Réification, capitalisme et démocratie chez Georges Bataille

De « L’anus solaire » aux « Larmes d’Éros », Bataille a cherché à trouver une issue à la « cage d’acier » ou à la réification à laquelle aurait conduit la modernisation des sociétés occidentales. Cet article se propose d’analyser en quoi son concept de souveraineté, au coeur de sa critique du capitalisme, se prolonge dans une critique de la démocratie parlementaire comme forme inauthentique de la communauté, ainsi que dans un projet révolutionnaire singulier et, sous bien des aspects, aporétique.

Un des topoï de la critique du capitalisme est l’idée selon laquelle la modernisation implique une réification de tous les rapports sociaux. Dans le chapitre du Capital consacré au fétichisme de la marchandise, Marx explique déjà comment la restructuration capitaliste des sociétés occidentales aboutit à la formation d’un nouveau type de lien social mystifié où les hommes rentrent en rapport entre eux, non seulement par la médiation des objets qu’ils échangent, mais aussi en tant qu’objets à échanger, notamment dans le cadre de la relation salariale dans laquelle l’homme vend sa force de travail, inséparable de lui-même, en échange des moyens de sa subsistance. La force persuasive du concept de réification, reforgé par Lukács sur la base des théories marxienne du fétichisme et wébérienne de la rationalisation, tient sans aucun doute au fait que l’impulsion qui préside à son explicitation est, comme l’a remarqué Karl Löwith, d’ordre « existentiel » [1]. Derrière le concept de réification se dissimule en effet une indignation profonde quant au sort réservé à l’individu et à la collectivité dans le monde moderne : l’homme ne doit pas être une chose, et le groupe dans lequel il s’insère ne devrait pas fournir les moyens de sa chosification. Comportant implicitement une conception de ce qu’est la vie authentique, le concept de réification propose ainsi un diagnostic du monde moderne comme perte du sens et de la liberté. Leur reconquête passe dès lors, pour les conservateurs, par le retour au monde de la communauté perdue, tandis qu’il passe, pour les révolutionnaires, par la construction d’un monde nouveau non réifié. Dans certains cas, la critique du capitalisme comme réification se prolonge jusque dans l’idée selon laquelle celui-ci serait une véritable religion de substitution prenant la place vacante du dieu mort du christianisme. Conséquence funeste du besoin proprement humain de croire conjuguée à la privatisation moderne de la conscience religieuse, le capitalisme serait une religion d’autant plus terrible que son culte permanent n’autorise aucune rédemption, aucun salut, aucune grâce [2].

Bien que Bataille n’ait jamais explicitement employé le concept de réification (ni celui de fétichisme de la marchandise ou d’aliénation dans son sens proprement marxien), son œuvre entière s’articule incontestablement autour d’une telle thématique et accentue sa dimension existentielle de manière considérable. De L’anus solaire aux Larmes d’Éros, Bataille a cherché à trouver une issue à la « cage d’acier » à laquelle aurait conduit la modernisation capitaliste des sociétés occidentales, et avait la conviction profonde que l’homme moderne a perdu le secret permettant de faire une expérience authentique de l’existence, tant individuellement que collectivement. Si de ce point de vue l’œuvre de Bataille peut se lire comme l’explicitation et la thématisation systématique des interrogations implicites d’un Marx ou d’un Weber sur le « destin » de l’homme moderne, rejoignant ainsi les inquiétudes romantiques d’un jeune Lukács, c’est néanmoins dans le vocable nietzschéen de la souveraineté que Bataille a forgé sa critique de l’expansion de la rationalité instrumentale sous le capitalisme. Apparaissant très tôt dans son œuvre (première occurrence : 1933), le concept de souveraineté est l’axe central autour duquel s’articule sa conception de l’expérience authentique de l’existence personnelle, mais aussi sa conception de l’existence collective non réifiée.

Nous poursuivrons plusieurs objectifs dans les quelques pages qui suivent. Nous aimerions tout d’abord montrer comment la critique du capitalisme chez Bataille s’articule à son concept de souveraineté. Nous serons amenés pour ce faire à détailler le concept même de souveraineté, à le rattacher à la métaphysique, l’économie, l’anthropologie de l’auteur de La part maudite, mais aussi à sa philosophie de l’histoire. Nous ne prioriserons pas la question des influences et des origines nombreuses du concept – une telle question nécessiterait une étude à part, tant les influences de Bataille sont diverses : il suffit de consulter le registre de ses emprunts à la BNF pour s’en convaincre [3]. Nous montrerons dans un second temps comment son concept de souveraineté se prolonge dans une critique de la démocratie parlementaire comme forme inauthentique de la communauté. Héritant de la perspective marxiste selon laquelle la démocratie parlementaire est l’organisation politique propre aux sociétés capitalistes, Bataille a fourni une critique révolutionnaire, anarchiste et « mysticisante » de la démocratie dont nous retracerons les étapes historiques et la singularité théorique. Nous conclurons par quelques remarques critiques sur son projet révolutionnaire, grevé selon nous par une contradiction interne entre l’idée selon laquelle le corps social est nécessairement hétéronome et celle selon laquelle l’autonomie individuelle et collective passe par la libération de toutes les forces vives des individus. Ainsi, un des enjeux de cet article est de démontrer qu’une critique sociale qui ferait d’une telle libération son objectif général est finalement vouée au quiétisme et à l’attentisme. La fascination que peut exercer la radicalité de la politique révolutionnaire de Bataille ne doit pas occulter les apories qu’elle suscite.

La souveraineté selon Georges Bataille : dépense et communauté

Le concept de souveraineté que Bataille construit est avant tout connu comme un concept de la subjectivité attaché à une pratique de la littérature, dans laquelle l’écriture de l’érotisme joue un rôle déterminant et dont La somme athéologique serait le manuel d’interprétation [4]. La souveraineté est alors comprise comme le statut impossible du sujet qui, faisant l’épreuve de sa propre finitude et de sa limitation, dépasse celles-ci par une expérience de la mort ne pouvant faire l’objet d’une préparation préalable. À travers l’expérience de la mort, dont la dépense (des richesses et/ou de soi-même) est la modalité et l’indice pratique, le sujet passe de la conscience malheureuse à la souveraineté. Le sujet retrouve par là un domaine de l’être antérieur à lui-même, duquel il s’est arraché et contre lequel il s’est construit. Sur le plan de la connaissance, le sujet éclaté de la souveraineté fait l’épreuve de la fusion du sujet et de l’objet, et son savoir se résorbe dans un non-savoir, raison d’être et finalité ignorée comme telle du savoir. En ceci, Bataille s’illustre comme moderne critique de la modernité, sa philosophie et sa pratique littéraire visant une critique du sujet et de la connaissance, tout en prenant paradoxalement ce même sujet comme point de départ et d’arrivée (le sujet souverain n’est « RIEN », mais pour être dépassé le sujet doit être conservé). La critique qu’il fait de Descartes dans L’expérience intérieure est à cet égard significative [5]. Cet aspect de l’œuvre de Bataille est bien sûr capital pour lui-même, mais aussi parce qu’il a pu attirer l’attention d’auteurs comme Michel Foucault [6].

Et pourtant, même si cela n’est pas ignoré, le concept de souveraineté chez Bataille est aussi un concept d’ordre politique [7]. Une des contributions substantielles de Bataille a en effet été de faire le lien entre l’expérience souveraine au sens explicité ci-dessus et la constitution du lien social, cherchant à trouver dans celle-là l’explication de celui-ci. Cet effort trouve son développement le plus systématique dans La souveraineté, ouvrage posthume écrit en 1953 et qui devait, à l’origine, constituer la dernière partie d’une « Part maudite » en trois volumes [8]. La souveraineté faisant suite à L’expérience intérieure (1943), on pourrait imaginer que la « politisation » du concept subjectif de souveraineté est un approfondissement des recherches menées précédemment. Les apparences sont trompeuses, puisqu’une des premières occurrences du terme « souveraineté » chez Bataille remonte à son célèbre article de 1933, La structure psychologique du fascisme. Il est alors explicitement associé à sa dimension politique.

