The New peasantries : struggles for autonomy and sustainability in an era of Empire and Globalization

London, Sterling, Earthscan, 2008 ; 356 p.

Face à l’empire de l’agro-business : le principe paysan

L’ouvrage de Jan Douwe Van der Ploeg analyse la situation, le rôle et le sens du paysannat dans un contexte de globalisation, en particulier celui des « empires » des marchés agricoles et des multinationales de l’agro-industrie. Il défend l’existence d’une condition paysanne caractérisée par la lutte pour l’autonomie, moyennant l’autogestion de ressources partagées et des initiatives associatives. Cette condition paysanne conduit à adopter ou à adapter un mode de production paysan qui est fondamentalement différent de celui de l’entreprise agricole ou de l’agro-business.

L’argumentation est fondée sur trois études longitudinales (sur 30 ans) au Pérou, en Italie et au Pays Bas, qui offrent un matériel original dans des situations contrastées en matière de développement rural et d’évolution des structures agraires.

L’auteur montre comment les agricultures familiales du Nord et du Sud confrontées à la dépendance croissante de marchés globalisés adoptent ou réactualisent des formes de résistance ou de distanciation de la logique productiviste capitaliste. Le nouvel Empire, ce sont, entre autres, les firmes transnationales qui pratiquent un capitalisme sauvage, prédateur de ressources naturelles et pour le moins agressif, y compris dans les pays industrialisés (cf les relations aux producteurs des grandes centrales d’achat des réseaux d’hypermarchés).
Ces différentes pratiques de résistance caractérisent selon l’auteur, un processus de reconstruction du paysannat ou « re-peasantization », y compris dans des pays européens industrialisés, là où les sociétés paysannes telles que décrites par l’anthropologie (Wolf, 1966) ou la sociologie (Mendras, 1976, 2000) ont disparu.

Par ailleurs, Van der Ploeg considère que ce processus constitue une des alternatives aux crises économiques, sociales, alimentaires et écologiques auxquelles conduit inévitablement la globalisation capitaliste des marchés et des systèmes de production agricoles.

Les caractéristiques de ce processus de reconstruction paysanne qui semble à première vue paradoxal relèvent de plusieurs facteurs. Mais le premier des paradoxes que pose Van der Ploeg est de comprendre pourquoi ce processus a jusqu’à présent été ignoré par la science (pp 18-19), comme si il était caché (Martins, 2003) ou invisible (Sabourin, 2007a)

Il avance plusieurs explications pertinentes. La première tient à l’assimilation rapide mais « virtuelle » du fait que l’agriculture constituerait un secteur économique comme les autres (commerce et industrie) ignorant les réflexions de Polanyi (1944) sur les impasses de la marchandisation de la terre et du travail (p 20).
Or il constate au contraire :

  • Qu’il existe des limites de la transition du mode de production paysan au modèle de l’entrepreneur agricole qui tiennent aux différences essentielles (mais le plus souvent niées ou ignorées) entre la théorie économique et les pratiques imposées par la nature de l’activité agricole : celle des réalités biologiques, mais également sociales et humaines inhérentes à la production agricole.
  • La contradiction fondamentale entre ces pratiques incontournables et l’identité récente d’entrepreneur agricole conduit à des biais ou à des déviances par rapport à la théorie économique ;
  • Le fait que ces déviances, interprétées comme des imperfections temporaires, soient systématiquement ignorées du point de vue théorique, a conduit à créer des réalités virtuelles et un modèle d’agriculteur virtuel (Ploeg, 2003), qui, du coup, ne permettent pas d’adapter les politiques publiques aux situations concrètes et ne contribuent en rien au développement d’unités de production durables.

