Table-à-trous et parenté miraculeuse : portrait de l’ethnographe en arroseur arrosé

Pierre Bourdieu allait répétant que l’autosatisfaction apparaît comme l’un des principaux caractères sociologiques des intellectuels ; il en savait quelque chose. Et de fait, à ces ’dominés des dominants’ (le même), les vrais dominants – ceux qui possèdent fortune et pouvoir – ne laissent rien d’autre, pour exister, que la production du Verbe, dont la domination tire toujours quelque profit : ne serait-ce que l’illusion idéologique, largement répandue chez les vrais dominés, que l’essentiel de l’intelligence et du savoir siège spontanément du côté de ces dominants. Du coup ces intellectuels – sorte de ’petits Blancs’ des vrais dominants – surcompensent leur médiocre statut en affirmant une certaine supériorité ’naturelle’, confondant ce Verbe dont ils usent et abusent avec la maîtrise du monde ; et ce, d’autant plus facilement qu’en leur formation même (au lycée, en ’classes-prépa’, dans les ’grandes écoles’, à l’Université, lors des oraux et soutenances, etc.), on les entraîne à ne jamais avoir tort (typiquement : les jésuites, les avocats, les énarques), fût-ce au prix de l’énoncé paisible des pires énormités.

Pour l’historien des sciences ou des institutions, traiter de Johannes Kepler ou Jean-Baptiste Colbert ne permet pas vraiment de regarder de haut son objet ; mais chez l’archéologue médiéviste fouillant les villages désertés du Bas-Moyen-Age par exemple, on surprend souvent quelque jugement dominateur sur les paysans anonymes de cette époque. Du moins ce jugement ne peut guère gêner ces derniers, qui toutefois n’ont pas loisir de se défendre. C’est commode : on les fait parler sans risque majeur qu’ils contredisent l’intellectuel producteur du Verbe, lequel donne ainsi comme ’vérité’ historique – souvent en toute intégrité d’esprit – ce qu’il imagine à partir des connexions qu’il aperçoit entre les débris qu’il exhume. Tout change en sociologie, anthropologie, psychologie, où l’insecte bien vivant que l’on interroge peut toujours donner une réponse différant de celle attendue – espérée ? – ou, pis que tout, contredire tranquillement l’interrogateur. Lequel se découvre alors insecte parmi les insectes – ni plus puissant, ni surtout plus malin – au fond du commun vivarium. Pourtant ses maîtres le lui avaient seriné : en sciences-humaines, l’objet étudié reste, définitivement, à même hauteur que le sujet l’étudiant. Et Dieu sait qu’il existe bien des ruses pour surplomber coûte que coûte le témoin : les questions à effet de légitimité, une implicite complicité amicale, le tri plus ou moins volontaire des réponses, au pire la surdité culturelle. Malgré quoi survient régulièrement, à divers moments peu prévisibles du travail de terrain, la certitude fort délicate que tel ’informateur’ – comme on disait naguère encore – se révèle intellectuellement supérieur à l’ethnographe. Ce sera, souvent sans préavis, un éleveur nomade saharien, un viticulteur bourguignon, un fabricant de fromages cantalien...

Lors de quelques décennies désormais lointaines d’intermède entre supposée décolonisation et recolonisation de facto, la France n’envoyait au Sahara que de jeunes archéologues et ethnologues armés de seuls outils de chantier, d’appareils de mesure et de photos, de carnets de terrain et autres crayons à dessin ; l’ethnographe y découvrait ce que ses maîtres, par contre, ne lui avaient guère précisé : son métier consiste en un dialogue, un échange lent et progressif d’informations au long de quoi il se fait dûment ethnographier lui-même. ’Comment se portent tes parents et ta femme ? Pourquoi n’est-elle pas là ? Combien as-tu d’enfants, quel âge ont-ils ? Est-il vrai que chez toi, le paysage est vert jusqu’à l’horizon, et qu’il y a des trains qui circulent sous terre ? ’. Et l’on en passe, nonobstant la redoutable interrogation qui laisse l’anthropologue face à ses motivations profondes, donc à lui-même : ’Pourquoi veux-tu savoir tout ça ?’ [1]. Rien n’oblige le témoin à dire sa vérité, à ne pas se moquer finement de l’ethnographe, et puis – question classique pour le bac de philo – qu’est la vérité ? Au feu roulant des questions, il faut répondre à la fois vite, avec précision et surtout sans jamais mentir : toute réponse dilatoire ou même seulement hésitante éveille assez vite la prudence voire la méfiance du témoin, qui alors ne manque pas de payer en retour l’ethnographe de mêmes demi-vérités peu vérifiables, lacunaires, inexploitables en anthropologie [2]. Dès lors cet ethnographe mal ethnographié [3], adossé à ses croyances et surtout auto-abusé par sa propre culture élitaire, se fait très facilement duper par le témoin qui, ne se sentant pas en confiance, tend ainsi à préserver son milieu sociétoculturel. Et ce, sans même qu’il soit besoin que témoin et anthropologue en soient bien conscients : parfait dialogue non pas de sourds, mais de malentendants réciproques, au moment précis où le second croit engranger une moisson d’informations. L’autosatisfaction de l’anthropologue débouche alors, au mieux sur de faux problèmes chronophages, au pire sur de franches absurdités appelant des gloses infinies. Nous voudrions soutenir ces propos par deux exemples très significatifs, l’un européen et même français, la ’table-à-trous’ ; l’autre fort exotique, la ’parenté miraculeuse’.

