« La crise de l’éducation », article publié en 1958 par Hannah Arendt, reste un des textes les plus incisifs, et les plus décisifs, sur la question de l’éducation.
Mais, pour le lecteur, cet article reste difficile à saisir, aussi bien dans ses fondements que dans ses implications.
Comment concilier une conception explicitement conservatrice de l’éducation et l’idée suivant laquelle il appartient à chacun d’introduire de la nouveauté en ce monde ?
On verra que ce court écrit est un excellent révélateur, non seulement des thèses philosophiques d’Hannah Arendt, mais aussi de l’état du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
En quel sens peut-on dire que le monde est en crise ? Le mot même de « crise » s’est considérablement banalisé. Il renvoie à un état de danger, qui demande un empressement, une réaction rapide. Un moment paroxystique, où tout l’avenir semble se jouer. On passe, on traverse une crise, ou bien elle nous détruit. Mais cette banalisation de la notion de crise, que veut-elle dire ? Elle manifeste un caractère à la fois hypersensible et instable de nos sociétés. Au vu de nos systèmes actuels, de la manière dont on travaille, produit et consomme, qu’il y ait des crises financières et des crises de la représentation politique, cela est tout à fait normal. Là où les crises successives sont anormales, dangereuses même, c’est quand elles affectent ce qui doit demeurer stable, ce qui ne peut souffrir de remise en cause permanente, tout ce qui ne peut se rétablir sans difficulté, tout ce qui risque la ruine pure et simple. Il en est ainsi de la culture, de la tradition et peut-être de l’éducation, qui ne peuvent supporter d’être sans cesse remises en cause sans provoquer des dommages qui peuvent être irréversibles.
C’est que la répétition des crises finit par affecter l’équilibre du monde. C’est sur cette crise que porte Between past and future. C’est sur l’état critique, sinon maladif, du monde même que porte la réflexion d’Arendt. Dans « La crise de l’éducation », elle écrit qu’« à chaque crise, c’est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s’écroule. » [1]. C’est donc sur fond de remise en cause permanente du « monde » qu’il faut comprendre cet article, parmi tant d’autres. C’est à partir de là qu’il faut comprendre, aussi, une position farouchement et explicitement conservatrice. Ce pourquoi elle écrit « Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. » [2] Ce qui est intéressant si on lit correctement le propos d’Arendt, c’est qu’il s’agit aussi bien de conserver l’ancien (la tradition, l’autorité des adultes) que le nouveau. Il ne s’agit donc absolument pas d’une position qu’on pourrait qualifier de réactionnaire : « partout où la crise a éclaté dans le monde moderne, nous ne pouvons nous contenter de continuer, ni même simplement de retourner en arrière. Un tel retour en arrière ne fera jamais que nous ramener à cette même situation d’où justement a surgi la crise. » [3]
La crise dont l’éducation serait affectée, et qui reste à déterminer plus précisément, est particulièrement inquiétante, mais elle est aussi révélateur par excellence, ce moment où les choses les plus importantes se dévoilent, et ce faisant nous donne l’occasion de juger de ce qui mérite ou non d’être gardé, repris ou corrigé. Ce qui se révèle surtout est un problème qui est celui de l’éducation : il n’y aura jamais à choisir de camp, l’éducation doit protéger la capacité novatrice des hommes tout autant que la stabilité du monde au sein duquel leur vie se déroule. Il s’agit certes de protéger l’un contre l’autre, mais parce qu’ils sont chacun la condition de l’autre.
Cette manière de montrer le caractère foncièrement problématique de l’éducation – caractère que la crise contemporaine ne fait que révéler et renforcer – est elle-même à la fois neuve et ancienne, intemporelle et toujours actuelle. Déjà Montaigne, dans l’Essai intitulé « De l’institution des enfants » [4] indiquait que « La plus grande difficulté et importante de l’humaine science semble être en cet endroit où il se traite de la nourriture et de l’institution des enfants. » Et on peut retrouver une formule voisine chez Kant dans les Réflexions sur l’éducation quand il dit que « L’éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme. » [5] D’où ce problème tire-t-il son importance ? A travers l’éducation se joue tout le sort d’une société, et se dessine déjà, sans préjuger de l’avenir, ce à quoi une société donnée attache de l’importance. Pourquoi est-il si difficile ? La visée même de l’éducation est contraire aux moyens qu’elle se donne : l’homme qu’il s’agit d’instruire doit être maître de lui-même. Pourquoi lui donner des maîtres ?
Quelle forme Arendt donne à ce problème ? Qu’apporte-t-elle ? Deux idées, travaillées en profondeur dans toute son œuvre, s’articulent en cet article et donnent au problème un tour tout à fait contemporain, en une époque où la tradition elle-même fait problème. Première idée : que c’est le statut même du monde, comme monde commun et stable des affaires humaines, qui est en jeu dans l’éducation. Deuxième idée : que le premier principe de l’éducation est de répondre au fait même de la natalité, au surgissement d’être neufs qui doivent être capables d’initiative [6]. Ce problème trouve à se résoudre : « c’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice. » [7] Une telle idée reste à élucider. C’est ce que nous nous attacherons à faire, en insistant tout particulièrement sur la question de la naissance.
