Introduction : à propos de la « décontextualisation » des rapports sociaux
Les raisons qui motivent un don peuvent être très diverses, voire contradictoires. Le calcul, une norme sociale, « l’aimance » [1], ou encore la volonté plus ou moins consciente d’exprimer un attachement relèvent de ces intentions. Quoi qu’il en soit, bien que le contenu du geste soit souvent concret, il est a priori possible qu’aucun contre-don ne soit réalisé, car, comme le fait remarquer J. T. Godbout (2007) à plusieurs reprises, le fait d’associer le don au contre-don relève fondamentalement d’une observation (réalisée par les anthropologues notamment) et/ou d’une régularité, mais pas, a priori, d’un rapport de causalité inhérent. Par don, j’entendrai donc, comme A. Testart (2007 : 22) : « une cession de bien :
1° qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d’exiger quoi que ce soit en contrepartie, et
2° qui n’est elle-même pas exigible. » (2007 : 22)
Si cette définition d’ordre strictement technique devrait constituer une bonne base sur laquelle appuyer l’argumentation et la typologie que je me propose à terme d’établir, elle sera toutefois discutée et mise en perspective à la lumière de matériaux ethnographiques et théoriques, ceci afin de lui donner une dimension sociologique qui, en l’état, me paraît lui faire défaut.
Pour certains auteurs dont Alain Caillé et Jacques T. Godbout [2], c’est paradoxalement au cœur de la liberté de ne pas rendre que peuvent être inscrites les contraintes du « vivre ensemble ». Toute la force et tout le danger du don résideraient ainsi dans la possibilité que rien ne se passe, qu’aucun contre-don ne soit réalisé. Ce risque est fondamental, car il suppose que la confiance soit placée au principe de toute interaction et que chacun des partenaires possède à chaque fois la liberté de choisir s’il continue ou non de la faire vivre. En posant ainsi la liberté au cœur même du rapport de don, s’établit « la nécessité de réactualiser en permanence l’indétermination du lien social comme condition d’existence de toute société. » (Godbout, 2000 : 264)
Quoi qu’une lecture superficielle puisse laisser penser, instituer la confiance au principe du don ne résulte aucunement d’une appréciation naïve des desseins humains, mais pose simplement une sorte de contrainte de forme avec laquelle il devient nécessaire de composer. Rien ne dit par exemple que les stratégies les plus mal motivées ne puissent passer par le canal du don, ou que celui-ci ne soit susceptible de servir toutes sortes de violences, comme celle de la « mère dévorante », figure bien connue de la littérature africaniste (cf. par exemple Paulme, 1986) qui, par l’application qu’elle met à anticiper et satisfaire les besoins de son enfant, finit peu à peu par figurer à elle seule la relation, réalisant ainsi symboliquement son désir d’absorption. Nul ne peut en outre ignorer le défi qui est contenu dans le don, le « poison » (gift) qui agit de façon d’autant plus déterminante que le geste qui fait donner et/ou rendre (« re-donner », selon le terme plus judicieux de M. Godelier (1996)) est socialement valorisé. Ainsi, au Laos, cadre empirique de cet article, les discours laissent-t-ils clairement transparaître la nécessité d’être à la hauteur de la confiance dont on fait l’objet, du don que l’on reçoit. Dans cette configuration, tout manquement se mue rapidement en faillite personnelle alors qu’un « succès » assure au contraire gratification et reconnaissance à son auteur.
S’il est un consensus qui ressorte des différents travaux de l’anthropologie du don, c’est qu’à travers le mouvement des objets ou des personnes, ce sont les signes du rapport qui circulent et qui, de cette façon, le figurent et l’expriment. Le propos peut donc être nuancé en conséquence, car l’existence et la force du défi doivent pour cette raison être envisagées relativement à un lien associé, toujours spécifique, qui permet de contextualiser le don. Au Laos, qui en 1975 est passé de la tutelle d’une monarchie bouddhiste à celle d’un régime communiste, le nouveau contexte social est entre autres caractérisé par la disparition du critère de l’hérédité comme principe de légitimation. Or ce critère, dont j’essaie de montrer ailleurs (Mariani, 2008b) qu’il a longtemps permis de faire du don une obligation normative (faite vertu) que les élites étaient les premières à devoir honorer, permettait aussi, en liant explicitement le contenu des dons au niveau statutaire de chacun, de normaliser la défiance en la contenant dans un ordre hiérarchique idéologique. En principe, chacun était ainsi tenu de donner, relativement à des capacités et des spécificités plus ou moins directement instituées par sa naissance. En d’autres termes, si l’étalon du don réside fondamentalement dans le rapport, il est a priori normal qu’à une relation déséquilibrée corresponde une balance de transferts qui le soit aussi. Par le passé, chacun pouvait (et devait) se comporter en fonction de capacités personnelles quoique largement conditionnées par des paramètres relationnels relativement fixes. La disparition du critère d’hérédité a en quelque sorte dégagé le défi de la structure sociale, laissant à chacun la possibilité de le provoquer et/ou d’y répondre, et donc de choisir contextuellement ce qu’il souhaite donner. Si ce changement n’a certainement pas fait disparaître la verticalité autour de laquelle s’organise toujours la société lao, il a en revanche introduit une plus grande liberté dans le positionnement de chacun, dans le « message » transmis par le contre-don.