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Au Musée des A.T.P. à la fin des années 1970, deux d’entre nous appartenaient à un petit groupe de jeunes ethnologues enthousiastes, chargés du Corpus de l’architecture rurale française que Jean Cuisenier nous avait demandé de mettre sur les rails. Nous refaisions chaque jour le monde ethnologique, tout y passait, les théories, les publications récentes, les ténors de la discipline – et les sujets les plus spécialisés : les murs de pierres-sèches (sans liant de terre) existent-ils vraiment ? Le poinçon de charpente est-il tendu ou comprimé, et qu’en pensent les témoins ? Le lit mi-clos doit-il se décrire meuble, ou immeuble ? En quelle région, à quelle époque, y a-t-il des tables-à-trous ? Impossible de se souvenir, aujourd’hui, de qui posa cette dernière question ; encore fallait-il savoir de quoi l’on parlait.

Les aînés consultés évoquèrent – sans trop de conviction ni précision– une table de salle-commune dans le plateau de laquelle étaient creusées des dépressions circulaires faisant office d’assiettes, une par convive : on y versait la soupe, etc. ; ils citaient vaguement, et sans exclusive, la Bretagne, le Massif-Central, les Alpes... Jointes à leur peu d’empressement, ces mentions auraient dû nous alerter, tant ces régions reviennent facilement sur la langue ou sous la plume lorsqu’il s’agit de faire paysan, archaïque, exotique de l’intérieur des frontières nationales. Nous nous mîmes en quête auprès des témoins, pour notre part en Bourbonnais, Bourgogne, Rouergue, et bien sûr dans la littérature de référence ; le résultat fut étonnant, et assez stéréotypé. Certains témoins se dirent ignorants de l’objet, mais d’autres se firent prolixes : des rigoles reliaient entre elles les dépressions circulaires, en sorte qu’il suffisait de remplir une dépression en bout de table pour les remplir toutes ; d’ailleurs, la profondeur des dépressions variait selon l’importance des membres de la maison ; parfois existait, au centre de chaque dépression, un trou perforant fermé d’un bouchon : à la fin du repas, on ôtait les bouchons et un seau d’eau jeté sur la table faisait la vaisselle... Tout ceci, un peu bizarre mais livré avec le plus grand sérieux. Fort bien : pouvait-on voir une telle table ? Là surtout vinrent les réponses vraiment répétitives : ’Ah ! Si vous étiez venus l’an passé (variantes : le mois dernier, voici quinze jours, etc.), elle traînait encore dans la grange, on vient de la brûler (variantes : de la débiter, vendre, donner...)’ ; puis dans un cas au moins : ’Venez, elle doit encore être sur le tas d’ordures... Ah ! Bah non, elle n’est plus là...’. Et en tous les cas, sur un ton égal, de la part de témoins sagaces et appliqués, éprouvés de longue date, par ailleurs tout à fait dignes de foi. En outre, seule une littérature fantaisiste évoquait, sans citer de sources ou se copiant l’une l’autre, un meuble de l’Antiquité, tantôt ’gaulois’, tantôt ’romain’, etc. [4] : exotisme là encore, cette fois rejeté dans le passé lointain. Vers le dixième brûlage récent, la énième disparition au dernier moment, nous nous prîmes enfin à douter, sans pourtant jamais pouvoir mettre en cause l’intégrité de nos témoins. Dès lors la question se déplaçait, voire se compliquait beaucoup : pourquoi racontaient-ils cela, quelle part tient l’imagination dans le souvenir, etc. ?

Au milieu de ces stériles spéculations tomba l’extraordinaire Les Mots, la Mort, les Sorts (…) de Jeanne Favret-Saada [5], qui emporta nos dernières bribes de morgue positiviste. Outre son passionnant contenu intrinsèque, l’ouvrage démontrait que les témoins pouvaient, non seulement s’auto-conditionner en un sens ou un autre au contact de l’ethnographe exprimant sa curiosité [6], mais aussi le manipuler plus ou moins volontairement au service de leurs intérêts locaux immédiats. Comme en toute relation humaine, chacun peut abuser soi-même et l’autre en toute bonne foi : mieux que personne, les psychanalystes savent qu’entre interlocuteurs – ainsi qu’entre mensonge et vérité – s’installe facilement un non-dit plus ou moins développé, par lequel ils engendrent ensemble le joli petit démon en quoi chacun trouvera son bénéfice propre. Ainsi la table-à-trous, Arlésienne dont de nombreux contemporains – pas tous ethnologues, loin s’en faut – ont entendu parler, mais que nous n’avions jamais vue : sauf en de rares cas très révélateurs. Car il s’est trouvé quelques ethnographes – par ailleurs compétents et consciencieux [7] –, lassés comme nous de ne jamais trouver cette Arlésienne, pour demander à un menuisier de réaliser – c’est le mot – de telles tables conformes aux descriptions recueillies dans les récits oraux ou écrits. Comme ces malades mentaux – qui restent nos semblables [8] – décrivant ’de bonne foi’ leurs usuels rapports sexuels avec incubes ou succubes, l’esprit équilibré de l’anthropologue le plus sérieux peut aller jusqu’à donner corps, en état de veille et avec une certaine obstination, à un fort désir imaginaire sociétalement construit.

Aujourd’hui, une exploration même sommaire du réseau informatique fait rapidement surgir quelques citations douteuses comme celles mentionnées plus haut, et quelques images où se confondent classiques tables à grand(s) tiroir(s) pour pain et autres denrées, tables où de légères dépressions circulaires servent manifestement à mettre en bonne place les dues assiettes de terre cuite, et même tables-à-trous trop bien astiquées d’antiquaires ou d’amateurs aisés d’’art populaire’. Simultanément et de façon très significative, il ne se trouve aucun anthropologue de référence -récent comme ancien- et spécialiste reconnu du mobilier, pour jamais mentionner le meuble en question : s’il y pense, c’est surtout pour exprimer ses doutes [9]. Il s’avère donc très urgent de laisser ce mystère en l’état, qui relève peut-être de la psychologie ou de l’archéologie, mais qui n’offre de toute façon aucun intérêt anthropologique : à s’user et sans doute s’abuser sur de tels sujets, on ne gagne que... perte de temps.

