Quelques réflexions sur la crise actuelle

Les textes sur la crise commencent à pulluler. Tant mieux ! On y trouve souvent des informations intéressantes et même de bonnes choses. Alors pourquoi un texte de plus ? Tout simplement parce qu’il me semble que la très grande majorité de ces textes s’en tiennent aux apparences, à ce qui se passe au niveau de la sphère financière, présentée comme la source principale des maux actuels. La solution serait alors à chercher du côté d’une réglementation plus appropriée, une limitation des primes et rémunérations des traders et de leurs patrons, une politique monétaire plus appropriée, etc. Ce qui est selon moi erroné, car on ne fait là que s’attaquer aux conséquences, et non aux causes, du phénomène.

Au cœur de la crise : la surproduction

La thèse défendue dans cet article est qu’il faut chercher l’origine de la crise actuelle – et de celles qui l’ont précédée – dans les rapports qui se nouent au niveau de la production et de la répartition du produit de la société (le « gâteau collectif »). La tendance à la surproduction, propre au capitalisme – ou aux « économies du marché » – joue alors un rôle déterminant. Ce qui est en jeu, c’est notamment la répartition entre les membres de la société des revenus issus de la production. En effet, après l’achat des biens de consommation (par la grande majorité de la population, aux revenus limités) et d’investissement (par les propriétaires des moyens de production), il reste un excédent de revenu non dépensé, détenu pour l’essentiel par les plus aisés. Un des rôles essentiels de la finance consiste à recycler ce revenu, sous forme de prêts aux couches moins aisées, qui peuvent alors acheter – en donnant pour gage leur travail futur – les biens non encore vendus, contrepartie du revenu excédentaire.

Par exemple, dans le cas des « subprime », il y avait, d’un côté, surproduction de maisons et, de l’autre côté, des revenus (venant en partie, et indirectement, de cette surproduction) qui étaient « placés » auprès d’organismes financiers, qui les ont prêtés à ceux qui voulaient s’acheter une maison. La boucle était bouclée … jusqu’à ce que l’insolvabilité des emprunteurs devienne notoire. Ceux dont les revenus issus de la production (profits, salaires, etc.) ne sont pas complètement utilisés pour l’achat de biens de consommation ou d’investissement, accepteront toutefois difficilement de prêter directement à plus pauvre qu’eux pour qu’ils puissent acheter l’excédent de cette production (maisons, voitures, etc.). Ils demanderont des garanties, que les plus démunis ne pourront fournir. La surproduction sera alors flagrante (la boucle ne sera pas bouclée). Finalement, tout le monde sera perdant : les pauvres ne pourront pas acheter les maisons, perdront peut-être leur emploi, tandis que les riches verront leurs revenus diminuer (les maisons n’étant pas vendues). Ce sera la crise, la production et les revenus se contractant [1].

La finance peut l’éviter, quitte à la repousser plus tard et à amplifier ses effets. En jouant d’intermédiaire entre prêteurs et emprunteurs, elle rend les choses plus obscures et entretient les illusions – les financiers se prenant eux-mêmes au jeu, d’ailleurs. Comme on le verra. Ce qui se passe dans la sphère monétaire et financière – où circulent notamment les droits de propriété – n’est évidemment pas sans importance. Mais on ne peut comprendre ce qui se passe sans remonter à la source, au partage plus ou moins inégal du produit entre les membres de la société, et à la tendance à la surproduction qui en découle.

C’est cette idée qui sert de fil conducteur à ce texte. On peut noter que, depuis que celui-ci a été rédigé (il y a un mois), les faits semblent de plus en plus la confirmer : il n’y a pas de jour où on ne nous parle pas de fermeture partielle ou totale d’entreprises, de chômage technique, de restriction des coûts, de comportement attentistes, faute de demande pour les stocks de biens existants, de crédits refusés par des banques qui ont de forts doutes sur les débouchés de la production future. Pire, la déflation menace – l’offre excédentaire pesant sur les prix présents et futurs. Jean Pierre Robin écrit ainsi dans Le Figaro Economie du 10 novembre :

« Doit-on considérer que les prix à la consommation vont reculer de 3% l’an prochain pendant les trois ou quatre prochaines années en Europe ? C’est en tout cas la prévision que font implicitement les investisseurs qui achètent aujourd’hui des obligations indexées sur l’inflation : le cours de ces produits financiers en témoigne ».


La baisse précipitée par la Fed de son taux directeur, proche de 0, est aussi symptomatique. Gageons que la Banque Centrale européenne suivra. Le précédent du Japon, avec un taux quasiment nul depuis plus de dix ans, est dans toutes les têtes. Comme la menace tellement redoutée de la spirale déflationniste. Quand les gens s’attendent à ce que les prix baissent, ils repoussent autant que faire se peut leurs achats. Ils provoquent, ou accentuent, ainsi le phénomène attendu. La surproduction, et la contraction du revenu qui s’ensuit, devient encore plus flagrante. Les méfaits des traders et des autres financiers cupides sont peu de chose à côté de tout cela.

Ce texte développe ces points, et quelques autres. Il est long … mais il peut se lire « par morceaux », chacun d’entre eux étant résumé par son sous-titre. Il commence par un « rappel », plutôt destiné à ceux qui sont – ou ont été – concernés par les études en économie. Les autres peuvent passer directement à la partie suivante.

Rappel (pour les économistes)

L’étudiant en économie ne voit, dans le cursus actuel, rien sur les crises – ni sur les cycles, d’ailleurs. La macroéconomie, issue pourtant de la crise des années 1930, est essentiellement devenue d’« équilibre ». Seuls des « chocs » exogènes sont (éventuellement) envisagés. On fait bouger quelques paramètres dans le cadre de ce qu’on appelle la politique économique, avec une discussion vague sur la plus ou moins grande flexibilité des prix et des salaires – en toile de fond, les nécessaires « réformes structurelles » – et on a le droit au titre d’économiste.