La seconde explication réside dans l’inadaptation des « peasant studies » (p21) :

  • par la séparation artificielle entre un système paysan d’autosubsistance « sous-développé » et un système agricole d’entreprise dit « développé » et lié au marché capitaliste, alors que les deux systèmes évoluent selon une articulation dynamique ;
  • par la survalorisation du modèle de la société paysanne négligeant l’étude des pratiques spécifiques au mode de production paysan (techniques, institutionnelles et symboliques) ;
  • par l’insistance donnée à la subordination du paysannat plutôt qu’à ses capacités de résistance et d’organisation au Nord comme au Sud ;
  • par les difficultés de l’analyse marxiste comme de l’approche néo-classique à intégrer la capacité de modernisation du mode de production paysan : adaptation à diverses catégories de marchés, mobilisation de sources de revenus via des activités complémentaires (pluriactivité), valorisation d’activités multi-niveau, multidimensionnelles et multifonctionnelles (Losch 2004, Groupe Polanyi, 2008).
  • par la difficulté à appréhender les systèmes paysans comme des processus dynamiques présentant une hétérogénéité et donc, divers « degrés de paysannat ».

Van der Ploeg insiste sur le besoin d’une définition positive et substantive des paysans, en fonction de ce qu’ils sont et non « de ce qu’ils ne sont pas ».

Il propose une définition de la condition paysanne, définie par six caractéristiques : une relation de coproduction avec la nature (p 24) ; la construction et autogestion d’une base autonome de ressources propres (terre, fertilité, travail, capital) (p25) ; une relation différenciée avec des marchés diversifiés autorisant une certaine autonomie (p27) ; un projet de survie et de résistance lié à la reproduction de l’unité familiale (p30) ; la pluriactivité (Schneider, 2003) ; la coopération et les relations de réciprocité (p 48) (Sabourin, 2007 a et b).

C’est donc l’expression diversifiée de la nature hétérogène de cette condition paysanne qui conduit à différents types de mode de production paysan, construits autour de caractéristiques communes : une relation intime avec des ressources naturelles vivantes, mais limitées (capital écologique) ; l’intensification du travail et la valorisation de l’entraide réciproque ; une distanciation institutionnalisée des règles du marché capitaliste associée à la capacité d’autonomie par rapport au monde capitaliste.

Mais le principal intérêt de l’ouvrage, c’est qu’à partir de cette réflexion théorique et méthodologique critique, au long des trois cas, Van der Ploeg parvient à construire les fondements d’un principe paysan qui est enrichi et développé, en approfondissant les bases théoriques proposées au départ. Cet enrichissement est possible à partir des études de cas extrêmement travaillées et documentées de par la richesse du matériel analysé sur le temps long, notamment les pratiques paysannes et les raisons ou justifications de ces pratiques en particulier face au système agro-industriel transnational.

Ce principe paysan correspond à un projet économique et social rustique mais robuste car éprouvé par plusieurs millénaires de pratiques et de résistances, en ce sens il donne une orientation à la notion de condition paysanne : « The peasant condition assumes agency in order to realize the choreography …It is only through active and goal-oriented involvement that the peasant condition will progressively unfold ».

Van der Ploeg oppose cette continuité et robustesse des systèmes paysans à la fragilité ou précarité du système des empires agro-industriels qui en quelques décennies sont parvenus à détruire une grande partie des ressources naturelles agraires de notre planète. L’auteur montre comment l’Empire Parmalat détruisait également la valeur du travail paysan et la valeur ajoutée des coopératives ou des agro-industries de taille humaine (pp.98-99).

Ce principe paysan est caractérisé par une série de réponses des agriculteurs concernés par la condition paysanne. La première est la capacité de coordination et de coopération en matière de résistance à l’Empire (luttes collectives, communautaires, défenses de patrimoines communs naturels ou identitaires, (cf p 260 et Scott, 1976 et 1986). En ce sens, l’Empire provoque de nouvelles agressions, donc de nouvelles résistances qui conduisent à la reconstruction de formes de paysannat par les luttes, à l’exemple des petits irrigants de Piura au Pérou ou des Sans Terre au Brésil (pp 261-262). Dans plusieurs des cas étudiés, la résistance ne se limite pas à la défense des facteurs de production mais à la relation identitaire et symbolique à la terre, qui parfois, pour se perpétuer doit emprunter des stratégies de contournement via la pluriactivité ou la migration.

Parmi les réponses « nouvelles » ou modernes, le principe paysan compte des innovations technologiques de nature paysanne comme l’agro-écologie ou de nature institutionnelle comme les coopératives territoriales en Frise, les réseaux de semences paysannes ou les marchés citoyens. Ce sont autant d’initiatives « solidaires » qui donnent de la visibilité aux paysans (qui créent du nom, du prestige, comme dans le cas des dispositifs de qualification des produits) au contraire des structures de l’Empire qui les maintiennent anonymes, invisibles et exploités (p 269).

