Girard-Bourdieu : force et limites de la démarche mimético-distinctive

Communication à la Journée d’étude : « Girard-Bourdieu : des affinités méconnues », le 18 juin 2013, Paris. Voir http://www.journaldumauss.net/spip.php?article978

J’ai éprouvé deux coups de foudre intellectuels dans les années 80 à la lecture de Mensonge romantique et vérité romanesque et de La Distinction. Girard et Bourdieu sont deux grands artistes, créateurs chacun de deux univers pleins de sombre séduction, bâtis avec un appareillage conceptuel à l’intérieur duquel on se sent habiter. Ces univers communiquent tout en se combattant.

Imitation et distinction sont aussi complémentaires et inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier. En un mot, j’imite certains autres en me distinguant d’autres autres. [1] J’avais donc forgé dans ma thèse en 1990 l’expression démarche mimético-distinctive pour souder les deux approches.

Ce qui est si séduisant dans la démarche mimético-distinctive, c’est-à-dire chez Bourdieu et chez Girard, c’est que leurs analyses relèvent du besoin de reconnaissance dans lequel Hegel voyait le propre de l’homme, bien plus que dans le besoin matériel ou dans le désir sexuel que nous partageons avec toutes les autres espèces jusqu’aux plantes. Bourdieu dit explicitement que la classe se définit « pas son être perçu autant que par son être  ». Les Méditations pascaliennes définit le capital symbolique comme « la poursuite fascinée de l’approbation d’autrui ». Le besoin de reconnaissance ne diffère guère de l’amour-propre où les psychanalystes du XVII° siècle, je veux dire les moralistes jansénistes, voyaient la clé de la psyché. Malheureusement, leurs riches explorations ont été laissées de côté par le pansexualisme freudien. Une ligne cohérente peut cependant être tracée à partir des moralistes jansénistes jusqu’à Girard et Bourdieu marquée par les grandes étapes de l’amour-propre chez Rousseau, du besoin de reconnaissance chez Hegel, du ressentiment chez Nietzsche, du regard de l’autre chez Sartre, du besoin d’estime chez Alfred Adlel et chez Paul Diel.

Il est très intéressant de noter la déréalisation des objets de la rivalité mimético-distinctive soulignée par les deux auteurs. Les objets apparaissent comme des leurres dépourvus de valeur intrinsèque, complètement arbitraires en eux-mêmes. Les rivaux croient désirer tel ou tel objet : c’est par leur rival qu’ils sont fascinés. C’est tout le sens du mot symbolique chez Bourdieu, métaphysique chez Girard qui indiquent une totale dématérialisation des enjeux des luttes mimético-distinctives.

Cette perspective constitue une remarquable démystification des rivalités humaines. Elle révèle que les hommes se battent pour rien, sinon pour se surpasser les uns les autres  ! Girard évoque le néant des conflits humains. Peu importent les objets : c’est la domination de l’autre et la revendication identitaire qui importent vraiment. « Les styles, écrit Bourdieu, sont classés et classant, hiérarchisés et hiérarchisant. » La vérité du désir n’est ni dans la personnalité du sujet, ni dans les qualités de l’objet, elle relève de l’aliénation, autrui se distribuant d’ailleurs en rivaux et en témoins. Girard et Bourdieu s’accordent pour dire cela. C’est une véritable révélation qui éclaire aussi bien les relations internationales, qu’on pense aux manifestations actuelles du ressentiment islamiste et à tant de conflits inter-ethniques, qu’à nos querelles de famille, de voisinage ou de travail.

Une telle révélation a autant de force que la révélation marxiste quand elle nous faisait voir que nos idéologies n’étaient que le reflet de notre position dans la distribution des moyens de production.

Le jansénisme girardo-bourdieusien

J’en viens à mes réserves et objections en commençant par ce que j’appelerai le jansénisme girardo-bourdieusien. J’ai dit mon enthousiasme envers les analyses de la distinction et de la mimésis. Mais de où à où s’étend leur pertinence ? Je vois beaucoup de volonté distinctive et de volonté mimétique parmi les hommes, en tout cas beaucoup plus qu’ils ne sont prêts à en avouer spontanément. Mais n’y a-t-il vraiment que cela, comme l’affirment nos deux auteurs ? Je soutiendrai au contraire que, si excitantes soient-elles en compréhension, ces définitions sont gravement abusives en extension et ne décrivent que la pathologie du désir, le snobisme en somme.