Cela n’a toutefois pas toujours été ainsi. L’avantage de l’âge, c’est qu’il permet de voir défiler les engouements successifs de la profession – en économie, on en observe plusieurs pendant une vie – et donc de les relativiser. C’est ainsi que je me souviens des débats de la fin des années 60, qui tournaient autour de la question de la possibilité de crises de surproduction et, à ce propos, de la pertinence de la « loi de Say » - pourfendue sans cesse par Keynes (thème récurrent du livre d’histoire de la pensée économique de Henri Denis, ou elle était aussi appelée « loi des débouchés »). Le souvenir de 1929 était alors encore dans tous les esprits. L’idée prévalante était que la demande globale tend à être insuffisante, le capitalisme ayant une propension spontanée à la stagnation et au marasme – avec le sous-emploi . Pour le sortir de là, il doit être « stimulé » d’une façon ou d’une autre, de façon à engendrer de la demande supplémentaire – « autonome » - sans que la théorie soit très claire (le truc, c’était le multiplicateur keynesien). Par exemple, dans les cours de macroéconomie de l’époque on parlait du « boom » provoqué par la guerre de Corée (1950-53), qui aurait évité que la rechute dans les ornières du passé, la période de récupération de la guerre de 39-45 s’achevant. Il faut se rappeler que les USA n’ont retrouvé le niveau de production de 1929 qu’à la fin de cette guerre, qui avait demandé la mobilisation de toutes leurs ressources du pays, sous la houlette de l’Etat (construction d’armes, notamment de la première flotte mondiale, logistique pour des troupes se battant sur des fronts lointains, etc). Ils ont fini la guerre avec une dette publique (interne) qui dépassait le 100% du PIB, bien supérieure à l’actuelle (en %), ce qui ne les a pas empêchés de connaître une très forte croissance et d’en rembourser une bonne partie assez rapidement (à l’extérieur, ils étaient les créanciers du monde). Personne ne songeait alors à dire que ceux qui avaient fait la guerre, en mobilisant tout le potentiel productif du pays, laissaient avec la dette un « fardeau » aux générations futures – et cela bien qu’une partie de ce qui leur était laissé (armes et infrastructures militaires) ne leur servait à rien (elle fut d’ailleurs abandonnée ou détruite). L’image du « fardeau » est en fait apparue dans les années 1990, dans le cadre de la dénonciation devenue à la mode des méfaits de l’Etat. Le rôle de la guerre du Vietnam (1965-75) a aussi donné lieu à de longues discussions, certains y voyant un « stimulant » de l’économie, d’autres un boulet renforçant le déclin américain (ces explications n’étant d’ailleurs pas forcément incompatibles).

En bref, jusqu’aux années 1980, l’enseignement en économie était encore marqué par le « pessimisme » keynesien sur le fonctionnement du capitalisme, qui a la crise (au moins larvée) pour toile de fond. Ce qui, avec le recul, apparaît comme paradoxal, puisque cette période est, dans l’histoire du capitalisme, celle qui a connu la croissance la plus soutenue et régulière – aussi bien en ce qui concerne la production que la Bourse.

Le thème de la surproduction (générale et prolongée) a toutefois peu à peu disparu de la scène – seuls quelques marxistes s’y accrochaient. L’image des destructions massives de biens, des longues queues de chômeurs, d’usines et de chantiers abandonnés disparaissait peu à peu dans la mémoire collective. Elle a été remplacée par celle de la « main invisible » - avec toutefois l’Etat qui veille pour qu’elle ne s’égare pas trop. De Keynes on est passé aux « keynesiens », pour qui une surproduction autre que passagère n’est pas possible. L’idée qui est à la base de la loi de Say reprenait subrepticement le dessus. Bien sûr, avec des bémols, puisqu’il n’y a pas de raison pour que la production s’accorde avec les goûts ou les besoins de ceux auxquels elle est censée être destinée. Mais on faisait confiance au "mécanisme des prix » pour régler la chose, pourvu que la flexibilité soit suffisante.

La question des ajustements est devenue celle de la « coordination » des décisions individuelles, dans le cadre de l’équilibre général. En fait, la logique de celui-ci est celle d’un planificateur qui cherche, en se servant des prix, à ce que les ressources disponibles soient utilisées le mieux possible ; mais ce n’est pas comme cela que le modèle était présenté – c’est le « marché » qui fait le travail, pourvu qu’il vérifie les conditions de la « concurrence parfaite ».

Outre la centralisation, le modèle est caractérisé par l’absence d’incertitude, de monnaie et de crédit (tout cela étant géré par le centre, dans le cadre de l’hypothèse d’un « système complet de marchés »). Les quelques tentatives faites, dans les années 60-70, pour introduire une forme même rudimentaire de crédit – l’économie étant conçue comme une succession d’équilibres temporaires, les offres et les demandes de chaque période pouvant toutefois être basées sur des anticipations erronées – ont échoué. C’était bien trop compliqué, notamment à cause du rôle des anticipations (il suffit que le prix futur d’un seul bien ne soit pas affiché pour que la machine s’enraye). La banqueroute possible de certains, délibérée ou pas, suffit à mettre en cause l’existence même de l’équilibre. La crise peut être permanente. Ce n’était pas le message recherché, et les choses en sont restées là.

Vinrent les anticipations rationnelles – par définition, toujours correctes – et avec elles les modèles à « agent représentatif ». C’est la « macroéconomie d’équilibre », aux antipodes de l’idée de crise et, évidemment, de surproduction [2]. Aucun praticien ne les prend vraiment au sérieux, crise ou pas, mais elles ont envahi manuels et articles – où elles étaient même présentées comme une « révolution » (le comble du ridicule).

Sur les schémas théoriques en économie

Si on veut penser à des phénomènes mettant en jeu l’économie dans son ensemble, comme c’est le cas pour la crise, alors on doit forcément recourir à un schéma global, à une théorie qui mette en relation les divers éléments qui composent cette économie. Parmi les théories existantes, on peut distinguer deux types de représentations (ou de métaphores) : l’étoile et le circuit. L’étoile – ou un soleil avec ses rayons – est la plus appropriée dans le cas de l’équilibre général, où tout passe par le centre. Difficile d’imaginer une crise dans un tel schéma, plus proche de la planification que du système des marchés.