Le concept de souveraineté de Georges Bataille est donc bicéphale. D’un côté, il cherche à décrire la modalité d’une existence personnelle authentique à travers la thématique de l’expérience limite de la mort et du non-savoir. C’est ce que Bataille appelle la souveraineté « subjective », et c’est ce pour quoi il est le plus souvent commenté. D’un autre côté, il vise à expliciter quel est le ressort profond du lien social à travers, comme nous l’examinerons plus en détail ci-dessous, une théorie d’inspiration hégélienne de la reconnaissance où le souverain assure sa domination par sa faculté à incarner la tension de l’être vers la mort – faisant ainsi d’une sorte de conatus morbide le secret irrationnel de la vie en commun. La souveraineté « objective », la domination d’un homme sur les autres, est à la fois le produit de la reconnaissance, dont l’objet central est la faculté de faire l’épreuve de la mort, et la condition pour que chacun fasse l’expérience d’une telle épreuve. Souveraineté « subjective » et « objective » sont donc indissociables en ceci que la souveraineté objective est pensée par Bataille comme le dispositif social permettant aux subjectivités de faire l’expérience limite de la mort et d’assurer le lien communautaire, malgré la nature dissolvante de la morbidité qui l’anime. Un des enjeux internes de la pensée anarchiste de Bataille est dès lors la découverte d’une voie par laquelle la souveraineté subjective ne passerait par aucun dispositif objectif. Pour Bataille, il s’agit d’être souverain sans souverain.

Pour bien comprendre le concept de souveraineté que Bataille propose, il faut le replacer au sommet du « système » qu’il a construit. Auteur bien plus cohérent qu’on ne le dit souvent, Bataille a fait de la souveraineté le point d’incandescence d’une pensée pyramidale dont la fondation est une métaphysique, et sur laquelle reposent une économie, une anthropologie et une théorie du politique (au sens « lefortien » de condition de possibilité du social). Ce sera au moment de replacer son concept de souveraineté dans sa théorie de l’histoire qu’apparaîtra en quoi il vaut aussi, et surtout, comme critique de la réification et du capitalisme.

En plusieurs endroits de son œuvre, Bataille expose une théorie de l’être principalement articulée autour d’une distinction entre être et « être » [9]. Sa première formulation remonte à 1935 avec Le labyrinthe [10], texte qui sera remanié puis intégré à L’expérience intérieure [11]. Cette théorie de l’être est aussi placée en introduction de L’érotisme. Cette théorie tient en peu de choses : l’être n’est jamais donné en soi pour le sujet connaissant, mais les « êtres » sont des configurations et des compositions particulières de l’être ; l’être est un labyrinthe dont l’« être » n’est qu’un fragment. Alors que la nature de l’« être » est la discontinuité, l’incomplétude et la fragmentation, l’être est naturellement continu et dynamique. À la conception tout à fait nietzschéenne selon laquelle un réel toujours en mouvement ne nous est partiellement donné qu’à travers des îlots de langage, Bataille ajoute que la connaissance de l’être par l’« être » est donnée dans la violence qui lui est faite (dans l’érotisme ou le sacrifice, par exemple) : c’est par la violence que nous pourrions déchirer le voile qui recouvre l’être, établir une communication entre ce qui a été artificiellement séparé par la rationalité instrumentale. Notons enfin que cette métaphysique trouve sa formulation la plus précoce dès 1929 avec les explorations surréalistes de la période de Documents [12] (voire 1927 avec L’anus solaire). Bataille travaille alors avec une autre distinction qu’il abandonnera ensuite : l’informe et la forme où l’informe correspondrait à l’être tandis que la forme à l’« être ».

À cette métaphysique est associée une économie générale visant à expliciter les dynamiques fondamentales de la nature. Esquissée dans La notion de dépense en 1933, elle trouve sa forme définitive dans La part maudite en 1949. Son principe, là aussi, est simple : tout être (nous devrions écrire « être ») reçoit dans le monde naturel une quantité d’énergie en principe supérieure au maintien de sa propre existence. Soit il emploie cet excédent d’énergie dans le but d’accroître son être propre, soit il est contraint de dépenser la part énergétique excédentaire dans le cas où son accroissement serait impossible. Selon Bataille, les phénomènes de dépense sont, d’une part, nécessaires et universels, d’autre part, prioritaires par rapport à l’acquisition ; l’acquisition ne se comprend que comme un « nœud » dans la circulation des énergies, lequel est destiné à se défaire. La dépense est à l’être ce que l’acquisition est à l’« être ». Cette idée fonde la distinction entre « économie restreinte » et « économie générale » : l’« économie restreinte » désigne les sciences économiques qui se focalisent sur les processus principalement acquisitifs de l’activité humaine, tandis que l’« économie générale » est la science économique consciente de la priorité de la dépense sur l’acquisition [13]. Pour Bataille, la réforme de la science moderne (toutes les sciences, et pas seulement l’économie restreinte) doit passer par l’intégration de ce point de vue généraliste, ce qui consiste à dire en d’autres termes que toute science devrait prendre acte de la dépense, de la tension vers la mort, dans son appareillage conceptuel. Il s’agit d’intégrer la part maudite du savoir au savoir.

La théorie de la société et de la culture proposée par Bataille est un naturalisme : les sociétés humaines sont, comme tout être dans l’univers, soumises aux lois de la dépense et de l’acquisition formulées par l’économie générale [14]. C’est en ce sens que nous avons pu dire ci-dessus que l’anthropologie de Georges Bataille repose sur sa métaphysique et son économie. Toutefois, si l’homme et ses sociétés sont compris par Bataille comme des êtres naturels, il les conçoit aussi à travers le prisme des lectures kojéviennes de Hegel, et les définit comme les uniques êtres vivants dont l’activité se déploie comme négation de la nature et de ses mouvements énergétiques (dépense et acquisition). La négation du monde naturel, critère de l’hominisation, s’opère selon deux modalités : le travail et l’édification d’interdits. Ces deux institutions culturelles, travail et tabous, ont pour fonction d’aménager un monde proprement humain où l’acquisition est favorisée au détriment de la tension naturelle vers la mort : la culture est une révolte contre l’entropie naturelle, contre la dépense. Cependant, si Bataille comprend la culture comme négation de la nature à travers le travail et les interdits, il pense aussi que la négation de la nature, ici identifiée à la dépense, par la culture n’est jamais totale ; la nature fait toujours retour au sein même de la culture, lui fournissant par là même sa dynamique propre. Nature et culture, dépense et acquisition, entretiennent selon Bataille un rapport dialectique irréductible. Selon Bataille, la religion est dans la plupart des sociétés l’institution qui s’est chargée de ce retour inévitable de la nature dans la culture (Bataille pense surtout à la violence, tant extérieure qu’intérieure au groupe, et à la pulsion sexuelle). Bataille reprend de l’école durkheimienne la distinction entre sacré et profane, mais l’intègre à son économie générale de telle façon que le « sacré » devient le nom donné par l’homme à la violence inhérente au monde naturel faisant retour dans la culture (Girard n’est pas très loin), tandis que le « profane » est le domaine de l’activité acquisitive, le temps du travail, le temps de l’édification du monde humain par l’intermédiaire de la technique et de la science. La transgression et le sacrifice, autres concepts importants dans la sociologie religieuse d’inspiration durkheimienne, deviennent pour Bataille les rites à travers lesquels l’homme fait l’expérience de l’animalité qu’il a perdue lors de son hominisation. Si dans l’école durkheimienne la transgression et le sacrifice sont définis comme des rites ayant pour fonction la communication du sacré et du profane à des fins utilitaires, Bataille surenchérit en soutenant la thèse selon laquelle de tels rites ont pour fonction décisive de permettre à l’homme de renouer avec les forces naturelles niées par la culture à des fins improductives : l’expérience du sacré à travers le sacrifice et la transgression est expérience de la dimension refoulée de la nature par la culture, et la souveraineté subjective est l’instant où l’homme redevient animal par-dessus la culture. Mais, paradoxalement, ce n’est qu’en détruisant ce qu’il a construit, qu’en devenant souverainement cette bête qu’il a reniée, que l’homme est authentiquement humain : la conscience d’être homme, c’est-à-dire d’être un être par et pour le travail, a pour condition la destruction improductive des œuvres humaines.

On voit, soit dit en passant, l’originalité de la définition du concept de sacré que propose Bataille. Le sacré n’est ni la présence numineuse du divin dans le monde [15], ni un complexe symbolique que la société produit afin de se donner corps [16] ; contre les traditions chrétienne et sociologique, Bataille naturalise le concept de sacré en le définissant comme l’expérience humaine d’une loi de la nature dont nous n’avons pas conscience.