L’éducation consiste d’abord à mettre les enfants en de telles dispositions qu’ils puissent trouver leur place en ce monde, sans quoi elle ne produirait que des enfants inadaptés ou inaptes, qui sont perdus en ce monde et pour le monde. Il y a d’abord le monde des adultes, tel qu’il est présentement et qui, sauf catastrophe majeure, ne changera pas du tout au tout lorsque l’enfant sera lui-même adulte. Il faut donc qu’il soit capable de s’y insérer, de s’y repérer et d’y trouver, progressivement, les moyens de son affirmation. Mais le monde au sein duquel il aura à travailler, à œuvrer, à agir, celui au sein duquel il pourra peut-être enfanter à son tour, ne sera pas nécessairement le même. Aussi l’éducation doit-elle aussi préparer l’enfant au monde à venir. N’oublions pas non plus le monde plus ancien, de la tradition, ou des traditions, dans lequel il pourrait puiser, si on l’instruit, de quoi éclairer sa situation présente.
Ce premier tableau de l’éducation – comme préparation de l’enfant au monde tel qu’il est ou devient – bien que moins communément partagé, est insatisfaisante. Quelque chose de fondamental et de problématique ne s’y dit pas.
D’abord on ne dit pas de quel monde on parle. Doit-on apprendre à chaque enfant à s’adapter en priorité au monde de l’entreprise ? Au monde des œuvres de la culture la plus classique ? Au monde des affaires politiques, où il aura à exercer ses devoirs de citoyen, où il pourra revendiquer aussi des droits ? En fait, le système éducatif entend agencer les différents enseignements pour adapter l’enfant à tous ces mondes, qu’il puisse s’y orienter, y trouver la voix de ses épreuves et de ses succès, de ses mérites et de ses bonheurs, en toute liberté – espère-t-on.
Ensuite, le terme de « monde » parle si bien qu’on ne sait ce qu’il veut dire. Savoir à quoi on prépare l’enfant quand on parle du monde, c’est savoir ce qu’on est en droit d’attendre – ou non – de l’éducation. De quoi Arendt parle-t-elle quand elle parle de « monde » ? C’est dans l’utilisation de cette notion que ses écrits, souvent, révèlent des ambivalences. Il y a la nécessité de conserver le monde, de le protéger contre les enfants, qui peuvent s’en désintéresser ou le détruire. Et il y a la nécessité de les préparer à faire de ce monde le leur, nécessité vitale, pourrions-nous dire, puisque viendra forcément un moment où nous aurons à le quitter.
Que signifie l’idée de « monde » pour Arendt, alors ? Suivant la formule de Jacques Taminiaux, il s’agit d’« un horizon de signifiance pour un séjour sensé entre la naissance et la mort » [8]. Mais encore ? Qu’est-ce qui fait sens ? Qu’est-ce qui fait de notre séjour un « séjour sensé » ? D’abord, ce monde doit être nôtre. Il s’agit d’un monde commun, au travers duquel nous pouvons déterminer notre propre sort en partage. Un tel partage ne peut concerner les seuls vivants, dans la mesure où ils n’agissent pas à partir de rien et où leurs actions affectent leurs successeurs. Ainsi est-il constitué d’œuvres, de biens durables, dont l’usage doit toujours excéder la consommation [9]. Mais il appartient aux seuls hommes vivants d’apparaître les uns aux autres, d’agir et de co-agir, de parler et de se parler. Ce monde en ce sens est public. Ce en quoi le domaine des affaires privées (qu’elles soient domestiques ou économiques) n’est pas véritablement un monde. On comprend alors que ce monde est fondé par une culture commune, celle des œuvres qui font cette patrie immortelle à laquelle nous pouvons tous appartenir, et que sa pleine expression est politique, au sens où les hommes y agissent en commun en décidant ensemble de ce qu’ils veulent y réaliser. Ce monde se doit d’être stable, durable, fiable, tout en laissant à l’homme la possibilité d’y agir, ce en quoi il est constitué d’événements, des faits en quelque sorte, mais essentiellement imprévus, irréductibles à toute cause préalable.
Aussi doit-on donner à l’enfant, à celui qui n’est pas encore un homme mais qui est appelé à le devenir, une certaine stabilité. D’où un ancrage dans le passé. Ce peut être le monde des seuls parents, qui n’a pas grande dignité parce qu’à peine surgi il est déjà dépassé. Mais il s’agit surtout du monde de la tradition, que forme cette chaîne par laquelle se transmettent des institutions, des œuvres, des discours. Pourquoi s’y intéresser, sinon par curiosité ? Ne nous tire-t-il pas vers l’arrière ? Ne grève-t-il pas nos meilleures possibilités ? Il y a cette idée, chez Arendt, que ce que les adultes ont à offrir de mieux n’est pas ce qu’ils ont eux-mêmes produit, qui peut tout aussi bien être secondaire et inintéressant, mais ce qu’ils ont reçu eux-mêmes et qu’ils considéraient comme valant la peine d’être transmis, donné. Or il y a eu rupture vis-à-vis de cette tradition, une rupture qui a fini par se consommer tout à fait au XXe siècle pour Arendt. C’est le thème principal du recueil d’article.
