En réponse à l’interview de Carina Basualdo

Et à propos des positions de Sylviane Agacinski, Françoise Héritier et Irène Théry

Sur le « cadrage » du débat

Pour commencer, un point sur les conditions du débat. Malgré son intensité, le « cadrage » (au sens du framing constructiviste) autour de quelques formules rhétoriques a rendu difficile de prendre position à partir du simple sens commun.

Ainsi, dès lors que le débat est cadré en termes d’« égalité des droits », il ne reste pas grand-chose à objecter. Dans notre culture démocratique, qui peut décemment être contre l’égalité ? Louis-Georges Tin a contribué, parmi d’autres, à ce cadrage, en affirmant : « qu’est-ce que le sexisme ? Le refus de l’égalité entre hommes et femmes. Le racisme ? Le refus de l’égalité entre Noirs et Blancs, par exemple. L’homophobie ? C’est donc le refus de l’égalité entre homos et hétéros » [1].

Cette continuité rhétorique repose pourtant en partie sur un sophisme. L’égalité entre les sexes a pour point de départ la reconnaissance de leur différence. L’égalité entre les « races », au contraire, pose la négation de leur différence, et elles ne sont ni sujet ni objet de droit (en France). Quant à l’égalité entre les « orientations sexuelles », qui veut s’affirmer dans le même mouvement progressiste, elle repose sur un glissement du principe d’égalité entre les individus à celui de l’égalité entre des entités qui ne sont pas des sujets de droit, « races », « sexualités », « couples »... Bien sûr qu’une personne ne doit pas être discriminée selon son sexe, son ethnie, sa sexualité. Mais est-ce qu’il s’agit vraiment de cela avec le « mariage pour tous » ? Que penser de cette apparente progression continue vers l’« égalité des droits », de celles des sexes à celle des sexualités, lorsqu’on observe que l’Argentine, par exemple, a légalisé le mariage homosexuel tout en continuant à dénier aux femmes la liberté d’avorter ?

De même, cette proposition qui disqualifie par avance toute critique citoyenne : « voici une loi qui ouvre de nouveaux droits aux uns, sans en enlever aux autres. Pourquoi la contester alors qu’elle ne changera rien dans votre vie ? » Y a-t-il pourtant argument plus futile que celui-là, et ne peut-on dire à peu près la même chose pour beaucoup de lois ? On n’est pas pour ou contre l’abolition de la peine de mort en fonction de ce que cela va changer dans sa propre vie. Idem pour l’avortement et la contraception. Une telle suggestion revient à dénier au citoyen le droit de se référer à un Bien commun, et à le considérer comme un consommateur de droits individuels, plus ou moins crispé sur ses propres acquis.

Enfin, la polarisation du débat sur l’homophobie et l’hétérosexisme prend une extension telle qu’il est difficile d’argumenter. « Être opposé au mariage pour tous c’est être homophobe, même sans injure ni violence. […] Contester l’égalité des droits c’est de l’homophobie » [2].

Aux origines du mouvement pour le mariage homosexuel, en réponse à l’atroce agression homophobe subie par Sébastien Nouchet en 2004, cette réforme était présentée comme indispensable pour faire reculer l’homophobie dans la société. On postulait ainsi, un peu hardiment, que cette ouverture pouvait influer sur les motivations des individus capables d’un tel geste meurtrier sur leur semblable [3]. Aujourd’hui, que penser de ce lien entre mariage homosexuel et homophobie, alors que la causalité semble jouer dans l’autre sens ? Si la perspective du « mariage pour tous » peut être vue aussi bien comme un vecteur de dépassement de l’homophobie que comme un déclencheur des pulsions homophobes d’une partie de la société, ce clivage sur l’homophobie offre-t-il une grille de lecture pertinente pour en débattre ? Ne nous conduit-il pas plutôt sur le terrain des « guerres culturelles », où se confrontent non plus des individus ou des groupes sociaux mais des entités en redéfinition permanente, sexualités, orientations sexuelles, identités de genre ?

