliste des rapports entre les genres d’avoir déconstruit, c’est le cas de le dire, les rapports politiques entre les genres marqués à l’enseigne de la domination du genre féminin par le genre masculin. Il convient d’y insister puisque cette égalisation des rapports entre les genres (partenaires dans la fondation d’une famille à chaque génération) précédera celle résultant de l’inclusion des femmes dans la catégorie de citoyennes ou celle issue de l’égalisation sociales des hommes et des femmes dans la société du travail. Tant que la famille demeure une famille traditionnelle fondée sur la filiation, ce sont des rapports patriarcaux qui caractérisent les rapports hommes femmes. Ainsi que je l’ai suggéré plus tôt, si la famille nucléaire s’était émancipée de la famille élargie simplement parce à chaque génération, les fils parvenaient à affirmer leur autonomie ou leur puissance face à celle du paterfamilias, les rapports entre les genres seraient demeurés les mêmes (patriarcaux) dans un domaine aux dimensions réduites (nucléaire, plutôt qu’élargi). L’orientation naturaliste du refaçonnement du genre a opéré un déplacement du lieu de rencontre des genres. Sur le terrain de leurs rôles parentaux, hommes et femmes sont à égalité. Il y a au moins deux aspects cruciaux dans cette égalisation : en premier lieu, l’unilinéarité de la filiation (patrilinéarité) sera transmuée en parenté conjugale (l’alliance conjugale, et non plus l’ancestralité, devenant le foyer à partir duquel on calcule la consanguinité). Il faut souligner ce fait : ce ne sont pas deux familles élargies que la parenté moderne fusionne en une structure gigantesque. Durkheim l’a bien vu : la famille conjugale absorbe la famille élargie. En second lieu, il faut rappeler à quel point, dans le contexte où la famille est un domaine sous l’égide d’un chef (paterfamilias), il est impossible à l’enfant de concevoir l’identité du père et de la mère. A Rome, l’enfant voit sa mère à ses côtés, également soumise au Paterfamilias. L’identité moderne des parents, leur égalité, est fondamentale pour que, dans le miroir de celle-ci, l’enfant puisse concevoir sa même égalité fondamentale avec tous les êtres.

On voit donc à quel point, d’une part, fut historiquement importante la redéfinition naturalisante des genres et, d’autre part, comment il faut replacer ce sens dans la perspective historique réelle où il fut établi. Si jamais, d’ailleurs, les sociétés aménageaient au sens strict une fonction biologique à l’intérieur d’un cadre sociale, cela consisterait en une séparation de la fonction reproductive du reste, quelque chose d’avoisinant la fonction que l’on a fait accomplir aux esclaves noirs américains.

Ressaisir la question du genre

Deux attitudes s’opposent relativement à l’épuisement de la dialectique moderne : défaire le genre, une proposition qui consiste en la poursuite aveugle de la logique moderne ; je situe la perspective de Butler en continuité de la logique moderne, [21] ou ressaisir le genre à partir de la conscience, issue de l’expérience moderne, de la possibilité réelle de le défaire le genre. Je propose l’acceptation du genre comme appartenant à notre condition humaine comme principe général permettant d’aborder la possibilité bien réelle et ouverte par l’épuisement de la dynamique moderne de défaire le genre. Nous sommes en mesure aujourd’hui d’accepter que le genre fait partie de notre condition humaine telle qu’elle appartient à une longue évolution de la vie et à histoire humaine pluri millénaire. Cette reconnaissance n’est pas un retour en arrière. La croyance moderne dans la naturalité du genre était une certitude ; une croyance obstinée, positive (et la sociologie y répondait de manière positiviste). L’acceptation du genre comme partie de notre condition humaine n’est pas l’affirmation d’une certitude. C’est un principe de précaution, si vous voulez.

Dans tous les domaines de l’existence se fait jour une attitude de souci et de précaution à l’égard du monde, de la vie, et de la société. Cette position se traduit académiquement par une sortie du positivisme. Si à peu près plus personne, en sciences sociales, ne soutient une épistémologie positiviste, c’est que l’histoire a finalement révélé ce que Michel Freitag appelle la fragilité ontologique de l’ordre symbolique. Or ce qui révèle la fragilité du monde, de la planète, de la vie et de la société, c’est précisément l’action qui a visé à les transformer. Le monde moderne est une entreprise magnifique visant à faire comme si nous pouvions nous donner le monde out of scratch, et c’est cette action sur le monde et sur nous-mêmes qui révèle notre appartenance à une genèse et à une histoire que nous ne pouvons (re)produire à volonté. Cette conscience écologique, ce principe de précaution, cette reconnaissance de la fragilité ontologique de l’ordre symbolique, comme on voudra, sont la pensée d’une époque consciente des limites où le projet moderne nous a conduits.