Il me paraît de surcroît avoir provoqué une autre mutation, plus subtile mais ô combien fondamentale, puisque les membres des nouvelles élites, en réinvestissant un système symbolique et politique qui, jusque-là, reposait en théorie sur la présence d’une noblesse de sang aux postes de pouvoir, se voient aujourd’hui obligés d’en acquitter les devoirs statutaires (de générosité) sans pour autant en posséder la légitimité. La disparition du critère d’hérédité, en permettant la substitution d’un choix (d’être généreux) à une obligation attribuée par la naissance, a largement contribué à la perversion du système. En effet, s’il est « normal » (sans ambiguïté), du point de vue idéologique, qu’un noble se conduise avec éclat, puisque son comportement est alors conforme avec la norme [3], le « parvenu » généreux offre au contraire une prise parfaite à la suspicion car, dans son cas, l’intérêt n’est pas impliqué par un état, mais le fonde par définition. Aujourd’hui à Vientiane, la capitale du Laos, le soupçon que les élites agissent par intérêt est pour cette raison devenu omniprésent alors même que je n’ai pu recueillir aucune donnée qui mette en valeur un changement véritablement déterminant dans leurs comportements [4]. C’est donc plutôt l’idée que certains puissent penser de façon intéressée qui pose problème et qui paraît se diffuser à la société entière, accroissant les tensions au sein de tous les rapports sociaux et accentuant la méfiance portée aux individus généreux en particulier et, plus généralement, à toute personne qui choisit de donner.
L’hypothèse à partir de laquelle est construit cet article découle directement de ces conclusions. Elle suppose que la manière de percevoir le don affecte concrètement les relations sociales, que l’évaluation des motivations du don [5] par le receveur est au moins aussi fondamentale, voire plus pertinente, que celle des motivations effectives. Il va donc s’agir en quelque sorte de poser la question du « recevoir » plutôt que du « donner », et d’observer, à travers l’exposé d’un cas limite, quelle peut être l’incidence du point de vue sur la réalité des rapports sociaux. À terme, je souhaiterais pouvoir illustrer trois résultats simples, trois conditions qui me paraissent nécessaires à l’établissement ou au maintient d’un flux durable de dons et de contre-dons, parce qu’elles contribuent au contrôle du risque et de l’indétermination : il faut d’abord que certains dons (choses) soient (finissent par être) considérés comme convenables, acceptables. Il faut ensuite qu’il existe des manières convenables de les réaliser : des « façons légitimes de donner ». Il vaut mieux, enfin (et c’est une conséquence), que le donateur soit lui-même « légitime » (qu’un lien affectif ou institutionnel par exemple préexiste au geste) [6].
Si l’indétermination et l’incertitude sont au principe du cycle du don et du contre-don, la propension à sécuriser au maximum chacun de ses instants pour minimiser le risque est probablement universelle, car la générosité d’un inconnu, qui n’a aucune « raison » de donner et duquel on n’a pas non plus de « raison » de recevoir, est difficilement acceptable. Au contraire, la présence plus ou moins explicite d’un motif et/ou d’un cadre (relationnel, institutionnel etc.) soutenant l’interaction procure un « droit de donner » et, en instituant ainsi le premier moment du cycle, préserve, garantit et assure du même coup le « droit de recevoir » et de rendre librement. Cela ne remet pas a priori en cause l’existence du don en dehors de ce type de contextes, mais il est clair que sans signification contextuelle, le don contribue à insinuer le doute dans les rapports sociaux car il livre radicalement les hommes les uns aux autres. Il devient alors beaucoup plus risqué à entreprendre en dehors des sphères familiales et/ou amicales, là où les conditions de sa réalisation sont en général optimales.
À Vientiane, cette diffusion du doute dans les rapports sociaux semble, comme je l’ai évoqué plus haut, assez évidente. Si le défaut de légitimité des élites de la capitale contribue sans aucun doute à cette mutation, il est désormais aggravé par l’affaiblissement des rapports de proximité, conséquence de l’urbanisation. Dans le contexte villageois, au sein duquel l’immense majorité de la société lao a longtemps évolué, l’intéressement découlait le plus souvent de rapports sociaux pré-établis. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui : pour de nombreux habitants de la capitale, le lien ne précède plus, la plupart du temps, les circonstances au cours desquelles il se réalise.
Premiers types de liens
Cette évolution des rapports sociaux vers des formes peu ou pas contextualisées, nous allons la retrouver presque explicitement énoncée dans le témoignage d’une informatrice que l’on nommera Olady. À travers l’exposé de deux situations où la narratrice se retrouve en position de recevoir, mais qu’elle aborde de façon radicalement différente, j’essaierai aussi de proposer les premiers éléments d’une typologie des formes de rapports sociaux lao, véritable finalité de cet article.
Voici les deux extraits dont il est question :
– « Parfois, des ONG m’engagent pour que je m’occupe de leurs entretiens d’embauche […]. Après les entrevues, le soir, des gens viennent me voir, parfois avec des fruits, des bonbons et d’autres fois avec une enveloppe sous les fruits… Pour eux ça ne marchera pas. Ils disent qu’ils viennent seulement me rendre visite. Bien sûr ! On ne se connaissait pas avant, ils n’étaient jamais venus me voir et là, après l’entrevue, ils viennent ! Ils veulent quelque chose, ce n’est pas respectueux. Par contre, si les gens me connaissent et me demandent, ça c’est la façon lao de faire. Ils disent : -oh, Olady, si vous entendez parler d’un travail, mon fils ou ma fille en cherche justement un... Si je trouve, je leur demande juste de me dire merci. »
[…]
– L’enquêteur : « mais si vous donnez du travail à quelqu’un, il va vouloir vous remercier ? »...
– « Oui mais je ne veux pas qu’il m’amène quelque chose, même après, je ne veux pas qu’il se dise que j’ai fait ça pour quelque chose. Par contre, si je les rencontre dans un bureau, j’aime qu’ils me demandent s’ils peuvent m’aider. La dernière fois, par exemple, je me rendais en Thaïlande et je me suis rendu compte à la frontière que mon passeport avait un problème de validité. Là, j’ai rencontré un ami important qui m’a dit qu’il allait arranger les choses. Il l’a fait, je n’ai pas eu besoin de payer ni d’attendre et j’ai pu aller en Thaïlande, ça c’est Lao. C’est « le cœur qui doit parler » [7], le cœur c’est ce qu’il y a de mieux. »
Bien sûr, tous les Lao n’ont pas autant de scrupules qu’Olady, et il n’est pas non plus certain que le comportement idéal que celle-ci décrit soit toujours celui qu’elle adopte. Son point de vue permet toutefois de poser explicitement une première base typologique.