C’est avec cet arrière-plan que Bataille produit dans les premières pages de La souveraineté sa théorie la plus achevée du lien social, confondue avec une théorie du pouvoir et de sa légitimité. Bien qu’il faille attendre 1953 pour que Bataille la développe entièrement, l’essentiel de sa théorie se trouve déjà dans La structure psychologique du fascisme. Son originalité consiste à faire le lien entre souveraineté subjective et souveraineté objective par l’intermédiaire d’une réécriture de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave [17]. On sait que chez Hegel la dialectique du maître et de l’esclave est une lutte pour la reconnaissance où deux hommes initialement égaux s’engagent dans une lutte à mort. Pour avoir affronté avec le plus de courage la peur de la mort, un des deux rivaux devient maître tandis que l’autre devient son esclave, et chacun reconnaît le nouveau rapport les unissant. Hegel fait aussi de la résolution de cette lutte à mort pour la reconnaissance un des moteurs principaux de l’histoire ; condamné à travailler, l’esclave s’approprie le monde et s’émancipe de son maître qui est tombé dans la dépendance de son esclave. Bataille reprend à Hegel l’idée selon laquelle c’est une confrontation avec la mort qui fonde les rapports de servitude, mais il va chercher du côté de Marcel Mauss les modalités pratiques d’une telle confrontation. Selon Bataille, le modèle paradigmatique de la lutte pour la reconnaissance est l’échange don/contre-don analysé dans l’Essai sur le don : c’est la possibilité de dépenser des richesses plus somptueusement que son adversaire qui est le mode réel, empirique, de la lutte à mort hégélienne.

Celui ayant prouvé qu’il était capable de dépenser le plus somptueusement devient le maître, et il lui est attribué le privilège de la dépense improductive, c’est-à-dire le droit de jouir des frissons de la mort à travers la destruction immotivée des richesses produites par l’intégralité du corps social. Inversement, l’esclave abandonne son droit à la dépense et est condamné à produire les richesses afin que son maître les dépense. Mais la spécificité de cette situation selon Bataille est que le besoin de dépense habite toujours l’esclave en raison de la naturalité de celle-ci. Le devoir du maître est alors de dépenser aussi bien pour lui que pour son esclave, et sa maîtrise sera assurée tant qu’il satisfera les besoins de son subalterne. La conservation de la souveraineté objective (la maîtrise) est ainsi conditionnée par la satisfaction de la souveraineté subjective de tous par l’intermédiaire de cérémonies fastueuses, dispositifs objectifs de la souveraineté.

« Je veux dire que l’individu de la masse, qui, pendant une partie de son temps, travaille au bénéfice du souverain, le reconnaît ; je veux dire qu’il se reconnaît en lui. L’individu de la masse ne voit plus dans le souverain l’objet qu’il doit d’abord être à ses yeux, mais le sujet. (…) D’une manière privilégiée, le souverain est pour lui l’existence intérieure – la vérité profonde – à laquelle se rapporte une part de son effort, cette part qu’il rapporte à d’autres que lui [18]. »

La domination n’est légitime qu’à condition que le dominant gaspille les richesses que les dominés produisent pour lui, non pour son seul plaisir, mais parce que cela est exigé de lui par les dominés. Lecteur de Marx, Bataille voyait dans l’exploitation économique un critère transhistorique de la domination, mais il pensait, contre Marx, que la légitimation de la domination a pour ressort un rapport sadomasochiste au pouvoir dans lequel la dépossession des fruits du travail, suivie de sa consommation par un autre que soi, fait l’objet d’une jouissance incomparable. Il convient de remarquer par ailleurs que cette conception de la domination est symétrique à celle de la religion que nous avons rapidement évoquée ci-dessus. Au cœur du pouvoir légitime se cache le même mécanisme qu’au cœur de la religion, à savoir la symbolisation de la dépense, elle-même comprise comme force inéliminable de la nature dans la culture. Une telle identité explique pourquoi pouvoirs religieux et temporel entretinrent un rapport si étroit dans l’histoire.

L’identification du lien communautaire avec une tension naturelle vers la mort possède une tournure paradoxale que Bataille a très consciemment entretenue. En effet, en rabattant le lien social sur la dépense, reformulant l’idée de Mauss selon laquelle le don est socialisant, Bataille a vu dans la souveraineté objective un dispositif politique construit sur et contre la dépense. Toutes les formes de pouvoirs traditionnels sont comprises par Bataille comme des sédimentations, des cristallisations, de cette tension vers la mort. C’est ainsi que, malgré sa fascination romantique pour les formes prétendument communautaires des sociétés anciennes (Amérique pré-colombienne, Islam hégérique, Tibet lamaïste, etc.), Bataille n’a cessé de voir dans les dispositifs objectifs de souveraineté une lâcheté de l’homme face à la peur de la mort. Si le souverain est l’homme qui parvient à concentrer le besoin de dépense, le simple fait qu’il soit vivant et qu’il gouverne est la preuve éclatante que la communauté n’est pas parvenue à faire l’expérience de la dépense jusqu’à son terme [19]. Un bon souverain est un souverain sacrifié, et le paradoxe de la communauté, dont l’essence est la tension vers la mort, est de contenir le principe de son auto-annihilation. Toute l’activité politique du jeune Bataille dans les années 1930 prend son sens à la lumière de ce paradoxe de la communauté souveraine ; pour Bataille il s’agissait de trouver un moyen concret afin de libérer ces forces obscures qui animent la société à son insu, tout en empêchant qu’elles se recristallisent dans un lieu stéréotypé du pouvoir – ce qui le distinguait à ses yeux du fascisme. C’est en ce sens que l’on peut dire que Bataille a été un « anarchiste mystique », et que la forme de communauté qu’il propose est « impossible ». Nous reviendrons plus en détail sur ce point dans la section suivante.

Bataille met en perspective ce modèle idéal de la communauté dans une philosophie pessimiste de l’histoire s’appuyant sur la thèse selon laquelle l’histoire universelle est celle d’un oubli de la nécessité naturelle de la dépense au profit de l’acquisition, à quoi correspond la destruction des institutions objectives de la souveraineté, débouchant finalement sur le monde réifié du capitalisme où aucune expérience authentique de l’existence n’est possible : l’histoire est la destruction de la communauté et la déchéance de la souveraineté. La part maudite représente l’effort le plus systématique fait par Bataille afin de proposer une telle philosophie de l’histoire. Après avoir exposé les lois et la signification de l’économie générale, Bataille explique selon une perspective chronologique quel a été le rapport social de l’homme à la nécessité de la dépense en faisant se succéder plusieurs sociétés comme autant de formes paradigmatiques d’un tel rapport. Le plan et l’approche de l’histoire de la dépense proposés par Bataille dans La part maudite sont, selon nous, très librement inspirés de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. À l’image de Hegel qui proposait une histoire des rapports de la conscience à son objet scandée par des configurations exemplaires, Bataille propose une histoire des rapports sociaux à la dépense scandée par ce qu’il estime en représenter des types. Mais, à la différence notable de Hegel, qui ne pensait pas que les étapes qu’il reconstruisait avaient un sens proprement chronologique, Bataille prétend décrire un mouvement réel de l’histoire – dont le pessimisme (la perte du sens de la dépense) le distingue de l’optimisme de la Phénoménologie (le savoir absolu comme stade final de l’histoire de la conscience). La société Aztèque est, dans ce cadre, posée comme le point de départ de l’histoire humaine, comme l’exemple vénérable d’une société ayant, à travers son institutionnalisation quasi industrielle du sacrifice humain et son impérialisme sanguinaire, vécu la dépense aussi loin que l’homme a pu le faire collectivement. Mais ce qui importe de notre point de vue n’est pas tant le parcours que Bataille reconstruit, que la façon dont il y a inclus et caractérisé le capitalisme, le monde de la « souveraineté niée ».

S’agissant de la genèse du capitalisme, Bataille suit de très près les thèses de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, tout en les retravaillant selon la perspective du devenir social de la dépense improductive : pour Bataille, Luther et Calvin sont responsables du renversement du primat de la dépense sur l’acquisition en primat de l’acquisition sur la dépense. À travers le refus luthérien du salut par les œuvres, refus de « la possibilité de gagner le ciel en faisant de la richesse individuelle un usage dispendieux » [20], se dessine selon Bataille, non seulement une condamnation de la dépense improductive, mais aussi une révolte contre la logique même de la religion. En définissant la religion comme « l’agrément qu’une société donne à l’usage des richesses excédantes » [21], Bataille fait du protestantisme une véritable religion contre elle-même, une religion qui renie l’essence même du fait religieux dont les fonctions économique et existentielle est la destruction improductive des richesses. Bataille suit également Weber au sujet de l’importance déterminante de la doctrine économique de Calvin dans la genèse du capitalisme, et il retient des analyses wébériennes l’étape centrale que représente l’autorisation de l’usure dans la théologie calviniste. Combinées à la condamnation du salut par les œuvres ainsi qu’à la thèse luthérienne de l’éloignement de Dieu – déterminant le dogme du salut par la grâce et la recherche du signe de l’élection dans la vocation professionnelle – l’autorisation de l’usure et la valorisation intra-mondaine de l’entreprise sont les causes déterminantes de l’essor du capitalisme.