Cette proposition relative au genre ne se fonde pas sur la réaffirmation de valeurs morales toujours déjà assurées et valides de toute éternité. L’évolution moderne de la famille nous met en position de tirer pareille conclusion. La famille conjugale, pour reprendre l’expression de Durkheim, a bel et bien absorbé la famille traditionnelle. Il en fut ainsi parce que toutes les dimensions constitutives de la famille (liens de parenté, signification de la vie familiale, mariage, relation à l’enfant, genre) ont été individualisées, défaisant la patrilinéarité pour y substituer un système de parenté conjugal, conférant à la vie familiale une signification intime accueillant la dimension personnelle de l’existence, transformant le mariage en rencontre subjective des genres réalisant l’acceptation du genre en vue de fonder une famille, initiant un rapport éducatif à l’enfant qui vise à l’émanciper de sa famille. Or le même procès d’individualisme qui nous a donné la famille moderne a conduit celle-ci à l’éclatement, tant et si bien que tous ses « morceaux » doivent être ressaisis séparément. Prenons tout de suite un exemple afin que cette affirmation ne soit pas considérée comme un jugement à l’emporte-pièce. Ce qui distingue le mariage traditionnel du mariage moderne est que celui-ci est un mariage d’amour. Or rien dans l’amour ne conduit nécessairement à la fondation d’une famille. L’amour mène à la fondation d’un monde commun personnalisé (Luhmann) et la question de savoir si ce monde commun personnalisé sera meublé d’enfants ou non est indécidable. L’amour permet de décider avec qui avoir des enfants et non pas d’avoir ou non des enfants. C’est le mariage subjectif des genres qui a conduit à la fondation d’une famille. Aujourd’hui, même lorsque les protagonistes en sont un homme et une femme, le « mariage » consiste en la formation d’un couple vouée à la réalisation de la dimension personnelle de l’identité auprès d’une autre personnalité. Rendu là, on doit admettre que couples homosexuels et hétérosexuels sont à égalité et que la relation de couple a « divorcé » de la fondation d’une famille. La relation maritale est devenue une pure relationship, pour paraphraser Giddens, vouée à la réalisation de soi qui domine tant et si bien qu’après un certain nombre d’années, on peut sincèrement remercier l’Autre pour sa contribution à ce que nous sommes tout en le (la) quittant. Ce n’est pas être prophète de malheur que de souligner que l’institution matrimoniale s’est effondrée. Quand moins de 50% des gens dans la société se marient (si on additionne ceux qui ne formeront jamais une relation de couple stable et ceux qui tout en formant un couple, homo ou hétéro, décident de ne pas se marier), et quand ceux qui d’une manière intempestive décident de le faire, ils se divorcent dans une proportion qui avoisine les 50%. On se demande bien par quel tour de passe-passe on pourrait encore considérer le mariage comme une « norme ». Semblablement, la grande leçon de la sous-fécondité en Occident est que le rapport existentiel à l’enfant a remplacé sa venue au monde dans le cadre d’un projet qui se comprenant lui-même comme la fondation d’une famille. Devenu projet existentiel, plutôt qu’assimilé immédiatement à la réalisation du genre pour prendre la forme de la fondation d’une famille, avoir un enfant apparaît d’abord sur le même plan qu’un ensemble d’autres expériences existentielles tout aussi enrichissantes. À ce titre, il est refusé par 20 à 25% de la population qui fait valoir d’autres projets existentiels. Ce rapport existentiel conduit aussi à la multiplication des familles d’un seul enfant : quand il s’agit de satisfaire le désir existentiel d’enfant, la venue au monde d’un seul enfant le satisfait entièrement, tant et si bien qu’une famille comprenant deux enfants est devenue une grande famille !

Il me faut ouvrir une parenthèse polémique à l’égard des interprétations selon lesquelles l’ensemble de ces transformations serait le résultat de la grande révolution que constituerait l’égalité des sexes. Ce n’est pas parce que nous aurions défait sa « structure patriarcale » que la famille a éclaté : c’est l’individualisme abstrait qui a phagocyté les identités concrètes, nommément les genres, révélant que l’individu dans sa pureté ou son abstraction n’engendrera jamais une famille. Il est très difficile d’ailleurs de distinguer la part respective des différents vecteurs dans l’éclatement de la famille : ce qui tient à l’éclatement de l’institution matrimoniale en tant que telle, à l’inauguration d’un rapport existentiel à l’enfant, la critique des genres, ou la politisation des rapports intimes. Tout cela se tient. Ce n’est pas parce que les femmes seraient sorties de l’espace domestique où on les aurait enfermées que la famille a éclaté. A quel point d’ailleurs cet espace ne constituait pas un lieu d’enfermement nous est montré par le fait que maintes femmes veulent préserver le contrôle qu’elles en avaient après avoir pourtant accédé à l’égalité dans l’espace public. Pour dire la chose ainsi, hommes et femmes sont tombés d’accord pour ne plus envisager que leur relation prenait sens dans la fondation d’une famille. L’importance historique réelle du démariage tient à autre chose : c’est que, à la différence de la famille traditionnelle, la famille moderne est fondée sur le mariage, sur cette relation matrimoniale qui permet de refonder famille de neuf à chaque génération. D’où l’importance du mariage dans la persistance de l’institution familiale. D’où aussi la conséquence de l’effondrement de l’institution matrimoniale : il emporte la famille avec.

