Nos guerres civiles larvées
Après la décapitation de Samuel Paty
Après la décapitation de Samuel Paty la France est entrée dans un climat de guerre civile larvée. Ou plutôt, une nouvelle guerre civile larvée, plus visible, plus bruyante, plus étonnante, plus dangereuse encore peut-être, est venue s’ajouter aux deux guerres civiles rampantes qui l’ont précédée et qui lui servent de terreau.
Il y a eu, il y a toujours, à bas bruit, la révolte des gilets jaunes contre les élites, les élites politiques notamment. Une révolte menée au nom de la République, de la nation et de l’enracinement contre des élites jugées d’autant plus coupables d’être hors-sol et « séparatistes » (pour employer en l’inversant le terme proposé par Emmanuel Macron au débat public), qu’elles bénéficient du soutien de ceux qui placent leur fortune dans les paradis fiscaux.
L’autre guerre civile larvée, infiniment plus meurtrière et menaçante, est celle qui oppose une partie des populations se réclamant de l’islam radical au reste des Français et plus particulièrement à ceux qu’elle considère comme des Gaulois ou des « croisés » La décapitation de Samuel Paty en est une des manifestations même si son auteur n’était pas français (comme celui de l’attentat de Nice). Son effet premier a été de mettre définitivement en lumière et de rendre désormais incontestable le refus massif des institutions et des normes culturelles françaises par cette frange de musulmans français en rupture avec la culture dominante. Quelle est l’ampleur de cette rupture ? Différents sondages attestent qu’elle est considérable. Ils font l’objet de contestations, mais tous laissent apparaître qu’un nombre désormais significatif de musulmans français, notamment chez les plus jeunes, ne se reconnait guère dans les valeurs de la laïcité et de la République [1]. C’est parmi eux que peuvent se recruter des sympathisants possibles de l’islam radical. En tout état de cause, on peut identifier un noyau activiste composé de ce que les pouvoirs publics appellent le « haut du spectre » – soit 1500 individus actuellement détenus soit pour appartenance ou pour lien avec une entreprise terroriste soit pour des faits de droit commun mais s’étant radicalisés en prison –, et une deuxième strate constituée de 10.000 à 15.000 personnes recensées dans différents fichiers pour radicalisation. Ces chiffres, nous dit le politologue J. Fourquet dans un utile rappel, sont comparables à ce qu’a connu l’Italie avec le terrorisme d’extrême-gauche durant « les années de plomb », de 1960 au début des années 1980, mais tout porte à croire que dans le cas présent l’aspiration à la violence risque de s’accroître fortement et de perdurer bien plus longtemps et profondément qu’en Italie. Tout cela, on le savait déjà plus ou moins mais sans vraiment savoir, sans vraiment vouloir savoir qu’on le savait. Désormais, après la décapitation de Samuel Paty, nul ne peut plus l’ignorer. Et ça change tout.
Ca change tout au point de déclencher, on le voit chaque jour un peu plus, une troisième guerre civile larvée, particulièrement déstabilisante, une guerre civile symbolique, violentissime, chez les Français non musulmans, ou au moins chez ceux d’entre eux qui ont accès aux medias légitimes, à la presse écrite ou à la télévision [2]. Dans ce champ la guerre est désormais sans pitié entre ceux qui clouent au pilori les « islamo-gauchistes » et ceux qui, à l’inverse, n’ont pas de mots assez durs contre les « laïcards ». Tous, pourtant, parlent au nom de la laïcité, mais les uns la voient « ouverte » et les autres « fermée ». Cette opposition n’est pas nouvelle mais elle atteint désormais un niveau de violence tout à fait inédit. On a ainsi pu entendre un député LR proclamer que la gauche dans son ensemble – pas seulement la gauche de gauche, réputée islamogauchiste, non, toute la gauche – était désormais radicalement disqualifiée, qu’elle n’avait plus droit à la parole, car les traîtres, n’est-ce pas ? - n’ont pas droit à la parole. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, est largement sur les mêmes positions. Les accusations croisées sont désormais paroxystiques. Le plus fascinant est d’ailleurs qu’elles visent une essence supposée de l’ennemi – cas typique des guerres civiles – et non telle ou telle mesure que proposerait un des camps qui s’affrontent car au bout du compte le plus clair de l’affaire c’est que – une fois passées les propositions tonitruantes à l’effet douteux ou radicalement impraticables – personne ne sait réellement quoi faire. On est d’autant plus violent, on en rajoute d’autant plus sur les signes extérieurs de conviction et d’une détermination sans faille qu’on se sent démuni et sans prise sur une situation qui échappe à tous [3].