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Outre ses merveilleux Argonautes (...), un ouvrage comme The Sexual Life of Savages in Northwest Melanesia (...) (1929) [10] suffirait presque à faire de Bronislaw Malinowski le prince des ethnographes, celui qui – avec divers Anglo-Saxons, tels Alfred Reginald Radcliffe-Brown, Edward Evan Evans-Pritchard et quelques autres, anglais, australiens, étasuniens – a touché au plus profond dans le détail descriptif d’un ensemble sociétoculturel éloigné. Mais ’des ethnographes’ proprement dits, car la critique n’est plus à faire du fonctionnalisme et de sa trop fameuse théorie des besoins [11] ; l’énoncé même d’une telle théorie, son esprit de système et son souci de scientificité trahissent une raideur psychologique pouvant expliquer à la fois sa scrupuleuse intégrité, la finesse de ses descriptions et ce que l’on peut nommer, sans méchanceté aucune, la pauvreté dogmatique de ses synthèses. Mais la psychologie individuelle n’explique pas tout, sauf à la regarder comme produit partiel d’une éducation générale puis d’une formation professionnelle : genèse, en l’espèce, d’une raideur de principe et finalement d’une arrogance intellectuelle s’opposant fâcheusement au sens de la nuance et surtout, à toute prise de recul. A l’inverse d’une anthropologie facilement sujette au délire interprétant, celle de Malinowski demeure – reproche rare – trop collée peut-être à ses matériaux ethnographiques si précis et même raffinés : ce faisant, tout se passe comme s’il se bardait d’une sorte d’involontaire candeur délibérée, ne menant qu’en des impasses théoriques ; jugeons-en.

Que les Trobriandais, ignorant son origine testiculaire, aient pensé que le sperme vient des reins [12], se conçoit très bien : en Occident aussi, on parle en style biblique – imagé d’une lignée ’sortie des reins’ de tel ou tel, évoquant tant les glandes rénales que l’action des lombes dans la copulation ; mais que les mêmes Trobriandais ne connussent pas le rôle fécondant du sperme semble de tout temps beaucoup plus difficile à admettre, et ne fait que préparer le lecteur à l’affirmation, consternante, qu’ils n’eussent pas connu non plus le lien entre rapport sexuel et reproduction [13]... Rien ne permet de penser que le grand Malinowski n’ait pas cru, ni même douté, qu’une telle méconnaissance fût réelle ; plus largement, quiconque – surtout lorsqu’ethnographe – a-t-il jamais pu croire qu’une seule communauté humaine d’Homo sapiens au moins [14], aussi éloignée que l’on voudra dans l’espace ou le temps, ait ignoré la concaténation étroite, nécessaire, facilement évaluable voire mesurable, entre rapport sexuel et grossesse ? Autant nier que manducation entraîne excrétion, qu’expiration découle d’inspiration... Estimer cette ignorance possible, c’est vraiment prendre les peuples de là-bas (à force de les déclarer ’sauvages’, ’primitifs’, ’inférieurs’, ’prélogiques’ et autres adjectifs gratifiants) pour une bande d’abrutis, presque des animaux ; sans bien s’en rendre compte, certes, mais cela n’excuse pas cette faute épistémologique majeure. Après que Lévi-Strauss a si longuement souligné, dans La pensée sauvage et ailleurs, la sûreté, l’étendue et la finesse des connaissances que tant de sociétés lointaines ont d’elles-mêmes et de leur milieu, il est devenu impossible d’ajouter foi quelconque à de pareilles billevesées, pourtant explicitement soutenues par les meilleurs témoins de Malinowski ; toutefois, avant même d’analyser leurs propos, rappelons le ’mystère’ sur quoi repose tout le christianisme : la Vierge Marie a engendré Jésus -terrestre incarnation filiale de non moins que Dieu, laquelle incarnation ne saurait donc avoir un père humain. On conviendra que d’un coup, la négation trobriandaise ou australienne du lien copulation-grossesse paraît beaucoup moins insolite.

Mieux : ce parallèle avec le fondateur mystère chrétien laisse entrevoir l’ultima ratio de ce que les témoins les plus sincères et savants de Malinowski lui ont raconté : ils ne faisaient que se conformer à leur propre mythe étiologique, selon quoi tout Ego est, non pas fils de son père, mais réincarnation de l’esprit d’un mort (en Australie, souvent le grand-père du nouveau-né) au sein d’une femme – sa mère – qu’il choisit appartenant au même clan que lui [15] ; cet esprit pénètre en celle-ci, interrompt le cycle menstruel, et la femme enceinte le nourrit de sa chair et de son sang, puis de son lait après parturition. En ce processus conceptuel – aux deux sens de l’adjectif –, tout père n’est que putatif, et ne joue qu’un rôle en quelque sorte mécanique : la pénétration phallique, donc l’acte sexuel, ne sert qu’à ouvrir le passage vaginal pour la pénétration ultérieure de l’esprit-enfant à naître [16]. Et selon son habitude, Malinowski se fait catégorique : ’(…) as certainly as they know the necessity of the mechanical opening of the vagina, so they do not know the generative power of the male discharge [17]. Ensuite, on constate que l’idéologie mythique – c’est son rôle – a réponse à tout : par exemple, si l’enfant ressemble au père, c’est que ce quasi nouveau Joseph a bien préparé le passage de l’esprit-enfant, s’est bien occupé de son épouse pendant la grossesse, et a pris soin de la vie fragile du jeune enfant. Dès lors, on comprend qu’en cette parenté ordinairement ’miraculeuse’ [18], le père dénié comme tel ne soit défini qu’époux de la mère, et nullement ascendant biologique de l’enfant : l’idéologie trobriandaise – et souvent australienne –, ainsi que l’organisation foncièrement matrilinéaire qu’elle soutient, interdisent que la grossesse résulte de la copulation, et que l’époux ait davantage qu’un rôle – si l’on ose – de déchireur d’hymen ; mais comme en le cas marial, une conventionnelle représentation mythique ne fait du Trobriandais, pas davantage que du chrétien, une espèce de débile inconscient des effets – et de l’absolue nécessité conceptuelle – du rapport sexuel.