Il faut évidemment apporter maintes nuances à l’idée d’égalité entre les hommes et les femmes et, surtout, distinguer les différents plans sur lesquels elle a été progressivement réalisée. Cela dit, il ne fait aucun sens de considérer la société contemporaine comme une société « patriarcale » ou de croire que l’éclatement de la famille soit structurellement liée à la fin du patriarcat. Qu’une fois advenue la pleine égalité entre les hommes et les femmes la famille ne renaisse pas de ses cendres montre bien que le problème est ailleurs. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’égalisation des rapports entre les genres dans le domaine défini comme celui qui leur est propre (la famille) aura précédé l’égalisation politique et sociale des genres. Il faut s’arrêter un instant à ces distinctions, notamment parce que une des caractéristiques de la réflexion de Butler est de confondre une série de plans que le sens commun et l’histoire obligent à distinguer. Essayons de distinguer rapidement quelques un de ces plans.

L’égalisation politique des rapports entre hommes et femmes correspond à l’introduction des femmes dans le corps politique en tant que citoyennes [22], et cela est, pratiquement parlant, équivalent à l’obtention du droit de vote. On interprète à tort le retard dans l’octroi du vote aux femmes comme une preuve du caractère patriarcal de la société moderne. Le droit de vote est né, en modernité, comme un droit bourgeois, i.e. un droit érigé sur la propriété privée. Il s’ensuit qu’une propriété égale un vote. [23] Le développement du capitalisme, entraînant l’expropriation des petits propriétaires, aura comme conséquence la perte du droit de vote pour ces prolétaires rendant nécessaire la redéfinition du droit de vote comme droit de l’homme, i.e. attaché à la personne plutôt qu’à sa propriété. Ce n’est qu’une fois devenu droit de l’homme qu’il est raisonnable de concevoir l’extension du vote aux femmes : c’est devenu un droit individuel. L’octroi du vote aux non-propriétaires remonte en gros à 1850 ; les premiers pays à octroyer le droit de vote aux femmes l’on fait à la fin du XIXe siècle. Toute discussion sur la signification du retard dans l’octroi du droit de vote aux femmes doit donc tenir compte de cette historicité interne à la modernité. Ce décalage d’un demi-siècle, voire davantage, témoigne du conservatisme inhérent à la société moderne, et non de son patriarcat.

L’égalisation des rapports entre les genres dans les domaines définis comme relevant du genre coïncide avec la naissance de la famille moderne. Nonobstant l’importance du plein accès des femmes à la sphère politique, il est clair que le patriarcat sera érodé par l’égalisation résultant de l’extension des rapports amoureux et l’importance de la fonction parentale. Le fait que la famille soit demeurée longtemps, légalement, sous l’autorité du père et du mari, ma paraît secondaire en cette matière. Car, bien qu’apparaissant en toute lettres dans le Code civil, cette autorité n’est plus possédée en propre par les hommes mais déléguée par l’État, tant et si bien que, lorsque le Citoyen (l’État) dira au Père de famille d’envoyer ses enfants à l’école obligatoirement et de les confier à l’Instituteur, le père de famille, en dépit de son autorité (coutumière), devra se soumettre à l’Autorité (politique), ou s’écouter lui-même dans sa qualité de citoyen.

La redéfinition des rôles internes aux rapports entre les genres est un autre plan. Qui lave la vaisselle, sort les déchets, répare la toiture ou fait les courses, est en charge des rénovations ou de la décoration, tout cela est dénué de signification relativement à l’égalité.

La dé-différentiation des rôles de genre dans la société est une toute autre histoire. Nous avons affaire ici à deux choses différentes. Des milliers d’années de spécialisation des genres dans leurs activités respectives et l’accroissement jusqu’au point de rupture de la division du « travail » propre à la société industrielle (rapport pourvoyeur ménagère) : cela comporte une lourdeur dont nous ne sommes pas près de nous défaire. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces asymétries historiques soient un jour tout à fait aplanies. En revanche, l’admission de principe des femmes sur le marché du travail est acquise. Non seulement l’admission de principe des femmes sur le marché du travail est-elle chose faite, comme est réalisée depuis longtemps l’égalité politique, mais, à certains égards, les femmes appartiennent davantage à la société contemporaine et à son économie postindustrielle que maints hommes dont toute l’histoire, encore présente, les enracine dans une société industrielle (ou paysanne) en déperdition. La présence majoritaire des femmes dans les universités en est un bon indicateur. La différence de salaire entre les emplois majoritairement féminins et les emplois majoritairement masculins appartient à un legs du passé : donnons-nous le temps. [24]