Si tout désir est mimétique, alors tout désir est envieux et jaloux, surtout dans le monde moderne qui a ruiné les barrières isolant les castes les unes des autres. Le dernier livre de Girard sur Clausewitz confirme que la course à l’abîme est inéluctable à ses yeux. L’univers bourdieusien est, lui aussi, un univers impitoyable saturé de domination comme en témoigne le patronage du penseur augustinien de ses Méditations pascaliennes et particulièrement l’interprétation qu’il y a laissée du don (p. 227 sqq). Le don est vu comme une dénégation de l’intérêt, lequel serait en réalité la seule loi de toute transaction. Inversement, la loi du marché aurait désambiguïsé la part d’altruisme que le don prétendait contenir. En d’autres termes, la philia est introuvable chez Bourdieu. Sa complicité avec Flaubert, ce grand dépressif, n’est là que pour confirmer son parti pris sinistre.

Ma conviction est qu’aucune argumentation ne pourra prouver de façon invincible si l’homme est entièrement mauvais ou pas, capable d’empathie vraie ou pas, et que toute théorie restera en partie un autoportrait. C’est pourquoi je préfère laisser la question ouverte et explorer plusieurs voies pour ne pas fermer le chemin de la liberté qui est aussi celui de toute démarche amélioratrice. Je n’oserai donc prendre la responsabilité d’affirmer que l’homo sapiens est entièrement réductible aux dimensions de l’homo bourdivus, cet animal sans cœur, incapable de la moindre empathie. [2] Je me souviens très bien d’avoir hésité, il y a peut-être 25 ans : allais-je suivre entièrement des dispositifs séduisants mais implacables, séduisants parce qu’implacables, mis en place par Bourdieu et par Girard, avec le même bénéfice de toute puissance que m’avait procuré dix années auparavant la révélation apportée par L’Idéologie allemande  ? Finalement, je reculai devant un choix qui me semblait faire passer les grandes traditions culturelles de l’humanité devant un tribunal impitoyable. Je reculai devant une anthropologie qui refuserai de prendre en compte la possibilité d’un rapport empathique et sympathique spontané de l’homme envers l’homme. J’ai trouvé dans L’Essai sur le don le positif ou si on veut le recto du verso que représente la démarche mimético-distinctive. Girard continue à me paraître procurer la meilleure origine de la violence possible quand il montre les terribles spirales de la mimésis. Mais la meilleure origine de l’amitié est fournie par Marcel Mauss. C’est donc Girard et Mauss qu’il me faut, ou Girard-Bourdieu et Mauss. Encore une fois, la description girardo-bourdieusienne des rapports violents est la meilleure possible en compréhension ; elle devient à mes yeux imprudente et partiale en extension, c’est-à-dire si on prétend lui faire épuiser l’entièreté des possibles humains.

L’immense édifice de la culture est qualifié de symbolique pour exprimer l’idée qu’il constitue un « microcosme fondé sur le refoulement du travail productif » (Méditations pascaliennes). La culture serait le produit d’une exterritorialité scolastique. Bourdieu va jusqu’à parler de l’obscurantisme des Lumières dans leur prétention à universaliser la raison d’une classe. La culture sous toutes ses formes est donc disqualifiée, comme privilège relevant de l’exploitation, redoublé d’une méconnaissance de ses conditions d’existence. Il existe donc un refoulement, une dénégation de l’économique par le symbolique. On peut même parler d’inconscient. Ces affirmations me semblent contenir une considérable part de vérité, mais une non moins considérable part de barbarie. Finalement, ce point de vue est celui de Rousseau dont le Premier discours affirmait que les sciences et les arts n’étaient qu’un moyen pour les riches de manifester leur domination sur les pauvres.