En effet, si c’est bien le registre du don qui, dans chacune des situations, règle l’interaction, puisque personne n’est jamais en mesure d’exiger une contrepartie, Olady assigne une signification radicalement différente à deux types de comportements qui, en plus de leur forme, ont pour point commun d’être motivés par la recherche de l’intérêt personnel. Ainsi, faire un cadeau à quelqu’un qu’on ne connaît pas avec l’intention de lui demander un service est perçu comme un geste condamnable, alors qu’accepter une faveur (un passe-droit ici) de la part d’une connaissance constitue un comportement parfaitement normal. Dans le premier cas, la tentative d’instauration du lien découle directement d’une motivation intéressée (ou au moins qui est ressentie comme telle), alors que dans le second, l’intérêt ne se manifeste quasiment que par hasard, par inadvertance, parce qu’il est intégralement enchâssé dans un lien préalable (d’amitié et/ou de confiance). D’une certaine façon, la notion d’intérêt n’apparaît jamais ici à la conscience du donataire, et celui qui résout le problème du passeport « ne fait [donc] que faire parler son cœur ». Selon la plupart de mes informateurs, il est entendu qu’il aurait commis une faute grave en ne se conformant pas à cet usage normal, et donc parfaitement moral, de ses prérogatives. Comme le fait justement remarquer R. Pottier (1998), ce type de posture renvoie à la prégnance d’une « morale de type communautaire » qui, contrairement à la morale qui domine en Occident, est dépourvue de toute prétention à l’universalité. Ainsi, alors que la première a pour principale caractéristique de valoriser « par-dessus tout l’harmonie collective et la cohésion du groupe » (1998 : 895), la seconde « véhicule certaines valeurs qui reposent sur une universalisation des catégories de l’éthique » (1998 : 894) [8].
Les conclusions de certains analystes des rapports sociaux lao doivent donc probablement être reconsidérées à la lumière de ces observations, car en s’en tenant à la comparaison entre choses données et choses rendues, et à l’idée implicite que tout acte est forcément exécuté de façon intentionnelle, elles omettent de préciser la dynamique qui régit la réciprocité et le contexte dans lequel elle se réalise, renvoyant de fait toutes les formes qui font advenir de l’intérêt à un atavisme immuable (cf. par exemple Stuart-Fox, 2005, 2006). Or, l’exemple qui vient d’être commenté permet d’infirmer cette appréciation, car il apparaît que, dans certaines situations, le concept de « corruption » ne possède aucune réalité émique [9]. En ce cas précis, il est par ailleurs également dépourvu de réalité étique ; le point de vue lao étant en quelque sorte légitimé par la définition de la corruption proposée par Transparancy International (une importante organisation internationale de lutte contre la corruption — http://www.transparency.org/) : « The misuse of entrusted power for private benefice ». L’existence, au Laos, d’une « culture politique de corruption » (Stuart-Fox, 2006) doit donc à mon avis faire l’objet d’une réévaluation, car rien ne nous oblige à interpréter l’épisode du passeport en termes de corruption. Une telle posture serait en effet d’autant moins pertinente que, du point de vue du notable, aucun bénéfice autre que purement relationnel (donc par définition non privé) n’est démontré, et que la rencontre avec Olady est fortuite. Dans la situation décrite, le contre-don en tant que bien évalué et évaluable est quasiment détaché du lien. On peut donc dire que la relation entre les hommes commande absolument la relation entre les « choses », elle la précède et lui survit, elle est donc mouvement [10].
A contrario, lorsque c’est la relation entre les choses qui est première, la relation entre les hommes a peu de chances de survivre à la « transaction ». C’est ce qui se produit dans le second exemple donné par Olady. Dans ce cas de figure, l’intérêt étant la motivation première du rapport, celui-ci ne peut être que ponctuel (puisque une fois les partenaires satisfaits, ils n’auront a priori plus de raison de perpétuer le lien), à moins qu’il ne soit d’emblée refusé par le donataire (option privilégiée par Olady). D’une manière générale, lorsque la relation entre les choses préexiste à la relation entre les personnes, le soupçon d’intérêt paraît inévitable, alors qu’entre connaissances, même lorsque des motivations intéressées sont présentes, elles sont rarement perçues et/ou sont ignorées. La suspicion et/ou la rancœur ne semblent donc apparaître que lorsqu’aucun lien durable ne préexiste, ou lorsque ce lien est dépourvu de dynamisme, de plasticité.
À ce point de l’analyse, essayons de résumer les premières conclusions auxquelles je pense être parvenu :
– La forme des rapports sociaux jusqu’à présent analysés est déterminée par la forme du don, celui-ci étant défini comme un transfert à la suite duquel le donateur ne possède a priori aucun droit légitime d’exiger une contrepartie, quoique, bien entendu, il puisse en espérer une et qu’effectivement un contre-don soit souvent réalisé.
– Il ressort du discours d’Olady que le rapport social, lorsqu’il est réciproque, se situe dans une configuration idéale qui voit les protagonistes interagir de manière situationnelle, sans qu’un contexte autre que complètement relationnel ne préexiste ni ne soit créé. Les acteurs de l’interaction ne sont alors pas nécessairement dépourvus de motivations intéressées, mais celles-ci ne se manifestent quasiment que lorsqu’elles se concrétisent. Il est donc ici question d’une relation pour laquelle la confiance est préétablie. Je propose de considérer ce type de rapport, dans lequel la relation entre les hommes détermine absolument et positivement la relation entre les choses lorsqu’elle advient, comme la forme canonique ou idéale des rapports sociaux lao (pour laquelle fond et forme s’accordent), la même qui en principe réglait (et règle encore parfois) le système lao d’entraide villageoise. Dans un contexte hiérarchique, cette relation correspond à un genre idéal de clientélisme, familial par exemple.