L’autre schéma, celui d’un circuit, semble plus approprié. Aussi bien d’ailleurs pour la « loi de Say » (l’offre engendre un flux de revenus qui « boucle la boucle » en achetant cette même offre [3]), que pour les schémas de reproduction de Marx et pour le modèle de la « demande effective » de Keynes. Chez Marx, les conditions du bouclage – dans le genre de l’égalité C2 = Pl1+V1 – ne sont jamais pratiquement réalisées ; il n’empêche qu’elles servent de référence, ne serait ce que parce qu’elles permettent de voir pourquoi le capitalisme ne peut pas être un système harmonieux. Pour la loi de Say, c’est exactement le contraire : le « bouclage » est supposé être quasiment automatique avec, implicitement, l’idée que l’ « offre » est déterminée par les ressources disponibles, en travail et en moyens de production (qui sont donc à peu près pleinement utilisés). La loi de Say était, sans doute pour cela, la bête noire de Keynes. Il n’y a cependant aucune raison pour que l’offre – la production décidée par les entrepreneurs – soit celle qui correspond (à peu près) au plein emploi. Les anticipations des entrepreneurs concernant les possibilités d’écouler leurs produits jouent alors un rôle décisif. Keynes envisageait l’existence d’équilibres de sous emploi pouvant se maintenir pendant des périodes relativement longues, alors que pour Marx l’évolution du capitalisme est chaotique, avec des facteurs objectifs faisant que les crises surgissent à peu près tous les dix ans – en rapport avec la durée de vie et de renouvellement des équipements. Keynes avait une vision du capitalisme relativement plus harmonieuse – le problème étant plus celui du « niveau » de l’utilisation des ressources que de celui de leur affectation dans les divers secteurs (voir ce qu’il dit sur le « système de Manchester » dans le dernier chapitre de la Théorie générale). Question d’ordre des priorités, probablement, et de choix politique, Keynes cherchant à sauver le système, Marx à montrer les dégâts qu’il provoque – qui ne peuvent conduire qu’à son replacement par un autre système, dont le moteur ne serait plus la recherche du profit.

Quoi qu’il en soit, si on retient l’image du circuit sans supposer qu’il ne décrit que des situations proche du plein emploi, alors on peut imaginer des circuits emboîtés, dont le « rayon » est proportionnel au niveau atteint par la production (le plus grand correspondant au plein emploi). Une crise ou un boom autres que passagers correspondent au passage d’un circuit à l’autre – chacun relevant d’une logique d’autoréalisation, du moins dans la perspective de Keynes. Dans le cas d’une crise, cette transition se traduit par la surproduction, dans la mesure où il y a de grandes quantités d’invendus qui s’accumulent, outre les capacités de production excédentaires (en hommes et en équipements), qui peuvent le demeurer pendant longtemps – tant que le nouveau circuit se maintient.

Le schéma du circuit privilégie les flux – de biens de consommation et d’investissement, par exemple. Restent les prix, qui agissent de deux façons. D’une part, à travers les modifications des proportions (de biens, par exemple) à l’intérieur des flux ; d’autre part, sur le niveau même de ces flux. Dans l’un et l’autre cas, les effets sont lents et sujets à discussion, y compris au sein du courant dominant. Il suffit de se rappeler à ce propos des débats de l’après-guerre sur l’importance relative des effets « encaisse réelle », « Keynes » ou « Pigou » sur l’activité (le rayon du circuit) d’une variation de la masse monétaire. Débats dont on n’entend plus parler depuis longtemps – peut-être qu’ils reviendront à l’ordre, faute d’autre chose – l’approche par le circuit sentant le souffre puisqu’elle est sous-tendue par l’idée d’inégalité dans la répartition.

Circuit et appropriation du produit

Dans une société très inégalitaire ou avec des différences de classes marquées, ceux qui ont des revenus élevés (les principaux propriétaires des moyens de production et ceux qui sont dans leur orbite [4]) ne consomment pas toute la contrepartie de leurs revenus – même si on tient compte des achats de biens de luxe, qui sont marginaux dans le PIB. Certains les utiliseront en partie pour investir (acheter des équipements, des matières premières, etc.) mais le reste est « placé », d’une façon ou d’une autre.

Il revient aux institutions financières (banques et fonds divers et variés) de récupérer cette part du revenu en excédent et de la remettre dans le circuit réel. Pour cela, elles cherchent à appâter le client, celui qui dispose des excédents de revenus dans le sens donné plus haut. Ceux qui sont au bas (au sens large) de l’échelle peuvent se contenter de trucs genre livret de Caisse d’Epargne et autres placements « sûrs » à faible rendement (souvent négatifs en cas d’inflation). Peu songent à garder des billets sous leur matelas – à rendement négatif s’il y a de l’inflation. Restent les autres, plus haut sur l’échelle des revenus, auxquels on fait miroiter la Bourse où divers « titres » aux rendements moins ringards que ceux de la caisse d’épargne. Les « innovations financières » permettent cela, d’une certaine façon, en faisant croire qu’on peut gagner systématiquement plus que ce qui correspond à la croissance du PIB. En ce qui concerne ces dernières années, il y a eu le mythe de la « nouvelle économie » des années 1990, qui était nouvelle justement parce que, contrairement au capitalisme d’antan, la bulle qui s’y formait, autour de l’essor de l’internet et de l’informatique en général, n’était pas forcément vouée à éclater, comme le veut pourtant la logique élémentaire. Quand elle l’a fait – en 2000 –, les dégâts furent cependant limités au niveau de la production (récession limitée). En outre, le secteur de l’immobilier, qui avait reculé auparavant, a pris le relais, avec la bienveillance des autorités, qui avaient entendu le boulet siffler. Peu à peu la bulle a gonflé dans ce secteur. Tout le monde le constatait, mais on expliquait à New York que l’immobilier avait moins monté qu’à Paris, à Paris qu’il avait moins monté qu’à Londres, à Londres qu’il avait moins monté qu’à Dublin, où il avait moins monté qu’à … , de sorte qu’il demeurait en chaque endroit un « potentiel de plus value » qui pouvait être encore exploité – notamment par ceux qui avaient été échaudés par le krach boursier de 2000. « La pierre », c’est concret, après les entreprises « hors murs » de l’internet – qui avaient toutefois l’avantage d’avoir pour cela moins de ramifications avec le reste de l’économie (d’où la récession limitée).

Il est dur d’être riche et d’avoir toujours à penser : où vais-je placer l’argent que je ne consomme ni n’investis directement dans l’achat de moyens de production – et que je confie donc à des organismes spécialisés, qui me promettent monts et merveilles ? Celui qui, dans une bulle, a vu la valeur de ses titres augmenter ne va pas les vendre pour planquer l’argent dans un coffre ou pour consommer (il ne le pourrait pas) ou pour investir dans la production. Par conséquent, il va continuer avec son placement – quitte à changer sa forme ou d’institution financière. Jusqu’à ce que la bulle éclate, en cherchant alors à le placer ailleurs.