Je ne plaiderai pas en faveur d’une autonomie de l’esthétique, c’est même l’une de mes bêtes noires, Je plaiderais plutôt pour dire que l’ensemble du patrimoine culturel humain est divisé entre deux forces, la démarche mimético-distinctive et une éthique du partage dans laquelle la vie commune n’est pas déniée mais assumée. Si j’affirme que les deux instituteurs de l’Europe, Homère et Jésus, se sont livrés, à une contestation de la lutte des classements, je ne crois pas obtenir l’approbation de Bourdieu. Girard m’approuvera sur Jésus mais sans doute pas sur Homère. En repoussant Calypso, Ulysse, pourtant, refuse d’imiter Pélée le père d’Achille, d’imiter Anchise, le père d’Enée qui avaient épousé des déesses. Il n’entreprend pas non plus de séduire la miss monde de l’époque, comme Pâris qui avait déclenché la guerre de Troie en enlevant Hélène : il préfère retourner dans son île à chèvres auprès de sa Pénélope qui n’a pas rajeuni pendant ses vingt années d’absence, il le sait bien. Je vais être lourd et insister. Dans la scène qui constitue le sommet de l’Iliade, Achille tombe dans les bras du vieux Priam en pleurant et lui rend le corps de son fils qu’il vient de tuer. Les deux hommes redécouvrent leur commune humanité puisqu’Achille a, lui aussi, un vieux père près de la tombe, qui ne vit que par son fils. Plus généralement, nous savons bien que les Achéens ne possèdent pas davantage d’humanité que leurs adversaires, les Troyens. Toute la tragédie grecque est sortie de là, avec sa critique de l’hybris qui n’est rien d’autre que la vanité. L’Iliade s’achève sur le spectacle de trois Maries, je veux dire Andromaque, Hécube et Hélène qui pleurent sur le corps transfiguré d’Hector. Cela préfigure l’Evangile et les Béatitudes, cet immense jeu de qui perd gagne où les premiers seront les derniers, ce qui constitue un renversement radical de la lutte des classements, deux mille ans avant Bourdieu.

Je ne ferai qu’évoquer la démarche descendante des Essais de Montaigne dont l’écriture autant que la pensée est une défense et illustration de l’humaine condition contre toutes les prétentions de la philosophie et je ne ferai que souligner le sommet des Pensées où Pascal inverse l’ordre des ordres en plaçant l’ordre du cœur infiniment au dessus de l’intelligence et de la réussite sociale.

Il me semble donc très problématique de sélectionner un très petit nombre de textes dans le patrimoine humain, fut-ce la Bible, comme le fait Girard, ou L’Education sentimentale, comme le fait Bourdieu. Bourdieu a sauvé Flaubert et un peu Proust de la mauvaise foi générale sous laquelle il accable la culture autrement nommée skolè, c’est-à-dire le refoulement de la violence économique. Girard a sauvé l’Evangile, Shakespeare et cinq romanciers véridiques. Le statut de ces exceptions me paraît mal fondé. Ce sera en tout cas l’objet du colloque de Marseille en 2014. Avec Mensonge romantique... et avec Les Règles de l’art Girard et Bourdieu ont jeté un pont entre la littérature et les sciences humaines, maintenant que le freudisme et le marxisme sont en recul. Mais en bons jansénistes, ils ont construit des ponts fort étroits. Il y aurait davantage de mensonge et d’illusio que de vérité dans la littérature. L’hypothèse inverse est que l’essence de la littérature serait d’adopter une posture de retrait et de critique par rapport à la lutte des classements dont la société est le théâtre. C’est en réalité toute la culture et toute la littérature qui méritent d’être revisitées dans leurs contenus pour vérifier dans quelle mesure elles dissimulent ou révèlent la lutte des classements. Voilà notre thème. [3]