On peut d’ailleurs se demander si Malinowski, prenant quelque distance, n’aurait pas dû s’interroger sur une dénégation qu’il fait voir d’abord aussi générale et tranquille qu’opiniâtre et argumentée ensuite. Confrontés au discours des missionnaires, les indigènes se montrent ’somewhat exasperated by having an « absurdity » preached at them, and by finding me, so « unmissionary » as a rule, engaged in the same futile argument’ [19]. Plus encore eût-il pu évaluer ce que semble trahir l’extension partielle du principe humain aux truies, censées devenir gravides sans fécondation par les verrats [20] : en bons éleveurs, les Trobriandais castrent l’ensemble des jeunes porcs avant puberté afin d’accroître leurs qualités domestiques et bouchères ; en quoi ils voient preuve indirecte d’une gestation spontanée des truies, en même temps qu’ils ne cherchent guère – voire se refusent ?– à expliquer l’origine du fœtus porcin (et théoriquement, la nécessité d’une défloration ouvrant le vagin porcin), se contentant de préciser que la pénétration de l’esprit d’un mort dans l’utérus ne s’applique pas aux cochons [21]... Donc les Européens sur place – l’ethnographe, notamment – auraient compris que les truies, errantes, sont évidemment fécondées par les verrats sauvages que les indigènes estiment immangeables – mais les éleveurs trobriandais, qui chaque jour nourrissent et entretiennent les porcs, castrent les porcelets, et aperçoivent en forêt, depuis ’toujours’, leurs truies et les verrats sauvages, ignoreraient une telle fécondation naturelle ? La castration et plus généralement l’expérience de l’élevage, le déni d’une origine métempirique du fœtus porcin, et même le dégoût de la chair de verrat sauvage (permettant de les tenir mentalement à distance), ne forment-ils pas un faisceau de présomptions pour au moins soupçonner, voire constater, que les Trobriandais ne veulent pas croire à la fécondation des femelles par les mâles – mais qu’ils la connaissent parfaitement ? Nier (i.e. ne pas avouer ce que l’on sait) n’est pas ignorer.

Rendant compte, en l’Année sociologique (1925) [22], de petits articles malinowskiens annonçant The Sexual Life (...), le très fin et adroit Marcel Mauss paraît s’être montré soucieux de ne pas heurter le grand ethnographe dont il appréciait fort le travail. Aussi Mauss présente d’abord la négation trobriandaise du lien physiologique entre sperme et grossesse, comme si lui-même – avec Malinowski – croyait que les indigènes pussent ignorer ce lien. Puis il ne manque pas d’évoquer l’exemple des fameuses truies ’miraculeusement’ gravides [23], qui permet d’induire plus qu’un léger doute concernant cette ignorance présumée ; mais vers la fin de son compte-rendu de lecture, il n’y tient plus : ’la part qui est reconnue au mari, après la conception, prouve, à notre avis, qu’il y a là non pas une notion de la parenté miraculeuse et d’un mariage purement juridique, mais -– sauf les cas de miracle proprement dit – une notion de la descendance masculine réelle, physique, autrement imaginée, voilà tout’ [24]. Que Mauss envisage des ’cas de miracle proprement dit’ a, en soi, quelque chose d’un peu comique – à moins qu’il n’évoque d’éventuels miracles affirmés par l’indigène ; mais aussi diplomatique donc alambiquée soit-elle, la fin de la phrase ne laisse aucun doute sur le fait qu’il ne croit pas une seconde à la supposée méconnaissance trobriandaise du lien sperme-grossesse.