Le principe paysan est également associé aux performances supérieures du mode de production paysan par rapport à celles de l’entreprise agro-industrielle en termes d’efficacité d’utilisation des ressources (eau, terres, travail), de relation nature/société, de qualité des produits, de qualité de la vie et d’intégration ou d’inclusion sociale (cf le cas des sans terre au Brésil) (p 276 et suivantes).

Une première synthèse des caractéristiques du projet paysan pour le troisième millénaire, rigoureusement exposé par Ploeg au long des trois cas, renvoie invariablement à deux principaux types de relation : coopération et réciprocité d’une part, partage de ressources d’autre part, qui peuvent être considérées, de par leur récurrence, comme des structures sociales et économiques des mondes paysans.

Mais les études de cas font toutes également référence à une série de valeurs partagées :

  • valeurs communales à Catacaos (Pérou) (p 61) : unité et indestructibilité de la communauté, responsabilité démocratique de tous les membres, égalité des droits et devoirs, accès à la richesse par le travail, priorité à la satisfaction des besoins élémentaires de tous, solidarité de classe ;
  • valeurs partagées en Frise-Pays Bas (p 190) : force de la communauté, unité entre homme et nature, responsabilité vis-à vis des ressources naturelles, du territoire et des générations futures, efficacité dans l’usage des ressources et qualité des produits, confiance entre partenaires et résilience de l’organisation coopérative, solidarité, qualité de la vie et amitié : « satisfaction et joie » ou encore valeurs esthétiques : « la beauté de l’engagement dans la production agricole » (p 275).
  • économie morale des entrepreneurs agricoles et des paysans de Parme (pp 114, 140, 162) : qualité du travail bien fait, qualité des produits, qualité de la vie, références à la tradition et au savoir faire ancestral, respect des normes, des contrats (y compris ceux du marché)…

Ces valeurs, même si elles ont, bien sur, une incidence directe sur la production, la circulation des produits et sur le bien-être des familles, sont autant de valeurs morales, éthiques ou affectives.
La diversité des lieux, de l’histoire, des contextes sociopolitiques et des formes de paysannat permet-elle d’établir une corrélation entre la défense de ces valeurs éthiques partagées et la nature paysanne des modes de production ? Quel serait donc le point commun ?
Pour moi ce sont les relations sociales et économiques structurantes que l’on retrouve derrière ces valeurs.

En effet, si l’on examine les propositions récentes de la théorie de la réciprocité (Scubla, 1985 ; Temple, 1998 et 2003, Godbout, 2004 et 2007), il existe bien une relation entre les structures de réciprocité décrites (entraide, coopération, partage de ressources, transfert de patrimoine, marchés de proximité et de réciprocité, contrôle social de filières courtes et de marchés de proximité diversifiés) et la nature des valeurs éthiques qui y sont associées…

La question, qui se pose également à propos du concept de capital social, est bien de savoir d’où proviennent ces valeurs ?
Selon la théorie de la réciprocité, ces valeurs éthiques ne sont pas données culturellement ou innées. Elles sont construites, socialement et politiquement, dans la mesure où elles sont engendrées et reproduites par certaines formes de réciprocité. Il s’agit des structures de réciprocité symétrique (structures en équilibre par opposition aux formes de réciprocité inégalitaires ou asymétriques).

Ces structures peuvent être binaires et bilatérales (compérage, entraide), ternaires et unilatérales (transmission de patrimoine et solidarité entre génération), ternaires et bilatérales (partage de ressources ou de responsabilités). On rencontre également des structures de réciprocité généralisée ou multilatérale (Gardin, 2006) dans le cas des marchés de réciprocité (typiques des systèmes andins ou africains) où la formation des prix est socialement contrôlée en fonction des besoins de la communauté.

Si ces structures de réciprocité se sont perpétuées ou peuvent être reconstruites et actualisées par les paysans au cours des siècles, c’est bien, entre autres, parce qu’elles permettent de reproduire des valeurs éthiques auxquelles ils sont attachés. C’est bien parce que les paysans défendent un projet social et humain autour de ces valeurs, un projet de vie et de production.