– Ce référentiel peut faire l’objet de manipulations, ou au minimum d’interprétations, ne serait-ce que parce qu’il faut bien parfois interagir avec des inconnus autrement que dans un cadre commercial et que, dans ce cas, une relation doit se déployer à partir de rien. Le désintéressement et la confiance continuent alors de régler la forme de l’intersubjectivité, mais pas nécessairement sa teneur : l’intérêt peut devenir un élément de contextualisation, le motif du lien, et il conditionne alors le rapport. La nécessité de la relation ne suffit pas cependant à la fonder, car elle n’existe que sur le mode du non-dit et de l’incertitude (le retour n’étant jamais assuré), si bien que la relation est aussi une condition de l’intérêt. On peut en déduire une forme de rapport social qui inverse la précédente : sans relation préexistante pas d’intérêt, et sans intérêt préexistant pas de relation. C’est cette forme, susceptible de disparaître à chaque fois qu’elle s’est réalisée, que me semble prendre la corruption. C’est aussi cette forme qui est la plus proche de l’échange tel que le définit A. Testart [11], car, sans toutefois impliquer que le contre-don soit dû à titre de contrepartie, elle lie les deux transferts de façon implicite. En ce sens, l’échange constitue une limite (au sens où l’entendent les mathématiques) du don, lequel a tendance à s’en rapprocher à mesure qu’il devient plus intéressé et qu’il est perçu comme tel (voir ci-dessous).
– On peut enfin concevoir une troisième forme de rapport social, intermédiaire et fondamentale pour mon propos. Comme dans la forme canonique, l’intérêt n’y est pas au principe du premier don, qui constitue une proposition « sincère » de lien, mais il fait tout de même l’objet de soupçons (parce qu’il est accompli « sans raison »). Le contre-don, s’il est réalisé, est alors fonction de la suspicion et donc indirectement d’une forme d’intérêt de la part de celui qui l’effectue. Dans le cas contigu où, à raison, aucun soupçon n’est formulé, le rapport tendra très probablement à redevenir conforme au modèle idéal.
L’apport d’une telle classification, qui lie des considérations de fond et de forme, réside en premier lieu dans l’éclairage des transformations des rapports sociaux qu’elle procure, car elle permet implicitement de rendre compte de leur adaptation à différents contextes. En effet, en distinguant une interaction sous-tendue par une relation, d’une autre pour laquelle ce n’est pas le cas, les propos d’Olady permettent par exemple de penser l’influence de l’urbanisation sur les rapports sociaux ; la multiplication des situations d’interférence avec des inconnus imposant (nécessairement) un accroissement de la fréquence des rapports du second type et, corrélativement, la diffusion de la suspicion dans l’espace social. Ce dernier point, je crois, permet de justifier que l’échange soit en général le mode relationnel privilégié lors d’interactions qui ont lieu en dehors de « la communauté ». En effet, si chacun des protagonistes présuppose (à tort ou à raison d’ailleurs) que les motivations de son partenaire sont intéressées et/ou se méfie de lui, il paraît probable que les termes de la relation tendent le plus souvent à s’expliciter dans un cadre qui ne peut être que celui de l’échange, du contrat ; ce qui revient à dire que le risque de l’indétermination ne peut pas toujours être pris. En revanche, si la corruption repose en général sur le don, on peut penser que c’est parce que l’initiateur du processus, l’incitateur, ne peut être certain des motivations de son vis-à-vis, et surtout parce qu’il a intérêt à douter de sa résolution à enfreindre les lois. En ne formulant de la sorte aucune volonté explicite, il se maintient en dehors du droit et se prémunit contre toute sanction légitime qui proviendrait de son partenaire ou d’une quelconque institution.
Nous voyons enfin qu’un don est d’autant plus équivoque qu’il n’est pas contextualisé. Ce type de circonstances, qui sans être nouveau connaît un développement remarquable à Vientiane, est comme je l’ai déjà dit à l’origine d’un malaise grandissant dont l’incidence sur les rapports sociaux est incontestable, puisque le doute finit par s’étendre à toutes les relations. Ce malaise débouche parfois sur de véritables « maladies relationnelles » que l’évocation de l’histoire d’Olady va permettre d’illustrer tout en apportant de nouveaux éléments à la typologie du lien que je me propose de réaliser.
Maladie relationnelle : le don dans l’impasse
À Vientiane, l’attention grandissante portée à l’ambivalence des rapports sociaux nourrit de nombreuses doléances et devient le leitmotiv de bien des discours. L’acuité avec laquelle Olady semble percevoir cette équivocité entraîne un comportement complexe d’attirance/rejet que je vais maintenant chercher à analyser, et dont on peut supposer qu’il est caractéristique d’un parcours marginalisant aux échos universels. Dans le Laos contemporain, l’exemple qui va être proposé possède pourtant une résonance particulière, car il permet d’associer directement une « pathologie » relationnelle commune et non spécifique, à la multiplication de liens non contextualisés.