Luttes de don et de reconnaissance
Probablement parce qu’elle est mal diagnostiquée. On se demande s’il faut être plus ou moins répressif envers l’islam politique (ce qui de proche en proche pose, plus généralement la question du rapport d’ensemble à l’islam). La question est légitime, mais nous n’avons de chance d’y apporter une réponse correcte que si nous nous demandons, d’une part, ce qui provoque cette sécession de nombreux jeunes musulmans français, et, de l’autre, l’insuffisance des réponses proposées par lesdits laïcards ou islamogauchistes. Pour tenter une réponse correcte, il nous faut sortir du cadre figé du débat (de la guerre civile symbolique, plutôt) en nous inspirant des théories de la lutte pour la reconnaissance (de Hegel à Axel Honneth, etc.) et en les enrichissant à la lumière du paradigme du don [4]. Fixons en quelques mots les traits essentiels de cette approche :
Les conflits sociaux ne sont pas provoqués uniquement, et même pas toujours principalement, par la faiblesse des ressources matérielles dévolues aux plus pauvres ou aux moins bien lotis, mais autant ou plus par le déficit de la reconnaissance qui leur est accordée. Chaque sujet ou chaque groupe social veut se voir reconnu comme ayant de la valeur. Et chacun estime avoir de la valeur pour autant qu’il donne quelque chose, qu’il est performant dans le cycle du demander -donner -recevoir -rendre (DDRR). À défaut de pouvoir donner du bien ou des biens, reconnus comme tels, il se vouera à devenir donateur de mal ou de mort, de malemort, ou entrera dans le cycle du ignorer - prendre – refuser – garder (IPRG). Tout le problème étant, évidemment de savoir qui reconnaîtra les dons de bien – ou de mal – comme tels.
Demandons-nous quel éclairage une telle approche est susceptible de jeter sur la situation actuelle. En précisant tout de suite que pour essayer d’y voir un peu clair dans une situation effroyablement embrouillée, complexe et immaîtrisable, il convient de laisser de côté provisoirement tout un ensemble de paramètres ou de dimensions pourtant hautement pertinents. Ne disons rien ici, donc, ou presque, de la dimension géostratégique du rapport de la France à l’islam, même si le désaveu des positions du gouvernement français sur le séparatisme par une bonne part du monde arabe et les attaques d’Erdogan contre Macron font bien évidemment partie du problème. Ne disons rien, non plus, des autres guerres civiles potentielles qui montent en puissance : celle qui oppose ceux qui veulent à tout prix relancer la machine économique et ceux qui veulent à tout prix la ralentir pour préserver l’environnement ; les véganes et les mangeurs de viande ; un certain féminisme qui exhorte à « éliminer les hommes » (symboliquement, s’entend), ; la lutte des homosexualités contre les hétérosexualités et réciproquement ; celle des descendants des anciens colonisés contre les anciens colonisateurs, etc. Ces dimensions entrent pourtant directement en jeu, elles aussi, dans le rapport des Français de souche à l’islam, et réciproquement, puisque la question du rapport entre les hommes et les femmes est bien évidemment, là encore, cruciale [5]. Concentrons-nous sur les rapports entre les partisans d’une laïcité fermée (stigmatisés comme laïcards par leurs adversaires), les partisans d’une laïcité ouverte (stigmatisés comme islamogauchistes par leurs adversaires) et les musulmans de France.