« Si l’on envisage à la suite de Weber cette position par rapport à l’esprit du capitalisme, on n’imagine rien de plus propice à l’essor industriel. Condamnation d’un côté de l’oisiveté et du luxe, de l’autre affirmation de la valeur des entreprises. L’usage immédiat d’une richesse infinie qu’est l’univers étant strictement réservé à Dieu, l’homme était, lui, voué sans réserve au travail, à la consécration des richesses – du temps, des subsistances et des ressources de toute nature – au développement de l’appareil de production [22]. »

Bataille propose une interprétation monocausaliste de l’émergence du capitalisme qui est très loin de faire justice aux thèses wébériennes. Bien loin de faire de l’éthique protestante la cause du capitalisme, Weber n’a cessé d’affirmer qu’il faut voir dans les rapports entre protestantisme et capitalisme une « affinité élective », et non un rapport causal unilatéral [23]. Le pluricausalisme est une constante de l’épistémologie wébérienne, et n’est pas seulement une approche propre aux rapports entre protestantisme et capitalisme. Dans l’introduction au recueil de sociologie de la religion, Weber soutient par exemple que la rationalisation des images du monde dans les religions universelles a des causes à la fois matérielles et idéelles ; une telle rationalisation est le fait de couches sociales spécifiques, par exemple les lettrés dans le cas du confucianisme, mais est aussi déterminée par « les valeurs ultimes qui ont orientées cette rationalisation » [24]. Bataille ignore totalement ces éléments, et radicalise dans un sens clairement idéaliste les thèses de Weber au sujet de l’essor du capitalisme.

Comme le suggère la citation précédente, Bataille pense aussi avec Weber que l’esprit du capitalisme s’autonomise de son origine théologique et devient peu à peu le « cosmos » de la vie moderne. Alors que l’accumulation des richesses par le protestant visait à rechercher un signe de l’élection divine, l’accumulation des richesses par le bourgeois capitaliste ne vise que cette dernière, indépendamment de toute considération théologique ou, plus largement, extra-économique. Bataille écrit : « Du moins le calviniste était-il au sommet de l’éveil et de la tension. L’homme de la croissance industrielle – n’ayant de fin que cette croissance – au contraire est l’expression du sommeil [25]. » Né du protestantisme, « l’homme de la croissance industrielle » voit dans la « chose  » l’essentiel, alors qu’elle est, selon Bataille, l’inessentiel, à savoir le moyen dont la fin est la destruction souveraine. On voit sur ce point que Bataille va beaucoup plus loin que Weber au sujet de l’émancipation de la logique du capitalisme de son origine théologique. À la fin de L’éthique protestante, Weber écrit ces pages célèbres dans lesquelles il est question de la « cage d’acier » produite par le développement du capitalisme, mais demeure relativement réservé quant à la question de sa signification existentielle. Le postulat de la neutralité axiologique qui sous-tend les recherches wébériennes est totalement étranger à Bataille, et il n’hésite pas à condamner unilatéralement la logique du capitalisme, ainsi que la couche sociale qui en a porté le projet, la bourgeoisie. C’est sans aucun doute dans La notion de dépense, écrite une quinzaine d’années avant La part maudite, que Bataille invective le plus violemment le « bourgeois », responsable de l’inversement de toutes les valeurs aristocratiques, de la vacance du sens et de la perte de la liberté inhérente au capitalisme.

« La haine de la dépense est la raison d’être et la justification de la bourgeoisie : elle est en même temps le principe de son effroyable hypocrisie. Les bourgeois ont utilisé les prodigalités de la société féodale comme un grief fondamental et, après s’être emparés du pouvoir, ils se sont cru [sic], du fait de leurs habitudes de dissimulation, en état de pratiquer une domination acceptable aux classes pauvres. Et il est juste de reconnaître que le peuple est incapable de les haïr autant que ses anciens maîtres : dans la mesure où, précisément, il est incapable de les aimer, car il leur est impossible de dissimuler, du moins, un visage sordide, si rapace sans noblesse et si affreusement petit que toute vie humaine, à les voir, semble dégradée [26]. »

La seule issue au monde chosifié du capitalisme est, selon le Bataille des années d’après-guerre, la littérature, qu’il définit comme étant une pratique et une représentation de l’érotisme. La définition que Bataille propose de l’érotisme est à son tour assez singulière. Bien sûr, Bataille définit comme « érotique » les phénomènes qui éveillent chez l’homme et la femme le désir sexuel, mais, beaucoup plus significativement, il rattache à l’érotisme tout ce qui a trait à la brisure de l’ « être » en faveur de l’être : l’érotisme est l’activité de la communication, et est érotique tout ce qui nous soustrait au temps déterminé par la logique de l’acquisition. Autrement dit, est érotique selon Bataille ce qui vient interrompre le temps du travail, ce qui nous arrache au monde tel que structuré par la rationalité instrumentale. Érotisme et souveraineté sont ainsi conceptuellement liés. Cette définition généreuse de l’érotisme, qu’il faut bien sûr rattacher à sa métaphysique naturaliste, explique pourquoi Bataille qualifie d’« érotiques » des phénomènes qui ne nous le paraissent pas intuitivement. Est par exemple « érotique » le pouvoir légitime en ceci qu’il est le lieu où se cristallise la dépense.

Il peut paraître singulier que Bataille ait désigné la littérature comme l’activité la plus à même de libérer l’homme dans le monde contemporain. Son analyse de la religion ou du pouvoir comme institutions de la souveraineté aurait pu l’amener à proposer un programme politique conservateur dont le but aurait été, à l’instar d’un Maistre ou d’un Bonald, la restauration de la monarchie et de l’Église catholique. Comme nous le disions ci-dessus, les dispositifs objectifs de la souveraineté des temps passés sont aux yeux de Bataille des exemples louables d’équilibre social et de rapports harmonieux à la nécessité de la dépense, mais ils sont en même temps des freins à son plein déploiement, un mensonge de l’humanité à elle-même. Un retour en arrière n’est pas possible en raison du déploiement du capitalisme, mais n’est tout simplement pas souhaitable en raison de la nature même des institutions des temps passés. C’est ainsi que la représentation et la mise en scène de scénarios où les hommes font l’expérience de la souveraineté, la recherche fantasmatique des situations dans lesquelles les hommes font l’épreuve de l’annihilation du soi, devient une véritable praxis dont la conjuration de la réification induite par le capitalisme est le but, et dont les dimensions pédagogiques sont claires. La littérature est dans le monde contemporain la technique d’une mystique sans dieux.

Le programme d’émancipation du Bataille d’avant la guerre est, comme nous le verrons ci-dessous, tout à fait différent. Bien que la littérature y ait une place – Bataille est l’auteur encore inconnu de L’histoire de l’œil –, c’est sur le plan concrètement politique, et non abstraitement littéraire, que Bataille voit la solution à l’émancipation humaine.

Le rôle que Bataille attribue à la littérature et à l’érotisme possède des ressemblances avec celui que lui attribuait Weber – similitudes dont Bataille ne devait pas avoir conscience, puisque sa lecture de Weber se réduit à peu près à celle de L’éthique protestante. Dans les « Considérations intermédiaires », Weber soutient en effet que la rationalisation des images religieuses du monde conduit peu à peu à l’autonomisation de l’économique, du politique, du juridique, de l’esthétique et de l’érotique en tant que sphères différenciées d’activité soumises à leurs valeurs propres. Weber ajoute à ce sujet que les sphères esthétiques et érotiques se constituent en tant que sphères de l’extra-quotidienneté, précisément comme des lieux où les acteurs sociaux échappent aux normes des sphères de la « quotidienneté » [27], ce que Bataille aurait sans doute qualifié de sphères de l’accumulation. Évidemment, Weber n’a jamais écrit que l’esthétique et l’érotique avaient pour fin l’extase souveraine, mais il est frappant qu’il ait aussi vu dans les pratiques artistiques et érotiques un espace de liberté.