C’est d’ailleurs à ce type d’approfondissement de la notion de « principe paysan » qu’invite l’auteur en conclusion de l’ouvrage. Pour Jan Douwe van der Ploeg, le principe paysan doit-être considéré comme la capacité de la condition paysanne à se projeter dans le futur, c’est-à-dire à défendre des valeurs, matérielles mais également éthiques et morales, à défendre un projet social.

Parmi les caractéristiques du principe paysan l’auteur qualifie de « mécanismes alternatifs de conversion de la valeur » (p269) des dispositifs qui permettent aux paysans (et aux consommateurs) au moyen de relations de réciprocité (p 270), de ne pas avoir recours au marché d’échange capitaliste dans lequel l’Empire transforme tout bien et toute relation en valeur d’échange marchand.

L’expression « conversion de la valeur » prend tout son sens au regard de la théorie de la réciprocité. En fait il s’agit de deux principaux types de dispositifs. D’un côté on retrouve des mécanismes fondés sur des relations de réciprocité symétrique (entraide, partage de ressources, mutualisation de services) qui associent à la production ou à la circulation de valeurs matérielles, la production de valeurs éthiques. De l’autre on voit apparaître des dispositifs « de conversion » ou d’interface qui permettent une articulation entre système d’échange marchand et système de réciprocité, comme la vente directe (relation directe producteurs/consommateurs), la qualification des produits (qui protège de la concurrence du système d’échange capitaliste et créée de l’identité) ou encore des formes hybrides combinant échange marchand et réciprocité, comme le mouvement Slow Food (p 270).

En conclusion, parmi les principales contributions de l’ouvrage, je retiendrai trois éléments clef :

  • La critique des « peasant studies » montre que la fin des sociétés paysannes ne signifie pas automatiquement la fin des paysans et leur transformation en entrepreneurs agricoles ou familiaux au Nord comme au Sud. Et ce, pour établir un parallèle, de même qu’un indien des Andes émigré dans les barriadas de Lima ne se transforme pas non plus forcément en prolétaire mobilisé dans la lutte des classes.
  • La construction du concept de condition paysanne et l’actualisation au contexte du troisième millénaire, du mode de production paysan comme antithèse du modèle de l’empire agro-industriel : « Parmalat a-t-elle produit de la valeur ? » (p 96)
  • L’ébauche d’un principe paysan, qui permet de dialoguer avec le principe de réciprocité (au sens de logique ou principe économique et social) en particulier avec l’identification récurrente dans les cas étudiés de structures de réciprocité symétrique (entraide, partage de responsabilités, partage de ressource…) associées à la production de valeurs éthiques (amitié, égalité, confiance, responsabilité…) considérées par les communautés rurales ou paysannes comme des valeurs partagées.

J’ajouterai en ce qui concerne la forme que ce livre est écrit comme un roman à facettes. Chaque chapitre raconte une histoire, celle de paysans, d’entrepreneurs et d’entreprises et l’analyse est illustrée à la fois par de nombreuses données et par des témoignages d’acteurs.

Brasília, juin 2008
Eric Sabourin, CIRAD, Département Environnement et Sociétés, UPR Politiques et marchés
sabourin@cirad.fr

Références

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Godbout J.-T., 2004, « De la continuité du don », La Revue du MAUSS, 23 (1) : 224-241
Godbout J.-T., 2007, Ce qui circule entre nous, Paris, le Seuil, 395p.
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Losch, B. 2004, « Debating the multifunctionality of agriculture : from trade negotiation to development policies by the south », Journal of Agrarian Change, vol 4 (3) : 336-360,
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Mendras, H. 1976, Les sociétés paysannes. Eléments pour une théorie de la paysannerie,Paris, Armand Colin, 281p
Mendras H. 2000, L’invention de la paysannerie" in Revue Française de Sociologie, 41-3, 539-552.
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// Article publié le 12 juillet 2008 Pour citer cet article : Eric Sabourin , « The New peasantries : struggles for autonomy and sustainability in an era of Empire and Globalization », Revue du MAUSS permanente, 12 juillet 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?The-New-peasantries-struggles-for
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