Mais on doit aussi préparer au monde à venir, celui au sein duquel les enfants devenus adultes auront à exister, à s’exprimer, celui pour lequel on les prépare, in fine. Or ce monde ne sera pas le même, et on ne voit pas comment on peut préparer à ce qui n’existe pas encore. C’est pourquoi vouloir adapter les plus jeunes au seul monde présent est insuffisant, voire inutile, sinon nuisible. Cela vaut notamment pour le monde – ou supposé monde – économique, qui est en perpétuel changement. Mais il y a plus : ce monde qui n’existe pas encore est celui dont les enfants auront peut-être à décider. Ce sera leur monde : non seulement celui auquel ils appartiennent, mais celui qu’il leur appartient d’entretenir, former, et renouveler. C’est en ce sens aussi qu’il faut penser le monde des affaires humaines : non seulement le monde tel qu’il est déjà institué, mais celui qui est l’œuvre des hommes. Kant : « Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. » [10] C’est là tout le problème de l’éducation : on ne peut jamais savoir à quoi on prépare nos enfants. Tout ce qu’on peut deviner, c’est qu’ils feront quelque chose d’inattendu. C’est là où intervient l’idée de natalité chez Arendt.
Arendt écrit que « l’essence de l’éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde » [11]. En effet, à lire cet article aussi bien que d’autres textes, suivant Françoise Collin, « Le concept clé de la pensée arendtienne est bien celui de la natalité par laquelle toute singularité rompt la chaîne tant biologique d’historique. » [12] Une véritable réflexion sur l’éducation suppose d’en venir à une réflexion poussée sur la naissance, ainsi que sur sa compagne, la mort. Il ne suffit pas de considérer que la vie est découpée entre différents âges, un âge jeune (où l’on apprend à vivre), un âge adulte (où l’on est affairé et occupé des choses sérieuses de la vie), un âge de retrait (où il sera bien temps de se reposer, de contempler ses œuvres, voire de philosopher). Non, la vie, si on suit Arendt, se comprend toujours dans le fil et le renouvellement de la « condition de natalité », qui conditionne et dépasse la simple existence individuelle.
Or cette notion de naissance, telle qu’elle figure au cœur d’une théorie philosophique de l’éducation étonne. D’abord, la naissance semble être un fait de nature [13] plutôt que de culture. Éduquer, à première vue, serait ex-ducere, conduire l’enfant, encore animal et être d’instinct, hors de la nature, en le disciplinant, pour l’instruire du monde au sein duquel il aura à jouer sa qualité d’homme. L’homme, pourrait-on dire, n’est homme que s’il est capable de se construire lui-même ou, à tout le moins de déterminer librement le plan de sa conduite, sans dépendre en tout des conditions de sa naissance [14]. Ainsi, faire de la naissance l’origine de la liberté, comme y invite Arendt, paraît absurde.
Pour comprendre cette détermination d’Arendt à placer, malgré tout, la naissance au cœur de sa pensée, il faut la comprendre selon trois dimensions, qui sont autant de manières de se rapporter au monde :
Nous allons traiter successivement ces trois dimensions.
D’abord, naître c’est venir en un monde qui nous est totalement inconnu, qui n’est en rien notre œuvre, et qu’il nous reste à découvrir. Mais, prise en elle-même, cette idée de naissance est on ne peut plus mystérieuse. Philosophiquement parlant la naissance est quelque chose qui, de toute façon, ne fait pas sens. Selon la formule consacré et si souvent méditée, philosopher c’est « apprendre à mourir »… Ce n’est pas apprendre à naître. On n’apprend pas à naître. Qu’on songe à Epicure… La mort ne saurait être appréhendée que comme l’absence de toute vie, de toute sensation, de tout bien ; en tant que telle, elle ne mérite certes pas une once de crainte, mais elle vaut bien qu’on la considère, dans l’idée qu’on s’en fait, comme un poison pour lequel il faut trouver remède. Mais la naissance, notre propre naissance, elle est tout à fait hors de nos prises. Et s’il peut apparaître sensé de choisir la mort, le fait de vouloir n’être pas né est inconséquent ; c’est une « plaisanterie » même [15]. La mort est devant nous, il faut s’y préparer tant que nous existons. La naissance est derrière nous et nous n’y pouvons rien changer. C’est pourquoi les hommes peuvent se considérer comme des « mortels », mais non comme des « naissants » [16].
De surcroît, la naissance, au même titre que la mort, fait partie de ces impensables ou, à tout le moins, de ces choses que la pensée ne peut absolument pas connaître. « Mettre au monde », « Venir au monde », « il est né », « donner naissance »… autant d’expressions qui heurtent la logique la plus élémentaire. Que met-on au monde ? Qu’est-ce qui vient ? Qui est là pour naître ? On donne naissance à quelqu’un, mais à qui ? A un être qui n’existe pas encore ! Le donataire, le bénéficiaire de ce don, ne peut le recevoir. Ce passage du non-être à l’être, cette ex-sistence, est insensée. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Comment puis-je surgir du néant ? Question insondable, qui touche à la vérité de mon être propre, et pour laquelle il semble n’y avoir d’autre réponse que de continuer à vivre en se souciant de ce qui est à notre portée.