À vrai dire, le rôle que Bataille assigne à la littérature ne provient pas tant de Weber que de sa lecture approfondie de l’œuvre de Léon Chestov. Peu après son retour d’Espagne au début des années 1920, Bataille rencontre Chestov et s’intéresse très vivement à sa pensée [28]. Si l’étude qu’il a comptée lui consacrer n’a jamais abouti, il a néanmoins cotraduit avec la fille de Chestov L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche. La pensée de Chestov, quelque peu oubliée de nos jours, est un irrationalisme structuré autour de l’opposition entre « idéalisme » et « tragique » et dont l’objet d’étude central est le « déracinement », c’est-à-dire l’expérience d’un doute qui prend la forme d’une vacance subjective du sens. L’homme « tragique » est selon Chestov celui qui a fait cette expérience du déracinement, tandis que l’homme « idéaliste » est celui qui cherche à l’éviter systématiquement, notamment en divulguant le risque qu’il représente grâce à des systèmes théologiques ou philosophiques (la notion d’idéalisme est donc englobante chez Chestov, et il accuse d’« idéalisme » aussi bien un Mill, qu’un Hegel, ce qui contrevient aux classifications classiques de l’histoire de la philosophie). Le rejet de la philosophie « idéaliste » par Chestov le conduit à chercher une nouvelle voie pour découvrir ce qu’elle aurait camouflé. Cette nouvelle voie est l’analyse de situations romanesques, en particulier celles issues du roman russe du XIXe siècle. En analysant des situations romanesques précises, Chestov cherche à découvrir en quoi consiste ce déracinement et quel peut être sa signification pour celui qui le vit – et celui qui ne le vit pas. Bataille pense avec Chestov que le roman doit servir à découvrir ce que la philosophie ignore. Il hérite aussi de Chestov cette idée de « déracinement », de dépossession de soi-même, d’expérience vertigineuse de la vacance du sens qui, dialectiquement, est ce qui donne du sens à la vie. Ce lien de Bataille à Chestov est parfaitement résumé par Yves Bonnefoy, lequel dit de Chestov que Bataille a été le seul « pour le comprendre mais nullement pour le suivre » [29]. Cependant, aussi chestovien qu’ait pu être Bataille, il faut reconnaître que Chestov n’a jamais vu dans la littérature une solution individuelle contre la réification des rapports sociaux introduite par le capitalisme, et n’a non plus jamais cherché à identifier la littérature avec l’érotisme. Sur ces deux points, Bataille se sépare singulièrement de lui.

Critique de la démocratie, forme politique de la réification

Bataille n’a pas toujours opté pour une solution littéraire au problème de la réification. À une contemplation extra-mondaine, il a très longtemps préféré un engagement politique concret. Dans les années d’avant la Seconde Guerre mondiale, Bataille a occupé la position de chef de file de différents groupements dont nous aimerions faire la synthèse maintenant. Mais avant d’en venir à de tels éléments historiographiques, il nous faut préciser brièvement le lien nécessaire que Bataille établit entre capitalisme, démocratie et fascisme [30].

Au début des années 1930, Bataille ne dispose pas encore de sa philosophie de l’histoire telle que développée dans La part maudite. Il en possède néanmoins les axes centraux, La part maudite étant un approfondissement de La notion de dépense, parue dans La critique sociale, alors dirigée par Boris Souvarine et Colette Peignot (Laure). À cette époque, Bataille dispose également des outils forgés dans La structure psychologique du fascisme, également parue dans La critique sociale. Ces deux textes contiennent l’ensemble de sa théorie critique de la démocratie. La thèse centrale de Bataille à cette époque – qu’il conservera, comme nous l’avons montré ci-dessus – est que la bourgeoisie est la classe dominante de la société capitaliste, et que sa domination s’exerce dans le cadre de la démocratie parlementaire. À cette idée héritée du marxisme, Bataille ajoute que la bourgeoisie est une classe sociale égoïste, c’est-à-dire qu’elle ne dépense improductivement que pour elle-même, mais aussi que la genèse historique de la bourgeoisie se réduit à la victoire du ressentiment contre les formes aristocratiques de dépense improductive.

Aux yeux de Bataille, le fascisme est une conséquence nécessaire de la domination bourgeoise et de sa haine des formes somptuaires de dépense. En effet, Bataille interprète le fascisme comme un mouvement social ayant pour cause la destruction des dispositifs traditionnels de la souveraineté (une interprétation assez similaire à celle d’Arendt [31]) et dont le succès auprès des masses tient au projet de réinstitutionnaliser les institutions passées de la dépense. On pourrait dès lors se demander en quoi la pensée de Bataille se distingue du fascisme, puisqu’il a toujours milité en faveur de la libération de la dépense après l’essor du capitalisme. Daniel Lindberg n’a par exemple pas hésité à dire que la pensée de Bataille s’abreuve aux mêmes sources que celles des idéologues du Troisième Reich [32]. On pourra aussi se rapporter à la charge féroce, à travers laquelle il est impossible de ne pas deviner des motifs intimes, de Boris Souvarine dans la préface à la réédition de la collection de La critique sociale [33]. Il est en effet consternant que Bataille ait pu être « fasciné » par l’hitlérisme ou par la mussolinisme, mais il faut bien comprendre qu’une telle fascination vient du fait que, selon lui, de tels mouvements politiques sont à interpréter comme les avatars contemporains de la souveraineté objective qu’il convient de renverser en vue de libérer la souveraineté subjective. De ce point de vue, il est impossible d’interpréter Bataille comme une forme sophistiquée et esthétisante du fascisme, bien que son irrationalisme naturaliste donne des arguments en faveur d’une telle interprétation. L’individualisme anarchisant de Bataille est en dernière instance profondément hostile à toute résorption de l’individu dans un projet politique.

Bataille ajoute à l’analyse du fascisme comme conséquence nécessaire de la démocratie un constat pessimiste. Compte tenu du fait que le fascisme est la seule formation politique capable de drainer les forces vives de la société, il considère qu’aucun mouvement révolutionnaire progressiste n’est envisageable dans le cadre des stratégies rationalistes conventionnelles.

« En principe, il semble donc que tout espoir soit interdit à des mouvements révolutionnaires se développant dans une démocratie, du moins lorsque le souvenir des anciennes luttes entreprises contre une autorité royale s’est atténué et ne fixe plus nécessairement les réactions hétérogènes dans un sens contraire aux formes impératives [34]. »

Pour lutter contre le fascisme, une nouvelle méthode est donc nécessaire. C’est pourquoi Bataille invita les révolutionnaires de la gauche antistalinienne à se mobiliser pour créer un nouveau groupe sur la base d’une nouvelle stratégie. Ceux qui répondirent à l’appel furent relativement nombreux, et « Contre-Attaque, union de lutte des intellectuels révolutionnaires » vit officiellement le jour le 7 octobre 1935 après qu’André Breton, également membre fondateur, ait inséré le manifeste inaugural dans Position politique du surréalisme. Contre-Attaque compta au plus fort de son activité entre cinquante et soixante-dix membres [35]. Sa stratégie fut pour le moins originale, puisqu’elle consistait, conformément à l’analyse menée dans La structure psychologique du fascisme, à retourner les armes du fascisme contre lui-même dans le but de remédier aux carences des méthodes communistes traditionnelles. On pouvait lire dans le manifeste inaugural qu’il fallait maintenant se « servir des armes créées par le fascisme, qui a su utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme » [36]. Il est évident que l’idée provient de Bataille. Il écrit dans un texte paru dans le premier cahier de Contre-Attaque le paragraphe suivant :

« Nous devons nous engager résolument sur la seule voie ouverte à ceux qui veulent renverser un régime, quand ce régime est la démocratie bourgeoise. Non parce que cette voie est nécessairement la bonne, mais parce qu’une analyse approfondie de la nature des mouvements organiques en rapport avec la situation présente en France donne les indications les plus nettes en faveur d’un recours à la force révolutionnaire qu’ils peuvent composer. Nous devons savoir utiliser à la libération des exploités les armes qui avaient été forgées pour les enchaîner davantage [37]. »