Célibataire, Olady est aujourd’hui âgée d’une cinquantaine d’années. Après une scolarité brillante achevée quelques temps avant le chamboulement que connut son pays en 1975, elle a, malgré ses origines paysannes très modestes, pu poursuivre des études supérieures en URSS. D’abord convaincue par les promesses des communistes laotiens, elle a passé dix années à servir la Révolution à des postes de technocrate, avant que de quitter ses fonctions. Dans une société qui privilégie le conformisme et le respect des valeurs communautaires, la personnalité fortement individualisée d’Olady et son célibat ont depuis longtemps contribué à la mettre en marge des relations sociales. Il convient néanmoins de souligner l’énergie qu’elle met à rejeter toute relation n’exprimant pas la quintessence des rapports sociaux, configuration relationnelle pure et ultime qu’elle attribue à la tradition lao (et à un milieu villageois idéalisé), alors qu’elle assimile ouvertement l’idéologie de l’intérêt à un trait importé par les Occidentaux qui, selon ses termes, sont « incapables de donner ». Olady, en revanche, est connue pour sa très grande générosité, qualité à laquelle elle fait d’ailleurs souvent référence en précisant qu’elle « aime donner ». Je ne suis pour ma part jamais reparti de chez elle sans un petit présent (fruits, thé, etc.), même quand mes visites n’excédaient pas quelques minutes. Lorsque j’ai tenté, à mon tour, de lui offrir quelque-chose, elle a à chaque fois accueilli le geste par une formule polie mais insistante de refus. Voici comment Jacques T. Godbout propose de comprendre ce type de situations : « « Merci mais tu n’aurais pas dû, c’est trop » dit le récepteur. Ces propos transmettent au donateur le message suivant : « Tu ne me devais rien, tu étais libre, ce n’était pas nécessaire. Par rapport à tout ce que je te dois, c’est trop. […]. Par ailleurs, tout don établissant un pouvoir potentiel du donateur sur le récepteur, ce dernier dit au donateur qu’il ne devait pas faire ce don, qu’il l’a donc vraiment fait sans obligation, diminuant ainsi sa propre obligation découlant de ce don. » (2000 : 266)
Cette analyse, qui me semble rendre parfaitement compte du comportement d’Olady, doit toutefois être complétée. Jamais, en effet, je n’ai vu mon interlocutrice recevoir un présent sans réaliser, presque immédiatement, un contre-don ; comme si elle cherchait une façon de s’acquitter de « l’obligation » qui lui était imposée ou de l’intentionnalité qui lui avait éventuellement été prêtée. Ce type de contre-don, plutôt répandu en milieu urbain lao, rapproche la forme de réciprocité observée de celle de l’échange en arrimant temporellement les deux transferts. Or, si l’on exclut certaines circonstances particulières, légitimes, au cours desquelles l’absence de durée entre don et contre-don est normalisée (comme Noël en Occident), la période qui sépare les deux transferts semble toujours être une condition de possibilité du rapport, ce justement pour mettre l’échange à distance respectable (Godbout, 2000 ; Mauss, 1993). Le contre-don d’Olady a donc pour effet d’induire un statu quo dans le rapport [12] ; le lien n’est pas nourri, il est au contraire neutralisé, et le cycle de réciprocité a de fortes chances de s’épuiser.
Cet exemple me semble illustrer de façon particulièrement adéquate la difficulté qu’il y a à donner et recevoir sans raison, sans que préexiste un flux de dons et de contre-dons durable et soutenu par une idéologie ou une relation. On ne peut pas donner et recevoir légitimement lorsqu’il y a des discontinuités dans le cycle des dons et des contre-dons, car ce sont les ruptures de ce cycle, ou l’absence de légitimité de ces circonstances, qui forment le terreau du doute. Dans le cas d’Olady, c’est par exemple alors qu’elle était malade que je l’ai vue pour la première fois accepter des cadeaux sans qu’ils donnent lieu à des contre-dons de sa part. Elle me l’a elle-même expliqué en ces termes : « Mais quand j’étais malade, que je ne pouvais pas marcher, beaucoup de gens venaient me voir. Ce n’est pas de la gratitude ça, c’est du cœur. »
La maladie légitimait alors sans ambiguïté l’acceptation du don en le réintégrant au lien, auquel elle rendait du même coup les dimensions structurelles et structurantes établissant sa normalité. Tout se passe ainsi comme si la dette morale impliquée par le don, lorsqu’elle est enchâssée dans le lien, n’a pas besoin d’exister conceptuellement. C’est cet idéal que semble rechercher Olady avec beaucoup d’emphase : le don qui peut se suffire (au moins un temps) à lui-même.
Dans son cas, ce type de relation, très bouddhiste au demeurant (voir plus bas), est cependant parasité par une angoisse qui la met dans une situation analogue à celle de la mère dévorante, avec des conséquences comparables : parce qu’elle doute trop des autres, de la pureté de leurs sentiments, Olady finit par leur refuser l’initiative de la part du rapport qui normalement leur revient : le contre-don. Elle confond ainsi un principe idéal, « ne pas chercher à recevoir », avec son interprétation négative : « éviter de recevoir ».
Sa méfiance atteint certains sommets lors des fêtes du Nouvel an lao, au cours desquelles les familles auxquelles elle a rendu service viennent lui transmettre leurs vœux, souvent en se contentant de l’arroser aimablement comme l’usage le veut. De peur qu’on s’imagine qu’elle espère ou attend de telles marques de reconnaissance, elle s’efforce alors par tous les moyens d’y échapper. La relation de saine et bonne entente à laquelle Olady aspire est ainsi constamment mise en péril par ses propres actes, qui la vouent à proposer (imposer) sans arrêt « le défi social » tout en évitant qu’il soit relevé. La sorte d’impasse relationnelle qui en découle traduit et ne fait que perpétuer une grande solitude, une forte détresse affective qu’on peut sans doute qualifier de « maladie relationnelle » [13].
N’entretenant que peu de relations suivies, Olady connaît peu d’obligations. C’est peut-être là le seul privilège que lui procure sa situation. Cet avantage a en effet pour contrepartie d’empêcher la formation de « grands » sentiments, car en donnant sans accepter de recevoir, Olady n’est sûre que d’obliger, elle ne peut obtenir a priori que la reconnaissance des autres, tout au plus leur attachement. Deux versions réduites, rationalisées, à la limite symboliques, des sentiments d’amour et d’amitié qui sont eux beaucoup plus risqués, puisque reposant sur une réciprocité.
