Un dernier hommage

Prenant la parole lors de la cérémonie consacrée à Philippe le jeudi 15 décembre 2025 après de nombreuses interventions de la famille et des amis et après avoir vu le montage de photos qui le montraient à différentes périodes de sa vie, j’ai déclaré à peu près ceci (je n’avais pas rédigé de texte à l’avance) :

Tout le monde ici a célébré à juste titre l’extraordinaire gentillesse et l’intelligence multiface de Philippe, mais ce que ces photos rappellent à l’évidence c’est qu’il était aussi très beau.

Philippe, dont j’avais fait la connaissance peu de temps avant, m’avait demandé d’être membre du jury de sa thèse de doctorat de science politique soutenue à Dauphine sous la direction de Lucien Sfez. Cette thèse qui passait en revue toute une série d’auteurs encore peu connus à l’époque en France, John Rawls ou Jürgen Habermas, bien sûr, mais aussi Ronald Dworkin, Robert Nozick ou Michael Sandel, était impressionnante de rigueur et d’envergure pour un jeune homme de son âge, vingt-trois ou vingt-quatre ans. Il ne s’était pas contenté en effet de consacrer un chapitre à chacun d’entre eux, ce qui aurait déjà été fort appréciable, non, il avait extrait et recombiné les arguments de chacun pour les soumettre à sa propre grille d’analyse. Peu de temps après cette soutenance (lors de laquelle il avait eu le courage de prendre ses distances avec son directeur de thèse) Philippe m’avait interrogé pour savoir si je pensais qu’il valait la peine de tirer un livre de cette thèse. Je lui avais répondu que ça ferait un livre de bonne qualité, tout à fait honorable, mais qu’à mon sens sa réflexion manquait encore un peu d’épaisseur anthropologique.

Il eut la sagesse, ou la folie, je ne sais, de m’écouter et d’élargir considérablement le champ de ses lectures. De toute façon, il était curieux de tout. Dès lors son destin était scellé. Peu à peu il allait nous rejoindre, moi et les amis du MAUSS, dans l’élaboration de ce que nous appelons le paradigme du don, cette manière d’interroger la réalité sociale en partant de l’idée qu’elle est aussi tissée, d’abord tissée sans doute, par l’obligation de donner, cette obligation de montrer sa liberté et sa générosité si bien dégagée par Marcel Mauss dans l’Essai sur le don. Vous connaissez la suite : à ce paradigme du don il a de plus en plus contribué, il l’a de plus en plus enrichi, il l’a de plus en plus fait sien à mesure qu’il m’accompagnait puis prenait mon relais à la direction de La Revue du MAUSS.

Quel a été son moteur ? Qu’est-ce qui l’a poussé à étendre sa curiosité - bien au-delà de la philosophie politique et de la science sociale -, à la musique, à la littérature et plus particulièrement à la poésie, ce qui lui a permis d’accéder à une qualité d’écriture que l’on trouve rarement en science sociale ? Pourquoi et comment est-il devenu le Philippe que nous avons tous aimé pour son exceptionnelle ouverture d ‘esprit et de cœur ? Une première réponse est évidente : au-delà de ses grandes capacités intellectuelles, il voulait être aimé. Il nous l’avait dit plusieurs fois, à moi et à mon épouse Elisabeth, en toute simplicité et sincérité : « je veux être aimé, je veux qu’on m’aime ». Il avait vite compris qu’on ne peut être aimé que si l’on aime vraiment les autres. Et, sur le plan de l’amitié, il a pleinement réussi. Notre présence à tous ici, si nombreux, toute l’affection dont nous lui avons témoigné, le prouvent éloquemment. Mais cela ne lui suffisait pas, d’où son fond de tristesse, presqu’inconsolable. Il cherchait ardemment autre chose. Il cherchait l’amour, sans ou avec majuscule. Un amour romantique, absolu, un amour très probablement introuvable au moins en ce monde.

L’amour, ça a été le thème du dernier numéro de La Revue du MAUSS semestrielle, le n° 64 qu’il a coordonné avec Julie Anselmini, intitulé « Le don d’amour ». Entendons : l’amour comme don ; le don comme amour. Quand j’avais lu l’appel à contributions qu’il avait rédigé pour préparer ce numéro, je m’étais senti en fort désaccord avec lui et le lui avais dit. Avec Philippe, je pouvais toit lui dire, on pouvait tout lui dire sans pour autant se fâcher. autre qualité rare. J’y lisais un idéalisme à mon sens intenable. Aussi ai-je été plus qu’agréablement surpris et particulièrement heureux de voir le résultat final, à la fois dans la présentation du numéro, dont il avait rédigé la plus grande partie, et dans son article. On n’était plus dans la fétichisation ou l’absolutisation de l’Amour mais dans la prise en compte de l’entière complexité du sentiment amoureux. Jamais, me semblait-il, il n’était parvenu à une telle maitrise de sa pensée. Tout lui était désormais ouvert. Je le lui ai dit, je me réjouis d’avoir eu le temps de le lui dire). Il en a été heureux. Il a eu le temp de me le dire, et j’en suis heureux. Et c’est maintenant qu’il nous quitte, alors qu’il s’apprêtait à donner sa pleine mesure !

Philipe, je suppose, j’espère que tu vas retrouver cette mère que tu aimais tant. Mais, en attendant, c’est quand même un très sale tour que tu nous joues là. Qu’est-ce que nous allons faire sans toi à présent ?

// Article publié le 23 février 2025 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Un dernier hommage  », Revue du MAUSS permanente, 23 février 2025 [en ligne].
https://www.journaldumauss.net/./?Hommage
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