Dans son manifeste inaugural, Contre-Attaque se positionne clairement : en plus de lutter contre le fascisme, Contre-Attaque est un groupe qui s’oppose explicitement au capital, à la nation, et au parlementarisme. Selon ses animateurs, la stratégie parlementaire que le Front Populaire soutient alors ne peut mener qu’à la ruine de la gauche et à la victoire du fascisme. Le Front Populaire doit devenir un « Front Populaire de Combat ». Dans un style apocalyptique, les membres de Contre-Attaque estiment que « ce qui décide aujourd’hui de la destinée sociale, c’est la création organique d’une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable d’exercer le jour venu une autorité impitoyable » [38]. Les options antidémocratiques de Bataille ne sont nulle part ailleurs plus visibles que dans un questionnaire qu’il a proposé à ses camarades au sujet de la composition de milices armées, mais qui devait aussi être adressé aux diverses personnalités du Front Populaire [39]. D’un point de vue strictement factuel, les activités de Contre-Attaque sont nettement moins héroïques : un projet éditorial consistant en la publication d’une série de cahiers (dont seul le premier a vu le jour sous l’impulsion de Georges Bataille après la dissolution du groupe en juin 1936), la rédaction et la distribution de tracts, des réunions publiques et privées. Contre-Attaque participa également à une manifestation en soutien à Léon Blum, après que celui-ci ait été agressé le 13 février 1936. Ils distribuèrent à cette occasion le tract « Les fascistes lynchent Léon Blum » qui fut d’ailleurs reproduit dans le numéro du 17 février 1936 de L’action française, l’attribuant à des groupes paramilitaires communistes. Malgré ses positions inhabituelles et sa désarmante timidité, Contre-Attaque ne fut pas un groupe politique isolé. Au contraire, une circulaire de Georges Bataille aux membres de l’organisation datant du 20 novembre 1935 révèle en effet que, dès les débuts du groupe, d’autres organisations telles que La gauche révolutionnaire (Marceau Pivert), L’internationale (Union communiste, trotskistes dissidents), La vérité (bolchevik-léniniste), Révolution (Entente des jeunesses socialistes), Le combat marxiste (Lucien Laurat, Marcelle Pommera), se joignirent parfois à eux [40]. Contre-Attaque n’avait rien de la société secrète qui allait lui succéder. Malgré son intégration dans le tissu politique de son temps, Contre-Attaque disparut le 24 mai 1936, principalement à cause des divergences entre ses membres fondateurs.

L’échec de Contre-Attaque a laissé place, en plus de la création du Collège de sociologie sacrée, à la fondation d’une société secrète et à celle de la revue éponyme qui lui est plus ou moins liée : Acéphale [41]. L’analyse des causes du fascisme avait révélé qu’il trouve son origine dans un problème de nature religieuse, c’est-à-dire la tendance de la bourgeoisie à ne dépenser que pour elle-même. L’erreur de Contre-Attaque fut de vouloir résoudre un problème religieux sur le terrain de la politique. Au contraire, Acéphale vise à résoudre un problème religieux par des moyens religieux : la constitution d’une société secrète dont le but explicite est de régénérer la société malade de son trop peu de dépense. Dans le numéro de janvier 1937, visant principalement à réhabiliter la pensée de Nietzsche à la suite de son appropriation par les fascistes, Bataille réitère ses attaques antidémocratiques, l’accusant d’être une forme politique hostile aux débordements dionysiaques [42]. Mais ce qui nous semble plus original au regard du développement de sa pensée à cette époque est la reprise et l’approfondissement d’un thème qu’il avait légèrement abordé dans le premier cahier de Contre-Attaque : la guerre totale comme conséquence directe de l’égoïsme bourgeois [43]. Thème assez peu remarqué chez les exégètes, Bataille a pourtant écrit à deux reprises que la guerre qui se profilait (qu’il prévoyait totale, avec raison) était une conséquence directe de l’égoïsme bourgeois. Du blocage inédit des processus de dépense par la bourgeoisie doit résulter une dépense tout aussi inédite en force et en intensité ; une trop grande accumulation appelle la dépense qui lui correspond. Dans un esprit tout nietzschéen, Bataille écrit :

« (…) la Terre et ses produits ne se prodiguent sans mesure que pour détruire. La guerre atone, telle que l’a ordonnée l’économie moderne, enseigne aussi le sens de la Terre, mais elle l’enseigne à des renégats dont la tête est pleine de calculs et de considérations courtes, c’est pourquoi elle l’enseigne avec une absence de cœur et une rage déprimante. Dans le caractère démesuré et déchirant de la catastrophe sans but qu’est la guerre actuelle, il nous est cependant possible de reconnaître l’immensité explosive du temps : la Terre-mère est demeurée la vieille divinité chtonienne, elle fait aussi s’écrouler le dieu du ciel dans un vacarme sans fin [44]. »

Bataille reprendra cette analyse de la guerre comme conséquence du blocage de la dépense dans la première partie de La part maudite. Malgré une fascination littéraire pour la guerre semblable à un Jünger, la pensée bataillienne s’oriente finalement vers une justification naturaliste du pacifisme et considère que la guerre peut être évitée à condition que toute société possède, à l’interne, des institutions canalisant la violence à travers des formes collectives de sacrifice. Quelques années plus tard, Roger Caillois reprendra dans « Guerre et sacré », appendice de L’homme et le sacré, cette thématique de la guerre mondiale comme conséquence d’un déficit de religiosité imputable aux principes de la modernité bourgeoise [45].

La critique de la démocratie qui va de La structure psychologique du fascisme à Acéphale recoupe sans surprise les thèses développées ensuite dans le cadre du Collège de sociologie sacrée entre 1937 et 1939. Conçu par Bataille comme la vitrine exotérique d’Acéphale après l’échec éditorial de la revue Acéphale, le Collège visait, dans la droite ligne de la société secrète (qui survit à la disparition de la revue), une régénération religieuse de la société en passant par l’intermédiaire de l’étude des faits sociaux. Ainsi, lors de la séance du 19 février 1938, Bataille propose par exemple une analyse du pouvoir politique dans laquelle il soutient qu’un pouvoir ne se légitime qu’en captant un « mouvement d’ensemble de la société » de nature religieuse [46]. Une telle continuité théorique ne doit pourtant pas cacher les doutes qui travaillent les animateurs du Collège. Un examen plus précis de cette période présente en effet un Bataille moins critique à l’égard de la démocratie que précédemment. Le compte-rendu de Bertrand d’Astorg [47] de la séance du mardi 13 décembre 1938 nous permet de découvrir un Bataille étrangement démocrate, bien peu fidèle à son anarchisme mystique d’alors. Lors d’une conférence intitulée « La structure des démocraties et la crise de septembre 1938 », Bataille aurait, selon d’Astorg, soutenu dans le cadre d’une polémique avec Julien Benda que la démocratie a elle aussi ses principes sacrés. Une telle proposition est curieuse puisque Bataille a basé toute sa critique de la bourgeoisie et de la démocratie sur la thèse selon laquelle la bourgeoisie est la cause d’une désacralisation de la légitimation du pouvoir. L’intégrité territoriale et l’indiscutabilité du principe de discussion seraient les principes sacrés de la démocratie, menacés par les attaques répétées de l’Allemagne nazie. Sous la plume d’Astorg, on devine que Bataille s’est positionné ce jour-là comme démocrate, au point d’accepter de la défendre dans un « tête-à-tête avec la souffrance et la mort ». La constance du romantisme politique du jeune Bataille ne l’immunise guère contre les contradictions : comme le remarque Denis Hollier, cette défense de l’intégrité territoriale bouscule l’antinationalisme farouche de Contre-Attaque et d’Acéphale [48]. La réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie à partir de 1936 puis les accords de Munich de septembre 1938 ont visiblement poussé Bataille à changer son fusil d’épaule. Peut-être que le témoignage de Pierre Prévost nous permet-il de nous donner la clé de ce paquet de contradictions : « Le Collège de Sociologie n’était pas pour la démocratie tout en défendant la libre discussion et l’unité nationale ; sa raison d’être était autre : ériger un ordre (aristocratique) qui prendrait en mains le destin de la société humaine [49] ! »