En fait, le comportement d’Olady débouche sur une contradiction fondamentale pour mon propos, car il dévoile ce qu’il prétend dénier. Celui qui, en effet, agit délibérément pour assurer autrui de la pureté de ses sentiments, pour prouver qu’il donne pour donner et pour rien d’autre, puis qui pour ces raisons refuse tout contre-transfert, est déjà soumis à ce qu’il rejette : la réductibilité des rapports sociaux à l’intérêt. L’idéologie du don sans retour qu’Olady semble partager à quelque chose près avec Jacques Derrida (cf. plus bas) est le pendant de celle du don toujours motivé tel qu’il est perçu par la raison utilitariste (Godbout, 2000) [14].
En ce sens, Olady est aujourd’hui très proche de millions d’Occidentaux qui, comme elle, déplorent la disparition d’une relation originelle prétendument affranchie de toute recherche d’intérêt, relation qui est pensée par opposition à la modernité, au capitalisme et à l’individualisme supposé des sociétés occidentale. Alors que des centaines de milliers de voyageurs viennent chaque année au Laos dans l’espoir d’y retrouver cette forme suprême de lien (certains d’entre eux pensant y être effectivement parvenus), Olady est persuadée de sa disparition. À travers cette divergence de jugement, qui montre l’influence du regard sur les faits, c’est l’impossibilité de penser séparément l’idée et la réalité qui est illustrée. Partant, il me semble qu’aucune forme relationnelle ne disparaît vraiment et que c’est d’abord (ou du moins « également ») le regard qui est porté sur elles qui change. En se modifiant, le « régime » des idées, des constructions mentales, se décale et porte la lumière sur de nouveaux aspects des rapports sociaux tout en se détournant de certains autres qu’il éprouve plus de difficultés à penser.
De ce point de vue, il n’y a pas à proprement parler de disparition des relations gouvernées par la spontanéité et la sincérité, comme le pense Olady, mais plutôt apparition et développement de l’idée selon laquelle la « réciprocation » quantifiable qui ne manquera pas de s’opérer peut être prévue, interprétée et anticipée par l’autre. Elle le devient alors nécessairement.
Parce qu’il modifie la perception à partir d’une action consciente, fruit d’un travail du sujet sur lui-même, ce décalage construit une idéologie propre, égotique, et parce que cette idéologie isole en l’occurrence toujours les résultats des processus, les transferts de leur contexte social (en même temps qu’elle isole l’individu), elle ne peut que raisonner en termes d’équivalence et d’intérêt. La conceptualisation puis l’enchantement des dimensions qui ne sont alors plus pensées est une conséquence presque automatique, une réaction au désenchantement de laquelle découle, en dernier ressort, l’idée de désintéressement absolu. Pourtant, excepté dans le domaine de l’échange, l’intérêt et son contraire ne peuvent jamais être intégralement dénoués, même s’ils prennent des formes distinctes, et continuent à être associés dans des proportions variables.
Dans le contexte lao contemporain, plus le lien est pensé, plus s’affirme donc le risque qu’il se défasse, car une fois que le rapport virtuel entre don et contre-don est établi, rendu intelligible, il devient commode pour le regard de le concevoir comme une hypocrisie. Du point de vue comptable, qui est celui adopté, il ne sert à rien de donner si cela revient à échanger. L’exemple d’Olady tend à montrer qu’il y a de ce fait une rupture d’interprétation : plus les personnes sont en mesure d’intellectualiser et de déconstruire le lien (et plus elles le font effectivement), plus elles paraissent éprouver de difficulté à accepter l’incertitude de la relation et à croire en la possibilité du don.
Olady et Jacques Derrida
A travers le refus d’une relation qui subordonnerait implicitement chacun des transferts à la réalisation de l’autre, c’est en fait l’idée explicite de l’échange [15], limite de convergence d’un rapport de don/contre-don, que rejette Olady. Ainsi prise dans les rouages d’une tautologie qui la conduit à refuser le don, ou bien à le neutraliser (en lui donnant paradoxalement la forme d’un échange), pour se prémunir de l’échange, elle se trouve dépourvue de toute alternative susceptible de lui permettre d’exprimer son être social.
Elle adopte ainsi une démarche comparable à celle de l’ethnologue ou du sociologue, cessant de vivre le lien pour l’intellectualiser et, conformément à cette orientation, déconstruit le rapport jusqu’à lui faire épouser les contours d’une philosophie occidentale singulière. Celle-ci, dont Jacques Derrida est le représentant le plus connu, conçoit le don comme un absolu qui n’est pensable que dans le cas improbable où nul remerciement ne serait formulé, nul contre-don réalisé : « Pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-don ni de dette. Si l’autre me rend ou me doit, ou doit me rendre ce que je lui donne, il n’y aura pas eu don […]. Pour qu’il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n’amortisse pas, ne rembourse pas, ne s’acquitte pas, n’entre pas dans le contrat, n’ait jamais contracté de dette. » (1991 : 24-26) Et le philosophe d’ajouter que pour que le don soit éventuellement possible, « il faut, à la limite, qu’il [le donataire] ne reconnaisse pas le don comme don [sinon] cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don. » (1991 : 26)
Or, nous avons vu qu’Olady apporte un argument dont la sophistication est susceptible de contribuer au dépassement de cette posture, car il répond précisément au vœu de J. Derrida. C’est en tous cas ce qu’elle me paraît démontrer en présentant deux cas particuliers (« le passeport », « la maladie ») pour lesquels « recevoir » ne pose, selon elle, aucun problème de conscience. Ainsi, s’il est concevable de ne plus discerner les ambiguïtés du don (ou au minimum de ne plus avoir à s’en préoccuper), il est possible de ne plus le « reconnaître comme tel ». Dès lors qu’il (re)devient normatif, le don « n’existe plus » pour celui qui le reçoit (ou existe dans sa forme idéale, intériorisée, ce qui revient au même), seuls sont pris en compte les « sentiments » (dont rien ne dit qu’ils doivent être positifs).
