L’Europe est mal partie

Cet article a été publié le 7 janvier 2003 dans Libération.

Les Européens s’interrogent : l’Europe à vingt-cinq sera-t-elle viable ? L’est-elle d’ailleurs à quinze ? Le pacte de stabilité qui lui tient lieu de politique économique n’est-il pas, « stupide, comme toutes les décisions qui sont rigides ? » ainsi que l’a déclaré récemment Romano Prodi, le président de la Commission européenne, en récoltant finalement les louanges d’à peu près tout le monde après avoir suscité tout d’abord un tollé général ? Ce même R. Prodi, dont la tâche apparente semblait être de galvaniser les énergies et de dessiner les traits d’un avenir exaltant pour l’Europe, nous explique que le passage de 15 à 25 membres ne changera rien, qu’ « il est trop tard pour arrêter le processus de l’élargissement » et qu’en tout état de cause « à Quinze, il faut déjà changer de fond en comble nos procédures de décision. La paralysie est déjà là...Pour faire de petites réformes, il faut attendre des décennies ». Le problème, ajoute-t-il, c’est que « personne n’a l’autorité ». Et il conclut : « En deux mots : la situation ne peut guère être pire, plus paralysée qu’aujourd’hui ». Personne ne conteste vraiment ce diagnostic. Que serait-il si R. Prodi était eurosceptique !
Le problème auquel se trouvent confrontés les Européens c’est qu’ils se retrouvent dans une situation où il leur est tout aussi impossible d’être eurosceptiques qu’europtimistes, de faire machine arrière que d’avancer effectivement. Le souverainisme, qui ne veut connaître que d’une Europe des nations, et, au mieux, d’une confédération, a le mérite de se souvenir d’une situation dans laquelle le politique existait encore et parvenait parfois à tenir en lisière les intérêts économiques ou catégoriels pour se soucier de l’intérêt général et du long terme. Il rappelle un temps où le politique avait pour horizon la conjonction de la nation, de la république et de la démocratie. Cet idéal ne saurait être oublié. Mais, sauf pour les États-Unis, l’échelle des nations d’hier est désormais trop petite, leur puissance est trop restreinte, pour conférer un poids suffisant aux décisions politiques qui seraient prises dans leur cadre. C’est le constat de cette impuissance croissante qui donne tout son sens au projet d’une Europe unie. Quelle que soit l’appréciation que les uns ou les autres portent sur la politique américaine, personne en Europe ne peut se satisfaire de la perspective d’un monde dans lequel l’ensemble des normes et des directives importantes — que ce soit en matière de culture, de technique, d’environnement, de droit, de comptabilité, de politique économique, sociale ou internationale etc —, seraient imposées par une unique superpuissance et dans lequel les Européens n’auraient plus voix au chapitre qu’à titre d’alliés fidèles mais de second plan.
Il faut donc que les vieilles nations d’Europe unissent leurs forces. Mais en vue et au nom de quoi ? et sous quelle forme politique ? Faute de savoir répondre à ces deux questions pourtant principielles — en espérant apparemment qu’un jour la réponse tombe du ciel toute seule sans que personne ait eu besoin de jamais la chercher —, l’Europe s’est lancée dans une fuite en avant permanente qui donne systématiquement le pas à sa technocratisation et à la dilatation de ses frontières sur le renforcement de ses capacités de décision effectives. Si bien que, pour l‘essentiel, elle a surtout réussi à ôter de la puissance aux États qui la constituent sans en redonner en échange à leur union. Il s’est ainsi créé une sorte de trou noir dans lequel les ambitions, les énergies et les bonnes volontés des peuples d’Europe disparaissent faute de pouvoir trouver le moindre relais politique plausible. Ce n’est pas que le processus d’élargissement soit intrinsèquement critiquable mais, là encore, il faut savoir ce qu’on entend élargir. L’objectif d’élargir la paralysie et l’impuissance n’est pas vraiment mobilisateur.
« Les Européens s’interrogent » disions-nous. La formulation est inexacte. Plus personne en fait ne semble s’interroger sur l’Europe mis à part les juristes ou les hommes politiques qui touchent de près ou de loin aux institutions de Bruxelles. Mais les hommes et les femmes ordinaires, les citoyens, les militants politique, associatifs et syndicaux ? Ils semblent considérer que ce n’est pas leur affaire car tout se fait sans eux. Comme mécaniquement et inexorablement. N’est-il pas tout bonnement ahurissant qu’aucun parti politique n’ait réellement parlé de l’Europe lors des dernières élections présidentielles françaises ? Comme si ce qui, de toute évidence constitue l’enjeu politique le plus crucial des décennies à venir devait soigneusement être maintenu hors débat. Aussi bien, quelle perspective nous est-il offert en dehors d’un impossible retour à l’Europe des nations ? À quoi pourrait ressembler la fédération que certains semblent appeler de leurs vœux ? À lire les multiples tribunes rédigées par les spécialistes de la chose européenne, les problèmes de l’Europe semblent se réduire à trois questions : 1°) celle de savoir par quelles catégories d’élus européens serait choisi un président de l’Europe qui aurait, de toutes façons, un simple rôle de figuration vis à vis de l’extérieur ; 2°) quelle marge de manœuvre laisser à la commission européenne par rapport au parlement ? 3°) quelle pondération des voix adopter au sein du conseil des ministres dès lors qu’on renoncerait à la règle paralysante de l’unanimité et qu’on ne déciderait pas d’accorder autant de poids à Malte qu’à la France ou à l’Allemagne ? Or, disons-le tout net, quelle que soit la réponse apportée à chacun de ces trois points, elle ne suffira en rien à guérir l’Europe de sa paralysie actuelle et à lui redonner la capacité politique dont elle s’est peu à peu elle-même dessaisie. Si nous voulons croire en l’Europe, et donc en nous-mêmes et mobiliser des énergies citoyennes en faveur d’un objectif digne d’elles, c’est une aspiration beaucoup plus ambitieuse dont il faut dès aujourd’hui commencer à dessiner les contours.