Esprit contemplatif et même rêveur, servi – outre ses vastes connaissances ethnographiques – par des intuitions fulgurantes, Mauss agaçait son entourage par sa tendance dilettante et primesautière. Le fait même qu’il ait abandonné sa thèse sur La prière (dont le début était pourtant si prometteur), et qu’il n’ait jamais publié un ouvrage complet, en dit très long sur un certain refus de conclure, de prétendre arriver quelque part. Mais lorsqu’il organisait tant soit peu ses éblouissantes improvisations, elles devenaient l’Essai sur le don, l’Essai sur les variations saisonnières, Les techniques du corps – et tant d’autres articles majeurs qui jetèrent les bases de l’anthropologie française. On a pu lui reprocher (pas trop fort, tant le grief est inutile) de n’avoir jamais fait de ’terrain’, mais tout lui était matériau ethnographique : une vitrine de boulanger, son passage à l’armée, l’observation du comportement d’un enfant. Son immense ouverture intellectuelle en faisait un auteur tout en nuances, peu théoricien, disposant ses idées comme les pointillistes composaient leurs tableaux, par touches ethnographiques contrastant ou se soutenant l’une l’autre mais débouchant sur des synthèses généreuses et peu doctrinaires. Il différait donc beaucoup de Malinowski, brillant esprit curieux de tout mais plutôt dogmatique, initialement de formation scientifique (il avait un doctorat de physique) à la prestigieuse université Jagellonne de Cracovie, et qui réussissait – incomparablement mieux qu’en de sèches constructions théoriques dès longtemps dépassées – en une très fine ethnographie raisonnée, empiriste et systématique, d’une précision tatillonne voire un brin obsessionnelle mais toujours utile aujourd’hui. Aussi demeure-t-il pape de l’ethnographie, heureux inventeur d’une observation participante qui s’est imposée pierre de touche des études de terrain – alors que Mauss continue de rayonner (sans un livre !) comme l’un des plus hauts sommets de l’anthropologie. Il y a peu, nous avons été frappés par un semblable contraste épistémologique entre Mauss et un autre psycho-rigide, le grand Max Weber [25], qui a produit une méthode typologique extrêmement subtile et puissante au service de constructions sociologiques éclairant toujours sa discipline. Plus encore que Malinowski, il se signale par des scrupules sans fin mêlés à la certitude intime de sa puissance conceptuelle. Malgré quoi, si Mauss nous apparaît d’emblée beaucoup plus limpide que ceux-ci – et plus profond que Malinowski, on vient de l’apercevoir –, c’est précisément que sans prétendre expliciter l’alpha et l’oméga du monde sociétal pour l’éternité, il fait éprouver ses concepts à travers mille exemples, séparés de légers décalages qui les font chatoyer ; il cite les témoins ethnographiques à la barre de l’Université, faisant par là sourdre sa vérité hors des témoignages qu’il s’est contenté de sommairement classer. De façon spectaculaire, les témoins parlent pour lui sans qu’il fasse beaucoup plus que les présenter : ainsi dans l’Essai sur le don, où la triple obligation transparaît dès l’épigraphe initiale, puis se précise indéfiniment au long de l’article.

Que l’on relise mot à mot, vers la fin de ce très grand texte, sa fameuse définition du ’fait social total’ [26] : parfaitement précise et ferme – eppur pleine de prudences, de restrictions, d’hésitations toutes intellectuelles, lesquelles ouvrent sur d’innombrables pistes à explorer : aussi reste-t-elle indispensable, un siècle après, en toute l’anthropologie. Car visant à la synthèse compréhensive, Mauss a toujours cherché à induire-suggérer, jamais à prouver-assener ; constamment courtois et même délicat dans l’expression de ses désaccords (on vient de le voir concernant Malinowski), il se soustrait – par tempérament sans doute, mais aussi par méthode – à tout affirmation dogmatique : cet aristocrate de l’esprit échappe ainsi à quelque lancinant besoin d’administration de la preuve menant aux angoisses d’un Weber (puis-je être jamais assez précis pour que l’on m’entende bien ?), aux insuffisances doctrinaires d’un Malinowski (ce que je pense n’est-il pas indiscutable, puisque j’affirme et ré-affirme ce qui m’est évident ?). On peut avancer que Mauss ne s’est jamais trompé lourdement parce qu’il n’eut que des présomptions. Sans doute les certitudes lui eussent paru indéfendables, sans intérêt, intellectuellement vulgaires ; aussi a-t-il promu, par sa pratique tout en légèreté, une sorte de maïeutique dont l’anthropologie française a ensuite largement profité – dont nous profitons toujours, en ce qu’elle nous aide peut-être à nous soustraire, un peu, aux naïvetés de l’intellectuel contentement de soi.

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De tout cela on peut conclure que l’ethnographe (et en principe anthropologue), s’estimant de quelque nature supérieure en raison de sa culture académique censée lui conférer grandes connaissances et jugements très sûrs, risque toujours de se faire abuser par les témoins – qu’ils y prennent malice ou non. La table-à-trous n’a pas même besoin de témoins : depuis un bon siècle, il en fut toujours question çà et là, souvent en un contexte présentant des ruraux comme ’arriérés’ ; il s’agirait donc tout platement d’une légende subactuelle et actuelle, plutôt urbaine, sur quoi les ethnographes se seraient jetés pour la faire leur en raison de l’aspect insolite, folklorique, pittoresque d’un tel meuble virtuel. Quant à la dite ignorance du lien entre copulation et fécondation, on peut la conclure par une histoire cruelle et cocasse qu’il nous est impossible de laisser perdre – on peut la soupeser vraie –, que racontait le cher Jean Laude, professeur d’esthétique et grand admirateur de Mauss, à ses étudiants nanterrois voici un demi-siècle. Un jeune philosophe [27] du début du 20e s., alors très connu, proche des milieux ethnologiques durkheimiens et que Mauss estimait, se gaussait fort de ce que les indigènes australiens ne fissent pas le lien, croyait-il, entre acte sexuel et procréation ; puis le rieur se marie : après de longs mois, sa jeune épouse n’est toujours pas enceinte ; ils consultent, le médecin les examine et prend à part le mari : ’et pour cause : votre femme est toujours vierge !’. Voilà le genre de mésaventure à quoi reste exposé tout intellectuel par formation trop sûr de lui. On imagine le désastreux imbroglio s’il s’était agi d’un ethnographe sur le terrain trobriandais…

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ANNEXE

Courriel du 22/09/2017 à Jean Guibal, conservateur-en-chef du patrimoine honoraire, ancien directeur du Musée Dauphinois de Grenoble.
(Avec accord préalable du destinataire).