Les différences qualitatives

Ma deuxième objection porte sur la nature. Je partirai d’une citation de Bourdieu extraite d’un entretien donné par lui en 1992 à propos de Flaubert : « C’est quand même étonnant de ne pas vouloir reconnaître cette vérité : tout est social ! Le style est social, la forme est sociale, la vie privée est sociale.[…] Dire que tout est social, c’est simplement dire qu’il n’y a pas de transcendance. » [4] Girard aussi, à sa façon, dit que tout est social, ou en tout cas que tout est dans l’interaction. Je suis entièrement d’accord avec le combat de Bourdieu et de Girard contre la conception romantique et individualiste du génie et de l’art autonome par rapport à la société. Mais c’est encore une décision extrêmement grave que de décréter qu’il n’existe pas de différences significatives et légitimes entre les hommes à côté des appartenances artificielles résultant de la démarche mimético-distinctive. Girard ne veut voir que mensonge romantique dans toute revendication d’originalité personnelle. Bourdieu dit à peu près la même chose pour voir par exemple dans le personnalisme ou dans tout entreprise biographique une dangereuse mystification. Il y a pourtant des différences qui se sont ni sociales, ni transcendantes, ce sont les différences de nature qui sont complètement oubliées par Girard et Bourdieu.

Pourquoi refuser de prendre en considération nos différences de morphotypes, de santé, de capacités physiques, intellectuelles et émotionnelles ? Je mets aussi dans la nature, la nature des choses, les accidents de la vie comme le fait que Rousseau soit orphelin, que Chateaubriand ait été traumatisé par la Terreur, que Baudelaire n’ait pas supporté le remariage de sa mère et soit devenu syphilitique comme Flaubert sera épileptique ou Proust asthmatique, que Giono ait été épouvanté par le sang à Verdun, etc, etc, etc. Il n’y a aucune raison de faire l’impasse sur cet immense continent différenciateur. J’adresse cette remarque à Girard autant qu’à Bourdieu.

Il est incontestable que le point de vue statistique, c’est-à-dire la considération de grandes échelles et de grands ensembles fait ressortir abondamment la partialité des points de vue partiels et permet de faire entrer dans des séries les attitudes qui se croient originales. Mais inversement, le regard rapproché peut seul percevoir les détails et les pixels. Le point de vue du singulier est aussi pertinent que le point de vue du pluriel. Il est vrai que vus de loin, tous les Chinois se ressemblent et que du haut de la tour Eiffel, les hommes ressemblent à des fourmis. Les différences commencent à apparaître quand on accommode son instrument d’optique sur de petites échelles.

Tout un monde apparaît si on veut bien troquer son télescope contre un microscope, comme fit Pascal quand il médita sur la condition humaine à califourchon entre les deux infinis. On voit apparaître les différences de morphotypes, de tempérament, de plan de vie comme disait Alfred Adler, selon le patrimoine génétique de chacun, l’ambiance familiale, je dirai même climatique et géologiques en pensant à la flore, à l’alimentation, à la pente des toitures et à la courbe des chemins, à la teinte des revêtements muraux, selon le sable du pays, etc, etc ? Ma femme dit qu’elle est heureuse quand elle rentre du marché avec un laurier rose en bouton qui ornera notre cuisine tout l’été derrière les volets mi-clos et des citrons non traités aux formes variées et aux nombreuses connotations méditerranéennes « pour qui elle donnerait tous les tableaux ».

Surtout le plan de vie de chacun l’orientera plus ou moins vers la concurrence ou vers la coopération, vers la pratique ou vers la spéculation, vers l’alimentation végétarienne ou carnivore, vers la poésie ou vers la philo, vers l’extraversion ou vers l’introversion, etc, etc. Il me semble que la vie nous enseigne chaque jour d’irréductibles différences entre les tournures individuelles. Peu importe ici l’origine de ces différences, innées ou acquises par sédimentation : elles ont là, irréversibles, et constituent le patrimoine qu’il appartient à chacun de cultiver de son mieux. Je proteste donc contre une anthropologie niveleuse et holiste qui ignorerait la beauté de l’individu [5] même si je sais que sous l’effet de la mondialisation, cette diversité est en voie de réduction importante comme la diversité biologique.

Le regard de Bourdieu est accommodé aux échelles macro de la sociologie et il est complètement aveugle aux interactions qui se déroulent à échelle micro et qui sont pourtant le tissu de notre vie quotidienne. Il les balaye d’un revers de main sous le nom de psychologisme, n’y voyant qu’un ennemi au surgissement de la vérité sociologique.

En résumé, il est une conclusion de La Recherche du temps perdu sur laquelle il me semble que Girard fait l’impasse, c’est la différence faite par Proust entre les fausses différences, par exemple celles qui distinguent les salons Guermantes et Verdurin et qui ne sont que « néant », et les précieuses différences qualitatives qui gisent au fond de chaque individu et qui, pour peu qu’on y puise, alimentent les grandes œuvres d’art comme celles de Vermeer ou de Rembrandt. Il y a donc lieu de faire des différences entre les différences et de ne pas confondre les fausses différences avec les vraies, celles qui permettent d’affirmer avec Buffon que « le style est de l’homme même » ou, avec Proust, que « le style n’est pas une question de technique, mais de vision ». Entendons le mot vision en pensant à ce que la mémoire involontaire révèle de chaque être : le dialogue quasi solipsiste d’un enfant descendu dans le « puits de l’être » comme dit Bachelard, avec les éléments premiers : la lumière, le vent, la terre, un bâton, un insecte, de la boue, une flaque d’eau. Pensons à Rimbaud :

« Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai ». (Le bateau ivre)

Vers la page 100 du Sens pratique, Bourdieu distingue un habitus individuel et un habitus de classe. Il l’a dit. On pourra dire qu’il a dit qu’il existait un habitus individuel, mais qu’en a-t-il fait, de cet habitus individuel ? Il ne l’a pas pris en compte dans son dispositif conceptuel. Je n’y vois qu’une fausse fenêtre pour la symétrie, en sorte que l’habitus bourdieusien reste bel et bien un habitus holiste. Je dirai la même chose de Girard. Il dit par exemple dans Les choses cachées (p. 293) que « la violence abolit les différences », magistrale affirmation qui suppose qu’il existe des différences. Mais Girard fait lui-même violence aux différences en combattant toute différence identitaire comme un mensonge. Je résiste donc beaucoup à la première moitié de sa phrase : « L’amour comme la violence abolit les différences » Non, l’amour accepte les différence. Plus, il s’en nourrit. L’amour est aussi curiosité et enrichissement de l’altérité. C’est en quoi il n’est pas sacrifice mais profit ! Et c’est tant mieux.

Nous en sommes en ce point à distinguer au moins trois fibres dans le goût et dans le style : 1) un désir de classement assurément, mais aussi, 2) un désir de partage et de participer à la vie commune 3) un désir de manifester une singularité légitime. [6] Même si la proportion varie sans cesse dans le tressage de ces trois fibres, je dirai que si Girard et Bourdieu sont grands pour avoir, mieux que tout autre, mis en évidence la première de ces fibres, ils n’en ont pas moins deux de faux pour un de juste.

Lutte des classes et lutte des classements

Qui sont les plus gros menteurs, les personnes qui camouflent et se camouflent leurs stratégies de classement, comme l’assure Girard, ou les personnes qui dissimulent la vérité de leurs rapport à l’argent sous les allures fausses du style, comme le montre Bourdieu ?

On lit à la page 564 de La Distinction  : « La lutte des classements est une dimension oubliée de la lutte des classes. » Bourdieu est fondamentalement marxiste en ce que les rapports de production occupent chez lui une position infrastructurelle déterminante par rapport à la démarche mimético-distinctive qui n’est qu’un camouflage, un cache-richesse. C’est tout le problème de la relation entre capital économique et capital symbolique.

Pour Girard, tout commence au contraire avec la mimésis. Sans doute, les rivalités mimétiques débouchent-elles sur des clivages de classes. Je ne vois pas de difficulté à greffer sur le dispositif girardien tout le dispositif bourdieusien des champs sur fond de rapports économiques inégaux. Mais pour Girard, de toute façon, les oppositions de classes sont à penser comme des effets et non comme des causes.

Quel est donc le primum movens, de la lutte des classements, que j’ai appelée mimético-distinctive, ou de la lutte des classes ? J’arbitre nettement en faveur de Girard. Voici pourquoi.