Les musulmans français radicalisés
Du côté de ces derniers plusieurs faits sont évidents. L’islam a été la religion la plus hégémonique dans le monde, à égalité ou presque avec le christianisme, et le reste quant au nombre des croyants. En 2015 (derniers chiffres connus) ils étaient, 1,8 milliard (soit un quart de la population mondiale) contre 2,3 milliards de chrétiens [6]. Mais comme le nombre des musulmans croît deux fois plus vite que la population mondiale, ils doivent être aujourd’hui déjà à peu près à égalité en nombre avec les chrétiens. Au-delà des chiffres retenons que les musulmans actuels sont les héritiers de conquérants à la fois violents et civilisateurs, et que, autrefois dominateurs, ils vivent aujourd’hui dans l’humiliation d’être dominés, économiquement, militairement, politiquement et culturellement.
Les musulmans français, majoritairement issus du Maghreb [7], sont les héritiers d’une situation de colonisés et, plus que toute autre minorité en France, ils sont victimes du racisme et des suspicions policières (pas toujours infondées, vu le cercle vicieux dans lequel ils se trouvent). Leurs ancêtres bien lointains ont apporté énormément à la culture européenne (et mondiale) et ont permis en Espagne cinq siècles de convivencia entre musulmans, juifs et catholiques (sous domination musulmane bien sûr et avec un statut inférieur, mais bon an mal an la coexistence était possible). Leurs arrière-arrière-grands-parents ont contribué massivement à la libération de la France et ont connu en retour de sanglants massacres à la première demande d’indépendance ou d’égalité effective. Leurs arrière-grands-parents ont massivement participé à l’industrialisation de la France en vivant souvent dans des bidonvilles avec des salaires inférieurs à ceux des Français. Leurs grands- parents ont participé en 1983 à la marche pour l’égalité et contre le racisme (dite marche des beurs) ou partagé ses espoirs d’être reconnus comme citoyens français à part entière. Leurs parents ont commencé à être frappés de plein fouet par la désindustrialisation de la France (voulue par des élites pariant sur la mondialisation financière et en tirant profit). Premières victimes d’un chômage de masse ils ont ressenti de plus en plus fortement le poids de la ghettoïsation et de la stigmatisation. Les rêves d’émancipation par l’Ecole (ou l’Université) se sont largement dissipés pour deux séries de raisons croisées. D’une part, et même si à situation socio-économique comparable les enfants issus de l’immigration réussissent mieux scolairement (et notamment les filles) que les Français de souche, la culture musulmane ne met pas le même accent sur l’importance du savoir que les juifs ou les asiatiques. Et, de l’autre, il y a de toute façon de moins en moins d’emplois à occuper. Nous en sommes là.
Résumons. Les musulmans français actuels sont les héritiers d’une culture-religion qui peut se targuer d’avoir su donner non seulement la mort à ses ennemis mais aussi le savoir et la convivance à ceux qui acceptaient sa domination. Plus tard, les musulmans colonisés ont donné leur sang puis leurs bras pour la France. Leurs descendants ressentent profondément et amèrement le fait que ces dons n‘ont pas été reconnus comme tels et ont souvent le sentiment que la France ne leur donne en retour pas ou plus grand-chose sinon, de plus en plus, du mépris ou de la haine. Une partie d’entre eux s’extrait donc du cycle symbolique du don, du don d’alliance (le cycle DDRR) et bascule dans le cycle diabolique du IPRG. Au lieu de demander à la France quoi que ce soit (des emplois, la dignité, la médecine, les services publics, etc.) ils préfèrent l’ignorer ou refuser ses dons, et plutôt que donner prendre. Ou encore, ne pouvant pas accéder à la reconnaissance de la part de la culture dominante ils la cherchent auprès de ceux qui prétendent incarner un islam tout-puissant, celui qui n’a pas à chercher à être reconnu par d’autres cultures mais qui, au contraire, serait l’unique dispensateur de reconnaissance légitime. Ne pouvant rien donner qui soit susceptible d’être reconnu comme un don positif, ils préfèrent donner (et se donner) la mort. Avant de basculer dans la posture du héros, ils se campent en victimes. Leur discours constitutif est : « Ils (les Français de souche, les Gaulois) nous ont tout pris, reprenons-leur tout, à commencer par la vie ». À quoi, en un parfait jeu de miroir, répond le discours de l’extrême-droite : « Nous leur avons tout donné (les bienfaits de la colonisation), ils nous prennent tout, ils veulent tout nous prendre ».