Cher Jean,

Tu m’as piqué, avec ta ’dérive poétique’ de l’anthropologie ; du coup, mon travail en cours me fournit l’occasion de te proposer une petite démonstration de l’intérêt d’une ’poésie’ distanciée par rapport à une rigueur trop tatillonne, et en l’espèce, de la plus grande clarté, à mes yeux, de Mauss par rapport à Weber – puisqu’il est question d’eux, quoi que leurs objectifs fussent assez différents.

Suite à un article de Jeanne [Virieux] et moi sur ’le quasi-contrat, possible concept anthropologique (…)’, le sociologue Alain Caillé – qui actuellement publie (en ligne ou sur papier) une bonne part de notre production en sa Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) – nous a fait remarquer que ’notre’ quasi-contrat s’avère très proche de la ’convention’ dans l’économie des conventions, un courant minoritaire de la ’science’ économique à laquelle ni Jeanne ni moi ne connaissons grand-chose. Nous-mêmes avions pensé à ce terme – entre nombreux autres –, auquel nous avons préféré ’quasi-contrat’ ; replongé dans le doute par la remarque de Caillé, j’ai cherché l’origine de l’usage socio-économique spécialisé de ’convention’, qui me disait quelque chose, et que j’ai retrouvé tout simplement dans le ch. 1er (vol. I, t. 2) d’Economie et société de Weber – lequel oppose longuement la convention (disons ’morale’) au droit (disons ’juridique’, excuse le pléonasme, je vais vite). Du coup, j’ai relu tout le chapitre et réalisé que ce maniaco-dépressif angoissé de n’être jamais assez précis, ce coupeur de cheveux en quatre multipliant incises, repentirs et guillemets, était passé très près, dès 1911-1913 (et d’ailleurs à plusieurs reprises [28]), du don maussien de 1923-1924, i.e. de l’échange par obligation de donner, de recevoir et de rendre. Comparons.

D’abord Weber note (pp. 33-34) : ’le fait que des biens sont « échangés » signifie que, d’un commun accord, l’un de ces biens, qui appartient à l’une des deux personnes intéressées, passe à la disposition de l’autre, parce que le désir de la première est d’entrer en possession du bien qui est entre les mains de la seconde’. Il me semble que là, le pinailleur se fait surprendre par sa propre pinaillerie : passant d’une personne à l’autre, le bien n’est pas échangé à proprement parler, mais soit donné (avec tout ce que Mauss en déduira), soit vendu (très généralement contre de l’argent, qui ’libère’ l’acheteur). En l’occurrence le terme ’échange’, sans être inexact, n’est pas assez précis, et à exiger de la langue qu’elle soit parfaitement univoque, on finit par se faire avoir, surtout lorsque le lecteur, conquis mais agacé par cette précision sans fin, attend l’auteur au tournant.

Il continue (p. 33) : ’la personne qui participe à un échange peut, dans cette transaction, compter sur l’ « intérêt » égoïste qu’a l’autre partie à maintenir à l’avenir les relations d’échanges existantes, et cet intérêt est un antidote contre la tentation de rompre la promesse faite (…)’. D’abord, on ne voit pas ce que l’égoïsme – notion morale – vient faire là-dedans, surtout après que Weber a affirmé un peu plus haut que l’économie s’indiffère de savoir si le ’respect réciproque’ (sic) de la propriété est fondé sur le droit ou la morale : je ’désire’ cette clé de quinze pour serrer ma bougie de moteur, donc je verse en échange les dix euros demandés sans m’occuper de la tête du vendeur. Cette surrection contre-productive de la notion morale souligne, à mes yeux, que Weber pensait involontairement cet échange en termes capitalistes, marchands et monétaires : le contrat, disent les libéraux – ces esprits étriqués – est fait pour donner le moins possible. Du coup, il n’aurait pas vu que l’essentiel réside en le fait majeur de ne surtout pas ’rompre la promesse faite’ comme il l’écrit lui-même, i.e. de respecter la convention (ou quasi-contrat) de l’échange : convention sans laquelle s’abolirait la société même, car en pratique sociétale, vendeur et acheteur de clé de quinze ne se font nulle ’promesse’ d’échanger la clé de quinze, ils ne se posent même pas la question de savoir si l’un va garder sa clé et l’argent de l’autre, si l’autre va garder son argent et se sauver avec la clé de l’un (cela peut arriver, mais si peu que ce vol – négation de l’échange au sens propre – passe dans les frais généraux). Surtout, Weber illustre son propos sur l’échange par intérêt égoïste au moyen de deux (contre-)exemples, particulièrement mal choisis me semble-t-il, puisqu’ils ne sont pas très loin de montrer le contraire de ce qu’il soutient : le ’commerce muet’ des côtes africaines et océaniennes, et les transactions boursières entre courtiers, ces derniers se contentant d’échanger ’verbalement ou par des signes et notes dans des carnets personnels. Or il n’arrive pratiquement jamais que la transaction soit contestée’ (p. 34). C’est que ces échanges, tant océaniens qu’en nos Bourses, sont fondés sur une convention sociologique spontanée (ou si l’on tient à s’exprimer en termes psychologiques, sur une ’confiance mutuelle’), sans laquelle l’échange est – encore une fois – tout simplement inconcevable. Tout cela est bien compliqué – à décrire comme à discuter –, et frôle véritablement la découverte maussienne : si le grand Weber n’avait pas gardé le nez collé sur son appareil documentaire probablement énorme, s’il avait – selon une expression à la mode – un peu ’lâché prise’, peut-être eût-il devancé Mauss d’une dizaine d’années.