À mon avis, les arguments d’Olady illustrent parfaitement le déficit « énergétique » de la philosophie déconstructiviste. Pour un physicien, le modèle de J. Derrida ne perçoit que la masse dans le poids [16], car il ne reconnaît ni vitesse, ni accélération. En omettant de préciser que le don est en général dépendant d’un paramétrage social parfois très contingent, qui lui sert de référent (comme le poids est lié à l’accélération), mais que les acteurs sociaux n’intellectualisent pas nécessairement, il ne propose qu’un point de vue tronqué sur la réalité. En revanche, en exprimant la nécessité de concevoir à chaque fois le don dans le maillage contextuel dont il est fonction, proposition somme toute logique, j’ai tenté de montrer que la réalité subjective de ce type de transfert dépend d’abord du regard qui est porté sur lui.
En tout état de cause, et au-delà du débat conceptuel sur l’existence du don [17], ces considérations me paraissent confirmer l’idée-force de cet article : le don a besoin d’être justifié (contextualisé) et/ou justifiable pour être acceptable (car, par ce biais, il passe en quelque sorte de l’état de geste à celui de référentiel). Les moments du don doivent, en d’autres termes, être institutionnalisés pour garantir au mieux la sécurité matérielle et psychologique des acteurs de l’interaction.
Sur l’éthique bouddhiste et le don, l’autre limite du lien
On peut, comme une analyse psychologique aurait tendance à nous pousser à le faire, discréditer un débat sur le don qui serait posé en termes d’intentions de sujets maîtres de leurs actions, puisque les motivations inconscientes de chacun sont censées échapper à toute captation. Cette évaluation perd toutefois en pertinence dès lors que l’on s’intéresse au point de vue du donataire sur ce qu’il reçoit, ainsi que sur la façon et les circonstances dans lesquelles il le reçoit, car on introduit ainsi la dimension relationnelle et donc sociale au cœur de l’analyse. A travers la question de la possibilité et de la répétition de relations fondées sur le don (et donc sur l’indétermination), se pose alors celle de savoir comment la société et/ou les communautés qui la composent s’organisent pour créer, gérer et maintenir au mieux les conditions du don, pour faire vivre la confiance. Dans le contexte lao, le bouddhisme participe assurément à ce travail sociologique, et une rapide évocation de l’éthique qui le fonde va permettre de mettre en perspective les résultats présentés dans cet article.
Le bouddhisme est peut-être la religion qui porte le plus d’attention au don. Plus qu’une hygiène de vie, il en a fait l’instrument du salut, le principal intermédiaire pour sortir du cycle des réincarnations et atteindre le nirvana. Dans les textes canoniques, le don est toujours présenté dans sa forme la plus pure, désintéressée, celle qui garantit non seulement le détachement par rapport aux possessions, aux choses, mais aussi et surtout le détachement par rapport aux fruits de l’acte (le renoncement à tout désir), au contre-don en quelque sorte. Pour autant, aucun observateur du bouddhisme n’a jamais manqué de relever que, bien avant que l’Éveil ne soit atteint, détachement et désintéressement contiennent la promesse d’une amélioration des conditions d’existence. Ainsi, Vessantara, personnage connu comme étant la dernière réincarnation du Bouddha avant qu’il ne renaisse sous les traits de Gotama puis atteigne l’éveil, et qui constitue à coup sûr la figure du renoncement et de l’altruisme la mieux connue des Lao, est-il présenté sous les traits d’un prince qui, confronté aux machinations d’une déesse malveillante, cède une à une ses possessions, puis sa femme et ses enfants. La fin de l’histoire voit finalement tout ce à quoi il avait renoncé (et beaucoup plus) lui être rendu, en récompense de sa vertu. Il retrouve aussi son royaume sur lequel il règne avec discernement jusqu’à la fin de ses jours. Ainsi, « l’abnégation suprême (et par là le renoncement à tout désir) qu’il manifeste […] permettra à Vessantara d’élever de manière exceptionnelle son karma, mais en plus, de rehausser sa condition matérielle et sociale » (Formoso, 1992).
Bien entendu, dans la pratique, le raccourci qui consiste à lier directement le renoncement matériel à l’amélioration future (ou même immédiate) de sa condition est très souvent emprunté. La « morale » de l’histoire, qui montre que Vessantara a obtenu des choses qu’il ne recherchait pas, justement parce qu’il ne les désirait pas, n’est de fait pas toujours parfaitement intériorisée par les fidèles bouddhistes. Ainsi, au cours d’un entretien où je soulevais la question de l’avantage dont semblent bénéficier les riches qui, du fait qu’ils peuvent faire des dons plus fréquents et plus importants que les pauvres, gagnent plus facilement des mérites [18], on me rapporta une histoire (une allégorie dont j’ignore la provenance) censée me convaincre du contraire, et qui je crois résume parfaitement le pragmatisme du bouddhisme tel qu’il est vécu par les Lao. Il y est question d’une femme très pauvre qui, sur les conseils d’une amie, donne un jour le peu de nourriture qu’elle possède au monastère. Le Vénérable qui reçoit ce don prie pour elle. Plus tard (et en conséquence, selon mon informatrice) elle devient reine et organise une très grande fête à laquelle elle convie le Vénérable, mais au lieu de venir en personne, celui-ci se fait représenter par un moine subalterne. Quelque temps plus tard, lorsque la reine en a l’occasion, elle demande au Vénérable pourquoi il a agi ainsi. Alors ce dernier lui répond : « Quand tu étais pauvre, tu n’avais rien et tu m’as quand même donné quelque-chose, c’était un engagement total. Désormais tu es riche, tout le monde peut recevoir ce que tu donnes. »
Cette histoire me paraît receler au moins deux enseignements :
– En premier lieu, elle montre que les dons (et par conséquent les mérites acquis) sont évalués relativement au patrimoine de celui qui les effectue. Normalement, riches et pauvres sont égaux quant à la possibilité d’acquérir des mérites. C’est un principe bouddhiste unanimement admis.