Lorsqu’envisagée dans une perspective longue, il devient évident que la proposition de défaire le genre appartient à un tout autre cadre de référence. Elle arrive d’abord tardivement venue, bien après la critique des genres qui a accompagné, à bon droit, la déconstruction de la famille dès les années soixante et soixante-dix. Il est significatif que la position de Butler s’inscrive explicitement en réaction au féminisme politique, « beauvoirien ». Il y a d’ailleurs une arrogance certaine dans la manière dont elle fait la leçon aux féministes qui, dans leur lutte pour l’égalité des sexes, se seraient arrêtées à mi-chemin de la déconstruction du genre se contentant de revendiquer naïvement l’égalité entre les genres, aveugles au « fait » que, supposément, elles remettraient le genre en tant que tel, voire la notion même d’identité. Il convient de dissocier aussi le programme visant à défaire le genre et l’ouverture prônée à l’égard de l’orientation sexuelle, dans la mesure toutefois où cette dernière ne constitue pas une proposition visant à réduire le genre au sexuel (le sexué au sexuel). Nous pénétrons ici dans le domaine, obscur avouons-le, des préférences sexuelles, jusques et y compris le choix d’exclure la sexualité de la vie (asexualité). Il ne m’apparaît même pas évident que l’homosexualité soit uniquement affaire d’orientation sexuelle. S’y montre parfois une réaction quasi viscérale à l’égard des genres tels qu’ils ont existé jusqu’à récemment, et il me semble que le genre masculin y est pris pour cible en provenance de toutes les orientations, si j’ose dire, tant par les gays que par les lesbiennes. Il n’y a en tout cas aucune magnification du genre masculin en lui-même, dans l’homosexualité masculine, qui réponde à la magnification du genre féminin à l’œuvre dans le lesbianisme. Quoi qu’il en soit, la mise en scène des archétypes de genres au sein de beaucoup de couples homosexuels est trop manifeste pour ne pas prêter flanc à interprétation. Une fois distinguée de la critique des genres et dissociée de l’exigence légitime d’ouverture face aux orientations sexuelles, la proposition de défaire le genre se ramène pratiquement à celle de la reconnaissance du « droit » des couples homosexuels d’avoir des enfants. Je ne vois pas d’autres aspects important qui en résulteraient, hormis peut-être la légitimité des interventions chirurgicales pour opérer un changement de « sexe ». [25]

Le programme visant à de défaire le genre doit être appréhendé dans le cadre socio-politique où il s’inscrit et où s’affrontent des intentions relativement à la postérité de la famille moderne. En ce sens, il doit être évalué en comparaison d’autres développements qui portent en germe, à mon avis, l’avenir de la famille. Maints développements contemporains pourraient aussi être abordés. Mentionnons pour mémoire la nécessité d’élargir notre conception de la parentalité afin d’y faire une place à ces hommes et à ces femmes qui, n’ayant jamais eu d’enfants eux-mêmes mais ayant joué un rôle de parent dans la vie des enfants de leur conjoint(e) se trouvent jetés misérablement après une séparation. Ils n’ont littéralement aucun recours. Répétons-le. La situation où l’individualisme nous a conduits, à savoir la construction et la déconstruction d’un type sociétal de famille, cette situation est irréversiblement la nôtre et les meilleures intentions du monde n’y changeront rien. Pour tout dire, il est préférable d’être dans la situation présente où la grandeur et l’étroitesse de l’idée individualiste nous auront été révélées qu’en l’attente de celle-ci ou dans l’ignorance de cette possibilité. Cela dit, deux attitudes différentes s’affrontent dans la détermination de la postérité de la famille. Les remarques qui suivent visent à mettre en opposition l’esprit propre à chacune d’elles.

Abordons pour commencer et à titre d’illustration le cas des familles recomposées. Dans la mesure où la tendance veut que près d’un mariage sur deux se termine par un divorce, proportion plus importante encore pour les ruptures d’unions civiles ou d’unions libres, les familles recomposées font désormais partie de notre paysage social. La volonté de recomposer une famille au-delà de la relation conjugale qui a présidé à la naissance des enfants (que ce soit pour celui ou celle qui a joué un rôle de parent auprès des enfants du conjoint ou que ce soit pour les couples qui tentent d’unir en une seule famille deux fratries issues de « deux lits différents »), nous amène, qu’on le veuille ou non, à partager nos rôles de parents avec d’improbables partenaires. Après la séparation nous sommes appelés, par exemple, à accepter d’intégrer à notre rôle de père un homme (i.e. le nouveau conjoint de notre ex-conjointe) que l’histoire nous a peut-être conduit à détester ! La réciproque est vraie bien sûr : il ne va pas de soi pour mon ancienne conjointe d’accepter que ma nouvelle joue aussi un rôle de mère auprès de ses enfants. Et pourtant, non seulement le bien être des enfants l’exige-t-il, mais également la normalisation des rapports entre un ensemble d’adultes qui élèvent les mêmes enfants hors du même contexte conjugal. Or la pleine normalisation de cette situation exige que, non seulement, les anciens conjoints conviennent raisonnablement d’une garde partagée et exercent leur rôle parental hors du cadre subjectif où il est né, mais encore davantage qu’ils acceptent dans leur rôle parental la présence de possibles rivaux. Certains anthropologues croient simplifier cette tâche en nous rappelant que d’autres sociétés ont pratiqué des types différents d’autorité parentale, y inclus une parentalité fictive. Cependant, apprendre dans un livre d’anthropologie qu’en Mélanésie, c’est le frère de la mère qui joue un rôle de père ne facilitera pas ma tâche d’accepter de partager mon rôle de père avec l’homme qui couche avec mon ancienne femme ! Il m’importe surtout de souligner que ce nouveau rôle parental [26] n’est ni traditionnel, ni moderne. Plus exactement, il y a ici à l’œuvre un deuil de l’instance parentale moderne et, surtout, un deuil de la subjectivité qui y est associée et la tentative de rebâtir ce rôle par-delà toute la subjectivité dont la modernité l’a investie. Il faut s’y contraindre, s’effacer, réprimer son penchant spontané de détester les gens qui ont soit contribué à défaire son mariage ou qui, de toute façon, peuvent se présenter en compétiteurs vis-à-vis soi aux yeux de ses enfants. Or, il faut rappeler que l’installation de l’autorité parentale dans le couple conjugal fut tout l’accomplissement de la modernisation de la famille. C’est cela que nous défaisons, et tentons de recomposer. Cette recomposition ne nous projette pas dans une situation imaginaire où seraient disponibles des sens que l’histoire a effectivement dépassés. Le génie d’une famille recomposée est l’effort qui y est à l’œuvre de devenir la solution du problème où elles ont trouvé leur origine. La promesse qui s’y fait jour est celle d’une attitude postmoderne toute faite de la conscience des limites de l’intention individualiste moderne.