En permettant de garder la contrepartie des revenus non dépensés dans le circuit (ou de les y remettre), les « financiers » permettent le maintien et même l’essor (gains de productivité) de la production. D’où le discours, qui a sa part de vérité, sur la croissance permise ou facilitée par les institutions financières. Celles-ci sont une composante essentielle du système, dont elles assurent le « bouclage ». Comme l’ont remarqué Gordon, Vergara voir (www.franciscovergara.com) et d’autres, la fameuse « croissance » des USA de la dernière décennie est due en bonne partie à l’augmentation des transactions financières. Par exemple, « l’industrie financière » est passée dans ce pays de 2,3% du PIB en 1950, à 5% en 1980 et à 8% en 2005. Ses « services », mesurés au nombre des transactions, étant comptabilisés dans le Produit Intérieur Brut, la question est de savoir à quoi correspond cette « production ». Ce qui nous remémore la question, ancienne, de la distinction entre travail productif et improductif, récusée dans son principe même par le courant dominant en économie (néoclassique). Mais passons …

Pour que ça marche, du moins pendant un temps suffisamment long, il faut que ceux qui sont à l’origine des innovations financières ou qui s’en servent, y croient et le fassent savoir. Par leur train de vie, les articles dans la presse spécialisée ou « people », qui met en avant leurs gains. Il y a eu l’époque des « gourous » de Wall Street (dans les années 80-90), mais maintenant ce genre de personnage est passé de mode – probablement en raison de leurs plantages répétés, les Bourses étant devenues beaucoup plus volatiles. On préfère mettre l’accent sur les « fonds qui gagnent ». Par exemple, dans La Tribune du 10 Octobre, il y a un article qui met en avant le 10% des gestionnaires de fonds qui ont « surperformé » le marché – 1% seulement obtenant la note AAA – ces trois dernières années. Restent les 90%, qui n’ont pas surperformé et n’ont droit ni à la photo ni à leurs « résultats »….

A cela s’ajoute la concurrence, qui pousse chacun à proposer un meilleur rendement. Il n’y a pas les « bons » entrepreneurs ou banquiers, et les « méchants » spéculateurs. Tous sont un rouage du même système, y compris quand ils le plantent. Ni bons, ni méchants [5].

Un dernier point, très important : la crise entraîne de fait une réduction des inégalités, car ceux qui perdent le plus sont ceux qui ont placé leur argent – permettant sans le savoir de « boucler le circuit ». Tout le monde est affecté – le circuit se rétrécissant. Des travailleurs perdent leur emploi, mais pas les capitaux qu’ils ne détiennent pas, alors que les plus riches peuvent perdre une fraction importante de leur fortune. On ne va pas pleurer sur leur sort, évidemment, surtout qu’ils demeurent les plus riches, mais c’est là un facteur qui permet de « stabiliser le circuit » (à un niveau plus bas) et même de faciliter la reprise, si elle a lieu, par son élargissement.

Sur les bonus et autres gains en Bourse

D’où viennent alors les revenus des banques, les hauts salaires, les bonus touchés par les traders ? Soit on met en avant ceux qui ont gagné (les titres ont monté) et on reste discret sur ceux qui ont perdu (les titres ont baissé), mais au niveau global, d’une banque, le résultat de l’activité spéculative en tant que telle, est nul, en moyenne. On nous disait, par exemple, que la Société Générale (mais aussi General Motors et General Electric) ont fait le gros de leurs gains avec « les salles de marché », ce qui voudrait dire que l’ensemble des traders sont gagnants. Et comme cela est vrai avec les autres banques et institutions financières, le mystère demeure. Il y a bien les gains obtenus avec les fusions acquisitions, émissions de titres, mais ce sont des commissions, prélevées sur les parties concernées, qui ne relèvent pas des « salles de marché ». D’où proviennent alors ces bonus faramineux (mais qui constituent une toute petite fraction du PIB) ? La seule chose que l’on voit, c’est la montée de la Bourse, qui fait que les titres détenus se valorisent, en moyenne, et dans leur ensemble. Ce sont des « gains » sur le papier, virtuels. Les bonus sont eux, réels, du moins tant qu’ils ne sont pas placés en Bourse par ceux qui les reçoivent – ce qu’ils font d’ailleurs probablement, après achat de logements et voitures de luxe. Ils sont pris sur le gâteau produit par la société, dans la part des détenteurs de titres. Ceux-ci, contents puisque ça monte, laissent faire – ou ne cherchent pas à savoir (les bonus sont un faible pourcentage dans la masse des titres en jeu [6]).

Pour appâter le chaland, les formules les plus diverses sont proposées. Ce sont les « innovations financières ». A partir des années 80, les banques ont commencé à stigmatiser les rendements minables des caisses d’épargne et autres bons du trésor. Elles proposaient des placements décrits par des sigles mystérieux (PEA, SICAV, OPCVM, etc…), des plans « sérénité », « dynamiques », « d’équilibre » avec des noms d’arbres ou de fleurs, etc., en suggérant qu’ils rapportent plus que les vieux trucs ringards de « père de famille ». En outre, on racontait de ci de là que les fonds de pension exigeaient au moins 15% de rendement – quitte à le stigmatiser si cela se traduisait par des plans de rigueur dans les entreprises – ce qui est évidemment une imbécillité. Mais à force de le répéter, tout le monde, ou presque, finissait par croire que c’est possible, à grande échelle.

En ce qui concerne la crise actuelle, on commence à comprendre comment s’est bâtie la pyramide des subprime, destinée à écouler les maisons en surplus. Le plus extraordinaire, c’est qu’on voit apparaître des explications très claires sur ce qui s’est passé – par exemple dans le petit bouquin de vulgarisation La mondialisation publié en juillet 2008 par Jean Louis Mucchielli, p 117-121 –, notamment la fameuse histoire de la « dissémination du risque ». Il apparaît maintenant que tout ce château de cartes s’est construit sur la seule hypothèse (absurde) que le prix de l’immobilier continuerait à monter indéfiniment. Tout cela avec la bienveillance des autorités, à tous les niveaux, qui toléraient que soient contournées les règles de sécurité qu’elles avaient elles-mêmes mises en place. Tout est lumineux … maintenant ! Pourquoi pas avant, quand on expliquait que le risque était diffusé grâce à la titrisation et à l’utilisation de techniques mathématiques élaborées, et qu’il ne pouvait alors y avoir de crise (tout au plus, chaque détenteur de titres pouvait subir une petite part des pertes) [7] ? L’empilement d’ « instruments » tels que les CDS et les CDO (simples, au carré et au cube !), difficile à comprendre, la mise en d’institutions financières conçues de façon à ce qu’elles n’aient pas à respecter les règles prudentielles des banques, etc. rendait la situation particulièrement obscure. Il paraît que des banques ont acheté des titres qui étaient eux-mêmes la combinaison de titres qui comptaient parmi leurs éléments des titres émis par ces mêmes banques – pour se débarrasser d’une créance, de façon à pouvoir prêter plus tout en respectant les critères de prudence imposés par la réglementation. Elles rachetaient (plus cher) sans le savoir ce qu’elles avaient elles-mêmes vendu !