Au contraire, ce dernier apparaît comme une sorte d’albatros planant sur l’océan des âges et des cultures : plongeant deci-delà, il donne la parole à ses proies : de l’épigraphe à la dernière page de l’Essai sur le don, il accumule les exemples ethnographiques lesquels, d’Islande médiévale en Nouvelle-Guinée subactuelle via le potlatch kwakiutl et le droit romain antique (et j’en passe), parlent d’eux-mêmes pour illuminer, jusqu’à la rendre aveuglante, la définition de tout échange comme triple obligation de donner, recevoir et rendre ; entre les exemples, seuls quelques mots de liaison lui auront suffi. Lorsque James Watson et Francis Crick, après avoir désespérément cherché une hélice à trois brins, découvrirent – sans l’avoir jamais vue, s’il vous plaît – la double hélice de l’A.D.N., ils se convainquirent que c’était la bonne solution en raison de sa simplicité, et de sa sobre beauté. Mauss, Lévi-Strauss – ou Baudelaire, ou Brel – c’est pareil : ils disent tout en trois mots, on prend cela en pleine figure, et fermez le ban. C’est ce que nous voulons dire, dans le texte que nous t’avons transmis, lorsque nous avançons que ’la puissante évocation poétique de Lévi-Strauss atteint dûment quelque vérité commune aux Kwakiutls et à nous-mêmes’.

Salut à toi, à bientôt. R. (22/09/2017).

Richard Bucaille, Monique Trevisan-Bucaille, Jeanne Virieux,

Chalmazel-Jeansagnière (Loire) et Orcines (Puy-de-Dôme), 10-25/10/2018.

// Article publié le 4 novembre 2018 Pour citer cet article : Monique Trevisan-Bucaille, Jeanne Virieux et Richard Bucaille , « Table-à-trous et parenté miraculeuse : portrait de l’ethnographe en arroseur arrosé  », Revue du MAUSS permanente, 4 novembre 2018 [en ligne].
https://www.journaldumauss.net/./?Table-a-trous-et-parente-miraculeuse-portait-de-l-ethnographe-en-arroseur
Notes

[1Courts extraits d’un carnet de terrain personnel ; Mauritanie, 1972.

[2On sait qu’inversement, il se trouve des témoins cherchant à ’faire plaisir’ à l’ethnographe parce qu’il leur est connu et sympathique. Nous avons des amis qui furent d’abord des témoins, mais que nous dûmes parfois décevoir en leur expliquant que, de nos relations si positives, nous n’attendions plus de matériaux ethnographiques proprement dits ; quel véritable ethnographe n’a fait cette expérience ?

[3Vient aussi à l’esprit, ’mal confessé’ ; et parfois, ’mal mouché’.

[4Exemples. Un roman-feuilleton publié par le journal La Lanterne dans le deuxième semestre 1890, intitulé ’Les sauvages de la montagne’ et dû à un énigmatique ’J. du V.’, livre ce court passage, valant – peu précisément – pour le Sud-Ouest ardéchois : ’il y avait six mois, il s’asseyait volontiers à la table creusée en forme de marmite profonde, à même le bloc de bois, qui servait de gamelle commune aux ouvriers et domestiques de la maison. Aujourd’hui, cette gamelle primitive, rarement lavée, lui répugnait énergiquement’ (La Lanterne du 23 septembre 1890, p. 2). On voit qu’ici, le contexte misérabiliste évoque un contenant unique et collectif, creusé en un plateau que l’on doit supposer très épais... Passons à 250 km. au Sud-Ouest du cas précédent, et quarante ans plus tôt : ’on trouvait encore, dans de misérables demeures de l’Ariège, la table massive où des écuelles, creusées à même le bois, remplaçaient la vaisselle absente’ (René Nelli : ’L’ameublement en Languedoc et dans le comté de Foix’, in Folklore, revue trimestrielle, t. XIII, 18e année, n°1, printemps 1955, p. 10 ; sans autre référence que cette fort brève mention). A 500 km. au Nord-Nord-Est de l’Ardèche maintenant, en une caserne de Toul (Meurthe-et-Moselle) vers 1948 (!) : ’Dans la table. Creusées directement dans l’épaisseur du bois [de chêne]. Des cavités poisseuses, séparées l’une de l’autre par quelques centimètres. Ces trous s’alignaient de chaque côté, balisant l’espace octroyé à une rangée de deuxièmes classes soucieuse de bâfrer réglementairement’ (suit une description du remplissage à la louche, des dépressions dues aux cuillers, etc. (Jean Debernard : ’Edmond Caumat, deuxième classe’, Castelnau-le-Lez, Climats éd., 1996, pp. 146-147 ; autobiographie très romancée, sur un ton plaisant : cette mention d’une telle table-à-trous en contexte militaire après la Deuxième Guerre mondiale ne laisse pas de surprendre...). Bilan : présumée quasi disparue en milieu domestique ariégeois vers 1850, la table-à-trous se maintiendrait en Ardèche peu avant 1900, puis réapparaîtrait en des locaux militaires – donc officiels, de l’Etat ! – de Lorraine vers 1950 ; on mesure l’aspect inutilisable de ces mentions, peu référencées, lacunaires, désordonnées, qui sentent le fagot folklorique de très mauvais aloi.

[5Paris, Gallimard éd., 1977.

[6De surcroît, Favret-Saada observe passim, avec quelle pertinence, que généralement les témoins ne savent pas qu’ils sont témoins, et ignorent ce qu’est l’ethnologie : à leur insu, ils confèrent donc à l’ethnographe un rôle sociétal imaginaire inspiré par leur contexte hic et nunc.