Par comparaison, la demande d’ouverture de la procréation aux couples de même sexe constitue une revendication qui apparaît comme la poursuite aveugle, inconsciente de la dynamique qui a conduit la famille à son éclatement, revendication qui, pour se réaliser doit culminer dans la reconnaissance du droit à l’enfant, droit dont le titulaire ultime sera un individu abstrait, et non un couple. C’est dans cette perspective individualisatrice qu’il faut appréhender et juger la revendication du droit à l’enfant qui gît derrière l’ouverture possible de la PMA aux couples de même sexe ou la légalisation du phénomène des mères porteuses. La question n’est pas, la question n’a jamais été de présenter un certificat de « bon parent ». C’est l’intention qui compte, comme le dit le vieil adage. Or cette ferme intention se montre fermée à toute reconnaissance des problèmes dont on peut déjà dire qu’ils sont liés à la pleine individualisation des relations constitutives de la famille. C’est donc en direction des conséquences logiques de ces intentions qu’il faut faire porter la discussion.

Parlons de la légitimité générale de cette revendication : ce que c’est qu’un droit. Lorsque nous défendons le droit à l’éducation ou le droit de vote, nous affirmons que nulle personne, quelle que soit sa condition concrète, ne devrait être privée d’un droit défini comme universel parce qu’il appartient à sa qualité abstraite d’être humain en général. Avoir des enfants n’est pas un droit universel ; cela n’appartient pas à la qualité abstraite d’humain en général. Avoir des enfants est attaché à une condition concrète intérieure à notre humanité, à savoir la division sexuée de l’espèce humaine. Historiquement d’ailleurs, avoir des enfants n’a jamais été un « droit », c’était plutôt un devoir imposé de diverses manières selon les époques. Il n’y a donc aucun sens pour commencer à se référer à l’extension d’un droit défini comme droit universel (abstrait) à des catégories de personnes (concrètes) auxquelles on aurait nié ce droit jusqu’à ce jour.

Ce n’est pas agiter un épouvantail que de souligner que l’ouverture de la PMA correspond (est identique à) l’octroi à un individu, quel que soit son sexe, quel que soit son âge ou quelle que soit sa situation conjugale, du droit à avoir un enfant. La revendication du droit à l’enfant revient à exiger de la société qu’elle produise artificiellement la condition concrète dans le cadre de laquelle il est possible d’avoir des enfants, et fasse de cette production d’une condition concrète un « droit ». Cette revendication vise donc la transformation d’une réalité et non l’extension d’un droit abstrait.

Cela fait presque un siècle qu’un droit social de la famille s’est développé afin de favoriser l’amélioration des conditions dans lesquelles il est possible d’avoir des enfants dans la dignité et l’égalité, sans parler de l’assouplissement plus récent du droit familial. Mentionnons quelques mesures : favoriser l’accès au marché du travail de femmes qui veulent pouvoir être mères sans sacrifier leur carrière individuelle, reconnaissance du droit à la contraception et à l’avortement, l’amélioration de l’articulation travail-famille, l’extension du système des garderies, les congés de maternité et de paternité, multiplication des allocations familiales directes ou indirectes (crédits d’impôt, etc.), sans parler de l’assouplissement du droit familial (divorce, légitimité des enfants nés hors mariage, etc.), tout cela fait partie de l’arsenal des revendications qui, pour chambouler la famille moderne, ne remettent pas le socle sur lequel elle repose. Tous ces changements peuvent être logés au registre de l’amélioration des conditions dans lesquelles il est possible d’avoir et d’élever des enfants en toute dignité et en toute égalité. La revendication du droit à l’enfant vise à exiger la création de la condition dans laquelle il est possible d’avoir des enfants, soit en en faisant une marchandise disponible sur le marché, soit en produisant technologiquement et en instrumentalisant les hommes pour ce faire.