Il n’est pas possible que les autorités de régulation et les banques centrales n’aient pas vu le développement de ce pataquès, destiné en bonne partie à contourner la réglementation qu’elles avaient mise en place. Mettre le holà risquait de provoquer panique et effondrement. Rappelons-nous les allusions de Greenspan à l’ « exubérance irrationnelle » des marchés lors de la bulle internet et de ses phrases d’avertissement noyées dans un discours délibérément obscur, destiné à ne pas déclencher le phénomène redouté – tout en suggérant d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Cela n’a d’ailleurs servi à rien, l’ « exubérance » continuant jusqu’au krach. Il devait en être de même avec la « titrisation » des subprime et autres crédits à la consommation, dénoncée maintenant de toutes pas mais vantée encore il y a quelques mois.

Sur la crise actuelle

Tout le monde s’accorde pour dire que la crise actuelle vient après une série d’autres – surtout des krachs boursiers – qui remontent aux années 1980, qui ont vu le démantèlement progressif de la réglementation mise en place suite de 1929 ; krachs de 87 et 89, crise asiatique de 1998 et krach de 1999 (LTCM, 35 milliards de dollars, repris par les autres banques), dégonflement de la bulle internet 2000-2001, … A chaque fois il semble que la contradiction n’avait été que provisoirement et que très partiellement résolue. Le nombre d’années entre chaque krach (ou crise) est d’ailleurs faible pendant cette période. En fait, la contradiction s’est accentuée, jusqu’à la crise actuelle où à la bulle immobilière s’est ajouté une crise bancaire d’une dimension jamais vue depuis les années 1930, ainsi qu’un début de dépression jamais vu non plus depuis alors. Auparavant, c’était des banques de second rang qui étaient atteintes (aux USA la faillite de petites banques, encore nombreuses, est un phénomène courant) alors que ce n’est plus le cas cette fois-ci. Auparavant aussi, le discours des dirigeants était rassurant (« on contrôle tout, ça va rebondir, il suffit d’attendre »), alors que cette fois-ci il est catastrophiste ; c’est la seule façon de justifier des mesures qui étaient décriées auparavant – comme la prise sous contrôle (même passager) par l’Etat du capital de grandes institutions financières. La panique semble être à la mode. Citons J.P. Robin :

« Est-ce donc vraiment ‘la fin du monde’ selon l’expression qui fait fureur dans les salles des marchés pour désigner un scénario de grande dépression, sur le modèle des années 1930 ? » (Le Figaro Economie, 10 novembre 2008).


Pour revenir au thème du circuit et de la surproduction (latente puis réelle), on constate que les inégalités se sont fortement accentuées ces dernières années. Citons par exemple le Financial Times du 8 avril : « Aux Etats Unis les inégalités sont à leur plus haut niveau depuis la pire des années, 1929. Il est de même pour tout le monde anglophone ». Le même journal constate aussi que « comme notre décennie, les années 1920 ont été une période de forte croissance des profits et d’envolée de l’endettement des ménages » [8]. Voir aussi : http://dechiffrages.blog.lemonde.fr/.

Le revenu moyen des ménages stagnant, seul leur endettement – qui a atteint des niveaux historiques – a permis l’augmentation de leur consommation, qui empêche momentanément la surproduction. Jusqu’à la crise (Michel Husson donne des chiffres intéressants dans « un capitalisme toxique », http//hussonet.free.fr/, ou dans son livre Un pur capitalisme).

Avec le retournement, les « records » s’accumulent : taux d’occupation des logements le plus faible depuis cinquante ans, indice de confiance des consommateurs le plus bas depuis 35 ans, chute de 30% dans les ventes de voitures, ramenées à leur niveau d’il y a 25 ans, etc. Le taux d’endettement des ménages atteint un niveau jamais vu. Comme Vergara, entre autres, l’avait signalé il y a longtemps, on nous a longtemps bassiné avec la dette publique, en ignorant le problème de la dette privée, qui est pourtant du même ordre (voir www.franciscovergara.com). Dette privée et dette publique sont deux moyens pour « éponger » l’excédent de revenu, et donc de contrer la tendance à la surproduction. Personne, ou presque, ne proteste maintenant devant les innombrables plans de sauvetage – y compris les revirements de Paulson – qui cherchent à tout prix à éviter la crise flagrante de surproduction, et qui ont pour contrepartie une hausse importante de la dette publique, que personne n’est capable d’évaluer précisément. Fini le discours sur le fardeau laissé aux générations futures !

Pour en revenir aux détails de la crise actuelle, on pouvait lire déjà dans l’Expansion il y a plus de 2 ans (juillet 2006) :

« Le prêt hypothécaire rechargeable, qui permet de réemprunter à la mesure de la valeur prise par le logement, a largement nourri la formidable consommation américaine depuis 2003. Après 17 relèvements de taux d’intérêt, les prêts ont commencé à décélérer. Les sommes dégagées par le refinancement sont évaluées à 1000 milliards de dollars. Cela a ajouté 2% environ à la croissance chaque année par le biais de la consommation. ‘C’est fini’, estime David Kotok, un économiste américain. Or, comme l’a également signalé la Réserve fédérale américaine, d’autres signaux indiquent que la locomotive mondiale est en train de ralentir. Reste à savoir à quelle vitesse se fera le freinage ».