Georges Bataille n’a pas changé d’opinion sur la démocratie bourgeoise après la guerre, même s’il se fait alors beaucoup plus discret sur le plan politique (nous devrions dire « inexistant »). Ses critiques sont moins explicites, mais l’on retrouve, notamment dans La souveraineté, des condamnations assez similaires à celles d’avant-guerre. Bataille consacre en effet plusieurs pages à montrer, reprenant les analyses menées dans La part maudite, que la bourgeoisie s’est toujours positionnée contre la souveraineté traditionnelle en faisant du profit et de l’accumulation le sens principal de son action. Si la critique de la bourgeoisie marque un trait d’union entre les écrits d’avant et d’après-guerre, il convient de remarquer que dans La souveraineté Bataille ne s’attaque pas directement à la démocratie comme dans les années d’avant-guerre. Son retrait de la vie politique fit qu’il n’eut plus besoin de se positionner contre une forme concrète de gouvernement, son œuvre prenant d’ailleurs une tonalité beaucoup plus théorique. Ce qui est nouveau en revanche est sa critique du communisme. Nous avons vu qu’avant la guerre, Bataille, militait au sein de mouvements communistes antistaliniens, et sa pensée était fortement influencée par le marxisme de son temps, bien que très librement interprété. Par exemple, dans La notion de dépense, Bataille attribuait une signification positive à la révolution prolétarienne, y voyant une forme ultime de la dépense contre l’égoïsme bourgeois. Contre la démocratie bourgeoise, Bataille considérait que communisme et dépense improductive avaient, sans pour autant être identiques, une communauté de destin. Cet engouement pour le communisme change radicalement après la guerre. Non seulement il ne dissocie plus stalinisme et communisme, mais il voit dans le communisme la dernière étape historique de négation de la dépense improductive au profit de l’acquisition et de l’accumulation. Le communisme ne fait que parachever le mouvement historique de négation de la dépense improductive initié par la bourgeoisie contre la royauté traditionnelle, enfermant ainsi l’humanité dans un univers asphyxiant où seule la production reçoit une signification positive. Bourgeois et communistes ont construit un monde impossible à vivre, « le monde de la souveraineté niée ».

« Commencé au XVIIIe siècle, ce renversement fondamental [la révolution industrielle] ébranla les sociétés les plus avancées ; il s’étendit de nos jours à la Russie ; il pourra demain s’étendre à la Chine. C’est la conséquence d’une subversion des principes qui président à la vie économique ; nous passons du primat des œuvres souveraines, lié à la prédominance agraire et à l’ordre féodal, au primat de l’accumulation. (…). Il s’agit moins de savoir si [l]es moyens de production sont, individuellement, la propriété des bourgeois ou, collectivement, celle des ouvriers : ce qui importe en premier lieu est la multiplication des moyens de production, l’accroissement de la somme globale des forces productives d’un pays. Sur le plan de la structure économique, c’est l’essentiel de la différence entre la société féodale et la société industriellement développée [50]. »

Souveraineté et autonomie

Nous aimerions en guise de conclusion dire quelques mots au sujet des limites du programme politique de Bataille.

Toute l’œuvre de Bataille est ordonnée autour de la libération de l’individu, de son autonomie, et il considère que le capitalisme est la forme d’organisation sociale la plus hostile à une telle libération. Il justifie ce constat sur la base de thèses naturalistes dont les inspirations sont aussi libres que diverses (Nietzsche, Durkheim, Mauss, Hegel, Sade, etc.). Le concept de souveraineté dans son versant subjectif est la pierre de touche autour de laquelle tourne sa quête de l’autonomie individuelle, et il voit dans les dispositifs objectifs de souveraineté des temps passés des moyens collectifs par lesquels les hommes ont vécu cette poussée irrationnelle vers l’annihilation de soi-même (à laquelle est identifiée l’autonomie). Il reconnaît par ailleurs que ces dispositifs étaient, du point de vue de l’autonomie individuelle, des expédients et qu’ils étaient incapables de la réaliser pleinement ; la « logique » de la souveraineté est l’auto-destruction, et toute institutionnalisation de la dépense contrevient aux mouvements profonds de la nature. C’est ce que nous avons appelé plus haut le « paradoxe de la souveraineté ». En fait, en cherchant à libérer coûte que coûte l’individu, en justifiant cette recherche par un détour sur les dynamiques profondes de la nature, Bataille a été amené à identifier institution et hétéronomie, et, peu à peu, l’anarchiste est devenu un écrivain quiétiste et fataliste.

Pour reprendre un mot de Merleau-Ponty repris par Castoriadis, l’hétéronomie, selon Bataille, est un « maléfice de l’existence à plusieurs », et nulle politique libératrice concrète ne peut être entreprise sans qu’elle débouche sur sa pétrification et sur la domination. Selon Bataille, une politique authentique consisterait à libérer tous les possibles de la dépense, et donc à une annihilation de la société par elle-même ; aucune politique révolutionnaire ne saurait se hisser à la hauteur d’une telle exigence, et elle serait toujours l’ombre d’elle-même. En identifiant l’instituant du social à la dépense, à la destruction et à la mort, Bataille a vu dans tout institué une tentative de conjurer le moment instituant de la société. Une autre cause de l’identification bataillienne de l’institution à l’hétéronomie est le naturalisme sous-jacent à toute sa théorie de la souveraineté. C’est parce que Bataille a identifié lois sociologiques et lois naturelles dans le cadre de son économie générale qu’il a été conduit à identifier institution et hétéronomie.

On peut faire valoir contre une telle conception de l’institution comme aliénation une conception relative dans laquelle ce qui importe n’est pas tant le moment de son autonomisation que celui de sa réappropriation critique. Comme le pense Castoriadis, l’institution n’est pas en soi hétéronomie : ce n’est qu’à partir du moment où l’homme ne se sait plus le créateur de ses institutions qu’elles deviennent facteur d’hétéronomie. Mais cela demande bien évidemment de se défaire de l’idée que le principe instituant du social est la mort, mais aussi de l’idée que la société est un être naturel.

Tout cela nous éloigne bien sûr de Bataille, de ses conceptions troublantes de la révolution et de sa théorie de la dépense, mais il nous semble nécessaire de réaffirmer, contre une position aussi pessimiste, la possibilité d’un projet politique d’autonomie qui ne fasse pas de la transformation sociale une ombre insatisfaisante de l’apocalypse. Ainsi, passer d’une conception pessimiste de l’institution comme intrinsèquement facteur d’hétéronomie à une conception généreuse qui s’attache au rapport que nous pouvons entretenir avec elle nécessite, au contraire, de considérer que toute société est historique et artificielle, ce qui n’empêche nullement de reconnaître que des déterminismes naturels affectent en partie l’activité humaine.

THIBAULT TRANCHANT

Université de Sherbrooke/Université de Rennes 1

// Article publié le 4 octobre 2014 Pour citer cet article : Thibault Tranchant , « Réification, capitalisme et démocratie chez Georges Bataille », Revue du MAUSS permanente, 4 octobre 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Reification-capitalisme-et-1164
Notes

[1Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, Paris, Payot, 2009, p.44. « Ce domaine [la constitution capitaliste de l’économie moderne et de la société] est, en effet, devenu un problème et même un problème fondamental, non pas tant parce qu’il recouvre une problématique particulière de l’économie et de la société nécessitant un traitement à part, mais avant tout parce qu’il embrasse en lui l’homme contemporain dans le tout de son humanité et qu’en tant que fondement il porte cette problématique aussi bien dans sa dimension économique que dans sa dimension sociale. »

[2Voir, par exemple : Michaël Löwy, « Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber », Raisons politiques, 2006/3 no 23, p. 203-219. Ce sont dans les théologies sud-américaines de la libération qu’a été poussée le plus loin l’identification du capitalisme et de l’idolâtrie, conformément à une tradition biblique voyant dans l’idolâtrie de l’argent une forme condamnable de mammonisme (Lc., XVI, 9-13 ; Mt. VI, 24). Il suffit, plus généralement, d’ouvrir les journaux et d’être attentif à ce thème pour voir qu’il est un véritable lieu commun de la critique sociale. Que cela soit un lieu commun ne signifie pas qu’un tel jugement ne soit pas pertinent.

[3Dans Œuvres complètes, vol, 12.

[4Par exemple : Marie-Christine Lala, « Les avatars de la conscience de soi : conscience malheureuse et souveraineté », Georges Bataille et la pensée allemande : actes, Paris, Les Amis de Georges Bataille, {}1988, p. 55-62.

[5Georges Bataille, « Descartes » dans L’expérience intérieure, Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Gallimard, 1973, p.123-126.

[6Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique, Paris, Editions de minuit, t. 19, 1963, p.751-769

[7Sur la souveraineté objective, on pourra se référer par exemple à : Giorgio Agamben, « Bataille et le paradoxe de la souveraineté », Liberté, vol. 38, n° 3, (225) 1996, p. 87-95. Jean-Michel Besnier, « Georges Bataille et la modernité : “la politique de l’impossible” », Revue du MAUSS, 25, 1, 2005, p.190-206.