L’urgence absolue est d’éviter la prolifération de ceux qui, des deux côtés, profèrent ce genre de discours. Elle ne peut qu’opposer crescendo la haine à la haine dans une spirale mortifère.
Les partisans d’une laïcité fermée
Regardons maintenant du côté des partisans d’une laïcité fermée. Peut-être sera-t-il bienvenu d’en distinguer deux catégories bien différentes, même si elles se chevauchent parfois. Pour la première l’invocation de la laïcité sert avant tout à exprimer une haine de l’islam en général (sur fond d’une haine de toutes les religions, ou bien au nom du christianisme ou du judaïsme) et des musulmans en particulier. On veut bien qu’ils deviennent pleinement français, mais à la condition de renoncer à toute particularité. La référence aux droits de l’homme, au pluralisme et aux valeurs démocratiques est alors largement rhétorique et cache mal ce qui n’est souvent pas autre chose que du racisme pur et simple et la nostalgie du colonisateur. La laïcité fermée devient laïcité dure ou de combat.
La seconde recrute avant tout chez les intellectuels et les enseignants. Eux sont sincèrement attachés à l’universalisme des droits de l’homme et à un idéal d’émancipation. Mais voyant cette émancipation avant tout et nécessairement comme une émancipation individuelle, hors de tous les dogmes et donc, au bout du compte, hors de toute religion, ils ne supportent pas plus que les représentants de la première catégorie de laïques fermés, les signes d’appartenance religieuse. D’où la fixation sur la question du port du voile dont ils renâclent à différencier les diverses significations possibles [8]. Le voile est interprété comme une forme de soumission au patriarcat et d’acquiescement, au moins passif, à tous ceux qui au sein de l’islam s’opposent aux valeurs républicaines et à la Raison. Imposer une laïcité stricte est vu comme un devoir imprescriptible. Avec ceux qui s’en prennent à la République il n’y a aucun accommodement raisonnable à rechercher.
Ce que ces deux catégories d‘apologie d’une laïcité fermée ont en commun c’est de proposer une lecture restrictive de la loi de 1905 sur la laïcité et de n’en garder comme souvenir que la séparation définitive qu’elle consommait avec l’Eglise catholique sans vouloir voir que cette loi affichait une grande tolérance envers les manifestations d’appartenance religieuse y compris dans l’espace public. Elle recherchait la concorde avec les religions et non la guerre, et condamnait tout ce qui pourrait porter atteinte aux libertés religieuses. Oui, diront certains à juste titre, mais la situation est désormais toute différente. Les catholiques même anti-républicains ne commettaient pas d’attentats, et nous sommes maintenant effectivement en guerre contre des musulmans qui ne se soucient ni de démocratie ni de laïcité (sauf quand ça les arrange auprès des tribunaux) mais uniquement de la victoire finale de l’islam. Et même d’un islam particulièrement rigoriste, intolérant et meurtrier.
Difficile de ne pas leur donner raison sur ce point. Mais la difficulté n’est pas seulement de lutter activement contre les 10 à 15 000 radicalisés mais de savoir comment on fait pour convaincre les 700 000 musulmans, jeunes de surcroît, qui refusent de les condamner. Pourquoi ne sont-ils guère accessibles au discours des droits de l’homme et de la Raison ? Pourquoi ne voient-ils pas dans son offre un don, destiné à les faire vivre mieux, mais bien plutôt un poison visant à les anéantir [9] ? On pourra dire, bien sûr, qu’ils sont endoctrinés et victimes de la situation sociale et économique qui leur est faite, et espérer qu’avec une amélioration de cette situation et plus de pédagogie ils reviendront à de meilleurs sentiments républicains. Ou dire (avec les laïcistes de la première catégorie) que de toute façon ils ne comprendront que la force et plaider pour des interventions nettement plus musclées de la police, voire de l’armée. Mais, outre qu’on ne peut pas recruter des policiers à l’infini, comment ne pas voir que le remède a de grandes chances d’être pire que le mal en reconduisant la situation coloniale dont beaucoup pensent qu’on n’est jamais vraiment pleinement sorti et qui attise les haines ? Et il est douteux que la multiplication ou le renforcement des cours sur la laïcité y fasse grand-chose. Et a fortiori s’ils sont perçus comme des attaques en règle contre l’islam.