Comment cette transformation adviendrait-elle ? La reconnaissance du droit à l’enfant doit transformer une réalité (avoir des enfants) faisant partie d’une condition concrète (l’acceptation du genre à travers un engagement réel dans un rapport social qui a pris diverses formes) pour en faire une réalité désocialisée disponible sous la forme de marchandise ou productible technologiquement pour la réalisation d’un droit dont le dépositaire serait l’individu. Nous aurons beau amorcer la réalisation de la reconnaissance de ce droit en pratiquant l’insémination artificielle des lesbiennes en couple, il ne faudra pas 5 ans pour que les lesbiennes célibataires, les femmes hétérosexuelles (ou asexuelles) célibataires nous mettent à la face le traitement inégal dont elles sont victimes, et pas 10 ans pour que les hommes (homo ou hétéro : ici la chose est indifférente) exigent d’être traitées comme les femmes. En déplaçant naissance, du cadre social concret où seul elle peut advenir sans artifice vers un droit individuel délivré comme marchandise ou technologiquement, nous établirions du même coup le nouveau cadre général (formel, légal) où toutes les manières de faire des enfants seraient appeler à s’engouffrer et à apparaître comme cas particuliers de ce droit général. Le droit d’avoir un enfant serait disponible comme marchandise, à l’aide d’un artifice technologique, ou accessible « animalement ».

C’est ce critère d’ailleurs qui permet de faire la différence entre le recours à la PMA par les couples hétérosexuels et l’ouverture de celle-ci aux couples de même sexe. En ouvrant la PMA aux couples de même sexe, nous ouvrons en fait la porte au droit individuel d’avoir un enfant. Cela n’est pas le cas pour les couples hétérosexuels, quels que soient les problèmes que cela pose par ailleurs. Toute la différence est là. [27]

Toute la compassion du monde ne peut effacer la démesure, l’ubris de cette exigence. Il s’agit d’une prétention démesurée à un droit. Aussi n’est-ce pas manquer de compassion que de refuser aux couples homosexuels qui rêvent d’avoir des enfants l’accès aux PMA. Nous refusons cette intention comme manière de ressaisir la place de la famille dans la société, car c’est à ce niveau de réalité que cette intention touche. La condition dans laquelle nous avons des enfants doit rester la même non parce que nous avons le fantasme de l’irremplaçable biologique, mais parce que nous ne jugeons pas acceptable le prix qu’on nous demande de payer pour transformer une condition sociale (la condition sociale est l’engagement entre un homme et une femme à prolonger leur nature dans la venue au monde d’enfants) en un artifice permettant à un individu d’exiger de la société un enfant. Ici se rencontrent la marchandisation d’un rapport social et sa dissolution au profit d’un droit individuel. Marchandisation et droit individuel se rencontrent dans l’exacte mesure où ils représentent l’artifice conçu par un individu pour exiger de la société qu’elle lui délivre ce qu’il veut. [28]

La question de l’adoption permet de bien faire ressortir ce qui est en jeu dans la reconnaissance du droit à l’enfant. Il est raisonnable de séparer l’adoption par les couples de même sexe de l’ouverture de la PMA aux couples de même sexe, car le point de départ de toute problématique d’adoption n’est pas le couple, mais l’enfant. Bref, la question n’est pas de fournir des enfants à un couple en manque d’enfant, mais de fournir des parents à des enfants en manque de parents. Toute la différence est là. Et de la même manière que des personnes qui se sont découvertes homosexuelles (ou ont fait leur coming out) après avoir eu des enfants dans le cadre d’une vie de couple hétérosexuelle ne se voient par retirer leurs enfants, je ne vois pas pourquoi l’on empêcherait les couples homosexuels d’adopter. Il va sans dire qu’une politique d’adoption peut légitimement favoriser les couples hétérosexuels avant les couples homosexuels, de la même façon que nous avons toujours privilégié les couples hétérosexuels sur les individus.

Il n’y a dans cette attitude aucun moralisme abstrait, même si elle implique une limitation de la liberté de faire tout ce qu’il est possible de faire. Cette limite se situe toutefois en droite ligne de celles que la socialité impose à l’arbitraire à toutes les époques. Toutes les sociétés ont exigé que le dépassement symbolique (social) de la place qu’occupait la reproduction dans les espèces animales dont l’humanité est issue, soit payé du prix d’une acceptation de la donne du symbolique dans l’identité propre. C’est d’abord au prix de la prohibition de l’inceste que les premières sociétés humaines ont amené les individus à accepter de porter le symbolique. Les grandes sociétés traditionnelles ayant sacralisé la fondation dont elles tirent leur origine, ont amené les individus à se considérer eux-mêmes comme un moment, un maillon dans la chaîne ininterrompue des générations remontant à cette origine sacrée, continuité qu’ils avaient à charge de poursuivre. Les modernes ont placé le genre à l’abri de la nature dans le cadre d’une société ouverte à la décision et à l’artificialité, comme s’ils avaient placé tout le poids de l’acception de l’humanité dans l’acceptation du genre qui oblige à rendre ce qui a été reçu. Nous savons maintenant, pour avoir fait le tour de l’individualisme moderne, par souci de stopper l’expansion de la marchandise à toutes les relations sociales, et par principe de précaution envers une éventuelle production technologique du vivant, qu’il n’est pas sage d’aller dans la direction où l’on voudrait nous entraîner. Ce n’est pas pour rien que ces questions se posent aujourd’hui. Cela montre simplement la profondeur des transformations qui touchent la famille et le genre. Il importe avant tout de clarifier ces questions comme préalable à leur ressaisie juridique.