En fait, le souci, l’attention du moins, portée par Arendt à la naissance tient au fait que l’on ne naît pas de rien. De la même manière qu’on peut considérer la postérité d’une mort, on peut appréhender ce qui précède la naissance. Si ma mort propre m’est de toute façon incompréhensible, celle des autres, que je le veuille ou non, a un sens, qui peut être des plus terribles. Quand un être cher meurt, quelque chose d’irremplaçable a définitivement disparu ; il ne sent peut-être plus rien, mais moi je me ressens encore de son absence, d’un vide que rien ne peut venir combler. Et quelque chose demeure : des traces encore, un héritage, et le monde qui fut sien. De manière analogue, on doit pouvoir considérer qu’à la naissance surgit un être unique qui vient prendre place en ce monde et qui fait figure de promesse autant que de danger.
C’est comme rapport au monde qu’il faut concevoir la naissance, et c’est à partir du souci du monde qu’il faut concevoir des enfants. Et les nouveau-nés, tous ceux qui en naissant sont destinés à marquer le monde de leur nouveauté, ne sauraient être réduits à n’être que les produits d’une chaîne de causalité, qu’elle soit naturelle ou artificielle [17]. Il faudrait dire qu’ « un enfant nous est né » ou qu’il nous « est donné », suivant les formules bibliques qu’Arendt se plaît à rappeler [18]. Quelque chose le précède : non pas l’immonde de la béance originelle, non pas un arrière-monde, idéal ou fantomatique, mais le monde commun, produit, entretenu, vivifié par les hommes qui le précèdent. Ce monde consiste fondamentalement en relations, et il ne s’agit, pour donner naissance, que d’offrir une place dans ce tissu de relations que l’enfant est appelé à rejoindre.
Ainsi le fait même de la naissance, dont on soupçonne déjà qu’il s’agit plus que d’un simple fait, est intrinsèquement lié au monde. C’est à partir de ce dernier qu’il faut comprendre naissance et mort ; c’est à partir de là aussi que se découvrent leurs affinités. Mourir c’est quitter le monde. « Il nous a quittés ». C’est pour nous, pour le monde commun qu’il est mort. Là encore, on désigne un passage insondable, radical, par lequel des êtres disparaissent, c’est-à-dire cessent de paraître, pour ne plus exister que dans le souvenir que peuvent en garder les vivants. Deux ans avant sa mort, Arendt écrit dans une lettre à son amie (et exécutrice testamentaire !) Mary Mac Carthy :
« Vieillir signifie la transformation graduelle (ou plutôt soudaine) d’un monde de visages familiers (qu’ils soient amis ou ennemis) en une sorte de désert habité de visages étrangers. En d’autres termes, ce n’est pas moi qui me retire, c’est le monde qui se défait. » [19]
Commentant Montaigne, Arendt écrit par ailleurs : « Avec chaque naissance c’est un monde qui commence, avec chaque mort c’est un monde qui meurt. » [20] Ainsi, on ne quitte pas le monde. C’est lui qui nous quitte. C’est dire que ce monde ne vaut qu’habité et vivant. Mais pourquoi faut-il des naissances ? Pour contrecarrer l’œuvre de la mort ? Non, et l’immortalité, au fond, n’est même pas désirable. En fait, si le monde est mis en danger par l’arrivée de nouveaux venus, qui peuvent l’ignorer, ou le détruire, il dépend aussi et surtout d’un renouvellement constant, que l’éducation, précisément, doit préparer. Pourquoi ? Pour Arendt il ne s’agit pas seulement de dire que naître (ainsi que vivre, comme on le verra ci-après) c’est seulement s’insérer dans un monde auquel il faudrait purement et simplement s’adapter. Comme une demeure ne vaut qu’habitée, le monde dépend dans son existence même du renouvellement constant des générations.
Mais pourquoi naître ?… sinon pour mourir, pour quitter le monde, une fois qu’on se sera acquitté de notre tâche de vivre ? Quel cadeau plus empoisonné, alors, que celui de la vie ? Mais la mort est le terme et non la finalité de la vie. Suivant la formule d’André Enegrén, « les hommes naissent pour innover et non pour mourir. » [21] Tout cela serait pure vanité, si tout était pareil, si la temporalité de la commune humanité était cyclique et répétitive [22]. N’était la faculté de chaque homme de permettre à d’autres d’innover à leur tour, de s’inscrire dans l’immortalité d’un monde qui n’est pas seulement commun aux vivants. C’est la seule promesse à faire à un nouveau-né, à un enfant, à un élève : qu’il ait à répondre de ce qui lui a été donné, et qu’il soit capable d’agir et de faire agir à son tour. Alors, la question de la natalité prend un tour particulier… La condition de natalité chez Arendt ne se réduit pas, loin s’en faut, au fait du nouveau-né. Elle renvoie à la capacité d’action et de nouveauté dont chacun est porteur.
Arendt, en effet, interprète l’agir humain dans le registre de l’idée de naissance. Agir c’est apparaître (manifestation devant ses semblables d’un être singulier, par la parole et l’action) ; c’est commencer (et répondre, comme en écho à ce premier commencement qu’est la naissance ; c’est innover (toute action proprement humaine implique une rupture avec le passé) [23]. Et la liberté doit se concevoir comme capacité de manifestation, d’initiative et d’invention, dans la continuité de la « condition de natalité ». Certes, le fait de notre naissance est le moins libre qui soit : nous n’avons bien sûr pas déterminé notre propre naissance, pas plus que notre héritage. Naître c’est venir en un monde que nous n’aurons jamais choisi. Et nous y naissons particulièrement vulnérables [24]. La naissance est marquée d’une longue dépendance que l’éducation doit s’efforcer de corriger, mais qu’elle reconduit dans le même temps. Comment faire de la naissance, qui est une faiblesse, une force ? Comment faire sortir la liberté de la dépendance première où l’on nous trouve ? Les commencements sont balbutiants ; comment y verrait-on quelque puissance ?