[8L’actuel La part maudite devait être le premier tome de cette série.

[9« L’être nous apparaît bien comme la notion fondamentale qui permet de lire la cohérence de la pensée de Bataille. C’est le concept le plus riche de Bataille dans la mesure où il irrigue ses concepts principaux qui sont tous aussi désignation d’une pratique concrète : communication, glissement, souveraineté, chance, dépense, mise à nu, etc. » Jean-Louis Baudry, « Bataille et la science : introduction à l’expérience intérieure », Philippe Sollers (dir.), Bataille, Paris, U.G.E, 1972, p. 141.

[10Georges Bataille, « Le labyrinthe », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 433-441.

[11Georges Bataille, « Le labyrinthe (ou la composition des êtres) », dans L’expérience intérieure, Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Gallimard, 1973, p. 97-109.

[12Pour un témoignage de première main sur Documents  : Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », Critique, Paris, Editions de minuit, t. 19, 1963. p.685-693. Pour une étude centrée sur l’iconographie de la revue : Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.

[13Malgré son aspect baroque, la théorie générale de l’économie de Bataille, inspirée par les principes de la thermodynamique de Carnot, recoupe certains résultats récents de l’écologie scientifique. Faire de Bataille un précurseur de l’écologie scientifique est une thèse surprenante ; on pourra consulter à ce sujet l’excellente monographie de Mong-Hy dans laquelle l’auteur expose les rapports méconnus de Bataille avec les sciences. Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique : du système de la nature, à la nature de la culture, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2012.

[14« C’est que l’homme sur la planète n’est que d’une façon détournée, subsidiaire, une réponse au problème de la croissance. Sans doute, par le travail et les techniques, il en a rendu l’extension possible, au-delà des limites reçues. Mais de même que l’herbivore est, par rapport à la plante, un luxe, - le carnivore par rapport à l’herbivore -, l’homme est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement, l’excédent d’énergie que la pression de la vie propose à des embrasements conformes à l’origine solaire de son mouvement. » Georges Bataille, La part maudite, Paris, Minuit, 2011, p.63.

[15Nous pensons ici surtout à Rudolf Otto, Le sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, Payot, 1968.

[16Nous pensons en particulier à la tradition durkheimienne, mais l’idée selon laquelle le religieux n’est que du social hypostasié est commune à tous les fondateurs de la pensée sociologique. On pourra consulter à ce propos la synthèse critique de Shmuel Trigano, Qu’est-ce que la religion  ? : la transcendance des sociologues, Paris, Flammarion, 2004.

[17Les liens unissant la pensée de Bataille à celle de Hegel ont fait l’objet de nombreuses études. Sans prétendre être exhaustifs, nous pouvons suggérer : Mete Ulaş Aksoy, « Hegel and Georges Bataille’s Conceptualization of Sovereignty », EGE Academic Review, 11, 2, 2011, p. 217-227. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hégélianisme sans réserve », Écriture et différance, Paris, Le Seuil, 1979, p. 369 – 406. Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss », Critique, 2013/1, n° 788 – 789, p.7-21. Raymond Queneau, « Premières confrontations avec Hegel », Critique, Paris, Editions de minuit, t. 19, 1963. p.694-700. Allan Stoekl, « Hegel dans le texte de Bataille, le retour de Hegel », Georges Bataille et la pensée allemande : actes, Paris, Les Amis de Georges Bataille, {}1988, p. 117-125.

Pour une littérature ciblant directement l’appropriation de la dialectique du maître et de l’esclave par Bataille, voir : Jean-François Formy, « La souveraineté », Introduction à la lecture de Georges Bataille, New-York, Peter Lang Publishing, 1988, p. 136-140. Denis Hollier, « De l’au-delà de Hegel à l’absence de Nietzsche », Bataille, Paris, U.G.E, 1973, p. 75-96. Notre interprétation diffère quelque peu de ces deux dernières.

[18Georges Bataille, La souveraineté, dans Œuvres complètes, vol. 8, Paris, Gallimard, 1976. p. 285.

[19« Il serait inexact de dire que la royauté n’atteignit pas la splendeur à laquelle elle prétendit, et qu’elle ne fut jamais que l’enlisement de la splendeur. La royauté fut en un même mouvement la splendeur et l’enlisement. Une part considérable était faite à la magnificence, mais jamais elle ne put la sortir de la boue. » Georges Bataille, La souveraineté, dans Œuvres complètes, vol. 8, Paris, Gallimard, 1976. p. 285.

[20Georges Bataille, La part maudite, Paris, Minuit, 2011, p. 126.

[21Ibid., p. 125.

[22Ibid., p. 129.

[23Cf. la défense de Weber contre les critiques de Rachfahl : Max Weber, « Réponse finale aux critiques », dans Sociologie des religions, Paris, Gallimard, p.135,

[24Max Weber, « Introduction », dans Sociologie des religions, Paris, Gallimard, p.358,

[25Georges Bataille, op. cit., p.140.

[26Georges Bataille, « La notion de dépense », dans La part maudite, Paris, Minuit, 2011, p.32.

[27Cf. Max Weber, « Considérations intermédiaires », dans Sociologie des religions, Paris, Gallimard, p.434-439.

[28« Alors que j’étais bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, j’entrai à l’École des Langues Orientales. Je commençai d’apprendre le chinois et le russe, j’abandonnai ces études assez vite mais j’eus alors l’occasion de rencontrer le philosophe russe Léon Chestov. Léon Chestov philosophait à partir de Dostoïevski et de Nietzsche, ce qui me séduisait. » Georges Bataille, Œuvres complètes, vol. 8, Paris, Gallimard, 1976, p.53.

[29Yves Bonnefoy, « L’obstination de Chestov », dans Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, Paris, Flammarion, 1967, p.13.

[30On pourra se référer à Jean-Michel Besnier, « La démocratie et les limites de la rationalité », Éloge de l’irrespect et autres écrits sur Georges Bataille, Paris, Descartes & Cie, 1998, p. 65-81.

[31Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture ; huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1972.

[32Daniel Lindberg, Les années souterraines, 1937-1947, Paris, Éditions la Découverte, 1990, p, 57-64.

[33Boris Souvarine, « Prologue », dans La critique sociale. Revue des idées et des livres, Paris, Éditions de la différence, 1983, p.19-22.

[34Georges Bataille, « La structure psychologique du fascisme », dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 370.

[35Pour une documentation précise concernant la période qui va de La critique sociale au Collège de sociologie en passant par Contre-Attaque et Acéphale : Marina Galetti, L’apprenti sorcier : du Cercle communiste démocratique à Acéphale, Paris, La Différence, 1999. Pour un témoignage sur Contre-Attaque : Henry Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque  », Textures, n°6, 1970, p. 52-60.

[36Georges Bataille, « Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », op. cit.,, p. 382.

[37Georges Bataille, « Vers la révolution réelle », op. cit., p.422.

[38Georges Bataille « Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », op. cit., p. 380.

[39Jean-Pierre Le Bouler, « Du temps de Contre-Attaque  : l’Enquête sur les milices (un inédit de Georges Bataille) », Georges Bataille et la pensée allemande : actes, Paris, Les Amis de Georges Bataille, {}1988, p. 127-140.

[40Marina Galetti, op cit., p. 159-161.

[41Autour d’Acéphale : Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Les éditions de Minuit, 1983. Jean-Luce Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, C. Bourgeois, 1990. Michel Surya, La sainteté de Bataille, Paris, Éd. de l’Éclat, 2012. Pour une réédition des numéros de la revue : Acéphale  : religion, sociologie, philosophie : 1936-1939, Paris, J.M. Place, 1980.

[42Georges Bataille, « Propositions », op. cit., p.467-470.

[43Georges Bataille, « Notes additionnelles sur la guerre », op. cit., p.429-432.

[44Georges Bataille, « Propositions », op. cit., p.472.

[45Roger Caillois, L’homme et le sacré : édition augmentée de trois appendices sur le sexe, le jeu, la guerre dans leur rapport avec le sacré, Paris, Gallimard, 1961, p.248.

[46Georges Bataille, « Le pouvoir » dans Denis Hollier, Le collège de sociologie, 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995, p. 176-198.

[47Reproduit et commenté par Denis Hollier, op. cit., p. 448-459.

[48Ibid., p. 453.

[49Ibid., p. 448-449.

[50Georges Bataille, La souveraineté, dans Œuvres complètes, vol. 8, Paris, Gallimard, 1976, p. 331.

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