Le prêt hypothécaire « rechargeable » était aussi utilisé par les « prime » (la valorisation des maisons permettait d’obtenir des crédits à la consommation). Selon Nouriel Roubini jusqu’à 50% des crédits immobiliers étaient utilisés de cette façon (les subprime faisant entre 15 et 20% de ces crédits). Plus le prix des logements baisse, et plus les couches moyennes sont touchées. Les informations concernant les crédits à la consommation « titrisés » manquent pour le moment – peut-être que personne ne sait, ces crédits étant plus petits et beaucoup plus nombreux (et diffus). On parle de la titrisation de 48% d’entre eux, pour un total de 500 milliards de dollars. Dans le cas d’une récession « normale », les pertes supplémentaires seraient de 135 milliards. Bien plus dans le cas d’une récession plus forte, comme celle que tout le monde s’accorde à prévoir. On n’entend pas dire grand chose non plus sur l’opération qui consistait à emprunter en yens (taux d’intérêt presque nul) et prêter en dollars. Ce qui marchait tant que le dollar ne baissait pas par rapport au yen.

L’accumulation de tous ces éléments, qui vont bien au-delà des seuls « subprime », livrés à la vindicte du public, prouve l’importance de la crise de surproduction sous-jacente – traduite par l’ « extraordinaire » croissance des USA ces dernières années, avec laquelle on nous a aussi tellement bassinés – et explique qu’on continue à trouver partout des produits « toxiques » émis en contrepartie. Le resauvetage du 11 novembre d’AIG, puis l’entrée de l’Etat dans son capital est de ce point de vue très significatif.

A tout cela vient s’ajouter un facteur d’un tout autre ordre, le « papy boom », qui contribue à accentuer la crise. La génération née dans les années quarante et cinquante, qui était jusqu’à présent demandeuse de titres (achetés à la génération précédente, moins nombreuse), va en devenir progressivement offreuse (à une génération moins nombreuse que la sienne). Autrement dit, on passe d’une situation où la démographie exerçait une pression à la hausse sur la Bourse, à une situation où la pression s’exercera en sens opposé. A la hausse « excessive » – et unique en son genre à cause de cela – des années 1980-2000 risque de succéder une baisse aussi « excessive » – ou une baisse plus modérée, mais plus longue. Qui sait ? Une chose est sûre : la pression s’exercera vers le bas. Probablement de façon forte, tellement la montée avait été brutale dans les années 1980-90. On ne peut négliger ce facteur, vu la place prise ces dernières décennies par la capitalisation, notamment aux USA et en Grande Bretagne.

Il est vrai que les fonds de pension, principaux opérateurs de la capitalisation, sont contraints, par la loi, à détenir une bonne partie de titres « sûrs » – bons du Trésor et obligations du secteur public. Mais la législation a été progressivement relâchée, et la tentation était grande de faire des placements « à haut rendement ». Surtout que le discours omniprésent sur la menace qui pèserait sur les retraites, accompagné par la hausse de la Bourse (provoquée en partie par eux, dans une logique d’autoréalisation), a aussi contribué à entretenir le phénomène. Rappelons-nous du fameux rapport du Conseil d’analyse économique « Retraites et épargne » (1998), demandé par Lionel Jospin, alors premier ministre, où les économistes qu’on voit maintenant dénoncer dans les média les égarements des spéculateurs (par exemple, Pierre Alain Muet et Jean Hervé Lorenzi) affirmaient le plus sérieusement du monde qu’à la Bourse on gagne en moyenne et sur le long terme 6% (en réel), alors que la répartition « ne donne que » 2% (le taux de croissance de l’économie) [9]. Je ne sais pas si ces économistes ont fait depuis une autocritique – j’en doute fortement – mais il semblaient persuadés à l’époque que la capitalisation permettrait d’éviter ainsi le « choc démographique » – alors que la répartition la subirait de plein fouet.

Le Fonds de Réserve des Retraites (FRR) mis en place dans la foulée, à la même époque, par Jospin et Fabius (ministre des finances d’alors) essuie maintenant des pertes importantes. Il aura des difficultés à se refaire, puisque créé au sommet de la bulle qui s’est achevée en 2000. Les illusions de l’époque apparaissent pourtant lorsqu’il est expliqué sur le site du FRR que :

« La loi du 17 juillet 2001 impose au FRR, hors circonstances exceptionnelles, de confier la gestion financière de ses actifs à des entreprises d’investissement, sélectionnées par appels d’offres… Les sociétés de gestion sont sélectionnées en grande partie sur leur capacité démontrée à gérer efficacement une stratégie bien définie sur une classe donnée d’actifs. Certaines de ces stratégies sont passives ou indicielles, c’est-à-dire qu’elles visent à répliquer la performance (et le risque) d’un indice de marché ; d’autres sont actives : dans les limites de l’univers de gestion qui leur est assigné et d’un budget de risque qui leur est alloué, les gestionnaires peuvent construire un portefeuille différent, dans la composition ou la pondération des titres qui y figurent, de celui de l’indice servant à mesurer leur performance, dans le but de réaliser une surperformance par rapport à celle-ci.

La gestion passive permet pour un investisseur de s’exposer aux tendances de marché qui, sur le long terme, représentent l’essentiel du rendement attendu d’une classe donnée d’actifs, et ce à faible coût. Elle est adaptée à la gestion des placements réalisés sur des marchés ‘efficients’, très arbitrés, où les espoirs de surperformance à long terme apparaissent très limités. La gestion active apparaît plus légitime sur des marchés un peu moins arbitrés, où une surperformance durable peut être espérée, moyennant une prise de risque accrue et en contrepartie de frais de gestion plus élevés ».


Ne doutons pas que les « entreprises d’investissement » choisies par le FRR ont acheté des CDO et autres CDS, en vue d’une « surperformance durable ». Maintenant, ils n’ont que leurs yeux pour pleurer. Pour en savoir plus, voir www.fondsdereserve.fr/spip.php ?article17.

La même remarque peut être faite aux collectivités locales qui ont fait confiance à Dexia et qui se trouvent, comme la Seine Saint Denis, avec un portefeuille ayant plus de 90% de titres « toxiques » !

Le cas du plantage des banques « mutualistes » – CA, CE, Banques Populaires – est aussi symptomatique. Si elles n’avaient pas participé aux « innovations financières », on les aurait traitées de « ringardes », de « vieilles dames sur le déclin », etc. Maintenant on leur reproche de s’être éloignées de leur vocation première …

Combien coûteront aux finances publiques les fameux plans de sauvetage des banques ? Nul ne le sait vraiment. On peut seulement signaler que dans le cas des Caisses d’Epargne US en faillite en1986 le coût – évalué 10 ans après – a été de 124 milliards de dollars, pour une avance de 500 milliards de dollars par l’Etat fédéral au moment du renflouement.