Pour comprendre cela, on peut sans difficulté s’appuyer sur ce qu’Arendt écrit par ailleurs [25]. Avant toute chose, l’initiative des hommes, qui consiste à commencer une nouvelle série d’actions, de manière relativement imprévisible et irréversible, ne consiste pas à refaire ce qui a déjà été fait. L’homme est un être d’histoire, et d’histoires, en ce sens que chaque commencement est neuf. Là encore, pour se faire comprendre, Arendt a recours à l’idée de natalité : « Dans la naissance de chaque homme ce commencement originel est réaffirmé parce que dans chaque cas quelque chose de nouveau apparaît dans un monde déjà existant qui continuera d’exister après la mort de chaque individu. » [26] Mais comment savoir que ce qu’on fait est neuf, que nos actions sont et nos paroles inédites ? La nouveauté n’a pas à être cherchée pour elle-même. Chercher à innover à tout prix est précisément une des faiblesses constitutives de la modernité tardive. C’est ce qu’Arendt appelle le « pathos de la nouveauté », qu’elle fustige dans son essai sur la liberté, et bien sûr dans sa critique des modes pédagogiques, où sous l’apparence de variété l’apprentissage se plie volontiers à des « processus automatiques » [27]. La vraie différence est que la véritablement nouveauté peut s’oublier, mais elle n’est jamais détruite par le procès de consommation. Elle n’est pas destinée à être produite comme telle (on ne cherche pas la nouveauté pour la nouveauté), ni à être remplacée ensuite (dès qu’on s’en lasse). Il en va de même dans le domaine de la création artistique où, de plus en plus, on cherche à obéit avant tout à des critères de fraîcheur et de nouveauté, en se soumettant aux impératifs proprement dévorants de la société de loisir et de consommation, comme le montre Arendt dans l’article « La crise de la culture » [28].
Dans les dernières lignes de « Qu’est-ce que la liberté ? », Arendt montre que ce sont les hommes qui accomplissent les miracles, et elle écrit que ce sont « les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux. » [29] On voit encore à quel point le monde, qui est la réalité humaine par excellence, faite par et pour les hommes, dépend de l’action qu’ils y mènent. Un monde où l’on n’agirait plus, où les hommes ne peuvent échanger, parler et s’écouter, prendre des initiatives, faire des promesses, n’est plus un monde. Il en est ainsi de l’univers totalitaire… Mais revenons sur la formule : le « don » (de la liberté et de l’action), comment le concevoir ? S’agit-il d’un talent naturel ? D’une chose mystérieuse, qui échoit à quelques-uns et non à d’autres ? Non, S’il est reçu, c’est donc qu’il est donné – et il peut l’être à tous. Cette capacité dont disposent les hommes d’agir librement dépend en tout cas étroitement de ce que l’on a reçu. C’est là que l’on rejoint directement la question de l’éducation. Eduquer c’est proprement donner naissance.
Montaigne, dans l’essai intitulé « Que philosopher c’est apprendre à mourir », écrit en passant qu’il aimerait que la mort le trouve, de manière impromptue, en train de planter ses « choux », et laissant son « jardin imparfait » [30]. Il aurait pu ajouter que ces choux ne sont pas plantés en vain, que d’autres pourront s’en nourrir, et que le jardin, toujours imparfait, devra être entretenu par d’autres qui auront à l’améliorer. C’est cela, au fond, éduquer et c’est pourquoi l’éducation est de l’ordre de la culture : éduquer, c’est cultiver le monde ainsi que les enfants qui y émergent, prendre soin de l’un comme de l’autre, permettre au premier d’être habitable et ouvert, et aux seconds d’être capable de le respecter, pour y voir fleurir leurs propres capacités d’action, afin de laisser un jour eux aussi leur place.