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NOTES

[1Il s’agit du colloque Penser le féminin, penser le masculin aujourd’hui, organisé dans le cadre du congrès de l’Association francophone pour le savoir (anciennement : Association canadienne-française pour l’avancement de la science). Il faut savoir gré à Camille Froidevaux-Metterie et Marc Chevrier de nous avoir convié à réfléchir sur ces catégories dont nous admettons l’importance même si nous ne savons plus trop comment les prendre.

[2Le désenfantement du monde. Utérus artificiel et effacement du corps, Montréal, Liber, 2011.

[3J’ai développé cette idée dans La fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille, Québec et Rennes, Presses de l’Université Laval et Presses universitaires de Rennes, 2000.

[4Je me meus implicitement dans le cadre interprétatif élaboré par le regretté Michel Freitag sur la socialité, la modernité et l’identité. On se référera à son maître ouvrage en plusieurs volumes, Dialectique et société (publié aux éditions Liber, à Montréal) ou à L’oubli de la société (Presses universitaires de Rennes).

[5À cet égard, la socialisation traditionnelle procède de la bifurcation des genres. La sortie du monde de l’enfance se marque par l’intégration immédiate des garçons et des filles dans le monde de leur genre où ils contribueront réellement, bien que selon leurs capacités, à la vie de la société. En comparaison, la réalisation du genre propre est reportée dans la société moderne jusqu’à l’âge adulte, une fois que l’individualité aura fait l’objet d’une formation à travers l’éducation.

[6Irène Théry : La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.

[7En vieil anglais, le terme hüsbanda signifiait maître de la maison.

[8J’évoque trop rapidement la thèse de Gilles Gagné : « La libération du culturel », in Société, Montréal, no. 6, automne 1989, p. 10-23.

[9Judith Butler : Undoing Gender, New York et London, Routledge, 2004, et Gender Trouble, New York et London, 1990.

[10Ce déni d’unité de la subjectivité est fondateur, chez Butler. Elle a tenu a faire figurer cette idée en première page de son premier livre, Subjects of Desire. Hegelian Reflections in the Twentieth-Century France (version révisée de sa thèse de doctorat), publié en 1987 à New York chez Columbia University Press. Elle écrit ainsi : « As an abstract structure of human longing, this subject is a conceptual configuration of human agency and purpose whose claim to ontological integrity is successively challenged throughout its travels ».

[11Butler commet une faute de principe lorsqu’elle critique la thèse de Lévi-Strauss en supposant que la prohibition de l’inceste porte originellement sur la sexualité au lieu d’être l’artifice par lequel on quitte l’ordre de la reproduction sexuée d’une espèce pour entrer dans celui de la reproduction des liens entre les groupes d’une société, à travers régulant la reproduction sexuée, i.e. le mécanisme animal de reproduction de l’espèce. J’ai tenté de poser la thèse de Lévi-Strauss dans un contexte plus réaliste et moins formel que le sien dans : « La famille est-elle une pure construction sociale ? Réflexion sur le caractère anthropologique du fait familial », in Société, no. 27, automne 2007, p. 89 à 107.

[12Voir le livre de Marcelo Otero : L’ombre portée. L’individualisme à l’épreuve de la dépression, Montréal, Boréal, 2012.

[13Pour une vue d’ensemble du phénomène, se reporter à l’ouvrage de Anthony F. Bogaert : Understanding Asexuality, New York, Rowan & Littlefield Publishers, 2012. Pour un coup d’œil sur une des manifestations de mouvements de ce type, consulter le site web AVEN (Asexuality Visibility and Education Network).

[14Peu après la conférence dont cet article est une élaboration, le crime horrible de Luka Rocco Magnotta a apporté une confirmation de cette connectivité des fantasmes les plus morbides. Luka Rocco Magnotta a séduit, kidnappé, tué, dépecé et apparemment dévoré, démembré et finalement sodomisé le corps inerte et démembré de sa victime, un jeune Chinois résidant à Montréal et qui apparemment cherchait refuge et consolation. Magnotta a ensuite fait parvenir aux représentants de deux partis politiques canadiens (dont le premier ministre du Canada) des membres de sa victime. Le plus significatif dans l’histoire de Magnotta (de son vrai nom Eric Clinton Newman) est que son désir « dévorateur » est issu d’une sexualité qui cherche à repousser toujours plus loin ses fantasmes, et non d’une sauvagerie « cannibale » ou « carnivore » primordiale. Magnotta a finalement été arrêté le 4 juin 2012 en Allemagne. Cette affaire n’est pas sans rappeler celle de l’informaticien allemand, Arwin Weiwes qui ayant placé une annonce indiquant qu’il était à la recherche de quelqu’un qui voulait, littéralement, se faire manger, a effectivement trouvé quelqu’un pour répondre à son invitation et réaliser son fantasme (ici : un fantasme commun). Ces faits bien réels rejoignent, me semble-t-il, l’imagination monstrueuse d’un Sade.

[15Un des peuples amérindiens de la côte ouest canadienne (dont j’ai oublié le nom) appelait ainsi ses « vieux » incapables de suivre d’eux-mêmes la tribu lors de son passage de ses campements d’été à ses campements d’hiver. En conséquence, on laissait ces personnes derrière la tribu lors de son départ à l’automne pour constater, au printemps suivant lors du retour au campement d’été, qu’elles avaient bien confirmé le sens mis dans leur désignation.