En amont de ces positions qui se veulent dures ce que les tenants des deux catégories de partisans d’une laïcité fermée ont en commun c’est l’incompréhension du refus de leurs dons. Les premiers pensent avoir apporté et apporter encore la civilisation, le progrès économique, social et sanitaire, et se plaignent de ne recevoir en retour qu’ingratitude. Les seconds pensent apporter les Lumières de la Raison, la science, l‘émancipation et le savoir. Ils offrent la culture française, la littérature, la philosophie et ne comprennent pas qu’elle ne soit pas demandée et souvent refusée. Encore une histoire de dons non perçus comme tels, refusés et convertis en ressentiment tant du côté des donateurs que des donataires putatifs.
Les partisans d’une laïcité ouverte
Aux yeux d’un nombre croissant de partisans d’une laïcité fermée tous les défenseurs d’une laïcité ouverte passent désormais pour des « islamogauchistes ». Islamogauchiste l’Observatoire de la laïcité, islamogauchistes l’Université (nous dit le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer) et les sciences sociales (qui en voulant expliquer excusent, nous disait Manuel Valls), islamogauchiste toute la gauche. Il devient, du coup, difficile de s’y retrouver et de voir ce que le terme recouvre. Probablement pas les pratiques d’accommodement électoral municipal avec des organisations musulmanes pas toujours transparentes. Elles sont aussi répandues à droite qu’à gauche, et les plus à gauche de la gauche sont rarement en position de pouvoir s’y livrer. Peut-être, pour essayer d’y voir un peu clair, pourra-t-on, comme dans le cas de la laïcité fermée, distinguer deux visions principales de la laïcité ouverte. La première, conformément à l’esprit de la loi de 1905, se borne à rechercher des formes de concorde possible entre croyants et athées ou agnostiques sans prohiber par principe le port de signes d’appartenance religieuse dans l’espace public. La seconde, héritière d’une tradition révolutionnaire, a tendance à voir dans les musulmans la relève des damnés de la terre, l’équivalent du prolétariat à libérer de ses chaînes ou des juifs à protéger contre le racisme et les pogroms. Elle entre ainsi en résonance objective avec l’islam radical puisque, comme lui, elle dénonce le colonialisme et le racisme antimusulman.
Cette position, qui est certainement la plus généreuse, se heurte à une difficulté considérable : la dénonciation du racisme et du colonialisme par les différentes tendances de l’islam politique est purement tactique et tout simplement non crédible. Elle endosse la position de victime pour mieux servir un objectif de domination. Raycep Erdogan, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, les frères musulmans, etc. ne sont pas des champions plausibles de l’idéal démocratique et de la tolérance. Il y a là, à gauche de la gauche, l’équivalent de la cécité de nombre des intellectuels de gauche qui avaient soutenu le FLN algérien en croyant voir en lui le fer de lance de la révolution prolétarienne alors qu’il s’agissait au premier chef d’une insurrection religieuse [10]. Par ailleurs la générosité de la gauche de tradition révolutionnaire ne lui vaut pas une grande gratitude de la part des principaux intéressés. La grande majorité des musulmans ne se reconnait en rien dans un projet de révolution anticapitaliste planétaire, à la fois économique et sociétale, qui mettrait à bas toutes les normes familiales et sexuelles héritées et liquiderait à terme toutes les religions. On se donne à la cause des réprouvés, à leurs demandes supposées, mais ceux-ci ne veulent pas de ce don-là. Quant aux tenants d’une laïcité ouverte modérée, le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ont du mal à se faire entendre.