Ainsi, éduquer c’est donner naissance, c’est-à-dire accueillir et faire place, former et nourrir, et apprendre une certaine humilité, qui veut qu’on laissera aussi sa place un jour. Cela suppose d’abord de savoir ce que l’on a à donner, ce dont on peut légitimement s’enorgueillir, ce que l’on aime vraiment et ce qu’on peut et doit donc transmettre. Or il semble qu’aujourd’hui la génération adulte puisse avoir honte de ce qu’elle a à offrir. Que l’on parle des savoirs dont elle dispose, et qui peuvent paraître inutiles, parce que dépassés, ou des conditions économiques, politiques et environnementales qu’ils laissent derrière eux. Cette honte de soi peut permettre de comprendre pourquoi tant de parents élèvent – ou espèrent un peu vainement le faire – en se sentant redevables, mais sans vraiment savoir de quoi. D’où une générosité mal placée, d’où des dons de réparation, notamment d’objets de consommation, avec lesquels on entend s’acquitter de nos obligations envers les enfants. Le problème ne tient pas seulement aux biens concernés, qui ne donneront jamais ce que l’enfant peut au fond attendre, mais à ce sentiment diffus qu’on doit se faire pardonner à l’enfant de n’avoir rien de précieux et de valable à lui offrir, sinon quelques germes de bonheur, bien mal cultivés. Le constat que Péguy faisant en 1904 de l’enseignement paraît on ne peut plus actuel, quand il expliquait pourquoi « la crise de l’enseignement n’est pas une crise de l’enseignement » mais une sorte de « crise de vie générale » :
« […] quand une société ne peut pas enseigner, c’est qu’une société ne peut pas s’enseigner ; c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. » [31]
Un autre problème provient de ce que la génération actuelle d’éducateurs ne semble pas vouloir céder la place. Laquelle ? Le fond du problème n’est pas tant le passage de relais si lent à obtenir dans la vie économique ou dans la politique politicienne. La véritable place, celle de ceux qui ont à décider du monde, semble déjà perdue. Le fait que la jeunesse ait à s’orienter en ce monde, et seulement s’y orienter, signifie deux choses : au lieu de leur accorder une véritable liberté, on leur abandonne le monde en l’état ; sans leur laisser la possibilité (en grevant leur capacité) proprement politique, d’agir en ce monde et sur ce monde.
Bienheureusement, la liberté est par nature imprévisible. C’est au moment où l’on s’y attend le moins qu’elle peut émerger. Une génération peut tenter de renouer les fils du passé. Elle peut aussi tenter de prendre son sort en main. Mais il n’appartiendra jamais à l’éducateur d’en décider. Une erreur funeste de beaucoup de pratiques pédagogiques consistent à vouloir imposer l’expression d’une créativité qui serait naturelle à l’enfant, à un point tel qu’il lui faudra être (ou paraître original) pour exister. Mais, précisément, nous avons affaire là à ces « choses » qui, bien que répondant à des conditions données, ne sauraient se vouloir et, ce faisant, se produire. Ainsi que l’écrit Olivier Rey, dans Une folle solitude : « La liberté, l’originalité, la créativité font partie de ces choses qui ne peuvent être poursuivies que latéralement, atteintes « par surcroît » et qu’une visée directe anéantit. » [32]
Si l’on considère le rapport général de la naissance au monde, on peut mieux comprendre la manière dont Arendt conçoit l’école, dont la tâche essentielle est d’inscrire l’enfant dans un monde qui le transcende, dont il aura plus tard à répondre, et qu’il devra renouveler. Plus précisément, dans nos sociétés, l’école est « l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé pour assurer la transition entre la famille et le monde » [33]. Tous les problèmes afférant à l’école et aux questions d’enseignement sont liés à cette place particulière. L’école s’occupe des enfants, qui viennent progressivement au monde des affaires publiques, mais sans y être encore, et qui restent attachés à la vie domestique sans pouvoir y demeurer. On retrouve ici la distinction majeure, chez Arendt, entre les domaines public et privé [34], entre le domaine visible et commun de l’activité humaine, et le domaine caché, privatif et protecteur des relations humaines. Si Arendt a beaucoup écrit sur le caractère public de la vie humaine, sur la politique donc, elle consacre ici quelques passages à la nécessaire protection qu’offre la famille. Si l’enfant a besoin d’être à l’écart et comme en retrait du monde public où les hommes se voient, se parlent et agissent ensemble, c’est qu’il a besoin, comme tout être vivant, de se développer d’abord à l’abri de la « lumière impitoyable » du monde. Toute vie a besoin, de temps en temps, et surtout en son départ, de secret et d’obscurité [35]. Elle doit pouvoir s’éclairer, mais ceci doit se faire progressivement, avec patience.
L’éducation demande donc du temps, et on comprend bien que le temps de l’école peut être long et lent, où s’effectue sans cesse une mise à distance par rapport aux urgences des affaires qui affectent hic et nunc l’homme, aussi bien qu’à la famille et à sa dimension protectrice et privée ; aux nécessités de travailler pour subvenir à ses besoins et à toutes les responsabilités à venir, aussi bien qu’à ses propres désirs plus ou moins spontanés. L’activité scolaire doit être pensée pour écarter de l’esprit de l’enfant les responsabilités à venir et les désirs les plus égoïstes qui peuvent encore avoir cours à la maison. Aujourd’hui, le fait qu’on impose, de plus en plus tôt, aux adolescents de penser à leur avenir professionnel, tout en souhaitant une école où leurs désirs s’expriment et se satisfont, montre une profonde confusion, où l’école peut perdre radicalement sa qualité d’institution. Il est fort possible que si elle ne joue pas son rôle, les enfants en grandissant refusent de voir dans ce monde autre chose qu’une occasion d’opportunités plaisantes et que ce faisant ils en détruisent le caractère commun et durable.