S’est-on assez étonné des mutations qu’a connues la philosophie politique occidentale durant ces trente dernières années et de la quasi-disparition de notions qui y avaient pourtant tenu la place centrale depuis des siècles ? qui parle encore de « république » ou de « nation » autrement que sur le mode de la nostalgie impuissante ? qui s’essaye encore à définir la « souveraineté » ? Et a fortiori la « souveraineté du peuple » ? L’idée même de peuple, d’ailleurs, n’est-elle pas devenue quasiment obscène, utilisable uniquement, horresco referens, par les « populistes », ces êtres pervers et attardés. Des esprits naïfs pourraient penser pourtant que l’évocation de la démocratie, d’un pouvoir (souverain) du peuple doit bien référer d’une manière ou d’une autre à un peuple. Mais nos docteurs ont changé tout cela. Dans le sillage d’une philosophie politique libérale massivement américaine au départ et devenue depuis John Rawls presque exclusivement juridique, une philosophie qui récuse toute notion holiste et globalisante — comme celles de peuple, de communauté ou de souveraineté — pour n’accorder de légitimité qu’aux « préférences » et aux choix des individus indépendants (self regarding et mutuellement indifférents), la référence à la démocratie se fait-elle même de plus en plus rare pour céder la place à une interrogation sur la justice. Et la réponse dominante est que pour édifier une société juste il convient de cesser de s’interroger sur la substance de la justice, réputée introuvable et de surcroît dangereuse à chercher, pour se contenter de définir des procédures de décision formellement justes. Ou justes précisément parce que formelles et procédurales. Une telle société, réduite à un ensemble de procédures formelles n’a, on le pressent, nul besoin d’un peuple, d’une dimension de communauté ou même de frontières définies. Et moins encore de passions. Seule lui suffit l’extension indéfinie des procédures formellement justes en dehors de toutes les passions et en définitive contre elles. À la limite, une commission de fonctionnaires éclairés devrait pouvoir suffire.
Or, à de multiples égards, cette évolution de la théorie politique, amplifiée par le renoncement concomitant des politiques à se penser comme tels, est extraordinairement pernicieuse et lourde de menaces. Elle ne fait pas trop de dégâts (et encore) aux États-Unis qui se croyant et étant donc encore une nation, bénéficiant de l’unité indiscutable de la (sur)puissance économique, technique, culturelle monétaire, militaire et diplomatique, demeurent une république et jouissent en pratique de toutes les dimensions de la souveraineté que leurs penseurs récusent en théorie. Mais en Europe, l’abandon de ces références, synonyme de démission, est tout bonnement catastrophique. Disons le donc fortement : on ne résistera pas aux effets pervers de la mondialisation (indissociables de ses éventuels effets positifs) sans rétablir une certaine primauté du politique sur les flux marchands et il n’y a pas d’autres idéaux politiques que ceux de l’édification d’une république démocratique par un peuple souverain. Ces vocables sonnent vieux et ringards ? Oui, tel est bien le cas. Mais demandons nous pourquoi et résistons à la tentation de répondre que ce serait en raison des progrès foudroyants de la pensée politique qui aurait dégonflé de vieilles baudruches pour édifier la communauté politique sur des bases rationnelles enfin trouvées. Non, la vérité est plus simple et plus crue. Elle est que ces notions de peuple, de nation, de république, de territoire et de souveraineté politique sont interdépendantes et qu’à partir du moment où la construction européenne a commencé à les délier, elles se sont peu à peu étiolées et démonétisées.
Comment penser une république européenne sans souveraineté politique et avec non pas un mais de nombreux « peuples » ? C’est là une impossibilité absolue. Qui ne laisse que trois choix. Nous avons vu les deux premiers, celui de la nostalgie de la république, de la souveraineté et du peuple perdus, et celui de la dilution achevée du politique dans le magma technocratique d’une Europe marchande en expansion permanente mais sans corps et sans esprit. Le troisième est de sauver le politique en renouant avec l’aspiration républicaine et démocratique mais à une échelle nouvelle. Cela implique la formation d’un nouveau peuple, un peuple des républicains d’Europe, un peuple qui n’abolit pas les peuples qui le composent, Français, Allemands, Italiens ou autres (eux-mêmes faits en définitive de peuples multiples) mais qui les unifie en une souveraineté politique partagée. Cette troisième possibilité que personne n’évoque jamais, comme si elle relevait de l’impensable, est en fait la seule qui soit à la fois pertinente et plausible aujourd’hui. La seule, en tout cas, à même de réveiller les énergies bien assoupies de la vieille Europe. Procédons à un premier repérage des possibilités qu’ouvre cette perspective et des difficultés qu’elle soulève.