Sur la théorie et ses suites

La grille de lecture la plus appropriée concernant les crises, et le fonctionnement global du capitalisme me semble donc être : circuit, répartition, contradictions. J’avoue que je n’en vois pas d’autre. La macroéconomie à l’ancienne, keynesienne, peut être éventuellement d’une certaine aide (je n’en suis pas sûr, mais en même temps on est tellement imprégnés par elle !).

La vision du circuit qui a été utilisée n’est pas sans faiblesses, évidemment. A commencer par l’idée assez vague d’ « inégalité ». On a en fait en tête une dichotomie – du genre « capitalistes » et « salariés » (ou « prolétaires »), ou « riches » et « pauvres » –, ce qui suppose une coupure plus ou moins arbitraire. Par exemple, des salariés peuvent cotiser dans un système de retraite par capitalisation sans qu’ils soient pour autant rangés dans la catégorie des « capitalistes » ; et les gestionnaires de ces fonds ne rentrent manifestement pas dans la catégorie des « salariés » (ou des pauvres). D’ailleurs, quand on nous parle, comme c’est à la mode, des « classes moyennes » on suppose qu’il y a d’autres classes, au-dessus et en-dessous (riches et pauvres). Cette division en classes – ou en groupes sociaux selon les revenus – va donc de soi, dès que l’on sort du monde des « individus » de la microéconomie. On sait de quoi on parle, même si c’est en fait un peu flou. On peut d’ailleurs dire la même chose de la coupure entre consommation et investissement – tout en considérant que ce sont les travailleurs (les « pauvres ») qui consomment et les capitalistes (les « riches ») qui investissent (la part de leur consommation étant relativement faible dans leur revenu).

Les schémas de reproduction (simple et élargie) de Marx – comme le multiplicateur de Keynes lorsqu’on distingue la propension marginale à consommer des « riches » de celle des « pauvres » - sont donc d’un intérêt certain pour la compréhension du fonctionnement des économies de marché (ou capitalistes). Aller au-delà dans la formalisation n’a toutefois pas grand sens. On peut constater qu’on est à un certain niveau de production (sur tel ou tel circuit) plutôt qu’à un autre sans chercher à expliquer pourquoi on en est arrivé là. De même en ce qui concerne le passage d’un circuit (niveau) à un autre. Cela n’aurait d’ailleurs pas beaucoup d’intérêt – sauf pour ceux qui veulent publier des « papiers ». Etudier comment cela se passe – et s’est passé à d’autres périodes – est déjà très important, si ce n’est essentiel. Il est d’ailleurs frappant de constater l’importance prise dans les articles dans les journaux par les références aux crises passées – années 30, krachs de 1987, 1999, 2000-2001 ; chacun cherchant des repères pour comprendre ce qui se passe et, éventuellement, pour prévoir ce qui peut arriver.

Si on revient à la crise actuelle, il faudrait dans le circuit tenir compte des échanges extérieurs, qui peuvent jouer un rôle important dans le déclenchement et la forme prise par la crise. Il est certain que le fait que l’économie dominante, celles des USA, avec ses bulles immobilières et de crédit, soit aussi la plus déficitaire dans ses échanges de biens avec l’étranger – et ce depuis longtemps – ne peut être négligé. Il se peut que la crise résolve la question en provoquant une brusque chute du revenu (le circuit se rétrécissant d’autant), de façon à faire baisser dramatiquement les importations. C’est d’ailleurs ce que certains pensent inévitable – sans trop le dire, parce que la chute serait très sévère.

Il ne serait pas mauvais non plus de donner une forme plus précise à l’idée que la crise réduit les inégalités de revenu – en résolvant passagèrement le problème de la surproduction. Une partie des capitaux (dans le sens : équipements, machines, stocks de biens, etc.) étant détruite – ou perdant toute valeur –, il en est de même des droits de propriété de ceux qui les détiennent, droits qui leur permettent de réclamer une part du produit présent, et futur. Cette destruction – qui réduit le dénominateur (le capital, en valeur) de la formule donnant le taux de profit – fait partie des « contre-tendances » à la baisse tendancielle du taux de profit dont parle Marx.

On peut aussi s’intéresser à un niveau plus désagrégé, celui de la « microéconomie ». On y retrouve alors les capacités de production inemployées, les stocks de marchandises et d’hommes (le chômage), à la fois nécessaires au fonctionnement du système et sources de contradictions. Les diverses façons que peut prendre, d’une société à l’autre, le stock de travailleurs sont particulièrement intéressantes à étudier. Par exemple, la « partie non visible » de ce stock, qui va des domestiques aux femmes au foyer, en passant par toutes les formes d’ « invalidité » et de « formations ». Mais cela n’est pas propre à la crise, qui correspond à une situation paroxystique, où les contradictions deviennent particulièrement aiguës.

Logique et réalité

Le bon sens nous dit qu’il n’y a jamais trop de maisons, de voitures (les anciennes peuvent être remplacées par des nouvelles, moins polluantes), de biens en général. La surproduction n’est donc que relative ; elle tient essentiellement à la répartition des revenus. Pourquoi ne pas donner tous les biens « surproduits » à ceux qui en ont besoin ? Cela n’est évidemment pas compatible avec le système, le droit de propriété – notamment de ceux qui ont placé leur argent dans les banques qui l’ont utiliser pour faire des crédits – n’étant pas alors respecté. Si on s’en tient au seul bon sens, on peut envisager une autre solution, similaire dans le fond mais juridiquement valable : augmenter les impôts des couches dont le revenus sont relativement élevés (disons les trois premiers déciles), avec une forte progressivité, de façon à « éponger » les revenus excédentaires, non dépensés. Le fruit de ces impôts serait alors utilisé directement par l’Etat pour acheter des biens pour la collectivité (infrastructures, santé, éducation, etc.) ou indirectement, par l’augmentation par divers biais du revenu des couches moins aisées, qui les dépenseront. La boucle serait bouclée, la crise de surproduction étant jugulée. Tout le monde serait gagnant, y compris ceux dont les impôts ont fortement augmenté – ils éviteront la forte dévalorisation de leurs actifs, la contraction de leur revenu et tous les désagréments d’une crise.