On comprend mieux la critique acerbe dont les réformes pédagogiques, qui imprègnent le système éducatif américain au moment où elle écrit cet article, font l’objet [36] Aujourd’hui encore, L’agitation pédagogique se ressent d’abord dans la répétition des réformes qui sous des dehors plus ou moins variées, défendent chacune l’idée d’un optimum pédagogique, d’un « one best way » du travail éducatif. Or, cette frénésie de constats, de nouvelles méthodes, d’évaluations réitérées, ne convient guère à la temporalité même du processus éducatif. De surcroît, insister sur la pédagogie, sur la question des moyens, c’est faire comme si la question de l’essence de l’éducation était déjà réglée. Ce n’est pas que la pédagogie soit en elle-même mauvaise, elle est même nécessaire. Etre pédagogue, littéralement, c’est élever l’enfant. Or pour ce faire, il faut un autre point d’appui que ses propres envies et humeurs.
Dans le cadre de cette institution qu’est l’école, l’autorité de l’éducateur est fondamentale. Et pourtant, la liberté, dès lors qu’elle doit s’inscrire dans un rapport à d’autres que soi-même, ne va pas sans l’égalité. On ne saurait être libre tout en étant soumis. Alors comment préparer les enfants à la liberté si on commence par leur enlever ? C’est qu’à l’école la liberté semble n’être qu’un vain mot, et ce tant qu’on considère que l’enfant est inférieur au maître… Mais cette autorité n’est absolument pas de l’ordre de la domination. Elle se conçoit comme légitime, faisant force de loi, parce qu’elle est le fait d’un auctor : c’est-à-dire quelqu’un qui est auteur, qui initie, qui fait naître, le maître (magister) donne quand le dominus prend ; quelqu’un aussi qui légitime sa supériorité de son savoir. L’éducateur transmet des savoirs, mais en se les appropriant, si bien qu’il pourrait en être l’auteur, le créateur. Arendt utilise par ailleurs une réponse à la fois tout à fait traditionnelle et originale à cette question de l’inégalité entre maître et élève. Dans la mesure où l’enseignant se place dans le temps long de la tradition, il est en quelque sorte l’égal de son élève, et il y gagne à la fois une humilité et une exigence, parce qu’il voit bien toute l’histoire qui l’a précédé et qu’il devine celle qui va le suivre, ce que l’élève ne peut pas encore voir [37]. A ce titre, l’enseignement qui cède aux modes diverses et variées, qui ne songe qu’à la réussite actuelle et momentanée de ses efforts, qui ne voit pas au-delà de sa propre pratique, risque fort de n’avoir rien compris au sens même de l’éducation.
L’âge adulte est l’âge des devoirs et des responsabilités. Certes. Mais que doit-on et à qui ? De quoi répondre et à qui répondre ? On ne saurait faire de l’histoire des hommes une simple matière à enseigner. Toute action éducative se situe dans l’histoire des hommes, et c’est face à cette histoire qu’elle à rendre des comptes, au vu de ce qu’elle a pu donner. C’est qu’il s’agit de préparer la génération à venir à être responsable du monde. Toute l’activité d’une génération, à titre individuel ou collectif, ne se conçoit qu’en réponse à un passé, d’où elle tire son commencement, A ce titre, il n’y a pas de commencement absolu [38]. C’est pourquoi la première vertu est peut-être l’écoute. Ce n’est pas, comme le croient parfois des pédagogues, une passivité, d’une part parce que l’attention véritable est toujours active, d’autre part parce que c’est à partir de cette écoute et seulement à partir de cette écoute, que l’on peut répondre, et non seulement réagir. Il faut rappeler l’étymologie : respondeo c’est promettre à nouveau. Si de nouvelles promesses se font, de nouveaux engagements se disent, ils ne se font pas ex nihilo. S’engager, se mettre en avant de soi-même, se projeter publiquement dans l’avenir, suppose, nécessairement un passé à partir duquel l’avenir se donne, ou plutôt on se donne à l’avenir.
Aimons-nous assez nos enfants ? C’est par cette question que se clôt la « Crise de l’éducation ». Question étonnante à lire Arendt elle-même, si on considère que l’amour est une affaire privée, et que l’éducation doit d’abord préparer l’homme à la vie publique. Question incongrue, à regarder le faste de Noël et toute l’attention portée à la condition des mineurs dans notre société. La réponse semble évidente : à vrai dire, il semblerait que nous les aimions trop, que nous avons plus le souci de leur bonheur actuel que de leur préparation à un avenir qu’on peut supposer difficile et exigeant. Mais de quel amour s’agit-il ? Il est protecteur – et il doit l’être. Tourné vers le présent, il considère les désirs propres et la vitalité de l’enfant – quand celui-ci a de la chance. Il s’agit avant tout de lui donner les moyens d’affronter le monde, de ne pas en être rejeté, d’y trouver sa place, et d’y exercer quelque liberté. De l’aider à y faire son nid. Le bonheur est le début et la fin de l’acte éducatif : que chacun puisse goûter au bonheur et mener une existence où la part de souffrance soit réduite au minimum.
Mais est-ce cela, aimer ? Et la protection que nous offrons à nos enfants, et que nous les encourageons à chercher et à construire, est-elle seulement bonne pour eux ? Les protéger du monde, n’est-ce pas reconnaître, déjà, à quel point ce monde est dangereux, pour nous y compris, qu’il nous fait peur et que nous ne nous y reconnaissons pas ou plus ? A quoi les encourageons-nous, sinon à se protéger de notre propre monde, que nous n’avons même plus le désir de transmettre ? Quelle bienveillance ? On nous oblige à la bienveillance, comme si l’éducateur attaché à son métier, à ce qui fait une bonne part de sa vie, pouvait ne pas veiller au bien de l’enfant et de l’adulte à venir. Ce genre d’attitude n’existe que pour qui est indifférent au sens même de l’éducation.