Sur la référence aux « autorités »

Il me semble que la référence à Lévi-Strauss est très secondaire dans la position de Sylviane Agacinski. Elle ne la reprend que parce qu’elle est déjà dans le débat. Il me semble aussi que c’est passer un peu vite sur son argumentation que de dire qu’ « elle opère un glissement de la différence des sexes à la nomination de “père” et “mère” qui se voit ainsi fondée biologiquement ». Elle ne fait référence qu’à la symbolique lorsque elle écrit que « la différence sexuelle est symboliquement marquée, c’est-à-dire nommée par les mots “père” ou “mère” qui désignent des personnes et des places distinctes ». Cela revient à dire que la formule « deux mamans » ou « deux papas » pour désigner familièrement un couple homoparental est dépourvue de sens, bien que personne ne fasse mine de s’en apercevoir, et qu’il serait plus juste de dire d’un enfant d’un tel couple qu’il a deux parents femmes ou deux parents hommes. Et s’il y a alors « dénégation » selon Agacinski, ce n’est pas comme « mécanisme psychique », mais dans l’affirmation implicite par la société que cet enfant n’est pas - symboliquement - le fruit de la rencontre - même impersonnelle - des deux sexes. La dénégation dont parle Agacinski est donc d’ordre culturel. Pour lui répondre vraiment, il ne s’agit pas de dire qu’elle ne s’appuie pas sur un « mécanisme psychique » de dénégation, mais de dire si elle existe ou non dans le concept d’homoparentalité !

Sur l’homoparentalité

Une faiblesse du point de vue de Françoise Héritier, me semble-t-il, et qu’elle partage avec Irène Théry, c’est la vision optimiste du « deux pères deux mères » qui résoudrait la difficulté principale, en maintenant la filiation bi-sexuée. Maurice Godelier fait de même en invoquant ses chers Baruyas, qui ont tous au moins deux pères et deux mères. S’il en était ainsi, on pourrait accueillir volontiers cette parentalité inclusive, lui ouvrir les bras avec la bienveillance des partisans du « mariage pour tous ». 

Mais la logique de l’homoparentalité instituée par la nouvelle loi est-elle bien celle-là ? Sylviane Agacinski relève à juste titre que le discours homoparental indique une autre direction. Elle évoque le coming out de Jodie Foster, mais d’autres témoignages sont plus explicites encore, tel celui de Taina Tervonen dans Rue89 [4].

Dire, comme elle : « j’ai eu deux enfants avec ma compagne », n’est pas la même chose que dire : « j’ai deux enfants avec ma compagne ». N’importe quel parent adoptif peut utiliser la seconde formule, qui sous-entend l’adoption, ou que les enfants lui ont été « donnés » d’une façon ou d’une autre, alors que la première laisse entendre que c’est bien le couple de même sexe qui a « fait » ces enfants. Certes, chacun peut se représenter imaginairement le schéma de filiation qui répond à son fantasme, mais lorsque la loi fait de cette fiction personnelle une vérité collective,on peut se demander si celle-ci ne revient pas à affirmer qu’une personne peut n’être pas issue de la rencontre symbolique des deux sexes, même impersonnelle.

Sur la différence des sexes et l’orientation sexuelle

On a beau invoquer la grande diversité anthropologique des modèles familiaux pour nous inciter à ne pas rester coincés dans nos vieux schémas, Godelier avec les Baruyas aux parentés multiples, Judith Butler avec le matriarcat des Mosos, dont tous les enfants naissent « de père inconnu »… Dans tous ces modèles le rôle symbolique de l’autre sexe est reconnu, qu’il soit personnalisé ou non. Sylviane Agacinski n’a pas tort de relever que dans les mots mêmes de « père » et « mère », l’autre sexe est présent symboliquement, « en creux ». Le « j’ai deux mamans » ou « j’ai deux papas », que peuvent énoncer les enfants de couples de même sexe, n’a de sens que s’il reconnaît la place de l’absent à deux autres parents, de l’autre sexe, même inconnus. Ou bien, comme veulent le croire Françoise Héritier et Irène Théry, si les « grands-parents » viennent rappeler la contribution des deux sexes à la généalogie du sujet. Mais, outre que le discours des homoparents permet d’en douter si l’on écoute bien, il suffit de se projeter une génération plus loin pour voir disparaître ce repère...