[16Je ne fais que reprendre sur ces deux premiers points les thèses de Michel Freitag. Voir en particulier « La crise des sciences sociales et la question de la normativité » (in Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Québec et Paris, Nuit blanche éditeur et Éditions La Découverte, 1995) et son ouvrage posthume : L’Abîme de la liberté, Liber, Montréal, 2012, en particulier le chapitre 17 : « Pour une ontologie réaliste d’un monde contingent ».

[17On peut distinguer 4 moments formels dans le schéma saussurien qui lie signifiant et signifié ([S1/S2]) : S1 désigne le signifiant, en son arbitraire linguistique ; S2 désigne l’objet visé par le signifiant ; la barre oblique (ou signe de division) désigne le rapport qui lie tel signifiant particulier à tel signifié particulier ; finalement les [ ] renvoient au mode de constitution de cette réalité symbolique ou au rapport qui lie l’ensemble des objets (i.e. un monde, et non tous les objets pris un à un) au système symbolique qui les signifie. On ne saurait par ailleurs insister trop sur l’arbitraire du signifiant en raison du caractère historique du langage (analogue au caractère représentatif de la symbolisation conceptuelle par rapport à la perception sensible). L’histoire d’une langue telle que la révèle l’étymologie donne beaucoup à penser ! Il est difficile de se convaincre de l’arbitraire du signifiant quand on sait que, par exemple, le mot latin familia est issu du mot famulus qui signifie esclave ; ou que nous avons choisi pour racine du mot « idiot » la qualification que les Grecs attribuaient aux activités « domestiques » (ta idion) qu’ils considéraient sans importante (on dirait : irrelevant) !

[18La citation est tirée de Michel Freitag : « La crise des sciences sociales… », paru dans Le naufrage de l’université, op. cit, p. 91.

[19Des biologistes ont établi, chez une femelle requin marteau captive dans un zoo, la naissance d’une femelle (identique à la mère) par parthénogénèse. En mal de mâle, semble-t-il, cette femelle a engendré par parthénogénèse un œuf qui s’est développé jusqu’à la naissance sans être fécondé par un mâle. L’identité génétique du bébé requin, parfaitement identique à la mère, atteste de la non fécondation. Cette information est tirée de l’ouvrage de Bogaert, p. 29.

[20Ce qui suggère que la reproduction est intérieure à un élan vital englobant qui inclut la relation à un milieu-monde.

[21En ce sens, et aussi surprenant que cela puisse paraître, la position de Butler est positiviste : elle croit la réalité sur parole !

[22Introduction analogue, bien que plus fondamentale, à d’autres : le droit de vote accordé aux immigrants, aux jeunes de 18 ans et plus, aux prisonniers, etc.

[23Une anecdote personnelle permet d’en illustrer la signification restreinte. Dans le village où j’ai une maison de campagne, sans y résider de façon permanente, « je » ne dispose que d’un droit de vote aux élections municipales. C’est ma propriété qui « a » un (seul) droit de vote. En conséquence, chaque fois que l’occasion se présente, ma compagne et moi devons nous entendre pour décider pour qui voter.

[24Il est significatif que dans les pays où les femmes ont accédé plus tôt au marché du travail (dans les pays scandinaves, par exemple), la proportion des femmes dans la population active aujourd’hui y est moindre de même qu’y est plus grand l’écart entre salaires masculins et féminins. C’est que, en accédant au marché du travail en grand nombre dès la première moitié du XXe siècle, elles y rentraient dans des emplois définis comme féminins et avec des salaires considérés comme des salaires d’appoint. Voir à ce sujet : Wallace Clement et John Myles : Relations of Ruling. Class and Gender in Postindustrial societies, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1994.

[25Il est étrange que cohabitent la conception qui nie toute assise biologique au genre et la volonté d’altérer des attributs sexuels primaires ou l’équilibre hormonal qui leur est associé.

[26Auquel il faut ajouter les rôles d’enfants qui doivent aussi accepter cette « mère » ou faire de la place dans leur cœur (et peut-être dans leur chambre à coucher) à ce nouveau « frère », à cette nouvelle « sœur ». La situation peut même aller dans le sens d’une autre exigence. Il me faut, comme père, autoriser le rôle de l’autre « père » afin que mes enfants se sentent libres, en ma présence, de faire référence à ce père second que, peut-être, ils aiment bien tout simplement.

[27Il faut ajouter une réserve. En aucun cas un couple hétérosexuel ne peut-il exiger de la société qu’elle lui délivre un enfant pour cause d’infertilité. En ayant récemment adopté récemment une loi l’obligeant à répondre à toute demande de procréation médicalement assistée, le Québec entrouvre la porte à ce droit surtout que, par une loi antérieure, l’État du Québec a reconnu la possibilité à deux femmes d’être mères du même enfant. Le véritable enjeu éthique que pose par ailleurs le recours aux PMA pour les couples hétérosexuels est d’un autre ordre : celui des conséquences insoupçonnées de ces manipulations du vivant.

[28Sur cette dynamique par laquelle un rapport social vidé de son sens par sa marchandisation tend à être redéfini comme droit, je renvoie à Gilles Gagné dans l’article cité plus haut.