Cette République doit être fédérative, les Etats constituants devenant ses organes intermédiaires disposant des pouvoirs législatifs et exécutifs dans des domaines délimitées. Le socle de la légitimité de cette République ne peut être que le parlement européen où siègeront, en part égal, des députés élus à l’échelle européenne et ceux élus par des scrutins nationaux. Le parlement européen doit disposer de la souveraineté législative dans des domaines précises, notamment en matière de défense européenne, de politique extérieure, des droits politiques et sociaux, doit pouvoir déterminer les grandes axes des politiques économiques et sociales et prélever des impôts.
Sans un président à sa tête, la République européenne ne saurait disposer d’un pouvoir de représentation suffisamment puissant. Le président, élu par l’Assemblée européenne, doit disposer de prérogatives spécifiques, notamment en matière de défense européenne et de politiques internationales.
La Commission Européenne devrait être soumise au Parlement et devenir le noyau de l’administration européenne. Elle ne peut plus comme aujourd’hui continuer à disposer de pouvoirs politiques sans porter une responsabilité politique. En revanche, l’actuel Conseil des ministres ne pourrait continuer à être un instance de décision si l’on admet que la souveraineté à l’échelle européenne revient au Parlement et non aux Etats membres de la République. Le gouvernement européen, investi par le parlement, devrait se substituer au Conseil des ministres et assurer la coordination des actions ministérielles des Etats membres. Sans ce transfert de compétence de coordination du Conseil des ministres aux ministères du gouvernement européen, la République ne saurait disposer d’un réel pouvoir de gestion et d’initiative politique concernant les affaires européennes.