Nul besoin d’invoquer l’autorité tutélaire de Lévi-Strauss ou de Lacan, ni de contester la transcendance du biologique, pour prendre position dans un sens ou dans l’autre. Ce n’est pas ce que fait Sylviane Agacinski dans son texte, et je maintiens que la référence à Lévi-Strauss n’est pas centrale dans son argumentation. Répondre à des invocations par des contre-invocations ne sert qu’à éviter de mettre en œuvre notre sens commun. À ce jour, je n’ai pas entendu de réponse de fond aux objections de Sylviane Agacinski et de Nathalie Heinich, et l’acte de foi optimiste d’Irène Théry ne me semble pas suffire. Si sa solution « deux pères ET deux mères », façon Baruyas, peut en principe constituer une réponse, il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles pour percevoir que ce n’est pas de cela qu’il est question dans le débat aujourd’hui, mais bien de « deux pères OU deux mères ». Tant que l’on continue à attribuer un sexe aux nouveaux nés en fonction de leur différence biologique, une telle parentalité peut apparaître comme une dénégation. Rien de « psychologique » là-dedans (c’est de Loi qu’il s’agit) ni de « biologique » (le biologique intervient « en amont », lors de la déclaration du sexe à la naissance). On a beau vouloir se rassurer avec la vision d’une parentalité « inclusive », l’homoparentalité qui se dessine aujourd’hui semble plutôt « exclusive » (de l’autre sexe).

Egalité entre qui ou quoi ? Individus ? Sexualités ? Couples ? Familles ?

Pour ma part, je n’ai pas grand-chose à dire sur les « fondements biologiques » ou sur l’« ordre symbolique » en général. Je me pose simplement la question de savoir ce qui peut fonder un projet de vie en « couple », plutôt que seul ou à plusieurs, sinon le mimétisme de l’alliance des deux sexes. À ce jour, on n’a pas pu entendre une vraie réponse à l’argument de la « polygamie », qui n’est pas seulement rhétorique mais peut faire au moins l’objet d’une expérience de pensée. Une fois que l’on a protesté contre l’amalgame et la mauvaise foi des homophobes, il reste à répondre à la question qu’ils posent : « si le mariage n’institue plus une alliance entre deux individus des deux sexes, au nom de quel principe refuser qu’il scelle une alliance entre plusieurs individus de l’un ou l’autre sexe ? [5] »

Ainsi le principe de l’ « égalité des droits » qui fonderait le « mariage pour tous » ne pose pas comme sujets de cette égalité les personnes, dont l’identité civile inclut le sexe, mais les orientations sexuelles de ces personnes, faisant de ces éléments d’identité personnelle des éléments d’identité civile, et de ces choses des quasi-sujets de droit. Si le principe fondamental n’est plus l’égalité entre les personnes mais l’égalité entre les couples, pourquoi ne pas l’étendre à l’égalité entre les familles ?

Il me semble téméraire de prétendre, d’une part, abolir les effets socioculturels de la sexuation biologique tout en construisant, d’autre part, des modèles culturels fondés sur la reconnaissance de cette sexuation. Les orientations sexuelles, entre lesquelles il faudrait poser un principe d’égalité, ne se soutiennent que de la différence des sexes, comme le suggère aussi Sylviane Agacinski. Vouloir « défaire le genre », par sa critique en mots et en actes, plutôt que l’« abolir », par la non-assignation d’une identité sexuée à la naissance [6], n’est-ce pas vouloir maintenir le genre comme un enjeu de reconnaissance ?

Par ailleurs, il peut sembler étrange - voire inconséquent - de prêcher l’autolimitation à l’humanité en économie et l’illimitation dans les mœurs. Le « pourquoi pas ? » en matière de parentalité est-il si différent de celui des partisans de l’exploitation des gaz de schistes ? Ne se fonde-t-il pas sur une foi aussi peu raisonnée dans le progrès ? 

Pierre Prades

// Article publié le 18 octobre 2013 Pour citer cet article : Pierre Prades , « En réponse à l’interview de Carina Basualdo, Et à propos des positions de Sylviane Agacinski, Françoise Héritier et Irène Théry », Revue du MAUSS permanente, 18 octobre 2013 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?En-reponse-a-l-interview-de-Carina
Notes

[1Libération 21 avril 2013.

[2Elisabeth Ronzier sur France culture, le 21 avril 2013.

[3Voir le Manifeste pour l’égalité des droits de Daniel Borillo et Didier Eribon, le 17 mars2004.

[5En modifiant une seule phrase du Code civil, l’article 147. « On ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier ».

[6Ce que personne, même les plus audacieux, ne semble proposer…

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