Voilà ce que dicte le bon sens. Mais dans des sociétés où le chacun pour soi a été de plus en plus mis en avant, où parler d’augmenter les impôts relève du sacrilège, il y a peu de chances qu’une telle solution prévale – surtout qu’elle demanderait une forte concertation entre les pays. Le discours dominant est préconise plutôt le contraire, les baisses d’impôts, y compris pour sortir de la crise. C’est ce que propose, par exemple, Barack Obama, du moins pour les revenus inférieurs à 250.000 dollars annuels (16.000 euros par mois !). Pas question en France non plus de revenir sur les baisses successives de l’impôt sur le revenu du trio Chirac-de Villepin-Sarkozy (à côté de cela, le bouclier fiscal est une goutte d’eau – au fort pouvoir symbolique, il est vrai).

Il ne reste plus, malheureusement, qu’à la « main invisible » de régler les choses à sa façon, c’est-à-dire par une crise longue et douloureuse, surtout pour les plus démunis.

Conclusion

On peut voir dans la crise actuelle soit un accident, y compris majeur, soit un épisode normal dans le vie du capitalisme. Ce deuxième point de vue est défendu dans ce texte. L’« accident » – une exception dans l’histoire longue – résiderait alors plutôt dans la quarantaine d’années ayant suivi la deuxième guerre mondiale, période sans véritable crise et pendant laquelle les évolutions du PIB et de la Bourse ont été soumises à des fluctuations bien moins fortes que dans l’histoire récente du capitalisme – disons, depuis le milieu du XIXe siècle.

La grande question qui demeure est celle du poids de l’Etat et de l’importance de son rôle en tant que « stabilisateur automatique ». Le fait d’avoir sorti une partie importante de l’activité productive du secteur marchand – même si les récentes privatisations ont agi partiellement en sens contraire – a sans doute atténué la tendance à la surproduction, la part du produit excédentaire ayant été réduite d’autant. La voie de l’endettement massif de l’Etat, qui est adoptée de fait, va-t-elle permettre de repousser les échéances – inéluctables tant que les fortes inégalités sont maintenues ? Est-ce qu’elle finira par une forte inflation qui permettra l’« euthanasie des rentiers », même si ce scénario apparaît comme peu vraisemblable pour le moment ?

Quid de pays comme la Chine et, en moindre mesure, de l’Inde, qui ont des caractéristiques « structurelles » (institutionnelles et autres) passablement différentes des autres pays capitalistes ? Peuvent-ils s’effondrer – surtout la Chine – et aggraver la situation, ou au contraire peuvent-ils jouer sur un autre type de compromis social et servir d’amortisseurs ? Il est difficile de répondre à ces questions. Ce qui ne nous empêche pas d’utiliser nos neurones et de suivre de près l’évolution de la situation, pour essayer de mieux comprendre ce qui se passe.

Une chose est certaine : les livres de microéconomie et de macroéconomie, et de théorie financière, ne sont d’aucune aide pour comprendre ce qui se passe. On le savait déjà, mais il est bon de le confirmer, une fois de plus. Une autre leçon, bien secondaire, que chacun devrait tirer de la crise.

(version du 12 novembre 2008. Une première version a été publiée sur le site de Bernard Guerrien http://bernardguerrien.com/ )

// Article publié le 13 novembre 2008 Pour citer cet article : Bernard Guerrien , « Quelques réflexions sur la crise actuelle », Revue du MAUSS permanente, 13 novembre 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Quelques-reflexions-sur-la-crise
Notes

[1Le chancelier de l’Echiquier, Allistair Darling, semble avoir bien compris l’histoire de l’excédent qui a besoin d’une contrepartie puisqu’ il a présenté la consommation comme étant un « devoir national » pour les Britanniques « qui ont de l’argent ». Il aurait aussi pu proposer d’augmenter les impôts de ces gens, et d’en donner la contrepartie aux couches les plus pauvres, heureuses d’accomplir ce « devoir national ».

[2La thèse des « marchés efficients » en finance a été formulée – de façon ambiguë, il est vrai – par Eugène Fama à la même époque, en reprenant l’idée et le formalisme (espérances conditionnelles, ensembles d’information) des anticipations rationnelles (Lucas et Fama étaient professeurs à Chicago). En fait, Fama habillait d’une façon nouvelle une théorie ancienne (remontant au moins au début du siècle) mais la nouveauté était dans le vocabulaire (« efficience » des marchés), qui suggère que la Bourse assure l’optimalité au sens de Pareto de l’allocation des ressources. Ce que ses prédécesseurs se gardaient bien de faire ; ils s’en tenaient à la seule thèse que le gain espéré de la spéculation est nul (« on ne peut pas battre le marché »).

[3En revanche la « loi de Walras » s’y prête plus mal, puisqu’elle est établie à partir d’une égalité – la contrainte budgétaire – toujours vérifiée (c’est une identité).

[4Parmi eux il y a d’ailleurs les « salariés » de la finance elle-même, dont la part dans le gâteau collectif a nettement augmenté ces dernières (salaires très élevés, bonus et primes).

[5Milliken le roi des obligations pourries de la faillite des Caisses d’Epargne aux USA a passé quelques années en prison. Son « élève » d’AIG, Joseph Cassano, risque d’en faire autant. Il déclarait en août 2007 : « Sans être désinvolte, je ne vois aucun scénario qui nous ferait perdre de l’argent ». Il pensait sincèrement s’être couvert de partout avec ses montages compliqués, dont on lui assurait qu’ils « dispersaient le risque ».

[6Dans le cas de Wall Street, ils auraient été – au sens large – de l’ordre de 25 milliards de dollars les années précédant le crack actuel.

[7Dans un article du Monde du 5 novembre, deux éminents professeurs de finance (Chemillier-Gendreau et Jouiny) expliquent que la « zone vraiment à risques » des modèles mathématiques qu’ils enseignent est de 1%. Vraiment pas de chance qu’on soit tombé dedans !

[8Citation tirée du livre de F. Lenglet La crise des années 30 est devant nous (6 euros) qui donne pas mal d’informations sur 80 (petites) pages (on peut s’arrêter à la page 88).

[9A la mi-octobre Jacques Marseille affirmait à la télévision que, selon ses calculs, le taux de rendement « de long terme » de la Bourse est de 4% et que, avec sa baisse actuelle, le CAC 40 était revenu dans les clous (la bulle est finie). En quelques années, la tendance de long terme a donc baissé de 50%, selon les calculs des uns et des autres. En fait, Marseille prend pour point de départ un creux de la Bourse (juste après le krach de 1987). S’il avait pris son point haut, avant le krach, il aurait trouvé 2%. Voir à ce propos l’article de Jean Gadrey dans Le Monde du 14 octobre 2008.

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