– En second lieu, elle est intéressante parce qu’en témoignant, non pas de la morale bouddhiste en général mais de la manière dont mon informatrice l’interprète, elle laisse apparaître une faille logique susceptible d’éclairer le propos. Il me semble en effet que le Vénérable fait preuve d’ambiguïté lorsqu’il insiste sur la force de l’engagement de son interlocutrice du temps où elle était pauvre (« un engagement total »), car rien ne prouve, dans le récit, que ses intentions aient alors été très pures : il se peut par exemple qu’elle ait agi avec l’idée bien établie que son don lui serait profitable, qu’elle en tirerait un bénéfice quelconque (mondain ou non). Inversement, aucun élément ne permet d’assurer que ses motivations ont changé une fois devenue reine. Ainsi, on peut supposer que le critère qui détermine le jugement du vénérable ne réside pas ici dans la qualité des intentions de la donatrice, mais dans la variabilité du risque encouru, celui-ci étant bien entendu plus conséquent pour une femme pauvre que pour une reine. C’est ce risque, qui tient à la confiance placée dans le don et dans l’institution, que me paraît valoriser le point de vue du moine tel qu’il est exposé dans la présentation (l’interprétation) de mon informatrice, et que la morale de l’histoire semble récompenser.
Rien, dans cette allégorie, ne permet toutefois de remettre en cause l’existence du don désintéressé dans le contexte bouddhiste. Elle lui ménage au contraire une place en présentant une configuration minimale que nous avons déjà rencontrée et pour laquelle la forme constitue la première nécessité : le plus important est que le transfert réalisé soit un don et qu’aucun retour concret ne soit ainsi garanti. De cette façon, le détachement par rapport aux possessions est assuré, même s’il ne garantit pas le détachement par rapport aux fruits de l’acte.
Une fois ce principe établi, rien n’empêche celui qui le souhaite d’aspirer à la réalisation d’un geste pur, dénoué de toute intentionnalité, mais tout se passe comme si l’acte devait être accompli de toute façon, comme s’il était indépendant de toute motivation. Le détachement par rapport aux choses est ainsi au principe des actes désintéressés. De ce point de vue, les mérites agissent comme des récompenses qui visent à intéresser les vivants au désintéressement. Dans tous les cas, ils les maintiennent dans une logique de confiance.
Toute la construction des rapports sociaux telle qu’elle a été évoquée dans cet article paraît trouver ici un écho. Peut-être d’ailleurs la remarquable adaptation du bouddhisme au Laos provient-elle du fait qu’il y a rencontré ses conditions relationnelles de possibilité (qu’il a ensuite contribuées à reproduire). Là où le lien social se construit sur la base du don, on constate souvent une idéalisation des principes sur lesquels il repose, ce qui contribue à inciter les personnes à s’y conformer. La morale bouddhiste érige le don en vertu et lui associe des récompenses concrètes (le plus souvent lors d’une prochaine réincarnation), tout en spécifiant que celles-ci ne constituent que des étapes et, qu’à terme, elles ne doivent plus être attendues [19].
Pour conclure, continuum des rapports sociaux
Plus haut, nous avions envisagé l’échange comme la forme contractualisée d’une relation de don/contre-don qui serait motivée par un intérêt placé explicitement à l’origine de la relation, et/ou qui découlerait d’une suspicion réciproque conduisant à rationaliser au maximum la prise de risque. À la suite des derniers paragraphes, on peut de surcroît avancer que le don possède une autre limite, celle d’un don complètement désintéressé, ne se réalisant que pour lui-même. Cette forme, dont on n’est pas forcé de penser qu’elle est réalisable, mais qui existe au moins sous une forme idéologique que certaines personnes aspirent à concrétiser, est explicitée par la doctrine bouddhiste mais aussi, d’une certaine façon, par J. Derrida.
En conséquence, il me semble qu’il est possible d’inscrire les rapports sociaux lao au sein d’un continuum aux extrémités duquel situer les deux pôles ainsi formés : d’un côté un don complètement désintéressé, n’existant que pour lui-même, et qui ne nécessite pas, même du point de vue de l’ethnologue, d’être défini en fonction d’un contre-don, et de l’autre, l’échange, forme complètement rationalisée de l’interaction.
Entre les deux se situent toutes les formes de réciprocité fondées sur le don. La première, la plus proche du premier pôle, est probablement celle décrite par Olady, où le lien fait en quelque sorte système. Le don y est dans son élément : la relation. Il est intégralement contextualisé (ce contexte peut aussi être institutionnel), ce qui le rend parfaitement légitime et exclut en principe qu’il soit conceptualisé.
Comme j’en ai fait état à plusieurs reprises, il me semble que l’évaluation des intentions qui motivent le don est secondaire au regard de l’appréciation que s’en fait le donataire pour qui, comme le pensait déjà Sénèque, « le premier mérite du bienfait [consiste] dans l’intention du bienfaiteur » (2009 : 2). Cela s’explique par le rôle déterminant que joue, corrélativement, le point de vue du destinataire du don (lequel ne concorde pas nécessairement avec l’intention) sur l’existence et la survie du lien, sur sa possibilité. Étant donné qu’il semble par ailleurs que cette évaluation soit liée à la création, la présence, l’absence ou la disparition d’un contexte, je crois qu’on peut trouver là les deux critères susceptibles d’informer le reste du continuum.
Dans ce schéma, le niveau de risque va croissant du premier au second pôle, jusqu’à ce qu’il devienne trop important pour que les partenaires acceptent de l’assumer. Là, il s’annule dans l’échange. À chacune des extrémités, le risque est donc nul (en tous cas rationalisé), symbolisant d’un côté l’altruisme absolu, pour lequel le don se suffit à lui-même, et de l’autre la défiance inconditionnelle, pour laquelle le don n’est pas de raison. Autre point commun à ces deux configurations extrêmes : contrairement au reste du continuum, l’initiative n’y nécessite pas d’un contexte pour se réaliser durablement.
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