Conclusion : Tout se complique
Dans l’idéal une communauté politique devrait fonctionner à peu près comme suit. Ses membres (se) donnent les uns aux autres plus qu’ils ne (se) prennent. Ils se demandent les uns aux autres plus qu’ils ne s’ignorent. Ils donnent plus de bienfaits que de méfaits, plus de vie et de créativité que de mort et de stérilité. Les conflits sont tempérés par la certitude que ce ne seront pas toujours les mêmes qui gagneront. L’Etat, représentant de la communauté politique, donne à ses membres (la protection contre la violence, l’éducation, la santé, etc.) et ceux-ci, en retour, se sentent en dette vis à vis de lui et prêt à lui donner, jusqu’à leur vie si besoin était. Un système de valeurs amplement partagées fait que chacun se voit plus ou moins reconnu à sa valeur en fonction de son insertion réussie dans de multiples cycles de demander -donner -recevoir -rendre.
Nous sommes bien loin d’un tel modèle. La situation que nous avons décrite de manière idéal-typique est celle d’une crise généralisée du don et de la reconnaissance. Chacun veut donner mais voit ses dons méconnus, non reçus, rejetés. Plus personne ne sait qui est habilité à reconnaître qui. D’où la propension de tous les conflits à se transformer en guerres civiles larvées. Dans cette situation de plus en plus chaotique, tous ont à la fois raison et tort, leurs bonnes raisons de dénoncer le tort qui leur est fait. C’est la raison pour laquelle dans notre schématisation nous n’avons donné raison ou tort à personne en essayant simplement de montrer certains des ressorts non perçus de cette situation si complexe et si dangereuse. Pour aller plus loin et commencer à pourvoir nous demander ce qu’il convient de faire maintenant il faut prendre en compte trois considérations cruciales :
- 1. Il y a bien une dimension de guerre contre l’islam politique à assumer. Elle ne pourra être gagnée qu’avec l’appui de la majorité des musulmans français, les 75 % qui n’ont aucune sympathie pour l’islamisme politique et entendent être des Français comme les autres. Autant la liberté de caricaturer, fût-ce de manière dégradante, et de blasphémer doit être garantie par la loi, autant il est douteux que faire de l’exhibition des caricatures de Mahomet une quasi-religion d’Etat soit le meilleur moyen de gagner leur confiance.
2. Il est hors de question de ne pas défendre l’idéal de la démocratie, du pluralisme, des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Mais il ne faut pas faire silence sur le fait que cet idéal a été gravement compromis par sa récupération et son dévoiement néolibéral (et la même chose est vrai de l’idéal de la vérité dévoyé en multiples vérités alternatives et autres fake news). Aucune tentative de sortir de l’enchevêtrement inextricable des multiples guerres civiles larvées que nous connaissons désormais n’a la moindre chance de succès si elle ne s’accompagne pas d’une refondation en profondeur de l’idéal démocratique et citoyen. Ce qui passe nécessairement par la dénonciation des inégalités obscènes et du séparatisme de nos élites.
3. En amont des multiples crises françaises du don et de la reconnaissance, il y a le fait que la France ne se reconnait plus elle-même. Elle ne sait plus ce qu’elle doit garder et valoriser de son passé, quelle place elle occupe ou devrait encore occuper dans le monde (économique, politique, culturelle) ou en Europe. Elle ne parvient plus à offrir de raisons suffisantes de vivre et de (se) donner à nombre de ses enfants parce qu’elle ne s’aime plus ou ne croit plus en elle.
Voilà tout ce qu’une offre politique capable de nous sortir du chaos devrait pouvoir dire, en parlant à tous : aux gilets jaunes ou aux groupes sociaux rejetés à la périphérie, aux salariés statutaires, aux associations et aux syndicats, aux cités ségréguées, ou encore aux membres des élites mondialisées de bonne volonté. Tout ceci en prenant en compte l’enjeu prioritaire que constitue le réchauffement climatique. Quelles femmes ou quels hommes politiques pourraient porter un tel discours de vérité ? Des femmes ou des hommes convivialistes. Who else ?