Les salariés de France Télécom : le don, le contre-don et l’entreprise

* Laetitia Pihel est Maître de conférences à l’Institut d’économie et de management de Nantes

Cet article, paru dans Libération le 7 octobre 2009 montre, à la suite notamment du livre de Norbert Alter (« Donner et prendre. La coopération en entreprise », La Découverte/MAUSS, 2009) comment les nouveaux systèmes de gestion mis en place un peu partout fragilisent le système du don/contredon qui forme en fait la véritable ossature invisible des entreprises ou des administrations. C’est sous cet éclairage qu’il faut comprendre les explosions de désespoir auxquelles nous assistons désormais.

Les réactions qui s’expriment actuellement chez France Télécom (FT) nous parlent d’une souffrance, d’une difficulté à vivre l’entreprise au regard des règles qu’elle impose aujourd’hui avec les restructurations. Si la souffrance et la déception touchent tous les personnels, les agents les plus âgés et non cadres, ceux dont l’ancienneté est de vingt, trente ans et plus, sont tout particulièrement fragilisés.

Ces agents entrés dans les années 1970 et 1980, sur la base d’un emploi à vie, faisaient alors le choix d’une carrière dans une Administration qui retenait des principes de conduite : conscience professionnelle, qualité du service, intérêt général. A l’époque FT disposait d’un système social paternaliste. A leur arrivée, les jeunes fonctionnaires, provinciaux, étaient affectés en masse sur des postes et des services réservés à Paris essentiellement. Les anciens prenaient alors en charge la socialisation des jeunes entrants. Loin d’abandonner ses recrues dans la nature, FT avait des structures, des personnes dédiées à la gestion des ressources humaines : bureaux d’ordres (BO), assistantes sociales, dont le métier était de soutenir, conseiller au quotidien. FT hébergeait ses jeunes dans ses foyers PTT, le temps pour eux de trouver un logement. FT était la « maison » et contribuait par cette confusion des espaces privés, domestiques et professionnels a scellé un lien puissant avec ses agents. Comme l’a montré Norbert Alter dans ses écrits [1], on connaissait les règles de départ, et l’entreprise reconnaissait les sacrifices, elle promettait un rééquilibrage de l’échange dans le temps. La confiance en l’entreprise alimentait les efforts. La dynamique relationnelle du don et du contre-don théorisée par Marcel Mauss trouvait alors pleinement à s’épanouir.

L’essor qu’a connu FT a créé des opportunités pour les agents : on pouvait alors accéder à n’importe quel poste : technique, mécanicien, secrétaire, ressources humaines, gestionnaire, vaguemestre, mais aussi des contraintes : lorsqu’une technologie était dépassée il fallait « bouger » vers un autre service, au nom du principe de bon fonctionnement du service public. Pour autant, les agents ne nourrissaient pas de colère, de violence, pas de cynisme à l’égard de la Direction, pas plus qu’ils ne rechignaient sur les mobilités déjà fréquentes (on l’oublie souvent !). C’était alors l’ordre des choses : l’échange et l’espace faisaient sens. On s’était engagé à vie. Les déboires financiers de l’entreprise ont durci et rapproché les mobilités appelant les agents à redonner sans cesse à l’entreprise : il faut se reformer, déménager, vivre au jour le jour, quitter ses collègues, se déraciner à nouveau, prévoir la transition professionnelle du conjoint.

L’évolution du statut a induit un changement profond des valeurs et des symboles. FT vend des services au client et plus à l’usager, elle impose des nouveaux objectifs de travail, un nouveau management avec plus ou moins de doigté, les formations se font dans l’urgence. Elle rationalise ses effectifs, envoyant ainsi et symboliquement un signal de séparation, mal digéré de ceux qui ont porté son histoire et qui voient une rupture de l’esprit et du sens de la relation. Alors que l’entreprise au gré des évolutions technologiques a orienté et façonné les carrières sans véritable fil conducteur, elle demande désormais aux agents entrés par concours et souvent sans bagages, de gérer leur carrière pour éviter les mobilités forcées, de rechanger. Elle fixe de nouvelles conditions et propose un mode d’échange contractuel : « on ne reconnaît plus la boîte », et l’on observe que : « la mariée a bien changé ! ». Dans le flot de changement l’agent, dont l’entreprise a entretenu la dépendance sociale et professionnelle, doit s’émanciper, éventuellement quitter la maison FT. Une part de ce qui était auparavant géré par les bureaux d’ordres est désormais géré à distance par des plateformes téléphoniques, l’agent dispose d’un numéro d’identifiant. Le ras le bol, la colère des salariés qui estiment avoir « déjà et beaucoup donné », traduisent cette difficulté à vivre ce changement des règles, à supporter ces coups de canifs portés au pacte initial. Aux dons faits on réclame le contre-don, un droit à la tranquillité. Parallèlement l’entreprise estime donner en conservant les emplois. Chacun réclame son dû et c’est l’impasse du don. Paradoxalement, l’engagement au travail dans la qualité de service perdure, alimenté par l’histoire, ses symboles, le souvenir des moments partagés, mais le don use et rend amers ceux qui donnent par sens et sans mesure.

// Article publié le 12 octobre 2009 Pour citer cet article : Laetitia Pihel , « Les salariés de France Télécom : le don, le contre-don et l’entreprise », Revue du MAUSS permanente, 12 octobre 2009 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Les-salaries-de-France-Telecom-le
Notes

[1(Cf. tout récemment, Donner et prendre. La coopération en entreprise, La Découverte/MAUSS , 2009)

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