[7Compte tenu de la qualité générale de leurs travaux et de leur absolue sincérité, nous nous abstenons ici de citer précisément, soucieux de ne pas critiquer nommément des auteurs, souvent disparus, dont nous utilisons ou sommes susceptibles d’utiliser les données. La trop facile moquerie n’apporterait rien à la démonstration.

[8Le malade mental ’(…) est notre frère, puisqu’il ne se distingue pas de nous sinon par une involution – mineure dans sa nature, contingente dans sa forme, arbitraire dans sa définition, et, en droit au moins, temporaire (…)’ (Claude Lévi-Strauss : Le totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F. éd., 1962, p. 6).

[9Ainsi Zeev Gourarier in catalogue de l’exposition ’Les Français et la table’, M.N.A.T.P., 1985-1986 (Paris, Ed. de la R.M.N., 1985), évoquant ces ’tables à évidements’, précise qu’’aucun exemplaire authentique de ces tables n’a pu être observé directement’, et ajoute : ’l’usage commun d’une telle table, destiné à un nombre limité de convives (…) paraît improbable’ (pp. 317-318). Le jeune conservateur formulait en termes brefs et prudents ce que nous analysons ici en détail.

[10Whitefish (Etat du Montana), Kessinger Publishing éd., 2005 ; en ligne :

https://ia600204.us.archive.org/10/items/sexuallifeofsava00mali/sexuallifeofsava00mali. ; trad. fr. La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie, Paris, Payot éd., coll. ’Petite Bibliothèque Payot’, 2000.

[11 Une théorie scientifique de la culture (...), Maspéro éd., coll. ’La Découverte’, 1970.

[12’(The kidneys...) are regarded as a highly and vital part of the human organism, and mainly because they are the source of the seminal fluid’ The Sexual Life (…), op. cit., p. 168.

[13Ibid., pp. 179 sqq. On sait que de très nombreux documents ethnographiques rapportaient la même dénégation pour l’essentiel de la proche Australie.

[14Nous y ajouterions volontiers neanderthalensis -dont on sait maintenant qu’il est, un peu, de nos ancêtres-, si ce n’était tomber à notre tour en une certaine préhistoire-fiction qui prétend benoîtement raconter les caractères idéologiques d’Homo voici 100 000 ans... Le moulage d’endocrâne le plus fin demeure très loin en deçà de ce genre de spéculation parfaitement gratuite.

[15The Sexual Life (…), op. cit., pp. 170 sqq.

[16Propos verbatim de Niyova, l’un des bons informateurs de Malinowski : ’A virgin does not conceive, because there is no way for the children to go, for that woman to conceive. When the orifice is wide open, the spirits are aware, they give the child.’ Ibid., p. 180.

[17Ibid., p. 181-182 ; souligné par nous. Difficile d’être plus explicite -et affirmatif ; il y revient d’ailleurs plusieurs fois.

[18Car le Trobriandais, plus humaniste que le chrétien, crédite chaque humain -et pas seulement le dieu terrestre- d’une origine métempirique...

[19Ibid., p. 187. D’ailleurs les indigènes avaient d’autant plus raison de se montrer ’exasperated’, qu’en même temps qu’il affirmait l’humaine et indispensable fécondation par le sperme, le missionnaire tentait de leur inculquer la conception de son unique Dieu terrestre par intervention métempirique de l’Esprit céleste fécondant une Vierge : donc ce missionnaire défendait, pour son Dieu, l’exact modèle de conception qu’il refusait aux êtres humains...

[20Ibid., p. 189-190.

[21Et une telle inconséquence même esquisse une sorte d’aveu implicite ; il en va semblablement quand, conversant avec le témoin, sans le vouloir on l’irrite soudain en soulignant tel détail illogique ou non-dit, laissé obscur dans le mythe. En Australie par contre, on pose plus logiquement que les esprits des défunts se réincarnent en les femelles de tous les mammifères, animaux comme humains : chez les Arrerntes (anciennement Aruntas) par exemple, ’(…) faisant couler le sang humain sur la saillie du roc, résidence des esprits des kangourous, on chasse les esprits des bêtes, et on les envoie s’incarner dans les kangourous femelles, tout comme les esprits des kangourous hommes [i.e. des humains du groupe kangourou] ont pénétré le sein de leurs mères’ (Mauss citant Walter Spencer et Francis Gillen en 1900, op. cit., vol. 2, p. 405).

[22) Compte-rendu repris in Œuvres, vol. 3, Paris, Ed. de Minuit, 1969, pp. 130-132.

[23Ibid., p. 130.

[24Ibid., p. 131 ; ’mari’ et ’après’, soulignés par lui ; la fin, soulignée par nous.

[25V. ci-après en annexe, un bref courriel de R.B. à son ami et collègue Jean Guibal, essayant d’illustrer la présente comparaison de Mauss avec Weber ; et, à paraître, Bucaille-Virieux : ’Accrétion anthropologique et construction sociologique : la leçon du contraste épistémologique entre Mauss et Weber’.

[26 In Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., 1968, p. 274 (texte de 1923).

[27A la différence de Laude, ne nommons pas l’intéressé, grand esprit synthétique, et qui a probablement eu des descendants portant son patronyme.

[28Par exemple lorsqu’il note, ce que Mauss eût pu écrire dans l’Essai sur le don  : ’Au Moyen Âge, mener la vie d’un chevalier signifie surtout ouvrir sa maison à des hôtes. Dans de nombreux peuples, on obtient le droit de s’intituler chef simplement en offrant des banquets et on le conserve par le même moyen – une forme de noblesse oblige (...)’ (La domination, Paris, La Découverte éd., 2013, p. 320 ; le proverbe, en français dans le texte et souligné par lui).

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