Nous pensons qu’au-delà d’un débat sur les instituions, il nous faut aussi discuter sur les moyens susceptibles de renforcer l’identité européenne commune des citoyens de la République :

problème de la langue : La République européenne doit adopter un principe de multilinguisme réaliste. Avec d’un côté une langue universelle, probablement l’anglais, et de l’autre, dans chaque Etat ou région, une langue « nationale », la république européenne doit considérer symboliquement toutes les langues parlées en Europe comme les langues de la République.
Une armée commune : La République européenne ne peut être bâtie sans une armée commune formée de militaires de métiers. Cette armée doit disposer d’un commandement unique et pouvoir mobiliser non seulement l’ensemble des ressources déployées pour la défense nationale dans chacun des pays membres, mais exiger à chacun des Etats membres une contribution minimale. A terme, cette armée devrait être financée principalement par les ressources fiscales de la République.
Un service national européen : Les citoyens de la République européenne, femmes et hommes, doivent servir la République, pour une période de six mois ou de un an, dans un autre pays que les leurs, dans des travaux d’utilité sociale. Cette mobilité minimale imposée à chacun, non par la connaissance touristique, mais par la participation à la vie quotidienne, pourrait être le terreau privilégié de l’identité européenne. Il faut bâtir une Europe politique dans une Europe de confiance et de connaissance réciproque. Dans ce but, les semestres européens devraient être généralisés afin qu’un nombre croissant d’étudiants et d’élèves séjournent dans une des composantes de la République, tissent des liens d’amitiés et approfondissent leurs connaissances sur les « autres ».
A côté de l’Assemblée européenne, un Conseil économique et social européen est indispensable pour la création d’un espace de rencontre et de négociation institutionnalisé entre les partenaires sociaux à l’échelle européenne, y compris les représentants des associations.
Une République décentralisée : Dans l’organisation administrative de la République, on peut concevoir quatre échelons. La République européenne, les Etats, les régions et les communes. Il faut redéfinir les régions pour qu’elles aient la taille critique nécessaire, redéfinir le champ de leur compétence et ne pas avoir l’ambition technocratique pour bâtir un échelon régional homogène pour l’ensemble de l’Europe. L’histoire de chaque pays tracera des trajectoires de convergence appropriés.
Les ressources prélevées doivent être partagées entre cinq échelons, à savoir la République, les Etats, les régions, les communes et les associations. Les associations doivent être dans la République européenne un niveau d’intervention active et reconnue, un lieu d’organisation libre des citoyens.
En matière de prélèvements obligatoires, la République doit fixer des minima universels et laisser aux trois autres niveaux une large compétence pour définir les charges communes. Un système de péréquation minimale doit jouer le rôle de solidarité. De la même manière, la République doit fixer, en parité de pouvoir d’achat, des minima sociaux universels sur lesquels les échelons inférieurs peuvent bâtir une politique sociale spécifique à partir de leurs ressources propres.

L’institution de la République ne saurait être limitée à un travail d’ingénierie constitutionnel et aux tractations politiciennes sur le partage des charges et des moyens. La république ne saurait être fondée dans la froideur technocratique. Si nous voulons que la République ait une âme, il faut que ses citoyens s’y reconnaissent et se sentent investis d’une mission historique exceptionnelle. C’est l’intensité de ce moment d’accouchement que les citoyens européens devraient pouvoir ressentir et de le vivre comme un moment révolutionnaire durant lequel se forgera, pour l’avenir, la volonté instituante du peuple européen.
Les peuples européens, les femmes et les hommes européennes ont la possibilité aujourd’hui d’entrer dans l’histoire comme les fondateurs de notre République. C’est à eux, à nous, de pouvoir saisir cette chance .

// Article publié le 7 janvier 2003 Pour citer cet article : Alain Caillé et Ahmet Insel , « L’Europe est mal partie », Revue du MAUSS permanente, 7 janvier 2003 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?L-Europe-est-mal-partie
Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette