« En devenant philosophique, la démarche psychothérapeutique cesse de relever du seul domaine médical…. Elle cesse d’opposer le « normal » (qui n’en aurait pas besoin) et le pathologique »
1. Dans le cadre de la relation thérapeutique, la question du sens de la vie est souvent posée : le sens de ce que nous vivons, de ce que nous projetons de vivre, de ce que nous n’acceptons pas ou plus au quotidien. Comment cette question structurante peut être éclairée par une approche philosophique ? Et, soutenir la démarche psychothérapeutique ?
La philosophie a depuis toujours prétendu répondre à la question du sens de la vie. Elle est en concurrence avec les religions, qui ont aussi cette prétention. N’oublions pas que Socrate a été accusé d’impiété parce qu’il voulait aborder les problèmes fondamentaux de l’existence (Qu’est-ce qui est juste ? Qu’est ce que la sagesse ? La vertu ? Etc.) sans recourir aux croyances dominantes à son époque. Ce qui caractérise la philosophie, c’est que pour elle le sens de la vie doit être construit, alors que pour les religions il est donné (par les textes sacrés, par une Révélation). Il n’est pas reçu, mais élaboré par une démarche active de réflexion et de clarification personnelle.
C’est là un point fondamental. Un sens reçu passivement pose toujours la question de sa légitimité : il faut croire que la Révélation dont on le tire est valide ; autrement dit il faut avoir la foi, ce qui n’est pas donné à tout le monde. On peut toujours poser la question de sa contingence : pourquoi ce prophète plutôt qu’un autre ? à ce moment de l’histoire plutôt qu’un autre ? Autrement dit, le sens religieux est auto-justificateur : il est contenu dans la révélation même. Le sens qu’il affirme s’impose arbitrairement, ce qui contredit la notion même de sens, exigeant d’être universel et incontestable. Il y a dans le sens proposé par les religions une contradiction qu’elles ne parviennent jamais à surmonter ; elle explique la violence et l’intolérance dont elles font souvent preuve.
En revanche le sens recherché par la philosophie ne s’atteint qu’au terme d’un travail long et laborieux de conceptualisation, problématisation, argumentation. Il vise à convaincre et non à persuader. Au terme de ce travail dont le philosophe n’est jamais que l’initiateur et l’incitateur, chacun accède à un sens qui ne prétend jamais être complet ou parfait. Le sens de la vie se confond alors avec ma vie même : vivre, c’est chercher et construire un sens.
On pourrait presque dire qu’avec la philosophie le sens se prend lui-même pour objet. La question primordiale n’est plus : « Quel est le sens de la vie ? » mais : « Pourquoi est-ce que je cherche un sens à la vie ? », ce qui n’est pas la même chose. Qu’on définisse l’homme par la pensée, comme Descartes, ou par la liberté, comme Kant, il s’agit toujours de comprendre ce qui me distingue des êtres qui vivent sans s’interroger sur le sens de leur existence : les choses, les plantes, les animaux.
C’est là un changement capital pour la démarche psychothérapeutique. Le malaise ou la dépression psychique se caractérisent par une « perte de sens » : ce qui allait de soi ne l’est plus ; les valeurs qui semblaient incontestables (l’amour, le travail, la reconnaissance des proches) ne valent plus. Aucune proposition et encore moins imposition d’un sens tout fait, « clé en main » - fût-ce par la voie médicamenteuse - ne saurait résoudre le problème. Celui qui vit une telle situation éprouve d’abord le besoin de se réapproprier la maîtrise de sa vie, c’est-à-dire de construire ou reconstruire le sens qu’elle a pour lui. Cette démarche ressemble beaucoup à celle de la philosophie.
En devenant philosophique, la démarche psychothérapeutique cesse de relever du seul domaine médical, caractérisé par une position en surplomb du médecin ou du soignant. Elle cesse d’opposer le « normal » (qui n’en aurait pas besoin) et le pathologique. Dans l’accompagnement que je faisais de personnes souhaitant une aide à mourir, je ne me disais pas qu’elles étaient « en fin de vie » et qu’elles avaient besoin de soins, fussent-ils « palliatifs ». Elles et moi étions des adultes responsables, en relation d’égalité, réfléchissant ensemble à ce qui était le meilleur par rapport à leur situation, c’est-à-dire ce qui « faisait sens » dans ces circonstances. Cela change complètement le statut de l’accompagnement.
2. Votre expérience de la fin de vie, de la mort a nourri une « clinique philosophique » engagée. Pouvez-vous nous préciser votre approche et souligner les grandes lignes qui se dégagent de vos travaux ?
La « clinique philosophique » dont vous parlez est d’abord issue d’une exigence éthique. Les personnes qui s’adressaient à nous, accompagnants d’Ultime Liberté [1], étaient dans une situation de détresse physique ou psychologique qui imposait de répondre à leur demande.
C’est pourquoi notre approche est essentiellement régie par des critères éthiques. A Ultime Liberté, nous avons une « charte de l’accompagnement », que tout accompagnant s’engage à respecter. Elle repose sur quatre principes :
- le principe de collégialité : nous fonctionnons toujours en binôme. Cela permet d’éviter les dérives liées à un accompagnement solitaire. Le fait d’être deux accompagnants permet un recul, une distance critique, une concertation en cas de difficulté. Pour l’accompagner(e), c’est aussi quelque chose de positif : il ou elle évite le tête à tête avec une seule personne, qui expose toujours aux risques de manipulation ou d’influence, même inconsciente. La discussion à trois revêt ainsi plutôt le caractère d’une réflexion collective, d’autant que souvent s’y joignent un ou des proches du demandeur : conjoint(e), enfant ou ami(e).
Ici encore on s’éloigne du modèle thérapeutique, qui est celui des soins palliatifs, pour basculer dans un autre régime de concertation.
Les deux bénévoles composant le binôme des accompagnants doivent s’accepter mutuellement avant le début de l’accompagnement. Ils se concertent régulièrement, avant et après chaque rencontre. Mais en même temps ils gardent la liberté de se désengager de l’accompagnement à tout moment ; en ce cas, ils sont remplacés d’autres, toujours sur la base du volontariat.
- le principe de l’accord explicite : après les premiers contacts, l’accompagné exprime son accord pour être suivi par les personnes qui se proposent de l’aider, tout en étant libre ensuite de demander d’autres accompagnants. L’accompagné(e) a aussi la possibilité de demander un entretien confidentiel avec un seul des deux bénévoles, s’il l’estime souhaitable.
- le principe d’initiative et d’autonomie maximale de l’accompagné : c’est l’accompagné qui prend l’initiative de demander des rencontres, et a fortiori d’engager les démarches pour une fin de vie douce. Les accompagnants peuvent garder le contact, demander régulièrement des nouvelles, mais ils ne provoquent une rencontre qui n’a pas été demandée par l’accompagné. En aucun cas ils ne doivent pousser la personne à prendre une décision de fin de vie ou l’inciter à accélérer le processus. Ils doivent plutôt s’assurer de la qualité de son discernement et de la fermeté de sa volonté.
Cela passe souvent par ce que nous appelons une « résistance pédagogique ». Quand une personne nous dit qu’elle souhaite être aidée à mourir, nous ne nous pressons pas de répondre positivement à sa demande. Bien au contraire, nous essayons d’envisager avec elle tous les aspects de sa situation, toutes les possibilités autres que celle de quitter la vie. Nous ne l’aidons à cela que si, au terme de cet examen qui peut prendre souvent plusieurs mois, voire plusieurs années, elle maintient une décision devenue ferme et résolue.
- le principe de confidentialité : les accompagnants ne communiquent pas aux autres membres du groupe local d’Ultime Liberté, et a fortiori à des personnes extérieures, les informations recueillies lors de leur accompagnement.
Cependant, le problème se pose souvent de savoir s’il convient d’associer les proches de la personne à cette réflexion commune. Certain(e)s, on l’a dit, le font spontanément. D’autres viennent après que les premières rencontres ont fait émerger l’opportunité, voire la nécessité de leur présence. L’accompagnement que nous pratiquons oscille donc sans cesse entre un accompagnement individuel et un accompagnement collectif, dans lequel la personne demandeuse joue le rôle de médiatrice, puisqu’elle est à la charnière de sa constellation familiale propre et du groupe qu’elle forme avec le binôme délégué par l’association.
Personnellement il m’est arrivé plusieurs fois, après quelques rencontres, d’être invité à un repas chez la personne demandeuse, où je retrouvais ses proches – conjoint(e), enfant(s), ami(e)s. C’était l’occasion de poursuivre dans un cadre plus convivial la réflexion entamée dans un cadre initial plus strict. C’est là une très grande différence avec la démarche thérapeutique au sens strict.
3. La question du vieillissement somato-psychique des patients, de ses représentations sociales et individuelles, est un défi pour les soignants. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?
La vieillesse a toujours intéressé les philosophes. Platon, Montaigne, Descartes, Rousseau, Kant, ont écrit sur la vieillesse. Simone de Beauvoir lui a consacré un ouvrage magistral. C’est un phénomène qui pose problème parce qu’il est fondamentalement ambigu. On peut en effet le considérer :
- comme un phénomène empirique, contingent, c’est-à-dire comme une altération de la vie analogue à la maladie et aux accidents. Ce serait un état à soigner comme les maladies, des troubles à réparer comme les accidents. Cette représentation relève d’une conception « fonctionnelle » de la vie : elle se définirait comme une organisation complexe, un système de fonctions (respiration, alimentation, motricité, sexualité, etc.) qu’il faudrait maintenir le plus longtemps possible. Cela engendre chez certaines personnes âgées, mais aussi beaucoup de soignants, ce qu’on pourrait appeler une attitude « médicalisante » ou « mécanicienne » : tous les troubles de la vieillesse ou presque pourraient faire l’objet de traitements adéquats. La vie doit être maintenue jusqu’au bout, le mieux et le plus longtemps possible.
- ensuite comme une étape naturelle dans un parcours, un cheminement, une trajectoire universelle : la vieillesse serait alors un état nécessaire, normal dans le parcours de la vie. Il faut l’assumer et l’accepter, y compris dans ses aspects invalidants. De même qu’il y a dans la nature des cycles incontournables (les saisons, le jour et la nuit, etc.) de même la succession des âges (enfance, jeunesse, maturité, vieillesse) serait une nécessité « transcendantale », une condition a priori de l’existence des vivants. Le stoïcisme en fait une loi de la nature à laquelle il serait absurde de vouloir se soustraire. Dès lors, « survivre à tout prix » n’est plus un impératif.
- enfin, on peut y voir la manifestation d’une tendance « catastrophique » universelle, caractérisant l’univers dans son ensemble. La vieillesse ferait prendre conscience que tout, dans le cosmos, évolue dans le sens d’une entropie généralisée, c’est-à-dire d’une destruction et désagrégation de tout ordre. Elle marquerait alors la fin des illusions, la découverte de la vérité de l’être, engendrant un nihilisme et un pessimisme sans fond. C’est cette attitude que Simone de Beauvoir appelle le « gribouillisme ». On trouve chez beaucoup de personnes âgées ce sentiment de désespérance. Il trouve ses références philosophiques chez Schopenhauer et Cioran.
Ces trois attitudes cohabitent le plus souvent chez les personnes âgées. Elles oscillent de l’une à l’autre selon les moments et les circonstances.
Pour les psychothérapeutes, cette analyse oblige à dépasser les explications purement pathologiques de phénomènes comme le suicide des vieillards, qu’on attribue communément à la dépression. Les recherches récentes [2] montrent que cette explication est fausse : les épisodes dépressifs diminuent avec l’âge. La volonté de mourir n’est donc pas une maladie qu’il faudrait à tout prix soigner, ou comme l’affirment certains, qui disparaîtrait dès lors que la personne serait entourée, choyée, accompagnée.
Il y a un « acharnement palliatif » [3] qui est aussi nocif et pervers que l’acharnement thérapeutique dénoncé à juste titre.
Ici encore, c’est seulement en privilégiant une approche philosophique de la vieillesse qu’on peut comprendre comment la réflexion de chacun peut évoluer au fil des années, en fonction de critères et de valeurs qui relèvent de la pensée et non de l’affect. Estimer que les personnes âgées ont essentiellement besoin de tendresse, de chaleur humaine, d’attention ou de prévenance plutôt que d’une capacité à réfléchir lucidement et de manière responsable sur leur situation, c’est les rabaisser, les mépriser, et à la limite les maltraiter.
Dans les accompagnements que j’ai effectués, l’approche réflexive n’empêchait pas, bien au contraire, l’amitié et l’émotion ; mais celles-ci ne se fondaient pas sur des a priori dogmatiques comme la valeur sacrée de la vie ou l’acceptation inconditionnelle des faiblesses et fragilités inhérentes au vieillissement.
4. Avec quels philosophes anciens ou contemporains, selon vous, les professionnels du soin psychique pourraient dialoguer et nourrir ainsi leur clinique ?
On trouve, tout au long de l’histoire de la philosophie, des manières différentes, voire opposées de penser la vieillesse.
La philosophie antique valorise la vieillesse comme un état qui a en soi de la valeur. La « défense de la vieillesse » que Cicéron met dans la bouche de Caton l’Ancien réfute l’une après l’autre « tous les motifs qui font redouter la vieillesse », c’est-à-dire les prétendues pertes ou diminutions qu’elle occasionnerait. A chaque fois, le ressort argumentatif est le même : il s’agit de montrer que la perte apparente est en réalité un gain ; ce qu’on prend pour du négatif est en réalité du positif. Ainsi « la vieillesse nous interdit les affaires » ? Sans doute, mais « quelles affaires ? » [4]. Ce ne sont que les affaires subalternes, celles qui ne demandent « que la force de la jeunesse ». « Que le vieillard ne fasse pas ce que font les jeunes gens, soit ; mais ce qu’il fait est bien plus important et meilleur » : car il agit non « par les brusques saillies et l’agilité des corps », mais « par la prudence, l’autorité, les bons avis ; et loin de perdre ces avantages, la vieillesse les accroît ».
A l’opposé, Montaigne a une vision de la vieillesse purement négative. Il se refuse à « ficeler à tout prix la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme sur sa fin ». La vieillesse est « une redoutable maladie, qui se répand en nous naturellement et imperceptiblement ». Il faut se battre contre « les imperfections dont elle nous accable [5] ».
Descartes reprend cette appréciation négative, mais la vieillesse n’est pas une fatalité. C’est ce qui est affirmé dès le Discours de la méthode : « On se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et peut-être même de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissances de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus ». [6]
La réflexion de Kant est intéressante par son ambivalence. D’un côté il semble se rallier à la position de Cicéron : l’âge veut être regardé comme quelque chose de méritoire, car on lui accorde de la considération ». [7] Mais un examen plus attentif montre que ce mérite n’est pas dû à l’âge. La vieillesse n’apporte rien de spécifique, elle n’est la cause de rien ; elle fait seulement ressortir la vertu de celui qui, depuis toujours, a vécu selon la loi du devoir. La vieillesse met en évidence le mérite moral, mais contrairement à la thèse de Sénèque et de Cicéron, elle ne le favorise pas.
On voit ainsi se dessiner le double statut de la vieillesse dont j’ai déjà parlé. D’un côté, elle est un phénomène empirique, accidentel et circonstanciel, qu’on peut atténuer ou retarder par des mesures adéquates ; d’un autre côté, elle est un phénomène transcendantal, révélant notre finitude et le caractère fondamental de « l’être pour la mort » qui constitue, selon Heidegger, l’essence de l’homme. Toute la philosophie peut être considérée comme une méditation sur cette polysémie indépassable.
Pour les professionnels du soin psychique ayant particulièrement affaire aux personnes âgées, c’est une source de réflexion qui ne peut que rejaillir dans leur pratique quotidienne. Il ne s’agit pas, bien entendu, de donner des « cours de philosophie » ou des « leçons de sagesse » à ceux qu’ils prennent en charge. Mais discuter ensemble un texte de Sénèque, Cicéron ou Montaigne peut être l’occasion d’éclairer et d’expliciter le vécu quotidien lié à l’âge. J’en ai fait personnellement l’expérience en animant de nombreux « ateliers pour seniors » à la demande d’une mutuelle de santé. Plusieurs d’entre eux ont débouché sur des pratiques d’écriture par lesquelles les participants prolongeaient ou contestaient, en produisant un texte réflexif personnel, la pensée des philosophes dont nous avions discuté.
5. Du point de vue du philosophe que vous êtes : quels sont les enjeux (éthiques, sociaux, anthropologiques, politiques…) incontournables de l’accompagnement psychothérapeutique de demain ?
Les accompagnements psychothérapeutiques d’aujourd’hui ont pour la plupart certaines caractéristiques communes qu’on peut résumer ainsi :
1°) Ils sont duels, c’est-à-dire qu’ils s’effectuent sous la forme d’une relation entre deux individus – le psychiatre ou le psychologue et le patient, le soignant et le soigné. C’est la matrice de ce qu’on appelle couramment le « colloque singulier » du médecin et du malade.
C’est seulement à l’hôpital qu’une certaine collégialité est instaurée, mais elle reste très limitée. Pour les personnes âgées, même dans les Ehpad, le suivi est souvent individuel ; il existe très peu d’accompagnements psychothérapeutiques de groupes, alors que pour les activités culturelles, artistiques ou psychomotrices, on travaille en ateliers.
2°) Ils sont professionnels, c’est-à-dire qu’ils mettent en face à face un soignant, qui est aussi un « sachant », et un patient supposé ignorant la causalité de ses propres troubles. En psychanalyse, le thérapeute, qui pourtant garde le silence, est supposé capable de déchiffrer ce qui est méconnu de son patient, et de le lui faire découvrir par des interventions brèves. La série « En thérapie », sur Arte, l’illustre fort bien.
La théorie du « care », qui prétend contester ce modèle, en relève encore. Car la notion de soin implique par principe un soignant et un soigné. Même si cette relation est réversible, elle est tendanciellement structurée en un pôle actif (celui ou celle qui dispense les soins) et un pôle passif (celui ou celle qui les reçoit).
3°) Ils sont ponctuels, ce qui signifie qu’ils s’exercent par rapport à un trouble conjoncturel, supposé limité dans la durée. On vient consulter un psychothérapeute quand on se sent dans une situation de « crise » ou de « stress » imposant un suivi ; on cesse de le voir quand on se sent « mieux », ce qui est l’équivalent de la guérison dans la médecine des maladies corporelles.
4°) Ils sont enfin sectoriels, car ils portent essentiellement, sinon exclusivement, sur les difficultés affectives des personnes : sentiments de stress ou d’angoisse, dépression, conflits avec un ou des proches, obsessions, etc. On parle de « troubles psychiques » comme s’il s’agissait d’une catégorie nosologique aussi déterminée que celle des pathologies cancéreuses ou respiratoires. Le thérapeute ne se permet pas d’interroger les croyances religieuses ou philosophiques de son patient, ni ses convictions politiques, morales, sociales – sauf si elles sont en relation évidente avec ses troubles.
Les accompagnements que nous avons menés dans le cadre d’Ultime Liberté rompent d’une manière radicale avec ce modèle. En particulier :
a) Ils remettent en cause le « colloque singulier » de l’accompagnant et de l’accompagné. Comme je l’ai dit plus haut, la règle du binôme de notre charte nous impose un colloque minimal de trois personnes, et souvent davantage. A cela s’ajoute que nous demandons à toute personne qui nous demande une aide d’adhérer à l’association, afin de bien marquer son accord avec ses objectifs affichés. Ceci la conduit à participer aux réunions, tables-rondes, ateliers qu’elle organise ; et du coup la distinction entre l’accompagnement propre dont elle bénéficie et sa participation à la vie et à la réflexion associative deviennent souvent indissociables. A la limite, des personnes initialement demandeuses d’un accompagnement sont devenues elles-mêmes, au bout de quelques années, accompagnatrices.
b) Tous nos accompagnements sont bénévoles. Cela signifie que nous ne sommes pas et que nous ne prétendons pas être des professionnels. Mais pour autant, nous ne cessons de nous former, soit entre nous (par des séances régulières de « debriefing » ou d’analyses de pratiques) soit en recourant à l’intervention ponctuelle de spécialistes du vieillissement (psychologues, psychiatres, sociologues, etc.). La dénivellation accompagnant/accompagné est donc, sinon abolie, du moins réduite à son minimum.
c) Les accompagnements que nous faisons peuvent durer quelques semaines (dans les cas urgents et extrêmes où une solution s’impose rapidement). Mais la plupart durent plusieurs mois, voire plusieurs années. Bien des personnes qui ont contacté l’association pour des raisons pressantes diffèrent l’instant de prendre une décision ; le seul fait de participer aux réunions et rencontres régulières finit par leur permettre de se passer d’un accompagnement personnalisé. La distinction entre périodes de crise et continuité de la vie tend ainsi à s’effacer. Dans certains cas les rencontres deviennent très espacées, mais peuvent reprendre à une fréquence plus soutenue si nécessaire.
Le cadre associatif permet ainsi une permanence et une souplesse de l’accompagnement qui ne seraient pas possibles dans un cadre plus institutionnel et professionnel.
d) Enfin, notre accompagnement est global. Dans les conversations que nous avons lors de nos rencontres, nous ne nous posons pas la question de savoir si nous sommes dans une aide « psychique » ou dans une discussion générale à caractère philosophique ou politique. Il n’y a aucune limite, aucune restriction aux échanges, parce que le plus souvent ils sont liés à une relation d’amitié qui s’est nouée entre des personnes qui s’invitent à déjeuner, font des randonnées ensemble, partagent des joies culturelles ou sportives.
Du coup les enjeux de l’accompagnement psychothérapique sont l’objet de questionnements :
- du point de vue éthique, la relation thérapeutique doit-elle s’inscrire dans un cadre respectueux de valeurs prédéfinies ? Ou bien peut-elle contribuer à les faire évoluer ? Dans la pratique qui est la nôtre, l’accompagnement devient une réflexion commune sur les valeurs et non pas seulement sur l’atteinte du bien-être. L’opposition encore forte à la légalisation de l’aide à mourir conduit ceux qui veulent en bénéficier à justifier leur propre choix, donc à se poser des questions sur la mort, le sens de la vie, les conditions d’une vie juste et digne, qui sont généralement évacuées d’un accompagnement psychothérapeutique classique.
- du point de vue anthropologique, la relation thérapeutique est-elle une pratique spécialisée, relevant de savoirs et de techniques professionnels, ou bien peut-elle être élargie à des bénévoles n’ayant reçu qu’une formation relativement modeste ? Le souhait de mourir est-il le symptôme d’un trouble qu’il faut soigner (dépression, stress, etc.) ou bien est-ce une demande qu’il faut analyser, clarifier, expliciter pour connaître son étayage profond ?
Personnellement, je constate une porosité, un va-et-vient entre les accompagnements « cliniques » que j’ai faits et les animations d’ateliers philo que j’assure par ailleurs. Souvent, après un atelier, un ou des participants viennent me voir, sachant mon engagement associatif, pour me parler de leur cas personnel et demander comment ils pourraient être aidés. Réciproquement, des personnes que j’avais accompagnées dans le cadre de l’association ont souhaité rejoindre des ateliers de réflexion qui n’avaient plus rien de psychothérapeutique et voulaient développer une réflexion théorique et désintéressée.<
Il me semble que la distinction deviendra de plus en plus floue, et que l’accompagnement psychothérapeutique de demain devra accepter cette porosité.
- du point de vue social, notre pratique pose le problème des limites de la légalité. Toute pratique thérapeutique doit-elle s’inscrire dans le cadre de la légalité existante ou bien peut-elle, dans certains cas ou sous certaines conditions, les outrepasser ? Le problème s’est déjà posé pour l’avortement : on sait que certains médecins en ont pratiqué alors que c’était encore interdit. Il se pose aussi à propos de l’usage des stupéfiants, et maintenant pour l’aide à mourir. Demain, il risque de se poser pour d’autres situations que nous ne soupçonnons pas. Les soignants ne pourront pas s’y soustraire. Il faut y réfléchir dès maintenant.
- du point de vue politique, notre pratique a contribué à mettre au premier plan un problème qui était jusqu’ici négligé. Dans quelle mesure l’accompagnement psychothérapeutique peut-il contribuer à faire émerger sur la place publique des questions qui semblaient initialement relever de la sphère privée et des relations purement interindividuelles ? Ainsi par exemple les phénomènes de harcèlement, ou encore l’addiction aux écrans, qui sont source de graves malaises psychiques. Le psychothérapeute peut-il et doit-il, en les faisant publiquement connaître, jouer un rôle politique, celui d’un « lanceur d’alerte », ou bien doit-il se cantonner strictement à la sphère du « colloque singulier » et à l’intimité de son cabinet ?
François Galichet est ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm). Professeur honoraire à l’Université de Strasbourg (philosophie). Auteur de :
Mourir délibérément, Pour une sortie réfléchie de la vie, Presses universitaires de Strasbourg, 2014
Vieillir en philosophe, Odile Jacob, 2015
Philosopher à tout âge, Vrin, 2019
Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? Odile Jacob, 2020
Stéphane Breton est hypnothérapeute, auteur d’articles sur l’hypnose, les psychothérapies existentielles, le lien entre corps et langage, le rapport entre le normal et le pathologique. Il a publié, Penser le silence (Aube, 2022), Pourquoi a-t-on besoin de donner un sens à sa vie ?(Aube, 2024).