Bourdieu frôle sans arrêt la psychologie [7] mais ne s’y arrête jamais pour une raison de méthode fondamentale. Sa sociologie ne veut rien devoir à la subjectivité psychologique traitée en ennemie. On voit se rejouer implicitement la polémique Durkheim/Tarde, il y a un grand siècle. On se souvient que le premier utilisateur du mimétisme avait été disqualifié par le sociologue.

S’il est vrai que les luttes mimético-distinctives se déploient entre les mailles des sociétés de castes, je ferai observer qu’elles se déroulent tout autant dans l’espace familial, entre Toto et son petit frère qui se disputent pour des capsules de soda, comme le symbolisent les mythes d’Abel et de Caïn, d’Etéocle et de Polynice, de Romulus et de Rémus, etc., entre cousins et entre voisins de palier, de travail, entre convives autour d’une table, dans une queue à la boulangerie ou sur l’autoroute. Cela n’a rien à voir avec la lutte des classes et suffirait à montrer que la volonté distinctive fait bien partie des grands besoins humains fondamentaux et même qu’elle est en position motrice. Bien sûr, tous les hommes se battront pour le pain, pour l’eau et pour l’oxygène en situation de pénurie, mais nous savons bien que la pénurie est le plus souvent le résultat de rivalités entre des estomacs qui accaparent cent fois plus qu’ils ne pourront jamais digérer. [8]

J’irai trouver chez Rousseau les raisons de trancher la question en faveur de Girard. Il est étonnant et regrettable que Girard ne cite jamais Rousseau parmi ses précurseurs car les analyses rousseauistes des effets de l’amour-propre anticipent fort sur les siennes, spécialement dans Rousseau juge de Jean-Jacques et dans le Discours sur l’inégalité. On voit à juste titre dans ce discours une critique pré-marxiste de la propriété. Une lecture plus fine montre que l’amour-propre est l’infrastructure de l’inégalité en matière de propriété. C’est parce que le premier mouvement des hommes dans l’état social est de rivaliser pour la domination symbolique, qu’ils veulent accumuler plus de richesses qu’ils n’en ont besoin, ce qui aboutit à la paupérisation du plus grand nombre. La jouissance n’est pas tant dans l’objet que dans la privation que subit autrui. Rousseau propose l’idée que le désir distinctif est aussi à l’origine des préférences sexuelles de l‘homme civilisé. Qu’il s’agisse de propriété matérielle ou de propriété sexuelle, c’est donc le désir d’être désiré qui joue davantage que le désir simple. On peut dire que l’amour-propre est le moteur des luttes mimético-distinctives, quel qu’en soit l’objet. L’amour-propre est donc à situer en amont des luttes de classes comme en amont des vicissitudes de notre vie sexuelle. L’existence de cet organe si sensible et si dynamique, je ne veux pas dire le pénis, mais l’amour-propre, constitue à lui tout seul une l’objection majeure qu’on doit faire au pan-économisme marxisto-bourdieusien autant d’ailleurs qu’au pan-sexualisme freudien pour utiliser un raccourci significatif.

Le rôle cardinal de l’amour-propre me paraît donner l’avantage à Girard dans la polémique que nous organisons avec Bourdieu car il fait voir ce que j’appelle l’infrastructure anthropologique de la lutte des classes, que Bourdieu s’interdit d’examiner en raison du tabou que sa sociologie pose contre la boite noire du calcul psychologique. La profonde psychologie de Rousseau lui permet de montrer que l’amour-propre vexé se décompose en quatre passions tristes : la vanité et le mépris, la honte et l’envie. On voit tout de suite que la honte et la vanité sont des distorsions de l’estime qu’un sujet porte sur lui-même tandis que le mépris et la l’envie en sont la projection sur autrui. C’est pourquoi ces déformations sont au nombre de 4. Il ne saurait y en avoir 3, ou 5 ! La psychologie des profondeurs élaborée par le grand et méconnu Paul Diel a pour noyau ce qu’il appelle le carré de la fausse motivation et qui ne diffère pas du carré de Rousseau.