La véritable générosité est générativité : elle consiste à tout donner à l’avenir [39]. Montaigne, que cite Arendt dans son Journal de pensée, a peut-être tout dit : « Faites place aux autres, comme d’autres vous l’ont faite. » [40] Mais cela suppose qu’on n’abandonne pas le monde et les enfants à leur sort, qu’on se préoccupe avant tout d’éducation et de politique. C’est ce que les crises répétées nous invitent à faire. C’est ce à quoi elles nous obligent.
[1] La crise de la culture, Gallimard Folio Essais, 1989, p.230.
[2] Ibid., p. 246.
[3] Ibid., p. 249. De la même manière, la rupture du fil de la tradition est l’occasion de reprendre à neuf le passé.
[4] Essais, I, XXVII, in L’éducation des enfants, Arléa, 1999, p. 39.
[5] Réflexions sur l’éducation, trad. Philonenko, Vrin, 1996, p. 77.
[6] On retrouve le même problème, que celui que Kant développe, entre la nécessité de la contrainte éducative et l’exigence finale de liberté. Mais la liberté, chez Arendt, est d’abord vue comme faculté d’initiative, et elle insiste moins sur la discipline que sur l’instruction.
[7] La crise de la culture, p. 247.
[8] « Événement, monde et jugement », Esprit, Juin 1985, p. 136.
[9] Ce qui est tout le problème de l’article intitulé « La crise de la culture ».
[10] Réflexions sur l’éducation, p. 80.
[11] La crise de la culture, p. 224.
[12] Françoise Collin, « N’être », in Ontologie et politique, éd. Tierce, 1989, p. 139.
[13] Natura désignant d’ailleurs à l’origine ce qui est de l’ordre la naître, du nascere.
[14] Et quand on affirme que « tous les hommes naissent libres et égaux… » on devrait plutôt dire qu’ils ont tous le droit à l’être ; si l’homme est libre par nature, cette nature est non de fait mais plutôt de puissance, puissance qu’il lui reste à réaliser….
[15] Lettre à Ménécée, trad. P.-M. Morel, GF Flammarion, 2007, p. 47.
[16] À la limite puis-je me considérer comme natif (originaire de tel endroit par exemple), mais je ne fais qu’indiquer le lieu où je parus pour la première fois (d’après ce qu’on m’a dit du moins).
[17] Cf. Sandel, Contre la perfection, Vrin, 2016.
[18] Cf. Isaïe 9,5, Luc 2, 1-20, et Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, p. 278.
[19] Cité par Anne-Marie Roviello, Sens commun et modernité chez Hannah Arendt, Ousia, 1987, p. 15. Cf. aussi cette citation de Goethe qu’Arendt reprend souvent : « Vieillir c’est se retirer progressivement du monde des apparences. »
[20] Journal de pensée, Seuil, 2005, p. 383-384.
[21] André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, PUF, 1984, p. 52.
[22] « Vanité des vanités, tout est vanité ». (Ecc. 1 :2) « Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir. » (Ecc. 3 :2)
[23] Cf. Enegrén, op. cit., p. 51.
[24] Comme l’écrit Rousseau, « Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. » Émile, GF Flammarion, 1966, p. 36-37.
[25] D’une part dans l’essai « Qu’est-ce que la liberté ? » qui précède « La crise de l’éducation », d’autre part dans le chapitre V de Condition de l’homme moderne, qui est consacré à l’action.
[26] La crise de la culture, p. 217.
[27] Ibid., p. 219.
[28] La crise de la culture, p. 264.
[29] Elle écrit cette phrase à la toute fin de « Qu’est-ce que la liberté ? » (Ibid. p. 222), juste avant que ne débute l’essai « La crise de l’éducation ».
[30] Essais, I, XX.
[31] Charles Péguy, Pour la rentrée (1904)
[32] Olivier Rey, Une folle solitude, Seuil, 2006, p. 249
[33] La crise de la culture, p. 242.
[34] Cf. Condition de l’homme moderne, chapitre II.
[35] La crise de la culture, p. 239. Cf. Nietzsche : « Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais d’obscurité. » (Seconde considération intempestive, trad. H. Albert, GF Flammarion, 1988, p. 77-78). Là est le risque inhérent à la naissance, et sa nécessité.
[36] Trois idées, pour elle, expliquent les mesures prises dans le domaine de l’éducation aux États-Unis : l’idée qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes ; l’idée de l’existence d’une science de l’enseignement, la pédagogie, pouvant aller jusqu’à s’affranchir complètement de la matière à enseigner ; enfin , conséquence du pragmatisme du monde moderne, l’idée de substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre.
[37] La crise de la culture, p. 249.
[38] Et ce, même en philosophie. Il faut ainsi voir chez ce grand initiateur qu’est Descartes les efforts qu’il met dans la critique des vues traditionnelles, et l’importance qu’il accorde aux réponses et objections.
[39] « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recrées par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. » (Simone Weil, L’enracinement (1943), in Œuvres, Gallimard Quarto, 1999, p. 1057)
[40] Montaigne cité in Journal de pensée, p. 384.