J’ai pourtant une réserve de fond à exprimer envers la psychologie de Rousseau, c’est qu’elle n’envisage que le versant sinistre de l’amour-propre sans voir que l’amour-propre est à la racine de l’amitié aussi bien que de la violence. L’amour et l’amitié sont à définir comme une reconnaissance réciproque entre deux partenaires. C’est en somme ce que nous dit Marcel Mauss avec le don/contre-don. L’amour-propre est biface : il inspire la collaboration autant que la rivalité. Rousseau a beau avoir aboli le péché originel, il reste janséniste du fait de l’empire entièrement funeste qu’il accorde à l’amour-propre. Ce qui est funeste ce n’est pas l’amour-propre, mais sa corruption, qui a un nom en bon français, la vanité (avec ses trois sœurs). J’affirme même, avec Paul Diel, que le contenu vrai de l’inconscient, ce n’est pas l’Œdipe ni la sexualité, c’est la vanité.

L’hypothèse que je défends est que, loin que les vicissitudes de la sexualité commandent les vicissitudes de l’affectivité, ce sont les vicissitudes du besoin de reconnaissance qui commandent les vicissitude du désir sexuel aussi bien que l’appétit exalté des biens matériels.

J’ai convoqué quatre auteurs dans cette étude, Girard, Bourdieu, Mauss et Diel, autre carré. En résumé je dirai que Girard et Bourdieu décrivent les rivalités humaines de la meilleure des façons, mais qu’ils font l’impasse sur les relations de coopération entre les hommes. C’est à Mauss qu’il revient d’en avoir fait la meilleure description. Quant à la description du calcul psychologique conscient et inconscient en matière d’amitié et de rivalité, c’est chez Paul Diel que j’en trouve la meilleure description. En disant cela, je suis en train de protester contre la posture de chien de faïence que la sociologie et la psychologie ont adoptée depuis Auguste Comte. Le mot anthropologie ne prendra tout son sens que quand ces deux disciplines accepteront de collaborer.

// Article publié le 15 septembre 2013 Pour citer cet article : Bruno Viard , « Girard-Bourdieu : force et limites de la démarche mimético-distinctive », Revue du MAUSS permanente, 15 septembre 2013 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Girard-Bourdieu-force-et-limites
Notes

[1Dans le fond, le personnage du contre-modèle dont on se distingue chez Bourdieu se dessinait en filigrane derrière le modèle girardien. Inversement, Bourdieu parle d’une « mimésis inconsciente » à la page 123 du Sens pratique. Intéressante nuance, Girard est le peintre de la violence, Bourdieu celui de la domination en raison de l’habitus, cette intériorisation des arbitraires et des abus. On assiste donc à une violence retenue chez Bourdieu et à une violence explosive chez Girard. Le frein est constitué chez Bourdieu par la croyance en la légitimité de l’ordre établi, qu’il appelle illusio ou amor fatio. L’existence de ce frein peut constituer une objection à l’automaticité des engrenages girardiens.

[2C’est pourquoi, on est tout étonné quand on lit le post-scriptum de La domination masculine ou Bourdieu se met à affirmer que l’amour est « une île enchantée », « une trêve miraculeuse », où prévaut « le bonheur de donner du bonheur ».

[4Bourdieu et la littérature, Editions Cecile Defaut, Nantes, 2010, p. 279.

[5L’expression appartient à Jean Giono.

[6On pourrait certainement ajouter d’autres paramètres comme la fantaisie, la griserie de s’affranchir des lois de la fonctionnalité et de la nécessité comme la loi de la pesanteur.

[7Ainsi, les Méditations pascaliennes évoquent la honte, la timidité, l’anxiété, la culpabilité des dominés qui ont franchi la frontière magique, l’émotion à bien ou mal occuper sa place. Ou cette phrase « L’homme voué à la mort, fin qui ne peut-être prise comme fin est habité par un besoin de reconnaissance : être attendu, sollicité, accable d’obligations, cité, invité, arraché à l’existence sans obligations . » (p. 282)

[8Penser aux centaines de chaussures à talon de Madame Ceaucescu et aux dizaines de voitures de luxe de Saddam Hussein, etc.

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